Chenonceau, pièces historiques relatives à la Chastellenie de Chenonceau

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Chenonceau, pièces historiques relatives à la Chastellenie de Chenonceau
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 851-881).
CHENONCEAU

Pièces historiques relatives à la Chastellenie de Chenonceau, publiées pour la première fois d’après les originaux, par M. l’abbé Chevalier, 5 vol. in-8o. Paris, Techener, 1864-1866.

Chenonceau n’est guère connu que comme un précieux exemple de l’art de la renaissance. Sur ce point, sa renommée est établie, et son nom, à lui seul, vaut tous les commentaires. Fièrement assis au beau milieu du Cher, sur ces piles massives plus anciennes que lui, sans cesse il reçoit l’hommage de nombreux visiteurs ; mais de tous les curieux qui l’admirent, combien connaissent son histoire ? Quand le guide qui les conduit a prononcé les noms de Diane de Poitiers, de Catherine de Médicis, ils se tiennent pour satisfaits. Cette histoire qu’ils ignorent est cependant remplie d’enseignemens, et ne le cède guère en intérêt à ces beautés architecturales qui seules semblent en droit de fixer l’attention. Chenonceau n’est pas un château comme un autre : par une fortune singulière, il a excité les convoitises et l’amour des plus illustres personnages, il a servi de théâtre à leurs passions, il n’a pas cessé d’être mêlé à leurs destinées, si bien qu’il est en quelque sorte le cadre nécessaire de leurs figures. Décrire Chenonceau, l’étudier comme monument, ce serait presque un lieu-commun : Chenonceau, œuvre d’art, n’a que faire de nos descriptions ; Chenonceau, personnage historique, voilà ce qu’il faut produire. Montrer le rôle qu’il a joué aux époques les plus agitées de notre histoire, dire la place qu’il a tenue dans la vie de tant de personnes célèbres à divers titres, le suivre enfin dans les variations de sa fortune où se reflètent successivement sous un jour particulier les agitations de notre pays, c’est là ce que nous nous proposons. A défaut d’autre mérite, notre récit aura du moins celui de l’exactitude, car il reposera tout entier sur des documens certains. Un chercheur patient et érudit, M. l’abbé Chevalier, s’est pris de passion pour Chenonceau. Il a voulu dégager son histoire des nuages de la légende et des incertitudes de la tradition, il s’est voué à l’étude du chartrier du château, et a trouvé là toute une mine de détails curieux et de révélations piquantes. Cinq volumes de pièces inédites ont livré au public le fruit de ses savantes études. C’est d’après ces pièces, pour la plupart originales, toutes parfaitement authentiques, que nous essaierons de raconter ce qu’on peut appeler l’odyssée de Chenonceau.


I

Chenonceau ne date pas du XVIe siècle. Sa première aventure remonte à Charles VI. En ce temps-là, c’était un château fort, planté non dans le lit, mais sur la rive du fleuve, et possédé depuis près de deux cents ans par une famille du nom de Marques. Jusqu’alors Chenonceau avait vécu assez tranquille, à part peut-être quelques-unes de ces escarmouches où les seigneurs de temps en temps amusaient leur humeur guerrière. Malheureusement, sous Charles VI, Jean Marques prit parti dans les luttes qui déchiraient le royaume, et son choix ne fut pas heureux. Il ne craignit pas de se déclarer contre le dauphin, son suzerain légitime, de se joindre ouvertement à la faction bourguignonne et d’appeler dans son château une garnison anglaise. Le pauvre Chenonceau paya cruellement la félonie de son maître. Assiégé, pris, saccagé, il vit son donjon renversé, ses murailles rasées, ses bois coupés à hauteur d’infamie. La fortune des Marques ne se releva pas de ce coup. De jour en jour, elle alla déclinant. Ce que la trahison avait commencé, le désordre et l’impéritie l’achevèrent. À la fin du XVe siècle, la ruine des Marques était consommée, et Pierre Marques, le petit-fils du chevalier félon, était moins maître que ses créanciers de sa seigneurie de Chenonceau.

Un homme considérable par sa richesse convoitait depuis longtemps le fief des Marques : c’était Thomas Bohier, général des finances de Normandie, chambellan de Charles VIII, puis plus tard lieutenant-général de François Ier en Italie. Par sa famille, par son état, par sa fortune Bohier nous offre le type d’une nouvelle sorte de grands seigneurs particulière à cette époque, aristocratie roturière qui dès le XVe siècle s’était par le travail élevée à la fortune pendant que l’antique noblesse, ruinée par nos longues guerres, était forcée de vendre à ces nouveau-venus ses châteaux, ses terres et souvent même jusqu’à ses titres. Né vers 1450, d’une vieille famille bourgeoise d’Auvergne, Bohier était par sa mère proche parent du chancelier Du Prat. Par son mariage avec Catherine Briçonnet, fille de Guillaume Briçonnet, qui fut plus tard cardinal-évêque de Saint-Malo, et de Raoulette de Beaune il devint le neveu du surintendant des finances Jacques de Beaune Semblançay. Il tenait donc aux plus illustres de ces familles nouvelles qui envahissaient la justice, les finances et l’administration. Puissant par sa parenté, Bohier ne l’était pas moins par sa charge. Ce n’était pas alors un mince personnage qu’un général des finances. Qu’on se figure ces souverains de l’impôt, exempts de toute taille, placés, dit une ordonnance de François Ier, immédiatement sous la sauvegarde royale, maniant les deniers publics sans autre contrôle que l’aveugle surveillance de la chambre des comptes, disposant à leur gré de la fortune des contribuables, disposant même de leurs vies, puisqu’ils étaient armés par le pouvoir royal d’une force militaire imposante qui au besoin les aidait à vaincre leurs débiteurs. Voilà le pouvoir dont était revêtu Bohier, et il en jouissait plus sûrement qu’aucun autre, puisqu’il ne le partageait qu’avec des parens ou des alliés de sa famille, avec son frère Henri Bohier, avec son oncle Pierre Briçonnet, avec ses cousins Florimond Robertet, Pierre Legendre, Louis de Poncher. Une seule famille maniait donc la fortune publique ; c’était comme un canal unique où devait forcément passer tout l’argent du royaume, et sans doute il n’y passait pas sans acquitter quelque droit de péage. Qu’on s’étonne après cela des haines des contemporains et des accusations de l’histoire ! Il faut pourtant le reconnaître, ces hommes, chez qui nous ne voyons qu’avarice et rapacité, ont fait de grandes choses et contribué à la gloire de leur pays. S’ils se sont enrichis, du moins n’ont-ils pas employé leurs richesses à des satisfactions sans honneur ; si leur conscience n’a pas été toujours pure, leurs goûts ont été nobles. Ils ont aimé et favorisé les arts, attiré et fait naître les artistes. Ces monumens, ces châteaux, ces sculptures, ces verrières que nous admirons, ce sont eux en partie qui en ont doté nos villes, nos provinces, nos églises. C’est à eux non moins qu’aux François Ier et aux Henri II que nous devons la renaissance des arts en France ; ils ne l’ont pas seulement acceptée et favorisée, ils l’ont provoquée, développée, dirigée. Je dirai plus, ils l’expliquent, ils en sont la raison suffisante, de même que la féodalité explique les forteresses à créneaux et à mâchicoulis. Pour ces hommes nouveaux, répandre partout les marques de leur munificence, créer des monumens splendides, se bâtir des résidences princières, c’était le meilleur moyen de répondre aux dédains des vieux nobles, de narguer leurs donjons antiques et délabrés. Thomas Bohier, à l’exemple de tous les siens, à l’exemple des Briçonnet, des Berthelot, des Semblançay, songeait donc à se bâtir quelque demeure qui satisfît également ses goûts et son orgueil. C’était à Chenonceau qu’il voulait planter sa nouvelle seigneurie, sous ce riant climat, dans ce « fertile et plaisant pays, » ainsi que l’appelait Louis XI lui-même, si peu sensible qu’il fût aux charmes de la nature. La ruine des Marques vint favoriser ses projets. Certes Thomas Bohier était bien riche et bien puissant ; mais, s’il n’avait eu pour alliés que le désordre et la détresse de ceux dont il convoitait le domaine, jamais il n’aurait vaincu l’attachement alors si profond du noble à sa terre, du châtelain à sa seigneurie. Tout ruinés, tout endettés qu’étaient les Marques, ils résistèrent longtemps. Il fallut que Bohier fît acheter sous main par son oncle Semblançay les créances et les rentes constituées sur Chenonceau afin de contraindre au déguerpissement ces débiteurs insolvables, et lorsque les Marques, ainsi pressés et poussés à bout, durent abandonner leur fief à Bohier, ce ne fut qu’en se réservant la faculté de rachat, et en gardant à ferme cette terre qu’ils avaient occupée en maîtres. Ceci se passait en 1496. Dès le premier trimestre, Pierre Marques fut hors d’état de payer son fermage, mais jusqu’en cette extrémité il sut résister trois années encore. Il fallut jugement sur jugement, arrêt sur arrêt pour le forcer à déloger. Enfin, en 1499, Bohier se crut propriétaire ; il comptait sans l’esprit de famille. A peine entré en possession, sa conquête lui fut arrachée : il dut se retirer devant le droit de retrait lignager et, indemnisé de ses frais et loyaux coûts, céder la place à la nièce de Pierre Marques, Catherine, femme de François Fumée.

Heureusement pour Bohier, Catherine Marques ressemblait à son oncle autant par le désordre et la gêne que par l’amour de la famille. Bohier attendit patiemment que la ruine des Fumée s’achevât, et lui livrât une seconde fois ce Chenonceau tant désiré : il attendit jusqu’en 1512, treize années entières ! Enfin Chenonceau fut saisi et mis aux enchères ; là encore il faillit échapper à Bohier. Peu s’en fallut qu’un enchérisseur obstiné, Aymar de Prie, ne demeurât définitivement possesseur ; mais la victoire resta au financier, au prix de 12,500 livres. Cette fois Bohier était au bout de ses peines, et pouvait jouir de son triomphe. Il l’avait bien gagné. Au milieu de toutes ces luttes, il avait acheté aux alentours de Chenonceau bon nombre de morceaux de terre et de petits fiefs. Il ne s’agissait plus que de réunir tous ces membres épars en une seule seigneurie. Bohier était puissant en cour, on avait besoin de lui, il obtint aisément du roi que Chenonceau fût érigé en châtellenie, Il en coûta au roi un trait de plume, à Bohier vingt-cinq livres de redevance annuelle, et le financier fut transformé en seigneur ayant droit de justice basse et haute, droit « de punir les criminels, d’essoriller, de traisner, pendre, estrangler, décoller, noyer, brusler et forbannir par voyes de justice et de raison. » Le pauvre Bohier ne devait pas jouir du fruit de ses efforts. Au moment de construire ce château, objet constant de ses désirs, il dut quitter la France avec le nouveau roi, François Ier, et faire à sa suite toute cette glorieuse et funeste campagne d’Italie. Ce fut Catherine Bohier qui présida à la naissance de Chenonceau. Est-ce à elle que revient tout entier l’honneur de ce chef-d’œuvre ? Assurément non, un génie trop viril et une habileté trop consommée se décèlent dans cette construction singulière ; mais quel esprit audacieux la conçut et l’exécuta ? On l’ignore. Là les archives de Chenonceau sont muettes, et les conjectures seraient téméraires. Ce qu’on sait, c’est que Bohier ne put prendre part à l’exécution de son projet favori. Il courait l’Italie à la suite de François Ier, puis plus tard en 1522, après la défaite de la Bicoque, il succédait à Lautrec dans la charge de lieutenant-général du roi, puis enfin en 1524 il mourait au camp de Vigelli, dans le Milanais, loin de son pays, loin de ce château où il avait rêvé de vivre. Il ne lui fut même pas donné d’y mourir. Catherine Bohier suivit de près son mari dans la tombe : elle mourut au bout de deux années, le troisième jour de novembre 1526.


II

Cette double mort laissait Chenonceau inachevé. A la vérité, dès 1517, le bâtiment principal, ce qu’on peut appeler le corps du château, était entièrement construit ; mais, outre qu’il n’avait pas été habité, et qu’il n’y avait encore pour ainsi dire que les quatre murs, on peut affirmer que ce n’était là qu’une partie du projet de Bohier. Des lettres patentes de François Ier, à la date de cette même année 1517, nous apprennent que le nouveau châtelain avait sollicité et obtenu la licence de relier son château à la rive du Cher par un pont en manière d’aile, ainsi que le firent plus tard Diane de Poitiers et Philibert Delorme. Bohier avait sans doute espéré en mourant que ses fils continueraient et achèveraient son œuvre ; mais les héritiers du général de Normandie devaient avoir bien d’autres affaires, et il n’était pas réservé à Chenonceau de s’endormir au sein d’une si paisible destinée.

Durant toute son administration financière, Thomas Bohier avait joui de la tranquillité la plus complète. Il avait à son gré manié les deniers publics, et, sans accuser témérairement sa probité, il est permis de dire que plus d’une fois l’argent du trésor, au moins à titre d’emprunt, lui servit à payer ses prodigalités. On sait ce qu’était à cette époque le contrôle de la chambre des comptes. Il y avait bien quelques ordonnances de Louis XII prescrivant de rechercher les gens de finances pour leur administration en Italie ; mais jusque-là ces ordonnances étaient restées lettre morte. Bohier mourut juste à temps pour n’être pas troublé. Ce fut son fils aîné, Antoine Bohier, qui, en héritant de ses honneurs et de sa charge, hérita en même temps de longs et graves embarras.

Le moment était mauvais pour entrer en fonction. On était au beau milieu des désastres d’Italie. Le trésor était vide, le peuple accablé d’impôts, les troupes réclamaient de l’argent ; François Ier songea à faire rendre gorge aux percepteurs de l’impôt, et l’année même de la mort de Bohier une ordonnance royale vint presser l’exécution des ordonnances de Louis XII. Le pauvre Antoine Bohier se trouva sur les bras la tâche de justifier la gestion paternelle, et dut rendre les comptes que son père avait peu ou point rendus. Ce ne fut pas petite affaire. Il paraît que dès cette époque l’administration procédait avec une sage lenteur : la liquidation dura sept années. Pour avoir été longue, elle n’en fut pas plus profitable au nouveau général des finances.

Lorsqu’en 1531 le tribunal institué à la tour du Louvre rendit enfin son arrêt, Antoine Bohier se trouva du chef de son père débiteur envers le trésor de 190,000 livres tournois. Ce chiffre ferait sourire un banquier de nos jours. En ce temps-là, c’était une fortune entière, et pour les Bohier il y allait d’une ruine presque complète. Ce fut Chenonceau qui les sauva d’un désastre total. François Ier, avec ses goûts élégans, avait été, lui aussi, séduit par Chenonceau. Il désirait, suivant ses propres expressions, « cette belle place et maison assise en beau et plaisant pays. » Antoine Bohier profita de ce caprice. Au mois de mai 1535, il obtint une transaction par laquelle, en abandonnant au roi la terre et seigneurie de Chenonceau et quelques autres valeurs, il obtenait remise de toutes les sommes dues par son père. De part et d’autre on jura sous les sermens les plus solennels de ne jamais revenir sur cette transaction. Le roi y engagea sa parole royale. Bohier put croire qu’il était tranquille pour toujours !

Quant à François Ier, son caprice n’eut pas longue durée ; ce grand amour n’alla même pas jusqu’à meubler le château. L’inventaire qui fut fait à la mort du roi, en 1547, montre qu’évidemment ce n’était pas à Chenonceau qu’il faisait des folies. Le mobilier de la chambre royale, un des plus complets, était ainsi composé : « une table de noyer, ung buffet de noyer a ouvraige plain, huit escabeaulz dont y en a ung rompu, deux lendiers de fer a troys chenets chacun, auxquelz n’y a aulcunes chauferettes. » Tel fut le luxe de Chenonceau pendant les douze années qu’il appartint à François Ier. Le palais des Bohier servait à peine de rendez-vous de chasse. C’est là du reste un trait curieux de la destinée de ce château : les hommes furent toujours pour lui de mauvais maîtres ; par eux, il fut toujours dédaigné, maltraité, dépouillé même. Les femmes seules surent l’aimer, l’animer, l’embellir. C’est en effet un caprice de femme qui, à la mort du roi, allait rendre à Chenonceau le mouvement et l’éclat.

Henri II ou plutôt Mme de Valentinois venait de monter sur le trône. Tout le monde sait maintenant ce qu’était cette étrange femme. Son inaltérable jeunesse, ce printemps sans automne a longtemps coloré sa mémoire de poétiques reflets. Au milieu d’une cour à demi païenne, la belle Diane semblait une divinité ; ses flatteurs et ses chantres à gages lui composaient une auréole ; mais l’histoire a fait évanouir ce nimbe protecteur. Dans ce corps admirable, jeune à soixante ans, beau jusqu’à la mort, elle nous montre une âme froide et sèche. Elle met à nu la vraie duchesse de Valentinois, avare, cupide, sans passions et sans cœur, faisant argent de tout, sacrifiant à sa rapacité et le roi et la France. Chez cette femme, tout fut calcul, tout jusqu’à la noblesse de ses goûts. Aurait-elle paru toujours jeune si son âme n’eût été impassible, si elle avait vraiment aimé même les arts et la poésie ?

Ce fut donc une fantaisie de cette femme qui sauva Chenonceau de l’abandon et de l’oubli. Elle le désira et en fut aussitôt maîtresse. François mourait au mois de mars : dès le mois de juin, Diane était mise en possession de Chenonceau, « en considération des grands et très recommandables services de feu Loys de Brézé, son époux, mort depuis seize années. » Qu’on accuse après cela les princes d’ingratitude ! Et ce n’est, pas tout : l’acte de donation avait grand soin d’affirmer, car c’était le point essentiel, que la châtellenie et dépendances de Chenonceau n’avaient jamais été, ni par le feu roi ni par le roi régnant, incorporées au domaine de la couronne.

Eussent-elles fait partie du domaine, le roi n’en aurait pas moins disposé comme bon lui semblait. La limite était alors extrêmement vague entre les biens aliénables et ceux qui ne l’étaient pas. L’édit de François Ier n’avait rien éclairci, et l’ordonnance de Moulins, qui proclama définitivement l’inaliénabilité des biens du grand domaine, ne fut rendue qu’en 1566 par Charles IX, docile cette fois-là, par exception, aux inspirations d’un honnête homme, le chancelier de l’Hospital. Tant de prudence, tant de réserves auraient donc pu, sous Henri II, passer pour superflues ; on y ajouta pourtant l’entérinement des lettres patentes à la chambre des comptes, l’attache au bureau des finances de Tours, l’enregistrement au bailliage d’Amboise, enfin tout ce que la procédure du temps pouvait offrir de sûretés. Pourquoi ce luxe de précautions ? C’est que Diane n’était pas tranquille. C’était une personne prudente que Mme de Valentinois : elle sentait que d’un jour à l’autre sa puissance pouvait s’écrouler. Les rois sont mortels comme les autres hommes, comme eux aussi ils sont inconstans. Diane voulait être sûre de conserver au moins son argent et ses terres ; or Dieu sait si ses ennemis laisseraient échapper l’occasion de l’en dépouiller le jour où soit la mort, soit l’infidélité du roi lâcherait la bride à leurs ressentimens ! Le plus redoutable de tous, cette reine que Diane protégeait si insolemment et qui dévorait à l’italienne son outrage et sa haine n’avait pu retenir quelques paroles menaçantes. Elle aussi, elle était amoureuse de Chenonceau ; elle le voulait, et espérait un jour, — elle l’avait dit dans un moment où la colère triomphait de la dissimulation, — elle espérait un jour faire revivre à son profit les droits de la couronne. Diane le savait, et ne pouvait s’accommoder d’une propriété aussi peu solide ; mais comment la purger de cette sorte de vice constitutionnel ? Comment faire pour effacer le passé, pour annuler douze années pendant lesquelles Chenonceau avait été en la possession du roi défunt ? A première vue, cela semblait impossible ; Diane pourtant ne désespéra pas d’y réussir, et l’on verra qu’elle eut raison.

Elle fit appel à toutes les roueries de la chicane, déjà fort avancée à cette époque. Les avocats les plus rusés, les gens de loi les plus érudits, furent convoqués. On machina un plan fort ingénieux, — comme on va voir, — on le bourra de toutes les subtilités de la loi, et quand la bombe fut prête, on la fit brusquement éclater sur la tête du pauvre Bobier, qui ne s’y attendait guère.

Après la désastreuse liquidation de 1535, il avait recueilli les débris de sa fortune. Tout ruiné qu’il était, comme la faveur royale ne s’était pas retirée de lui, on l’avait vu en quelques années remonter plus haut que jamais : gentilhomme de la chambre, conseiller au conseil du roi, gouverneur et lieutenant du roi au pays de Touraine, il était en même temps l’un des quatre généraux des finances. Les impôts du quart du royaume lui passaient par les mains ; on conviendra qu’il y avait de quoi réparer bien des brèches. Aussi, ne songeant plus au passé, se reposant sur la foi des traités, il se croyait parfaitement à l’abri.

C’est au milieu de cette sécurité que vint le surprendre en 1550 une assignation à comparoir devant la chambre des comptes, sous prévention d’avoir exagéré, en 1535, la valeur de sa terre de Chenonceau, et fait sciemment subir au trésor une lésion de plus de moitié prix. Bohier ne comprit pas d’abord d’où partait le coup, et tout naïvement tâcha de se défendre. Ce n’était pas lui, Bohier, qui avait forcé François Ier à payer Chenonceau si cher. C’était le roi lui-même qui avait fait son prix par la bouche d’un de ses officiers, maître Nicolas Le Clerc, lieutenant au bailliage de Touraine. Et puis enfin sa majesté n’avait-elle pas engagé à l’inviolabilité de cette transaction son honneur de gentilhomme et sa parole de roi ? Toutes ces raisons valaient bien quelque chose ; mais quand il fut question de les faire entendre aux juges, ceux-ci trouvèrent la volonté royale bien plus claire et bien plus concluante.

Bohier comprit enfin, mais ne se découragea pas. Il en appela au parlement. C’était sa seule chance de salut. En ce temps-là comme à toutes les époques de la monarchie, — Louis XIV excepté, — le parlement était peu disposé à se faire le complaisant des caprices royaux. Aspirant sans cesse à jouer un rôle politique et déçu dans son ambition, il se vengeait de ses mécomptes en gênant de tout son pouvoir cette royauté qui se passait de lui, et il préludait par des taquineries à son équipée de la fronde et à ses plus pacifiques, mais plus funestes tentatives du XVIIIe siècle. Bohier comptait sur cet esprit du parlement, et il n’avait pas tort : on fit à la chambre des requêtes bonne mine à ses réclamations ; tout allait bien, lorsqu’Henri II, jetant ouvertement son autorité dans la balance, et par lettres patentes déclarant que Bohier voulait « fuyr à droict et à justice, » renvoya l’affaire devant la chambre d’Anjou. Bientôt même les juges qu’il avait choisis ne furent plus ni assez sûrs ni assez prompts au gré de son impatience. Le 15 novembre 1551, de nouvelles lettres patentes, affichant hautement encore la partialité royale, attribuèrent la connaissance du procès au grand-conseil du roi. Autant valait déclarer que le roi entendait être juge et partie. Ce conseil du roi n’avait en réalité d’un tribunal que le nom. Sa composition, son pouvoir, sa compétence, son existence même, tout dépendait de l’arbitraire du souverain ; c’était le prête-nom des vengeances ou des fantaisies royales. On évoquait ce fantôme quand il fallait couvrir du manteau de la loi quelque grosse illégalité.

À ce coup, Bohier n’avait plus rien à opposer. Dès qu’il avait vu le roi se mettre de la partie, il s’était senti perdu. Résister au roi, c’est-à-dire à sa favorite, qui l’eût osé ? qui l’eût pu ? Contre un tel adversaire, qu’étaient la loi et la justice ? Ce général des finances, ce conseiller, ce gentilhomme du roi, ce gouverneur du pays de Touraine, riche, entouré de puissans amis, ayant le droit pour lui, ne songea même pas à se défendre : il s’enfuit comme un coupable, et s’alla cacher à Venise, s’estimant heureux de sauver, au prix de sa richesse et de ses honneurs, sa liberté, sinon même sa vie.

Cette fuite du reste était aussi habile que prudente. Bohier présent, c’eût été la moindre chose de le juger, c’est-à-dire de le condamner. Sans doute il se serait défendu, il aurait argumenté, crié, protesté, mais ses argumens et ses cris n’auraient guère embarrassé ses juges. Et puis aurait-il protesté ? Il y avait tant de moyens de lui fermer la bouche. On l’aurait décrété de prise de corps, et une fois en prison, bien adroit s’il eût pu se faire entendre, ou bien on l’eût menacé de lui faire son procès comme à un administrateur infidèle, et assurément cette menace lui eût donné à réfléchir. Bohier savait par l’expérience de sa propre famille que des comptes en règle ne vous sauvaient pas toujours de la confiscation, voire du gibet, témoin Gilles Berthelot, son cousin, dépouillé de ses biens et condamné à l’exil ; témoins ses deux oncles Jean Poncher et Jacques de Beaune Semblançay, tous deux pendus haut et court au gibet de Montfaucon. Les choses eussent été vite, si l’inculpé eût tenté de se défendre ; mais Bohier en fuite, comment l’atteindre ? Le condamner par contumace ? condamnation provisoire et précaire ! Bohier par sa seule présence eût toujours pu tout remettre en question, et qui sait, triompher peut-être, les circonstances ayant changé. Or ce qu’on voulait, c’était une solution irrévocable, inattaquable, inaccessible à tout appel et à toute nullité. On s’ingénia de mille façons. A défaut du vrai Bohier, le grand-conseil assigna ses frères, il assigna sa femme ; que dis-je ? il l’assigna lui-même, mais de loin, comme on va voir. Bohier était à Venise, on l’assigna à Lyon, en plein vent, aux quatre coins de la ville, comme dans les villages on réclame les objets perdus[1].

Tout cela était fort ingénieux, mais n’avançait guère les choses ; messieurs du conseil du roi demeuraient fort embarrassés. D’autre part, le pauvre Bohier n’était pas beaucoup plus à son aise. En son absence, tous ses biens, toutes ses affaires allaient à la débandade : son exil volontaire le ruinait aussi sûrement, aussi complètement que l’eût pu faire le triomphe de ses ennemis. Tout ce qu’il gagnait à sa fuite, c’était la liberté de sa personne ; mais cette liberté il la payait de ses honneurs, de sa fortune il la payait de toutes les tristesses, de toutes les angoisses de l’exil.

On suppose impossible que cela pût durer ainsi. Pourtant les choses en restèrent là pendant deux ans, les deux partis s’observant et s’attendant l’un l’autre. Enfin, à bout de patience, le roi fit faire quelques ouvertures. On pense bien que Bohier ne les repoussa pas, quoiqu’il eût appris à ses dépens ce que valaient les transactions et la parole des rois. Peut-être avait-in espéré, par la perspective d’un arrangement, allécher Bohier et le faire sortir de sa retraite ; mais le fugitif n’était pas si simple que de venir se jeter dans la gueule du loup. Il se contenta de donner ses pleins pouvoirs à sa femme, Anne de Poncher, laquelle n’avait quitté ni la France ni même la cour, où on n’avait cessé de lui faire bon visage pendant qu’on poursuivait à outrance son infortuné mari. Dès lors les choses allèrent vite. Bohier se résignant à en passer par où on voulait, on cessa de le tracasser sur le reste. Le 8 février 1554, le grand-conseil, après avoir ouï le procureur-général du roi d’une part et de l’autre Anne de Poncher, assistée de maître Thierry du Mont, conseiller du roi et maître des requêtes ordinaire en son hôtel, rendit un arrêt qui cassait et annulait l’acte de 1535 sur le fait de la vente de Chenonceau, moyennant quoi on consentait — quelle générosité ! — à valider la transaction sur tous les autres points, y compris la remise de la soulte en deniers faite à Bohier par le feu roi François[2].

Les adversaires de Bohier avaient atteint leur but. Le lecteur a compris où tendaient toutes ces procédures. Que fallait-il ? Supprimer le passage de Chenonceau à travers le domaine royal, faire qu’il n’eût jamais appartenu ni à la couronne ni au roi. Voilà pourquoi on voulait à tout prix anéantir la transaction de 1535, voilà pourquoi on réintégrait de force dans ce beau domaine un propriétaire récalcitrant. On savait bien que Bohier serait hors d’état de payer du jour au lendemain les sommes dont on le rendait débiteur. Messieurs du conseil dans leur arrêt n’admettaient même pas l’hypothèse du remboursement. On devait saisir immédiatement Chenonceau entre les mains de Bohier, puis on le vendrait aux enchères, et Diane l’achèterait au plus bas prix possible. C’était là l’essentiel. Quant au reste, on ne s’en inquiétait guère : la loi violée, la justice méconnue, un innocent ruiné, était-ce la peine d’en parler ?

Le premier acte de la comédie venait d’être joué ; sans tarder, on passa au second. Aussitôt le jugement rendu, on expédia à Bohier sa nouvelle propriété sous forme de gros sacs bourrés de titres et de parchemins ; puis aussitôt, sans lui laisser le temps de respirer, on procéda à la saisie réelle de Chenonceau et de ses dépendances. Le jugement du grand-conseil avait été rendu le 8 février 1554 ; les lettres patentes du roi ordonnant la saisie sont datées du 11 du même mois. Trois jours ! Ce n’était pas perdre de temps. Du 11 février jusqu’au commencement de juillet, ce ne furent qu’allées et venues de sergens à cheval et d’huissiers à pied, commandemens, significations de saisie, appositions d’affiches, appositions de panonceaux, établissemens de commissaires, ajournemens, assignations, criées, certificats de criées. On se hâtait, on se pressait comme si on eût eu peur que la proie n’échappât ; mais si pressé qu’on fût, comme on voulait faire œuvre durable, il fallait bien suivre la filière des formalités légales, et Dieu sait si elle était longue. Aussi ne fut-ce qu’en janvier 1555 que commencèrent les enchères. Alors seulement Diane parut sur la scène. Jusque-là elle s’était tenue dans la coulisse, soufflant les acteurs, dirigeant toutes les machines, mais en apparence tout à fait indifférente à ce qui se passait. Il est vrai qu’elle n’avait pas lieu d’être inquiète du dénoûment ; aussi avait-elle continué d’agir en maîtresse à Chenonceau, d’y faire des jardins, des parterres, des constructions, et d’y dépenser son argent, c’est-à-dire l’argent du trésor. Le moment venu, elle fit son entrée, et la fit en souveraine. Une première enchère de 27,520 livres ayant été mise par un sieur Marc de la Rue, Diane donna procuration à maître Marcelin Mercier, procureur au grand-conseil du roi, et annonça hautement son intention de surenchérir jusqu’à la somme de 50,000 livres. Cela signifiait qu’elle n’entendait pas la dépasser ; les concurrens se le tinrent pour dit. D’ailleurs, à l’exception d’un seul, François Briçonnet, sieur de Leveville et de Lannoy et proche parent de Bohier, tous les autres n’étaient que des hommes de paille, qui jouaient le rôle de comparses pour plaire à la favorite et ajouter à la vraisemblance de la pièce. Et Briçonnet lui-même, tout parent de Bohier qu’il était, tout disposé qu’il pût être à secourir son malheureux cousin, Briçonnet n’osa pas forcer la duchesse à dépasser le chiffre qu’elle avait fixé. Quand le 31 mars (1555) elle eut mis la dernière enchère à 50,000 livres, personne n’osa lui disputer sa proie. Elle resta seule maîtresse du champ de bataille, et le 8 juin 1555 l’objet de ses désirs lui fût solennellement adjugé.

Mais au milieu de son triomphe Diane n’était pas encore complètement rassurée. Son droit, il est vrai, avait fait peau neuve : il était maintenant fortifié, bardé, cuirassé d’arrêts du grand-conseil, d’adjudications solennelles. Oui, mais elle n’avait pas ses titres de propriété. Après l’arrêt du 8 juin 1554, on les avait expédiés à Bohier pour suppléer aux formalités de la prise de possession réelle. Combien on regrettait maintenant ce surcroît de précautions ! Bohier poussé à bout, Bohier devenu débiteur envers le trésor de la différence entre l’enchère de Diane et la prisée primitive, c’est-à-dire de 40,000 livres, menacé par conséquent de voir saisir et vendre tous ses autres biens immobiliers, Bohier pouvait refuser de rendre ces titres. Il pouvait abattre d’un seul coup tout cet échafaudage de procédures si lentement, si péniblement élevé. Comment lui enlever ces armes dangereuses ? Il était toujours à Venise, hors de France et hors d’atteinte. Il fallut négocier. En échange des titres et parchemins de Chenonceau, le roi lui fit remise de ces 40,000 livres que n’avaient point couvertes les enchères de Diane de Poitiers ; mais voici le plus beau de l’affaire. On se rappelle sur quel prétexte était fondée la demande en rescision de la transaction de 1535 : « le trésor, en payant Chenonceau 90,000 livres, avait subi, disait-on, une lésion de plus de moitié prix. » Or maintenant, pour expliquer la remise faite à Bohier, il fallait un nouveau prétexte. Aussi les lettres patentes de Henri II à la date du 16 novembre 1556 déclarent que, tout bien considéré, la vraie valeur de Chenonceau est beaucoup plus considérable que le prix de l’enchère, « et que si les bastimens qui sont sur lesdictes terres étoient à faire, ne se feroient pour cent mil francs, sans le revenu, qui est de grand valleur et assis en ung des meilleurs et plus beaulx païs du royaume, et que ces héritaiges sont de présent à vil prix à cause des guerres… » C’était changer du noir au blanc en cinq années : quoi de plus simple ? le bon plaisir avait changé, ne fallait-il pas que la vérité changeât aussi ?


III

Enfin tout le monde était content ou du moins feignait de l’être. Bohier rentrait en France et ne songeait qu’à relever les ruines de sa fortune : se plaindre, comment l’eût-il osé après la magnanimité dont on avait usé à son égard ? Diane triomphait sur tous les points, et, sa victoire assurée, ne s’occupait que d’embellir sa conquête.

Il n’entre pas dans notre plan de la suivre dans ce rôle de propriétaire paisible. Laissons-la avec ses jardiniers bouleverser à grands frais les jardins de Chenonceau, multiplier contre les invasions du Cher les fossés, les palissades, les douves, les écluses, créer autour de son château des vergers, des potagers, des parterres, faire naître à l’entour ces mystérieux et frais bocages, ces retraites amoureuses qu’avait mises à la mode le goût italien ; laissons-la avec son architecte attitré, noble homme, maître Philibert Delorme, bâtir sur le Cher ce pont qu’avait conçu Bohier, et qui plus tard, sous Catherine, devint une galerie splendide. Bien des détails, curieux à plus d’un titre, pourraient nous arrêter : par exemple l’émulation des courtisans encombrant à l’envi Chenonceau des plantes les plus rares, heureux de faire leur cour au roi en peuplant les jardins de la favorite, ou bien encore l’ingénieux système inventé par Diane pour le paiement de ses travaux : c’était à maître Simon Goille, trésorier des édifices et bâtimens du roi, qu’elle adressait directement les mémoires de ses ouvriers, dans la louable intention sans doute d’épargner à l’argent du trésor des circuits inutiles. Tout cela assurément ne manque pas d’intérêt ; mais dans la vie d’un chevalier errant qu’importe le temps qu’il passe à se reposer ? Ce que nous voulons de Chenonceau, ce sont ses aventures, ses destins agités et vagabonds. Sautons donc par-delà ces années de calme et de mollesse où, reprenant haleine et profitant du ricochet de la faveur royale, le bon château s’engraissa tout doucement de l’argent des contribuables.

Nous voici au 10 juillet 1559 ; Henri II est à l’agonie et avec lui la toute-puissance de sa maîtresse. Du jour au lendemain, voilà Diane sans pouvoir, sans honneurs, sans amis. Ce sont revers de favorites. Elle du moins, elle avait pris ses mesures pour ne pas rester sans fortune ; mais cette fortune même, résultat de sa prévoyance et de son labeur, — ce mot est d’elle dans son testament, — cette fortune la conservera-t-elle ? Déjà Catherine s’est fait restituer au nom de la couronne les joyaux que Henri II avait donnés à sa maîtresse ; Catherine s’en tiendra-t-elle là ? Sa haine, pour si peu, sera-t-elle satisfaite ?

Diane était à coup sûr perdue, si Catherine avait été dès les premiers momens ce personnage tout d’une pièce qu’on nous présente sous son nom. Pour en faire plus à leur aise le type de la femme politique, les historiens ont longtemps confondu à plaisir la régente de 1560 avec la reine-mère de 1559. À quelque moment de sa vie qu’ils nous la montrent, c’est une souveraine omnipotente, dirigeant tout d’une main habile et expérimentée. Telle n’est point Catherine au lendemain de la mort de Henri II. Elle n’a ni la toute-puissance, ni l’expérience suprêmes. Autour d’elle, que d’ennemis, que de factions ! Les Guise, les princes du sang, le connétable. En elle, que d’hésitations, que de timidité, malgré tout son génie politique ! Elle se sent entourée de dangers, elle se défie de ses forces ; la circonspection chez elle l’emporte sur tout autre sentiment. Mettez pour un moment Diane à la place de Catherine : Diane se jettera avidement sur le pouvoir ; elle se vengera bruyamment, elle affichera son triomphe sans s’inquiéter des conséquences. Catherine, elle aussi, a des haines vigoureuses ; mais elle sait les sacrifier à son ambition. Avant tout, elle craint de compromettre son autorité naissante. La prévoyance, la dissimulation, la temporisation, voilà le fond de sa nature : on l’a dit et répété jusqu’à en faire une banalité de l’histoire, mais cela est aussi vrai que banal. Voyez plutôt quelle comédie elle joue à la mort de son mari : voyez-la se noyer dans des flots de larmes et de crêpes ! Quand le petit roi François, tout écrasé de cette couronne qui lui tombe sur la tête, vient vite offrir à sa mère une autorité dont il ne sait que faire, il n’en peut tirer de réponse. Quand les ambassadeurs sont admis à lui porter leurs condoléances, ils voient derrière une sorte de catafalque, à la lueur tremblotante de deux cierges, une forme noire tout enveloppée de voiles funèbres et d’où sort avec peine un murmure étouffé. Voilà Catherine : elle est reine de fait, mais elle craint de le paraître. Tout éclat lui semble dangereux, toute responsabilité redoutable. Ce fut là ce qui sauva Diane. Il fallait entamer une guerre ouverte ; Catherine recula. Trop peu sûre encore de ses armes pour s’avancer en rase campagne, elle aima mieux ne pas couper la retraite à l’ennemi et lui laisser emporter son butin. Pourtant parmi ce butin il y avait un morceau si appétissant et si vivement désiré de Catherine, qu’elle ne put résister à la tentation. C’était Chenonceau. Autrefois Catherine l’avait vu, ce château qui plaisait tant aux femmes. Elle l’avait voulu, demandé, elle s’en était amourachée, et là comme partout sa rivale l’avait emporté. Le dépit, comme on pense, avait entretenu et fortifié son caprice : malgré sa feinte modération, une fois maîtresse du royaume, il n’était guère possible qu’elle laissât Mme de Valentinois en possession de ce trésor.

Diane, de son côté, n’était pas disposée à lui céder la place. Les mères, dit-on, aiment leurs enfans d’autant plus qu’ils leur ont coûté plus de peines. A ce compte, on conviendra que Diane devait terriblement aimer Chenonceau. Rappelez-vous les persécutions de ce pauvre Bohier et tout ce procès inique pour effacer la tache domaniale. Quand on fait de ces vilenies, c’est pour qu’elles servent à quelque chose. Diane avait mis la loi, sinon le droit, de son côté, et au point de vue de la chicane sa position à Chenonceau était inexpugnable. Elle fit donc la sourde oreille, et, décidée à tenir bon, se retrancha derrière ses paperasses ; mais Catherine prit un autre chemin. Les députés des provinces étaient alors assemblés à Pontoise. Un beau matin, ils furent saisis d’une proposition royale tendant à annuler toutes les libéralités faites par les feus rois François Ier et Henri II. Le trésor avait besoin d’argent, les coffres étaient vides, voilà le moyen de les remplir. Qui s’avisera d’aller chercher là-dessous une vengeance particulière ? Il n’est question ni de Diane ni de Catherine, il ne s’agit que du bien de l’état. Oui, mais d’où vient la fortune de Mme de Valentinois ? Qui lui a donné ses terres, ses châteaux, son or, ses diamans ? La mesure adoptée, ce ne sera plus seulement Chenonceau qu’il faudra se résigner à perdre, ce sera le château d’Anet, ce sera le duché de Valentinois, et Diane ne pourra même pas se poser en victime d’une persécution particulière. Catherine se trouvera vengée comme par hasard, et pourra s’en laver les mains. Il n’y avait point à hésiter, et ce n’était plus le temps de faire l’orgueilleuse. Diane transigea. Elle eut Chaumont-sur-Loire, une belle fiche de consolation, mais elle abandonna Chenonceau, son cher Chenonceau ; elle eut le crève-cœur d’y voir installée celle qu’elle haïssait non moins cordialement qu’elle n’en était haïe.

Chenonceau, lui, s’accommoda fort bien de ce changement. Reine ou favorite, peu importait : il était toujours entre les mains d’une femme amoureuse de lui et dès lors sûr d’être bien traité. Pour le moment, il est vrai, le deuil sévère de sa nouvelle maîtresse ne lui promettait pas des jours bien gais ; mais ce n’était qu’un temps à passer. De fait, ce fameux deuil ne se prolongea point outre mesure. Catherine trouva bientôt qu’elle avait suffisamment pleuré un si fidèle époux, et ce fut Chenonceau qu’elle choisit pour égayer son veuvage. La conspiration d’Amboise, quoique prévenue à temps, venait de jeter le trouble dans la cour. Sinistre présage au début d’un règne ! Il fallait distraire les esprits de cette sombre impression, il fallait éloigner la cour de cet air malsain, tout chargé encore de passions et d’inquiétudes. Catherine n’imagina rien de mieux que d’emmener François et Marie à Chenonceau, et le dernier jour de mars 1560 les échos de Civray et de Francueil retentirent des cris d’allégresse que poussaient « de leur seul instinct » toutes les femmes et tous les enfans du pays, à la vue de leur roi, « comme présageant la certaine félicité de son règne. » Ainsi s’exprime Le Plessis, témoin oculaire des « triomphes » de cette journée. En vérité, le chemin d’Amboise à Chenonceau devait offrir ce jour-là un curieux spectacle. Représentez-vous « tous les ouvriers bêcheurs, manœuvres et subjects de la terre, qui étaient près de neuf cents, se parquant en bataille, enseignes déployées et tambourins battans, au-dessus d’une croppe et colline, laquelle coustoyant la venue, semblait commander au grand chemin… » Leurs enseignes étaient de taffetas noir, « traversées d’un coing à l’autre d’un lambeau de taffetas blanc, couleurs aptes à la démonstrance et signifiance de deuil, et avaient lesdits ouvriers chacun en la main une grande perche blanche au bout de laquelle était attaché un rameau vert… Au pied des ormeaux, chênes et autres arbres, le sieur Lambert (c’était le capitaine du château) avait fait asseoir les femmes desdits ouvriers et subjects, ayant toutes la teste couronnée d’un grand et lourd chappeau à la rustique émaillé de mille couleurs… Outre que le chemin était tout semé et couvert de jonchée verte, de gros bouquets de viollettes, de girofflées et autres fleurs décentes et convenables à illustrer et réjouir la vue d’une si noble et sainte compagnie… »

Que dites-vous de cet appareil ? que vous semble de ces groupes savamment arrangés, de cet enthousiasme symétrique, de ces tambourins, de ces rameaux, de toute cette paysannerie solennelle ? Malgré soi, on pense à l’Opéra-Comique et à ses chœurs champêtres. Et puis toutes ces réminiscences antiques accommodées à la moderne, une colonnade grecque à côté d’un feu d’artifice, un arc de triomphe romain près d’une rangée de canons, des obélisques égyptiens bariolés d’inscriptions italiennes, françaises, latines et grecques ; l’allégorie partout, sous toutes les formes, sous toutes les couleurs : ici une Renommée descendant avec le pont-levis jusqu’aux pieds du roi, plus loin une Victoire offrant les lauriers et les palmes, puis une Pallas, — allusion ingénieuse à la sagesse de Catherine, — « magnifiquement aornée à l’antique, avec sa lance, et du haut d’un balcon récitant des vers de bienvenue, et inondant tout le cortège d’une pluie de vers, de guyrlandes, de bouquets et de fleurs. » Tout ce mélange de puérilités et de pédantisme, toutes ces graves niaiseries peignent l’époque en quelques traits. Voyez un peu le pouvoir de la mode et de l’esprit d’imitation ! Des Français, c’est-à-dire des gens qui rient de tout, prendre au sérieux tous ces enfantillages ! Des Italiens, passe encore, ils ont toujours aimé la mascarade, ils l’aimeront toujours : c’est chez eux un besoin de nature ; mais en passant les Alpes le déguisement devient compassé, solennel, et partant ridicule. Cela n’empêche pas, au XVIe siècle, le clinquant et l’oripeau de faire fureur. Que voulez-vous ? rien alors n’était bon chez nous que ce qui venait d’Italie.

Ce ne fut pas du reste la seule fois que Catherine mit Chenonceau en liesse. Si ces vieilles murailles pouvaient parler ! Que n’ont-elles pas vu pendant les trente années qu’elles abritèrent Catherine ! Après François II et Marie Stuart, et leurs soupirs amoureux, Charles IX et ses colères brutales, Marguerite et ses folles intrigues, puis Henri III et ses mignons, et leurs débauches et leur mollesse, enfin et surtout Catherine, tantôt méditant la Saint-Barthélémy, tantôt cherchant à piper son gendre, prudemment réfugia dans sa Navarre. C’était à Chenonceau que Catherine venait chercher le calme et retremper ses forces épuisées. La possession n’avait fait qu’accroître son amour. Entre tant de belles demeures qu’elle possédait, les Tuileries, Chaillot, Saint-Maur-des-Fossés, Monceaux, évidemment Chenonceau était son favori. Nous en avons la preuve dans un acte authentique, daté de 1576, par lequel Catherine affectait aux embellissemens de Chenonceau tous les revenus de sa baronie de Levroux, « voulant y faire plus de despense que en peut porter le revenu ordinaire de ladite terre et seigneurie. » Ce n’était pas trop pour mener à bien les projets que méditait Catherine. Ne songeait-elle pas à faire de son cher château la plus admirable des résidences ? Androuet du Cerceau nous a conservé les plans tracés par Philibert Delorme sous l’inspiration de la reine-mère. Pour s’embarquer dans de telles entreprises, il fallait plus que l’amour de Chenonceau, il fallait cette manie de bâtir qui toujours posséda Catherine. A Paris, à Monceaux, à Saint-Maur, partout comme à Chenonceau, elle faisait construire. Faut-il croire, comme le veut de Thou, que par une superstition bizarre il lui semblait que « le jour qui verrait ses bâtimens terminés serait le dernier de sa vie. » Quel que fût son motif, elle eut beau laisser inachevés les travaux de Chenonceau, elle ne put conjurer la mort.

On sait comment elle sortit de ce monde à Blois le 6 janvier 1589, après une agonie misérable, abandonnée de tous, n’ayant à son chevet qu’un pauvre vieux prêtre pour recevoir son dernier soupir. « Adorée et révérée de son vivant comme la Junon de la cour, dit l’Étoile, elle n’eut pas plus tôt rendu l’âme qu’on n’en fit non plus de compte que d’une chèvre morte. » Dans cet abandon lugubre, dans cette fin, il faut voir plus que le mépris des cours pour les astres qui déclinent ; il faut voir le désordre, le désarroi des choses et des hommes à ce moment de notre histoire. Après tant d’efforts habiles, souvent heureux, pour soutenir la royauté contre ses ennemis conjurés, Catherine la laissait dans un bien triste état. il faut traverser deux cents années, il faut venir jusqu’en 1789, pour trouver le pouvoir royal en butte à de tels dangers : partout dans le royaume la guerre civile, partout la révolution, le mot paraît moderne, mais comment appeler autrement la déposition du roi par le peuple de Paris ? Le mouvement sans doute n’est pas encore démocratique ; les temps ne sont pas venus, les esprits, ne sont pas mûrs. Il reste à naître bien des idées, et aussi bien des mots ; mais derrière toutes les ambitions lorraines ou espagnoles, derrière toutes ces passions princières, on sent une sorte d’éruption populaire qui n’a pas conscience d’elle-même, et qui n’en est pas moins comme le premier frémissement du volcan. Voilà le royaume que laissait Catherine ; avec cela des coffres vides, des populations pressurées, des passions religieuses surexcitées, un étranger riche, puissant, s’établissant au cœur même de la France, habile à profiter de la pauvreté des uns, du fanatisme des autres, de l’égarement de tous. Combien ne faut-il pas admirer l’homme qui, survenant au milieu de ce chaos inextricable, sut tout relever, tout reconstruire, rendre à la France un gouvernement, des finances, une armée, restaurer le commerce, créer l’industrie, assurer en un mot la richesse, la grandeur et l’indépendance nationales ! Henri IV eut sans doute un puissant auxiliaire, le respect de l’autorité vivace encore au fond des cœurs ; mais, pour un seul allié, que d’ennemis ! Veut-on se convaincre par les faits ? Qu’on suive avec nous l’histoire de Chenonceau à travers la succession de Catherine de Médicis : ce seul exemple fera voir quel était alors le désordre général, le désarroi des finances et le discrédit de la royauté.


IV

La veille de sa mort, dans la matinée, avant que le délire la prît, Catherine voulut faire son testament. En présence du roi son fils et de sa belle-fille Louise de Vaudemont, la reine moribonde dicta ses volontés dernières aux notaires qui suivaient la cour. Dans ce testament, que la mourante ne put signer, « pour sa débilité, » le sort de Chenonceau fut ainsi fixé : « Item donne et lègue à la royne, sa fille, la terre et seigneurie de Chenonceau, ses appartenances et deppendances, avecq les meubles y estans, pour en jbyr en proprietté. » C’était clair et net. Pour plus de sûreté encore, Henri III, quelques jours après, ratifia par lettres patentes spéciales le legs fait à sa femme, déclarant que «… pour couper chemin à touttes subtilles interprétations et difficultez que l’on y pourrait cy après faire, speciallement pour l’hypotecque d’icelle maison aux debtes et dispositions testamentaires dont il sait mieux que tout autre que sa dite défunte dame et mère n’a jamais entendu l’en charger, ains l’en excepter….. Il ratiffie et aprouve, veut et lui plaist que sadite épouze et les siens jouissent et usent en tout droit de propriété de ladite terre, chasteau et seigneurie de Chenonceau, francs et quictes de toute debte, charge, et dispositions faites et ordonnées par sadite feue dame et mère, par testament ou autrement….. sans que ny mesme les créanciers et légataires de sadite feue dame et mère s’y puissent prendre ou adresser pour leurs debtes et hypotecques ; ce qu’il leur défend expressément. » Qu’il y eût dans cette défense un flagrant excès de pouvoir, personne n’en peut douter, mais on n’était pas à cela près à cette bienheureuse époque, et on serait tenté de croire que cette volonté deux fois exprimée par deux personnes royales devait prévaloir envers et contre tous. Il n’en fut rien, comme on va voir.

Il est vrai que les créanciers « de la défunte reine » étaient toute une armée. Ce que disait deux cents ans plus tard le cardinal de Rohan, Catherine pouvait bien le dire en 1589 : « il n’y a qu’une Médicis pour laisser autant de dettes. » Lorsqu’elle s’était mariée, elle possédait pour le temps une fortune immense. « Elle avait du bien en France, dit Martin du Bellay, jusqu’à cinq ou six cent mille écus vaillans, » et Contarini, dans sa Relazione de 1552 : « Elle a deux cent mille écus à dépenser par an ; encore ne lui suffiraient-ils pes tellement elle dépense pour sa table, pour ses écuries, pour ses vêtemens, et pour les mariages qu’elle aime à négocier. » Ce fut bien autre chose encore quand elle fut veuve et maîtresse de ses actions : les intrigans, les astrologues, les sorciers, les maçons, les architectes, les Italiens de toute sorte et de tous métiers, l’exploitèrent, la dupèrent, la dépouillèrent de cent façons. Pendant que son fils vidait les coffres de l’état au profit de ses mignons, de ses chiens et de ses perruches, Catherine se ruinait à des goûts plus nobles, mais non moins dispendieux. Pour une belle œuvre d’art antique ou moderne, pour un livre rare, pour un manuscrit précieux, elle eût donné tout l’or du monde, si elle l’eût possédé. Ajoutez tous ces bâtisseurs qu’elle entretenait partout, les sommes que lui coûtaient sa crédulité et ses superstitions, l’argent qu’elle semait pour se faire des créatures ; vous comprendrez qu’à ce métier elle dut être bientôt réduite aux expédiens. D’abord elle avait toujours eu quelque Italien tout prêt à lui prêter, sauf à « s’en rembourser au double ; » mais dans les derniers temps plus d’argent, plus de crédit nulle part, ni chez les Français ni chez les Italiens : elle était tombée si bas qu’il lui fallait mendier la garantie de ses serviteurs pour se faire avancer quelques écus. Quelle fin ! C’était la pauvreté complète, le dénûment absolu ! Et nonobstant, un désordre incurable, une incroyable insouciance. Quand on lui remontrait sa pénurie, « elle en riait, nous dit Brantôme, et disait qu’il fallait louer Dieu du tout et trouver de quoi vivre. » Un bohème de nos jours ne répondrait pas mieux ; mais quel respect pouvait commander au peuple une royauté ainsi dénuée ? A la lettre, Catherine vivait aux crochets de ses serviteurs. Prenez la liste de ses créanciers. Au premier rang figurent Jean Mayer et Pierre Rengatz, pourvoyeurs, réclamant 5,930 écus pour dépenses de bouche ; Guillaume Renault et Gabriel Bail, cochers, 500 écus ; René du Moustier, panetier et valet de chambre, 2,400 livres ; un lavandier du linge de bouche, 80 écus ; un cocher du charroi, 22 écus ; un fruitier, 50 écus ; enfin tous les valets de chambre, fourriers, maréchaux-de-logis, réclamant leurs gages ou des avances d’argent par eux faites à Catherine. Chose curieuse, dans cette liste où l’on rencontre à foison des créanciers de toute espèce, des seigneurs, des domestiques, des partisans, des gens de cour, on ne trouve qu’un seul Italien. Tous les autres avaient flairé la débâcle et tiré leur épingle du jeu.

Bien avisés ceux-là, car l’affaire ne fut pas bonne. Sur 800,000 écus de dettes que laissa Catherine, — chiffre énorme, si l’on songe à ce qu’il représenterait aujourd’hui, — sait-on combien il fut payé ? Quelque 2 ou 300,000 livres à peine. Et le reste ? Tant que dura la guerre civile, les créanciers ne purent recouvrer un écu, parce que les ligueurs s’étaient emparés de tous les biens de la reine-mère. Quand l’ordre fut rétabli, quand le roi fut rentré dans sa capitale, ces pauvres créanciers crurent le moment venu de rentrer eux aussi dans leurs gages ; mais un autre y rentra à leur place. Ce fut Marguerite de Valois, qui, après avoir d’abord abandonné la succession de la feue reine, où elle ne voyait que dettes à payer, se ravisa au bon moment, se fit adjuger par le parlement, comme propres maternels, les comtés d’Auvergne, de la Tour et de Lauraguais, mais ne paya pas pour cela un sou des dettes de sa mère ; si bien qu’en somme la liquidation de cette succession royale dura dix-sept années, passa par mille péripéties, et aboutit finalement à quoi ? à une banqueroute, à une véritable banqueroute. Ce n’est là que le gros de l’affaire ; mais c’est assez pour nous peindre l’époque.

Au surplus, restons à Chenonceau. Sa part d’aventures, au milieu de ces désordres, n’est ni la moins curieuse, ni la moins édifiante. La reine Louise mit bientôt à profit le legs de sa belle-mère ; elle vint s’installer dans son nouveau domaine ; mais ce ne fut pas pour y apporter la joie et les plaisirs. Henri III venait de tomber sous le couteau de Jacques Clément, et sa veuve désolée avait la bonté d’âme de le pleurer sincèrement. Chenonceau dut s’accommoder à la douleur de sa nouvelle maîtresse. Plus de fêtes, plus de galanteries, plus de plaisirs bruyans. La tristesse et le silence devinrent les hôtes du château. Partout les devises funèbres remplacèrent les inscriptions galantes, partout les tentures brillantes firent place aux draps noirs semés de larmes d’argent, et les emblèmes mythologiques disparurent sous les attributs de la mort. On voit encore à Chenonceau les traces de ce deuil profond et, chose rare, aussi sincère que démonstratif. Cette petite chambre contiguë à la chapelle, tout attristée encore par ces fauteuils et ce petit lit tendu de noir, et d’où l’on n’entend que le bruit monotone du fleuve qui bat les piles du pont, c’était la chambre de la reine Louise. C’était là qu’elle consacrait le reste de sa vie au culte de Dieu et à la mémoire de celui qui l’avait toujours dédaignée. C’est une aimable et douce figure que celle de Louise de Vaudemont. Dans ces temps agités par tant de passions mauvaises, on éprouve en la rencontrant je ne sais quelle impression de repos et de calme. Ce qui attire en elle, ce n’est ni l’éclat d’un grand esprit, ni la profondeur d’un génie politique ; c’est un parfum de vertu modeste et résignée. La douceur, la bonté, la fidélité, voilà ses séductions. On ne peut s’empêcher de l’aimer pour son attachement inviolable à cet indigne mari, et aussi pour sa charité si rare à cette époque égoïste et corrompue. A Chenonceau, elle était la providence des malheureux et des souffrans, et longtemps les paysans gardèrent le souvenir de « la bonne reine blanche. » Dieu sait pourtant que la pauvre Louise n’avait guère de superflu. Dans une lettre adressée par elle au parlement le 20 juillet 1592, elle supplie qu’on lui règle au plus tôt son douaire, « afin de sortir de la misère où elle est. » Le mot n’était pas trop fort. Le revenu de Chenonceau et une maigre pension de 12,000 écus que lui servait à grand’peine Henri IV, pauvre lui-même en ce temps-là, voilà les ressources de celle qui avait été reine de France.

Pourtant elle y trouvait sa suffisance, et sa vie s’écoulait triste et résignée, lorsqu’un nouveau coup vint à la fois la frapper dans son dernier asile et rejeter Chenonceau dans les aventures et les agitations. Un certain jour, à la fin de janvier 1598, les huissiers se présentèrent au château, et sans plus de forme, sans plus de respect pour cette pauvre majesté tombée, sommèrent, en vertu d’un arrêt du parlement, l’infortunée reine de payer les dettes qui grevaient Chenonceau, avec les dépens, intérêts et tout ce qui s’ensuit, « si mieux elle n’aimait déguerpir ladite terre pour être vendue et décrétée. »

Voici ce qui s’était passé. Lorsque dans ses lettres patentes de 1589 Henri III affirmait, pour dégrever Chenonceau, que les autres biens de la succession de Catherine suffiraient à payer les dettes, il outrepassait son droit, mais non pas la vérité. Si Catherine n’était pas morte au milieu des troubles et de la confusion sociale, elle ne fût pas restée insolvable, car il existait positivement dans sa succession des valeurs supérieures à la somme énorme de ses dettes. Dans son hôtel de Paris seulement, rien qu’en marbres antiques, en tableaux et sculptures modernes, en livres rares, en meubles précieux, les créances eussent été couvertes. Il y avait là, c’est un acte du parlement qui le constate, de quoi payer les 800,000 écus de dettes que la feue reine avait laissés.

Malheureusement tout cela était à Paris, et Paris était aux ligueurs. M. de Mayenne et Mme de Montpensier s’installèrent dans l’hôtel de Catherine. Eux et leurs gens vécurent là comme en pays conquis jusqu’à la reddition de Paris, et lorsqu’ils déguerpirent, en 1594, on pense bien qu’ils avaient fait, ou peu s’en faut, maison nette. Les créanciers n’y trouvèrent pas leur compte ; mais à qui s’en prendre ? Il n’y avait pas plus d’héritiers que d’héritage, car, on s’en souvient, le Béarnais et Marguerite s’étaient prudemment mis à l’écart. En désespoir de cause, les créanciers s’adressèrent au parlement, assemblé à Châlons. Le parlement les accueillit (il a toujours aimé se mêler des testamens royaux), et condamna la succession à leur rembourser leurs créances, « faute de quoi faire, les biens tant meubles qu’immeubles, ayant appartenu à la défunte reine seroient vendus, et spécialement les terres et seigneuries de Monceaux, Saint-Maur et Chenonceau. »

C’était cet arrêt qu’on signifiait à Louise de Vaudemont le dernier jour de janvier 1598. Or ce qu’on lui réclamait, ce n’était rien moins qu’un total de soixante mille écus. Pauvre reine ! Il est vrai que le chiffre ne faisait pas grand’chose : 100,000 livres ou 10,000, peu importait, elle ne pouvait pas plus payer l’un que l’autre. Ses adversaires le savaient bien. Aussi, sans même attendre sa réponse, les voilà qui envahissent Chenonceau, qui s’établissent, parlent en maîtres, arrêtent les revenus, saisissent, instrumentent à grand renfort de criées, d’affiches et de proclamations. Chenonceau pouvait se croire revenu aux procédures de 1551, et Louise n’était pas mieux traitée que Bohier ne l’avait été jadis. Dépossédée violemment, tolérée provisoirement dans son propre château, réduite à cette humiliation de devoir un asile à la pitié, à la condescendance des gens de loi, elle voyait venir le jour où il lui faudrait sortir de ce refuge pour se trouver peut-être sans abri.

L’adjudication devait avoir lieu le 24 juin 1598, et certes les acheteurs ne feraient pas défaut ; un surtout s’était déjà mis sur les rangs, et d’une manière décisive. Celui-là n’avait qu’à vouloir, l’argent ne lui manquerait pas tant qu’il en resterait dans l’épargne royale. C’était Gabrielle d’Estrées, duchesse de Beaufort, la bien-aimée de Henri IV. Il était écrit que toutes les reines y passeraient, reines légitimes ou reines de la main gauche. Gabrielle était venue en 1597 visiter Chenonceau en compagnie de son royal amant. En sa double qualité de femme et de favorite, elle ne pouvait échapper à la contagion. Elle eut à son tour ce qu’on pourrait appeler la maladie de Chenonceau. Le remède était facile, puisque justement Chenonceau allait être mis en vente. Gabrielle n’avait pas perdu de temps pour se l’assurer. Dès le 24 décembre 1597, c’est-à-dire quelques jours à peine après l’arrêt ordonnant la saisie et avant même qu’il fût signifié à Louise de Vaudemont, la duchesse de Beaufort avait conclu un accord avec le sieur Du Tillet, syndic d’une partie des créanciers de Catherine, accord par lequel Gabrielle d’Estrées, moyennant la somme de 22,000 écus payables le premier juillet 1598, acquérait tous les droits, privilèges, rentes, hypothèques, constitués sur Chenonceau, se réservant de surenchérir contre les acheteurs étrangers lorsque viendrait le temps de la vente judiciaire.

On voit que Gabrielle avait pris ses précautions. En vain la reine douairière avait interjeté appel au parlement, alléguant qu’on avait procédé aux criées avant même qu’elle eût pu faire l’option de payer ou de déguerpir. Le parlement avait repoussé cet appel, et la malheureuse reine ne pouvait plus conserver d’espérance, lorsqu’un événement survint qui changea la situation et fit de Gabrielle un allié pour Louise au lieu d’un adversaire. Cet événement, ce fut la soumission du duc de Mercœur, le frère de Louise de Vaudemont et le seul chef ligueur qui n’eût pas encore déposé les armes. Lorsqu’en 1598 il fit sa soumission et livra au roi la Bretagne, un des articles secrets du traité fut le mariage de la fille unique de M. de Mercœur avec César Monsieur, fils légitime du roi et de Gabrielle d’Estrées. Le duc et surtout la duchesse de Mercœur se souciaient peu de cette union, mais Gabrielle la voulait à toute force. C’est à ce prix qu’elle avait mis son intercession auprès du roi. Les Mercœur se résignèrent, mais tachèrent d’obtenir quelques compensations et n’oublièrent pas leur infortunée sœur. Sur ce chapitre, la duchesse de Beaufort se montra de bonne composition. On délibéra, on chercha, et, chose rare, on trouva un arrangement qui contentait tout le monde. Gabrielle, sacrifiant son caprice pour Chenonceau, se désistait de tous ses droits ou prétentions en faveur de la reine douairière ; de son côté, Louise donnait Chenonceau comme présent de noce à sa nièce et à son futur neveu, en se réservant toutefois l’usufruit de ce domaine, où elle pensait finir ses jours. Enfin M. de Mercœur avait aussi son rôle, et ce n’était ni le moins important ni le moins nécessaire ; il promettait à sa sœur sa garantie pour les sommes qu’elle aurait à payer.

Ainsi allèrent les choses, le mieux du monde en apparence. Par acte du 22 juin 1598, Louise, subrogée à tous les droits de Mme de Beaufort, renouvela le traité conclu par Gabrielle le 24 décembre 1597. Des 22,000 écus qu’elle s’engageait à payer par cet accord, elle n’avait pas le premier sou, et cela est si vrai que, pour donner à titre d’arrhes une méchante somme de 2,000 écus, il lui fallut vendre à un orfèvre trois belles perles qu’elle possédait ; mais M. de Mercœur s’engageait au défaut de sa sœur, et c’était là une garantie rassurante. Puis, le 15 octobre suivant, la reine douairière, « désirant faire paraître par effet et laisser témoignage à la postérité du plaisir et contentement que sa majesté a reçu du mariage accordé entre César Monsieur, duc de Vendôme, et Françoise de Lorraine, sa niepce, » donna aux futurs époux la terre et châtellenie de Chenonceau, « à la charge et réservation qu’elle en jouirait par usufruit sa vie durant. »

Cet usufruit ne devait pas être bien long. Six mois après, au moment où Louise, découragée par dix ans d’inutiles démarches, désespérait de jamais rien obtenir et s’accoutumait à l’idée de finir ses jours à Chenonceau, elle reçut pour douaire le Bourbonnais. Événement aussi heureux qu’inattendu, car pour la pauvre reine son château n’était plus un asile assuré. Elle s’était trop hâtée de s’en croire maîtresse. Quand elle en disposait comme nous venons de le voir, elle se fiait au traité qu’elle venait de conclure ; elle pensait que tout était fini, que la chose était faite et parfaite, et qu’il n’y avait plus à y revenir. Rien n’était fini au contraire : ses traités et ses donations n’étaient que des chiffons de papier. Pendant que Louise et Gabrielle s’arrangeaient ensemble et pensaient s’arranger avec les créanciers de Catherine en la personne de maître Du Tillet, les réclamations, les défenses, les oppositions, pleuvaient à Chenonceau. Cette succession de la reine-mère était une mine inépuisable de créances. On en payait une il en revenait vingt autres. En premier lieu, l’adjudication définitive avait été fixée, à la Saint-Jean de 1598, puis elle avait été remise à la Noël de la même année ; mais comment faire ? Chaque jour on voyait poindre quelque nouveau réclamant qui s’opposait à la vente, et celle-ci, de délai en délai, s’en allait aux calendes grecques.

Les Mercœur pourtant se conduisaient en gens sûrs de leur fait, et ne semblaient pas s’apercevoir que leur droit manquait par la base. Le 30 juillet 1599, César Forget, pour le duc de Vendôme, et au nom du Roy, acceptait la donation de la reine Louise ; le 6 août suivant, les Mercœur l’acceptaient à leur tour ; on l’inscrivait au bailliage de Tours, on l’inscrivait au bailliage d’Amboise, et enfin en 1601, le 20 février, quelques jours après le décès de la reine Louise, morte à Moulins le 29 janvier de cette année, le même César Forget, toujours au nom du roi et pour le duc de Vendôme, prenait solennellement possession du domaine et de la justice de Chenonceau, ordonnant qu’à l’avenir on n’y usât que de cette formule : « de par monseigneur le duc de Vendôme et sa justice à Chenonceau. » Mais pendant ce temps les créanciers allaient toujours leur train, et, somme toute, c’était eux qui étaient les maîtres. Les commissaires de la saisie n’avaient pas cessé d’occuper le château, de toucher les revenus et de disposer de tout suivant leur bon plaisir. Il paraît même que les officiers commis à cet emploi par l’ancien syndicat des créanciers avaient fini par prendre trop au sérieux leur rôle de propriétaire. Ils s’étaient habitués à se croire chez eux, et tripotaient tout doucement les fermages et les redevances. Cela pouvait durer longtemps ainsi : l’imbroglio se prolongeait, et nous n’en finirions pas si nous voulions suivre un à un tous les incidens de cette interminable affaire, raconter par le menu les arrêts du parlement, les oppositions, les assemblées de créanciers, les procédures de toute sorte. Pour abréger, nous sauterons, non pas tout à fait au dénoûment, mais du moins à la péripétie.

Lorsque les créanciers furent las d’entretenir à leurs frais les huissiers de Paris et de Touraine, ils consentirent à un accord. Comme bien on pense, Mme de Mercœur, sur qui la mort de son mari venait de faire retomber tout le poids de ces longs débats, ne repoussa pas cette chance de sortir d’embarras. On se réunit à Paris en l’hôtel de l’archevêque de Sens, et le 21 novembre 1602 une convention fut conclue, dont les deux clauses principales étaient la réserve faite par la duchesse de Mercœur de tous les objets d’art qui garnissaient Chenonceau et l’engagement pris par elle « d’enchérir ladite terre jusques à la somme de 96,000 livres tournois. » Là-dessus on déduirait les arrhes que la pauvre Louise de Vaudemont avait avancées jadis en vendant ses bijoux ; le reste de la somme devait être payé en trois termes, fort rapprochés du jour de l’adjudication définitive.

Tout cela était fort bien ; mais quand aurait-elle lieu, cette adjudication ? en dépit de toutes les conventions et de tous les accommodemens, les choses traînèrent encore quatre années. De remise en remise, de surenchère en surenchère, on arriva jusqu’à la fin de 1606. Alors seulement Mme de Mercœur, ayant mis sa dernière enchère à 96,300 livres, se vit maîtresse du champ de bataille ; alors seulement fut prononcé par la cour l’arrêt qui fixait irrévocablement le sort de Chenonceau, « en adjugeant, livrant, baillant et délivrant à Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur et de Penthièvre, comme plus offrand et dernier enchérisseur, le château, fief, terre et seigneurie de Chenonceau, appartenances et dépendances quelconques. »

Quelques mois auparavant, un autre arrêt du parlement de Paris avait enlevé au comte d’Auvergne, héritier choisi par la reine-mère, les comtés d’Auvergne, de La Tour et de Lauraguais, et les avait donnés à Marguerite de Valois, que sa mère n’avait même pas nommée dans son testament. Voilà donc ce qu’étaient devenues les dernières volontés de Catherine. Ce qu’elle avait destiné implicitement à satisfaire ses créanciers, c’étaient les ligueurs qui en avaient joui. Ce qu’elle avait laissé à son petit-fils naturel, le bien-aimé de son cœur, c’était sa fille, la femme d’un gendre détesté, qui s’en était emparée. Enfin ce Chenonceau qu’elle avait prétendu mettre hors des atteintes de ses créanciers, ce château tant aimé, dont elle avait voulu fixer le sort, il avait été pendant des années en proie aux huissiers et aux hommes de loi, il avait été le seul gage qui, n’eût pas échappé aux créanciers frustrés de tout le reste ; il avait seul empêché que la succession de la reine Catherine aboutît, après dix-sept années, à une banqueroute tout à fait complète.


V

Nous pourrions laisser ici Chenonceau, car le reste de sa vie n’offre plus de ces aventures extraordinaires pour lesquelles il semblait être né. Plus de brusques changemens de fortune plus de personnes royales se disputant sa possession, plus d’infortunes ou de grandeurs éclatantes ; il n’échappe pas aux inconstances du sort, il a de bonnes ou de mauvaises chances, des alternatives de bonheur ou de détresse, mais sans bruit, obscurément, comme tout château peut en avoir. C’est un prince descendu à la vie bourgeoise, c’est un demi-dieu devenu mortel.

Encore, tant que vécut Mme de Mercosur, il ne fut tout à fait ni sans animation ni sans honneur. Sa nouvelle maîtresse ne le quittait guère, et, s’il ne pouvait pas attendre d’elle cette sollicitude constante, ces soins empressés auxquels l’avaient accoutumé les Diane et les Catherine, du moins avec elle n’avait-il pas à craindre l’abandon et le dépérissement. Deux fois même, dans cette période qui dura de 1606 à 1621, deux fois de royales visites vinrent rendre à Chenonceau comme un reflet de ses grandeurs passées, et la présence de Louis XIII éclaira d’un rayon de gloire ses vieilles murailles ; mais quand Mme de Mercœur n’est plus là, quand Chenonceau tombe tout simplement par voie d’hérédité aux mains de Françoise de Lorraine et de César Monsieur, alors commencent pour lui l’isolement et la tristesse. A peine de temps en temps entrevoit-il ses nouveaux maîtres ; il est réduit au rôle de pied-à-terre, Une fois, en 1637, il voit venir un prince du sang, Gaston d’Orléans, — c’est quelque chose, mais ce n’est plus un roi ; — il l’héberge quelques heures, il retrouve un moment dans un festin splendide sa vie et sa gaîté d’autrefois, et puis tout retombe dans le silence. Le temps se passe, et personne ne semble s’inquiéter de Chenonceau. Louis de Vendôme succède à son père, César Monsieur, puis il meurt à son tour, et Chenonceau suit obscurément le sort de tous ses autres biens : il passe aux mains du duc de Vendôme, l’illustre capitaine, et de son frère, le grand-prieur.

Heureux encore le pauvre château, s’il n’eût pas été troublé dans son obscurité ! mais ses-deux maîtres étaient de vrais bourreaux d’argent. Grâce à leurs extravagances, Chenonceau revit encore les huissiers ; il retomba entre les griffes des gens de loi, et cette fois sans qu’on fit rien pour l’en arracher. Au contraire MM. de Vendôme, en cette crise, s’empressèrent de l’abandonner en usufruit à l’un de leurs créanciers, et Dieu sait ce que devint l’infortuné château entre les mains d’un homme qui ne se souciait que d’en toucher les revenus. D’ailleurs le duc et le grand-prieur avaient eux-mêmes donné l’exemple de l’irrévérence et de la barbarie à son égard. Non contens de l’exposer aux injures et aux mauvais traitemens, ils le dépouillèrent de leurs propres mains. Tous ces objets de prix, tous ces marbres antiques, tous ces chefs-d’œuvre de l’art ancien ou moderne qu’y avait rassemblés Catherine et que Mme de Mercœur avait si soigneusement conservés, MM. de Vendôme les arrachèrent de Chenonceau. Ils les dispersèrent dans leurs demeures préférées, ou bien ils en firent leur cour au grand roi. A peine laissèrent-ils dans leurs niches ou sur leurs socles deux ou trois bustes, cinq ou six médaillons ; le reste prit le chemin d’Anet ou de Versailles, et Chenonceau, victime de la vanité et de la courtisanerie, se vit sacrifié pour un mot, pour un sourire de Louis XIV. Il est vrai qu’en ce moment il appartenait à des hommes ; mais il faut croire qu’un mauvais sort s’acharnait contre lui, car il passa bientôt par les mains de deux femmes sans que ni l’une ni l’autre daignât lui témoigner la moindre bienveillance. Anne de Bourbon-Condé, duchesse de Vendôme, hérita de son mari en 1712. A sa mort, en 1718, elle laissa tous ses biens à sa mère, la princesse de Condé. Chenonceau, confondu dans la masse, appartint donc successivement à ces deux princesses ; mais ce n’était plus alors le Chenonceau du XVIe siècle, frais et pimpant, sûr de plaire, aimé de toutes les reines. Tout en lui portait l’empreinte de la vieillesse et de l’abandon. L’herbe et la mousse couvraient les pierres, le vent sifflait dans les salles désertes, et çà et là les murailles se fendaient tristement. Aussi quand le duc de Bourbon, qui avait acheté Chenonceau de la princesse de Condé en 1720, visita par hasard son nouveau domaine, il ne put se défendre de quelque pitié pour le château abandonné, et voulut panser ses plus graves blessures. Hélas ! ce fut un peu l’histoire de l’ours et du pavé ; M. de Bourbon calculait bien et savait le prix des choses : il restaura Chenonceau aux dépens de Chenonceau lui-même. Les beaux vieux arbres du parc, abattus par centaines, payèrent les maçons et les couvreurs, et Chenonceau, rassuré sur le sort de ses murailles, dut pleurer ses jardins déshonorés.

Enfin cette mauvaise fortune qui s’obstinait depuis près d’un siècle et demi, sembla se lasser lorsque M. de Bourbon vendit Chenonceau au célèbre financier Dupin. Ce qu’était Claude Dupin, le fermier-général, ce qu’étaient sa fortune et son rang dans le monde, nul ne l’ignore. Ce ne fut pas, il faut l’avouer, une des moindres bizarreries de la destinée de Chenonceau que de le mener ainsi à travers tant de rois, de reines et de favorites, d’un général des finances à un fermier-général. Quoi de plus naturel après tout que de voir Dupin dans le château de Bohier ? Entre le financier du XVIIIe siècle et le financier du XVIe il y a tant de ressemblance ! Comme Bohier, roturier de naissance, Dupin est grand seigneur de situation ; comme lui, sorti de la classe moyenne, il se place au premier rang d’une société aristocratique et exclusive, et s’impose à elle par la seule vertu de sa richesse. Comme lui enfin, bourgeois de nom et de famille, il n’est pas fâché de relever sa roture d’une pointe de noblesse : il lui plaît de faire souche de gentilshommes, et c’est sur Chenonceau qu’il veut greffer la noblesse de sa race. Son fils aîné prendra le nom de Francueil, son fils cadet celui de Chenonceau, et voilà deux beaux noms de plus dans l’armorial de France.

Avec ces idées-là, on pense bien que M. Dupin ne lésina point sur les réparations ; c’était le moins qu’il remît à neuf sa nouvelle seigneurie. Par ses soins, le vieux château, rappelé à la vie, retrouva une jeunesse et une fraîcheur nouvelles. D’ailleurs, à défaut de M. Dupin, Mme Dupin était là, et Chenonceau pouvait compter sur elle. C’était une femme d’esprit et de goût, un peu bas-bleu comme son époque, mais trop distinguée d’intelligence et de sentimens pour ne pas apprécier son château à sa juste valeur. Et puis, ne l’eût-elle pas aimé pour son propre compte, elle eût toujours voulu qu’il fût digne des hôtes brillans qu’elle y attirait, car elle voyait haute compagnie : sans parler des écrivains et des philosophes comme Fontenelle, Buffon, Voltaire, qui étaient de ses cercles et de ses dîners, « on ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. La princesse de Rohan, la comtesse de Forcalquier, Mme de Mirepoix, Mme de Brignole, milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. » Voilà des noms bien résonnans. Chenonceau recevait toutes ces nobles visites, mais n’en était pas ébloui.

Sur le chapitre des grandeurs, on peut dire qu’il était blasé : tous les comtes et tous les marquis du monde n’ajoutaient rien à sa gloire. Nous ne voyons qu’un visiteur dont la présence fût pour lui une vraie nouveauté : c’était un simple barbouilleur de papier aux gages des Dupin, philosophant pour monsieur, qui se mêlait de réfuter Montesquieu, pillant les auteurs pour madame, qui méditait de célébrer le mérite des femmes, et préparant des expériences de chimie pour le fils, qui voulait s’illustrer dans les sciences. Cet homme, obscur alors et perdu dans la foule brillante qui entourait Mme Dupin, n’était rien moins que Jean-Jacques Rousseau. Piquante hospitalité pour ces vieilles murailles ! l’illustre figure plébéienne contraste plaisamment avec tous ces aristocratiques visages que Chenonceau comptait déjà dans sa galerie de personnages célèbres. Jean-Jacques nous a parlé lui-même de son séjour en ce beau lieu. « En 1747, nous allâmes passer l’automne en Touraine, dans le château de Chenonceau, maison royale sur le Cher, bâtie par Henri II pour Diane de Poitiers (Rousseau n’était pas tenu de connaître à fond l’histoire de Chenonceau), et maintenant possédée par M. Dupin, fermier-général. On s’amusa beaucoup dans ce bon lieu ; on y faisait très bonne chère, j’y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de musique ; j’y composai plusieurs trios à chanter d’une assez forte harmonie. On y joua la comédie. J’y en fis, en quinze jours, une en trois actes, intitulée l’Engagement téméraire, qui n’a d’autre mérite que beaucoup de gaîté. J’y composai d’autres petits ouvrages, entre autres une pièce en vers intitulée l’Allée de Sylvie, du nom d’une allée du parc qui bordait le Cher, et tout cela se fit sans discontinuer mon travail sur la chimie et celui que je faisais auprès de Mme Dupin. » Rousseau le misanthrope, l’atrabilaire, joyeux et gai pendant plusieurs mois, engraissant comme un moine, composant des comédies pleines de gaîté, rêvant poétiquement sous l’ombrage des vieux ormeaux et se laissant aller à de petits vers tendres et langoureux, n’est-ce pas là pour le lieu qu’il habite le plus glorieux des triomphes ? Niera-t-on après cela que Chenonceau « fût un charmeur universel ? »

Heureux, comme on vient de le voir, sous le règne des Dupin, notre château continua de vivre, sans troubles, sans inquiétudes, jusqu’en 1769. Cette année-là, M. Dupin mourut, et la royale résidence faillit encore une fois passer dans de nouvelles mains. M. de Choiseul, qui alors étalait à Chanteloup la plus fastueuse des disgrâces, eut un caprice pour Chenonceau. Peu s’en fallut que Mme Dupin ne cédât à ses instances ; mais le cœur lui manqua pour consommer le sacrifice. Loin de se résoudre à quitter cette chère demeure, elle sembla s’y attacher davantage, et le témoigna par de plus fréquentes et plus longues visites. Heureuse fortune pour Chenonceau ! En perdant Mme Dupin, il eût perdu la meilleure des maîtresses, et en redevenant une maison princière il se fût préparé de terribles dangers. Le temps approchait où la noblesse et la grandeur équivaudraient à des arrêts de mort. Quand éclata la révolution de 1789, Mme Dupin se réfugia en Touraine. C’est alors que Chenonceau dut se féliciter de ne plus tenir ni aux rois ni aux princes, de n’être plus simplement qu’un bourgeois. Tandis que par toute la France les châteaux étaient en proie au pillage et à l’incendie, Chenonceau restait intact et inviolé. C’était aux vertus de sa maîtresse, à sa bienfaisance, à sa douceur, à sa bonté, qu’était dû ce miracle. Les paysans reconnaissans payaient à leur bien-aimée châtelaine les soins qu’ils en avaient reçus ; ils veillaient avec amour à sa sûreté et à son repos. A la lettre, ils montaient la garde autour du château et se relayaient dans cette pieuse surveillance, tout prêts à repousser de vive force les pilleurs à gages que lançaient de tous côtés les comités révolutionnaires. Comment ne pas admirer à la fois et la femme qui avait su mériter un dévouement si rare, et les braves gens dont les cœurs étaient si fidèles et la reconnaissance si courageuse et si efficace ?

Chenonceau pourtant ne devait pas échapper complètement aux inquiétudes de cette triste époque. Les paysans l’avaient sauvé du pillage, ils ne purent le sauver des gens de loi. Décidément le malheureux château était prédestiné aux persécutions judiciaires. Tout compte fait, en deux siècles et demi, il avait déjà subi trois assauts de ce genre, la révolution lui en valut un quatrième : voici sous quel prétexte. Le 1er décembre 1790, l’assemblée constituante avait confirmé l’ordonnance de Moulins, proclamé à nouveau l’inviolabilité du domaine public, et ordonné la recherche de toutes concessions faites, à titre gratuit ou onéreux, contrairement à la susdite ordonnance. Le conseil révolutionnaire du district d’Amboise, dont les convoitises étaient venues se briser contre la vigilance des paysans de Chenonceau, vit là une bonne occasion de prendre sa revanche. Il déclara que « le ci-devant château » avait été engagé par les ci-devant tyrans de France, arrêta qu’un commissaire en prendrait possession comme d’un bien domanial, et en vertu de cet arrêt Chenonceau fut saisi, ses revenus séquestrés, et Mme Dupin sommée de produire ses titres.

Elle les produisit, et, chose rare à cette époque, elle obtint justice ; mais devinez quelles pièces lui valurent gain de cause ? Ce furent tout simplement les procédures de Diane de Poitiers contre Antoine Bohier. Oui, ce fut cet inique procès de 1550, suscité jadis contre toute justice par Mme de Valentinois, qui sauva en 1790 Mme Dupin d’une expulsion violente. C’est grâce au génie de la chicane déployé deux cent cinquante ans plus tôt par la maîtresse de Henri II, qu’il fut prouvé que la tache domaniale avait été radicalement effacée, pour ne plus reparaître jamais ni dans la succession de Catherine de Médicis, ni dans aucune des ventes postérieures. Devant ces preuves péremptoires, les juges révolutionnaires eux-mêmes durent renoncer à la saisie. Voilà un résultat auquel Diane de Poitiers n’avait assurément pas songé : de sa savante procédure elle n’avait pas tiré profit, mais elle avait travaillé pour les autres : ce n’était que justice après tout.

Telle fut la dernière aventure de Chenonceau. Le repos et le calme succédèrent définitivement à tant de hasards et de vicissitudes. A la mort de Mme Dupin, qui s’éteignit en 1799 dans son château bien-aimé, comblée d’années et de respects, son petit-neveu, M. de Villeneuve, recueillit ce beau domaine. Il y passa sa vie presque entière. Le maître et le château vieillirent ensemble, et cette seconde vieillesse fut pour Chenonceau exempte de troubles et d’agitations. Aujourd’hui une fois encore il a changé de maître ; mais il ne se plaint pas de sa nouvelle fortune. On l’aime, on le choie, on le soigne avec amour, on efface ses rides, on lui refait une troisième jeunesse. Et voyez un peu la persistance de la destinée ; c’est encore à l’influence d’une femme que Chenonceau doit ce regain de vie et d’éclat. C’est une femme dont le goût et l’intelligence président à la résurrection de la demeure de Diane et de Catherine.


E. AUBRY-VITET

  1. « Si mandons à nostre huissier que nostre dite évocation (devant le grand-conseil) il lui signifie et face savoir… à son de trompe, en nostre ville de Lyon, comme estant la principale du côté de Venise… ce par les carrefours d’icelle accoutumez à faire cris et proclamations… » Lettre royale de novembre 1551.
  2. Le lieutenant du roi au bailliage de Touraine avait en 1535 prisé Chenonceau à la somme de 90,000 livres. On se rappelle que Bohier, par suite des poursuites exercées contre la gestion de son père, était débiteur de la somme de 190,000 livres. Il paya en deniers et en créances environ 60,000 livres ; restait une soulte de 40,000. C’est cette somme dont le roi François lui avait fait remise et dont l’arrêt de 1554 affectait de l’exonérer à nouveau, ne laissant à sa charge que les 90,000 livres, montant de la prisée de Chenoncecau.