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Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/VII

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VII

BRUXELLES



Au mois d’avril 1864, Baudelaire partit pour la Belgique. Il avait entendu parler de grands ſuccès obtenus à Bruxelles par les littérateurs français en faiſant des lectures & des conférences publiques. Là-deſſus il avait rêvé les magnifiques profits réaliſés en Angleterre & en Amérique par Dickens, par Thakeray, par Longfellow, & par Edgar Poë même, revenus riches après une tournée employée à exploiter de ville en ville un même livre ou une même leçon. Il comptait auſſi entrer en relation avec une importante maiſon de librairie pour une édition définitive de ſes œuvres. Ni l’un ni l’autre projet ne réuſſirent ſelon ſon eſpoir. Il donna en effet quelques ſéances au Cercle des Arts, puis dans un ſalon particulier. Les lectures qu’il fit au Cercle de la Biographie de Théophile Gautier, de ſes articles sur Delacroix, & de diverſes pièces des Fleurs du Mal, eurent un ſuccès honorable, mais peu fructueux. Baudelaire s’était trompé ſur les réſultats de ſa tentative, en confondant l’eſprit & les habitudes de peuples très-différents. Est-ce parce qu’il ſentit la partie perdue, qu’à l’ouverture d’une des ſéances ſuivantes il compromit ſon ſuccès littéraire par une de ces facéties qu’il ne ſavait pas retenir & qui lui fut inſpirée peut-être par la tenue ſévère & guindée de son auditoire ?

Quant à l’éditeur ; il fit la ſourde oreille & ſe comporta même, nous dit-on, aſſez légèrement.


En apprenant ces déconvenues, les amis de Baudelaire eſpérèrent ſon retour. Il leur manquait en effet ; il manquait à Paris, au Paris intelligent & cauſant, auquel ſa converſation ſubſtantielle & ſon eſprit actif faiſaient vraiment faute. On vit avec étonnement ſon abſence se prolonger ſans raiſon apparente. Aux ſollicitations qu’on lui adreſſa, il répondit qu’il préparait un ouvrage ſur, ou plutôt contre la Belgique, qu’il avait priſe en horreur après un mois de ſéjour. D’un autre côté, quelques-uns de nos amis qui le viſitèrent à Bruxelles rapportèrent qu’il ne faiſait rien. Il ſe provincialiſait, diſaient-ils, & tombait dans le rabâchage & dans l’oiſiveté. En fait, pendant ces deux années de ſéjour en Belgique, Baudelaire ne publia guère qu’un volume, le cinquième & dernier tome de la traduction d’Edgar Poë, Hiſtoires groteſques & ſérieuſes (1864), & plus tard, vers la fin (1866), les Nouvelles Fleurs du Mal, livraiſon du Parnaſſe contemporain, où les pièces déjà imprimées ſont en grande majorité ſur les inédites. On ne doit compter que pour mémoire les Épaves, publication ſubreptice que Baudelaire n’avouait pas & à laquelle il ne conſentit que par condeſcendance au déſir d’un ami.

Après pluſieurs mois d’attente, nous commençâmes à ſoupçonner que Baudelaire pourrait bien être retenu à Bruxelles pour quelque motif extra-littéraire.

On tenta, pour le décider à revenir, l’effet d’une propoſition collective. Baudelaire refuſa. « Son ouvrage avançait ; il recueillait ſes notes. » Des notes, c’eſt en effet tout ce qu’on a trouvé de cet ouvrage myſtérieux dont le titre était encore à chercher[1]. Ces notes, inimprimables à cauſe de leur conciſion rudimentaire & de la fréquente crudité d’expreſſion, ſont curieuſes & telles qu’on les pouvait attendre d’un eſprit auſſi aiguiſé par l’habitude de l’obſervation. Elles ſont claſſées en trente-trois liaſſes ou layettes ſous des titres ſpéciaux & avec des ſommaires détaillés qui égalent preſque en étendue la totalité des notes[2]. Du reſte, nulle rédaction ; les phraſes ſont preſque partout à l’infinitif ou à l’indicatif précédé du que : « — Que la Belgique… &c. » La haine de Baudelaire pour la Belgique, ou plutôt pour les Belges, était arrivée peu à peu à l’exaſpération ; & certes les mécomptes des premiers jours n’entraient pour rien dans cette averſion.

Ce n’eſt pas qu’il ne comptât quelques amis à Bruxelles ; mais l’humeur, les mœurs de la population le bleſſaient juſqu’au vif. Il était ſurtout choqué de retrouver dans les habitudes & dans les opinions une caricature groſſière de la France, nos défauts pouſſés à l’exagération ſans la compenſation de nos qualités : amour ſans galanterie, familiarité ſans politeſſe, impertinence ſans eſprit, impiété ſans élégance, vanterie ſans légèreté, propreté paradoxale[3]. Tout, juſqu’aux viſages, juſqu’à la démarche, lui déplaiſait. Le régime de table, dont il ſe plaint beaucoup (viandes bouillies, pain fade, pas de ragoûts, ni de légumes, ni de fruits, le faro remplaçant le vin dans tous les reſtaurants), ne valait rien pour lui, & a peut-être été pour quelque choſe dans ſa maladie. Il y aurait ſans doute plus d’une obſervation fine & profonde à relever dans les pages où il explique les cauſes de la faveur européenne du gouvernement & de la nation belges, « enfants gâtés des gazettes » ; où il examine, en la conteſtant, la ſageſſe proverbiale du roi Léopold Ier, où il traite la queſtion de l’annexion, &c., &c. Néanmoins, je doute, à cauſe de la négligence & de la brutalité de la rédaction, qu’on pût rien tirer de ce manuſcrit que de rares & courts extraits.


Dans l’été de 1865, Baudelaire traverſa Paris, pour quelque affaire, & me fit cet extrême plaiſir de venir me voir. Malgré les bruits alarmants ſur ſa ſanté, qui avaient déjà couru, je ne le trouvai point changé. Peut-être un peu groſſi, ou plutôt alourdi, ce qui pouvait être l’effet du régime du pays, il avait du reſte bonne preſtance ; il était gai & jaſeur. L’œil était clair, & la parole libre & ſonore. Il accula pourtant quelques dérangements au commencement de la ſaiſon : étourdiſſements, douleurs de tête ; mais comme il ne parlait qu’au paſſé & que, d’ailleurs, il me parut en bon point ; je le crus guéri, & je mis les alarmes ſur le compte des peſſimiſtes. Nous paſſâmes toute une demi-journée enſemble avec Th. de Banville, ſon plus ancien ami. J’épuiſai ma logique à lui perſuader de ne pas repartir. Mais il réſiſta. Il lui fallait, me dit-il, abſolument retourner à Bruxelles, ne fût-ce que pour aller chercher ſes papiers qu’il y avait laiſſés ; & puis, le plan de ſon livre s’était agrandi : il voulait ajouter à ſes notes ſur Bruxelles des renſeignements ſur les principales villes belges, Anvers, Malines, Gand, Bruges, Liège, Namur. Je lui rapportai, pour le piquer de viteſſe, ces mots que m’avait dit un jour Théophile Gautier : « Ce Baudelaire eſt étonnant ! Conçoit-on cette manie de s’éterniſer dans un pays où l’on ſouffre ? Moi, quand je ſuis allé en Eſpagne, à Veniſe, à Conſtantinople, je ſavais que je m’y plairais & qu’au retour je ferais un beau livre. Lui, Baudelaire, il reſte à Bruxelles, où il s’ennuie, pour le plaiſir de dire qu’il s’y eſt ennuyé ! »

Il rit, & me dit adieu, m’aſſurant que ſon retour ne pouvait pas tarder de plus de deux mois.

Ce jour eſt le dernier où les amis de Baudelaire l’aient poſſédé tout entier, parlant & agiſſant. Au commencement de l’année ſuivante, les bruits alarmants circulèrent de nouveau, plus précis & plus ſignificatifs. J’écrivis à Baudelaire pour lui reprocher de laiſſer ſes amis dans l’inquiétude, le priant de m’envoyer, ſoit une conſultation écrite de ſon médecin, ſoit une deſcription détaillée de ſon état & des traitements qu’on lui faiſait ſuivre, d’après laquelle je puſſe conſulter un médecin de Paris.


Le 5 février il me répondit :

«… Ce n’eſt pas choſe facile pour moi que d’écrire. Si vous avez quelque bon conſeil à me donner, vous me ferez plaiſir. À proprement parler, depuis vingt mois j’ai été preſque toujours malade… En février de l’année dernière, violente névralgie à la tête, ou rhumatiſme aigu, lancinant ; quinze jours à peu près. Peut être eſt-ce autre choſe ? Retour de la même affection en décembre. — En janvier, autre aventure : un ſoir, à jeun, je me mets à rouler & à faire des culbutes comme un homme ivre, m’accrochant aux meubles & les entraînant avec moi. Vomiſſements de bile ou d’écume blanche. Voilà invariablement la gradation : je me porte parfaitement bien, je ſuis à jeun, & tout à coup, ſans préparation ni cauſe apparente, je ſens du vague, de la diſtraction, de la ſtupeur ; & puis une douleur atroce à la tête. Il faut abſolument que je tombe, à moins que je ne ſois en ce moment-là couché ſur le dos. — Enſuite ſueur froide, vomiſſements, longue ſtupeur. Pour les névralgies, on m’avait fait prendre des pilules compoſées de quinine, de digitale, de belladone & de morphine. Puis application d’eau ſédative & de térébenthine, très-inutile d’ailleurs, à ce que je crois. Pour les vertiges, eau de Vichy, valériane, éther, eau de Pullna. — Le mal a perſiſté. Maintenant des pilules dans la compoſition deſquelles je me ſouviens qu’il entre de la valériane, ou de l’oxyde de zinc, de l’affa fœtida, &c., &c. C’eſt donc de l’anti-ſpaſmodique ? — Le mal perſiſte. Et le médecin a prononcé le grand mot : hyſtérie. En bon français : je jette ma langue aux chiens. Il veut que je me promène beaucoup, beaucoup. C’eſt abſurde. Outre que je ſuis devenu d’une timidité & d’une maladreſſe qui me rendent la rue inſupportable, il n’y a pas moyen de ſe promener ici, à cauſe de l’état des rues & des routes, ſurtout par ce temps. Je cède pour la première fois au déſir de me plaindre. Connaiſſez-vous ce genre d’infirmité ? Avez-vous déjà vu ça ?…

Merci encore une fois pour votre bonne lettre. Donnez-moi la diſtraction d’une réponſe. Serrement de main à Banville, à Manet, à Champfleury, ſi vous les voyez.

Charles Baudelaire. »


Je portai cette lettre à l’excellent docteur Piogey, notre médecin, notre ami et notre conſeiller à tous, qui connaiſſait depuis longtemps Baudelaire & l’avait plus d’une fois ſoigné. Il me conſola médiocrement, trouva les ſymptômes très-graves, & refuſa de ſe prononcer avant d’avoir vu le malade.

Deux mois plus tard (Ier avril), notre ami Malaſſis, qui a été à Bruxelles l’hôte & le compagnon dévoué de Baudelaire, m’écrivait que le mal, qui couvait depuis ſi longtemps s’était tout à coup déclaré avec violence. Foudroyé de pluſieurs attaques d’apoplexie conſécutives, Baudelaire avait perdu l’uſage de la parole et s’était trouvé paralyſé de tout le côté droit. Il était hémiplégique & aphaſique. Tranſporté dans une maiſon de ſanté, il en ſortit quinze jours après, le 19 avril, lorsque ſa mère, Mme Aupick, fut arrivée à Bruxelles. On conſerva quelque temps l’eſpoir de le ramener à Honfleur ; mais bientôt les reſſources d’une petite ville furent reconnues inſuffiſantes pour ſon état. On décida de l’amener à Paris. Il y arriva dans les premiers jours de juillet, accompagné de ſa mère & de M. A. Stevens, qui s’était obligeamment offert pour cette conduite. J’allai l’attendre au débarcadère du chemin de fer, plein d’anxiété & même d’effroi. Des bruits contradictoires s’étaient répandus au ſujet de la maladie de Baudelaire. On avait parlé de folie à cauſe de quelques violences que n’expliquait que trop l’impoſſibilité où il était de ſe faire comprendre. Lorſque je le vis s’avancer ſoutenu par M. Stevens, s’appuyant du bras gauche & portant ſa canne amarrée au bouton de ſon habit, j’eus le cœur ſerré & les larmes me montèrent aux yeux. En m’apercevant, il pouſſa un éclat de rire, long, ſonore, perſiſtant, qui me glaça. Était-il fou, en effet ? Je n’avais pas paſſé un quart d’heure avec lui que j’étais complétement raſſuré… hélas ! ſur ce point. J’acquis la conviction que Baudelaire n’avait jamais été, triſte avantage pour lui ſans doute, ni plus lucide, ni plus ſubtil. En le voyant prêter l’oreille, tout en faiſant ſa toilette, aux converſations qui ſe tenaient à voix baſſe à deux pas de lui & n’en pas perdre un mot, ce que je pus comprendre aux ſignes d’improbation ou d’impatience qu’il manifeſtait, échanger des fou-rires avec moi, lever les épaules, hocher de la tête, donner, en un mot, des marques de l’attention la plus ſoutenue & de l’intelligence la plus nette, je ne doutai pas que la partie que le mal avait reſpectée en lui ne fût parfaitement ſaine & active & que ſon eſprit ne fût auſſi libre & auſſi agile que je l’avais vu l’année précédente. Le fait fut d’ailleurs conſtaté par les médecins qui le viſitèrent, les jours ſuivants, MM. Piogey, Laſſégue & Blanche. À Bruxelles déjà, malgré des affirmations contraires, produites par des perſonnes qui ne connaiſſaient Baudelaire que légèrement & depuis peu de temps, cette intégrité de l’intelligence avait été reconnue par l’homme qui l’a le plus aſſidûment veillé et obſervé, par Malaſſis. — « La gravité de ſa maladie, m’écrivait-il, me parait être entièrement dans l’impoſſibilité de s’exprimer. Et il eſt clair qu’il a conſcience de cette impoſſibilité ; mais enfin il agit comme un quaſi-muet, qui ne pourrait articuler qu’un ſon & qui tâcherait de ſe faire comprendre au moyen des variétés d’intonation. Je le comprends aſſez ſouvent, en ce qui me concerne ; mais c’eſt dur… » Ailleurs, il explique, avec des détails trop familiers & trop intimes pour être rapportés ici, les colères & les emportements de Baudelaire par l’ineptie des gens qui l’entourent & qui le ſervent. Je détache ſeulement d’une de ces lettres le récit d’une des dernières promenades faites par Baudelaire, & qui fut précédée d’une ſcène de violence cauſée par l’inintelligence de la perſonne qui l’aida à ſa toilette. On lui avait préſenté des uſtenſiles malpropres et incommodes ; on n’avait pas ſu deviner ce qu’il demandait ou trouver ce qu’il cherchait. — « Enfin nous partons. Nous faiſons un tour dans la verdure (7 juin) ; nous deſcendons pour déjeuner dans un petit cabaret. Je lui tiens la converſation la plus égayante que je puis. Et je le ramène ſans qu’il ait témoigné autre choſe que le plaiſir de vivre & du contentement, levant de temps en temps les yeux au ciel avec une expreſſion de réſignation, après un vain effort de parler. »

  1. On lit à la première page du manuſcrit une liſte de titre à choiſir : — Pauvre Belgique ! — la groteſque Belgique — la Belgique toute nue, — la Belgique déſhabillée — Une Capitale pour rire — la Capitale des ſinges — Une Capitale de ſinges, &c., &c.
  2. Nous tranſcrirons ici les titres ; quant aux ſommaires, ils feraient trente pages de texte.
    I. Début. — 2. Phyſionomie de la rue. — 3. La vie. — cuiſine, boiſſons, tabac. — 4. Les Femmes & l’Amour. — 5. Mœurs, Moralité. — 6. Converſations. — 7. Eſprit de petite ville, cancans. — 8. Obéiſſance, conformité. — 9. Les Eſpions — impoliteſſe, groſſièreté. — 10. Adminiſtrations, lenteur, pareſſe. — 11. Commerce, eſprit commercant. — 12. Préjugé de la propreté belge. — 13. Divertiſſement. — 14. Enſeignement. — 15. La langue françaiſe en Belgique. — 16. Journaliſtes, littérateurs. — 17. Impiété belge. — 18. Prêtrophophie, irréligion. — 19. Politique. — 20. L’Annexion. — 21. L’armée. — 22. Le roi Léopold, ſon portrait, ſa mort, le deuil. — 23. Beaux-Arts. — 24. Architecture, égliſes, culte. — 25. Le Payſafe. — 27, 28, 29. Promenades, Malines, Anvers, Namur. — 30. Liège. — 31. Gand. — 32. Bruges. — 33. Épilogue, conſeils aux Français.
    Documents non claſſés — Journaux, affiches, &c. (trois liaſſes).
  3. « Tout eſt propre ici, écrit-il, excepté l’homme & la femme. »