Chronique de la quinzaine - 12 juillet 1903

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Chronique n° 1710
12 juillet 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




12 juillet.


Au moment où nous écrivons, la santé du Pape inspire les plus vives inquiétudes. Depuis plusieurs jours, on croit chaque matin que Léon XIII ne passera pas la journée : son grand âge et la gravité de sa maladie ne laissent qu’une faible espérance de guérison. Il y a des oscillations continuelles entre la vie et la mort, et le Pape semble pencher toujours davantage du dernier côté. Puis son tempérament reprend le dessus et le malade retrouve des forces inespérées. Il est malheureusement à craindre qu’il ne se relève pas d’une secousse aussi forte. Cependant cela n’est pas certain ; aucun organe essentiel n’est atteint chez lui ; peut-être renouvellera-t-il avec la vie un bail plus ou moins durable. Nous ne saurions trop vivement le souhaiter, car sa mort qui sera toujours, lorsqu’elle se produira, un événement très grave, le serait encore plus encore pour nous à un moment où nos affaires sont entre les mains d’un gouvernement dénué de toute intelligence politique. Mais les vœux que nous pouvons former à cet égard sont absolument vains. La vie et la mort du Pape dépendent de la Providence. S’il y a encore aujourd’hui une lueur d’espoir, elle vient seulement de ce qu’on a beaucoup désespéré.

En tout cas, on a pu mesurer, d’après l’émotion qui a été ressentie partout, la place considérable, immense, que la papauté remplit toujours dans le monde. La personne de son représentant a été sans doute pour quelque chose dans ce sentiment. Léon XIII, par ses qualités propres, est peut-être l’homme de son temps qui a excité l’admiration au plus haut degré. Depuis vingt-cinq ans qu’il occupe la chaire de Saint-Pierre, personne n’a agi plus fortement sur l’esprit ou sur l’imagination de ses contemporains. Ses paroles ont retenti dans l’univers entier. Ses actes étaient attendus, surveillés, commentés, comme ceux du personnage le plus puissant. Pendant ces derniers jours, les détails de sa maladie remplissaient les journaux, et tous les autres événemens passaient au second plan.

Si nous en faisons la remarque, c’est pour répondre à ceux qui affectent de croire que la religion est une force du passé, qui n’a plus qu’une corrélation artificielle avec le moment présent. À vrai dire, on n’entend soutenir cette opinion qu’en France, et seulement dans une minime partie de la population. Partout ailleurs, et aussi bien dans les pays protestans que dans les pays catholiques, le Saint-Siège et son représentant actuel excitent un profond respect. Nous avons lu dans quelques journaux français que le péril de mort encouru par le Saint-Père ne rencontrait partout que l’indifférence. Il s’en faut de beaucoup qu’une pareille assertion soit conforme à la réalité. Ce qui est vrai, c’est que l’émotion et la préoccupation ont été universelles et intenses. Les gouvernemens ne se sont pas cachés de les ressentir. Tous les souverains se sont empressés de faire prendre des nouvelles du Saint-Père et d’exprimer leurs sympathies pour sa personne, qu’ils fussent d’ailleurs hérétiques ou catholiques. C’est que tous, indépendamment des sentimens particuliers qu’éveille Léon XIII, avaient le sentiment que sa mort, si elle venait à se produire, serait dans le monde un événement d’une très haute importance. L’empereur allemand a manifesté cette impression avec l’insistance qu’il a l’habitude de mettre dans toutes ses manifestations. Nous ne parlerons pas des autres gouvernemens, ni de leurs représentans, à l’exception du gouvernement italien. On connaît la situation spéciale dans laquelle il se trouve à l’égard du Vatican. Néanmoins, on a dit tout de suite que, si le Pape venait à mourir, le roi Victor-Emmanuel ajournerait le voyage qu’il avait l’intention de faire en France et qui devait avoir heu dans quelques jours. Aujourd’hui, le fait est confirmé, et le voyage définitivement remis à deux mois. Le roi d’Italie veut-il être à Rome au moment où le conclave se réunira, ou tient-il, en dépit de son conflit avec le Saint-Siège, à donner une marque publique de la déférence qu’il éprouve pour lui ? Quel que soit le motif de sa détermination, il l’a arrêtée et l’a fait connaître tout de suite. Ce n’est pas au moment de la mort du Pape que le roi d’Italie peut quitter Rome, même pour aller à un rendez-vous qui avait été pris d’avance. Tout cela, quoi qu’en disent nos radicaux-socialistes, est très significatif. Ils ont beau fermer les yeux à l’évidence, la puissance morale de la papauté, et même son influence matérielle, ne sont pas en décroissance dans le monde. On pourrait plutôt soutenir le contraire. Nous ne parlons pas ici en catholique, mais en politique, et en nous plaçant au point de vue des intérêts de la France, qui se rattachent par plus d’un lien à ceux de la catholicité.

Pour ce qui est de Léon XIII lui-même, il trouverait, (s’il revenait à la santé, la preuve des sympathies qu’il inspire dans l’impression si vive qu’a produite la nouvelle de sa maladie. Il n’y a certainement pas un autre personnage aujourd’hui, en Europe ou même dans le monde, qui excite un intérêt aussi général. Tout autre que lui pourrait mourir sans qu’un aussi grand nombre d’êtres humains s’en préoccupent et s’en affligent. C’est qu’il représente quelque chose de grand, et qu’il le fait avec une grandeur personnelle incomparable. Voilà pourquoi le monde entier se tourne aujourd’hui du côté de Rome, dans une attente pleine d’anxiété, pour savoir si un vieillard va mourir. Jamais l’importance intellectuelle et morale d’une institution et d’un homme ne s’est manifestée avec plus d’éclat. Si nous le disons avec cette insistance, c’est pour le rappeler à ceux qui, poursuivant la séparation de l’Église et de l’état, croient qu’il y a là une opération toute simple et qu’on peut accomplir sans se préoccuper de ses suites. Il en est qui croient de bonne foi que le prestige de l’Église, en France, tient à celui de l’État, et peut-être même au budget des Cultes. Nous en doutons de plus en plus en voyant ce qui se passe. Le prestige de l’État, chez nous, n’est certainement pas en progrès, et il ne semble pas que celui de l’Église soit en décroissance. On peut l’assurer hardiment, le prestige que M. Combes, en tant que ministre des Cultes, communique à l’Église entre comme une quantité infinitésimale dans celui dont Léon XIII est entouré. Si les jours de M. Combes, ce qu’à Dieu ne plaise ! se trouvaient subitement en danger, l’Univers entier, ni peut-être la France elle-même, ne tressailliraient pas comme ils viennent de le faire en apprenant que le Pape était sur le point de mourir. Nous arrêtons là ces comparaisons que M. Combes ne jugerait peut-être pas très convenables, et qui ne le sont pas en effet : et, puisque les inquiétudes pénibles qui nous viennent de Rome ne sont pas encore dissipées, tournons les yeux vers un autre point de l’horizon, c’est-à-dire du côté de Londres. Là, du moins, nous trouverons quelques motifs de satisfaction.


Nous ne pouvons que nous réjouir de la manière dont le roi Édouard VII, la ville de Londres et toute la population d’Angleterre ont reçu M. le Président de la République. On s’attendait bien à ce que M. Loubet, rendant au roi la visite que celui-ci lui avait faite il y a deux mois, rencontrerait de l’autre côté du détroit un accueil courtois et empressé ; mais il semble qu’il y ait eu davantage dans les fêtes de Londres, et qu’elles aient échappé au caractère un peu banal qu’ont parfois ce genre de solennités. La France en a été vivement touchée. Évidemment, l’Angleterre a voulu lui donner une marque publique et éclatante de sympathie. Les manifestations de celle nature sont toujours les bienvenues : mais elles le sont encore davantage lorsque, pour des motifs quelconques, il s’est produit quelques malentendus qui ont laissé un peu de gêne et d’embarras, sinon de froideur, entre deux peuples qu’aucun conflit d’intérêts essentiels ne sépare et qui désirent entretenir des relations amicales.

Tel est le cas de la France et de l’Angleterre. Dans les deux pays, tous les hommes raisonnables, c’est-à-dire la grande majorité, entendent vivre en bons voisins. Nous avons besoin les uns des autres, les Anglais et nous, et, le jour où nous nous brouillerions sérieusement, ce serait un immense malheur. Ce jour n’est pas près d’arriver. A dire vrai, nous n’en doutions pas ; mais des voyages comme ceux d’Édouard VII à Paris et de M. Loubet à Londres sont de nature à donner de plus à tout le monde l’impression qu’une sincère et solide amitié peut et doit régner entre nous. Le roi Edouard gardera le mérite d’avoir fait auprès de nous la première démarche ; nous lui en resterons reconnaissans.

Il semble d’ailleurs peu probable, quoi qu’en disent certains journaux, que le voyage de M. Loubet, bien que M. le Président de la République ait été accompagné par M. le ministre des Affaires étrangères, ait amené un échange de vues et un accord définis entre les deux gouvernemens. Le Times est de cet avis, et il l’exprime en style pittoresque. « Les deux nations, dit-il, se rencontrent comme des gentlemen qui ont des domaines contigus et non comme des brocanteurs qui se livrent à des transactions commerciales. » M. Delcassé a eu une conversation avec lord Lansdowne, ce qui est fort bien ; il est excellent que les ministres des Affaires étrangères de deux grands pays se connaissent personnellement. Pour la politique courante, les ambassadeurs suffisent, surtout lorsqu’ils s’appellent M. Paul Cambon et sir Edmund Monson. La haute distinction dont M. Cambon vient d’être l’objet montre qu’il a toute la confiance de son gouvernement, et certainement il la mérite. Nous ne croyons donc pas qu’une entrevue relativement courte entre deux ministres puisse avoir des suites bien importantes ; mais ce n’est pas ce que nous étions allés chercher à Londres. Que voulions-nous ? Que certains nuages, déjà dissipés en partie par le voyage du roi, disparussent tout à fait après celui de M. Loubet. Ce n’est pas le moment de rappeler des incidens dont quelques-uns ont été pénibles : mieux vaut désormais ne plus en parler. Nous souhaitons surtout qu’ils ne se renouvellent pas, et nous sommes convaincus qu’on ne le souhaite pas moins de l’autre côté de la Manche.

Non pas que nos intérêts soient destinés à n’être jamais plus en opposition avec ceux de l’Angleterre : si nous le disions, personne ne le croirait ; mais ces oppositions d’intérêts peuvent se résoudre à l’amiable, pourvu qu’on y mette de part et d’autre la même bonne volonté. Les voyages du roi et du président sont très propres à susciter cette bonne volonté, parce qu’ils ont amené une détente et comme un changement d’humeur entre les deux pays. Ce n’est pas chose indifférente d’aborder une discussion quelconque, comme nous en aurons encore, avec bonne ou avec mauvaise humeur. Désormais le ciel s’est rasséréné sur le détroit ; il est pour le moment tout au bleu ; nous tâcherons de ne pas le laisser s’obscurcir de nouveau. Il n’y a rien de plus maladroit, lorsqu’on est d’ailleurs décidé à éviter les grosses querelles, que de s’échauffer ou de s’énerver dans de mesquines disputes. On a parlé de politique de piqûres d’épingles, en nous accusant, bien à tort, de l’avoir pratiquée. Quoi qu’il en soit, nous condamnons cette politique, qui ne peut avoir finalement pour conséquence que de compromettre les grands intérêts, sous prétexte de servir, mais, en réalité, en desservant les petits eux-mêmes. Et nous croyons fermement, d’après les marques d’amitié qu’ils viennent de nous donner, que telles sont bien les dispositions des Anglais à notre égard. Ils ne sont pas toujours faciles, ni toujours aimables en affaires ; ce n’est pas leur genre ; mais, au milieu de leurs brusqueries, ils n’ont pas contre la France de mauvais sentimens. Ils en ont même de bons ; ils sont portés à la bienveillance envers nous quand nous ne les gênons pas. C’est quelque chose, et il ne faut pas leur demander plus. Dans les nouveaux classemens qui se font, ou qui tondent à se faire en Europe, rien n’éloigne les Anglais de nous et ne nous éloigne d’eux : tout, au contraire, tend à nous rapprocher. Il ne faut pas parler d’alliance ; les Anglais n’en font pas et nous n’en avons pas besoin, étant pourvus à cet égard ; peut-être même le mot d’entente cordiale, dont on se servait autrefois, ne serait-il pas aujourd’hui tout à fait juste ; celui de bon voisinage, que nous avons déjà employé, est sans doute celui qui convient le mieux à la situation, et il faut souhaiter que ce bon voisinage s’étende à toutes les parties du monde où nous rencontrons l’Angleterre occupée, comme nous-mêmes, à une œuvre de progrès et de civilisation.

En recevant et en fêtant M. Loubet comme ils l’ont fait, c’est la France elle-même que nos voisins ont voulu recevoir et fêter. M. Loubet, à son tour, dans les toasts et les discours qu’il a prononcés, a parlé au nom de la France dont il a fort bien exprimé les sentimens. Ce qu’il a dit, tous les Français le pensent. Nous sommes heureux que le roi et lui aient provoqué ces belles et utiles manifestations, dont il restera certainement mieux encore qu’un souvenir dans l’âme rassérénée des deux nations.


Il s’est produit depuis quelque temps en Europe, et il se produit encore en ce moment à Athènes des crises ministérielles, dont quelques-unes ont une assez grande gravité. Nous ne parlons pas de celle qui a eu lieu en Italie : à la satisfaction générale, elle a été, nous n’osons pas dire dénouée, mais ajournée. M. Zanardelli, ayant perdu deux de ses ministres qui ont donné leur démission, a donné aussi la sienne et celle de tout le cabinet ; mais, le roi l’ayant prié de les reprendre, il y a consenti d’autant plus volontiers qu’il avait, en somme, conservé la majorité à la Chambre, et que sa seule raison de se démettre était que deux de ses collègues lui en avaient donné l’exemple. M. Zanardelli pouvait donc rester en fonctions sans manquer à aucune règle parlementaire. Toutefois, il n’a pas comblé les vides qui s’étaient faits dans le cabinet. Il s’est contenté de prendre lui-même un des portefeuilles vacans et de confier le second à un de ses collègues. C’est beaucoup que d’avoir deux intérims dans un même cabinet, et il faut bien dire que cela a tout l’air d’un expédient d’attente. Quoi qu’il en soit, la situation ne semble pas troublée profondément, et, d’une ma-manière ou d’une autre, il y sera pourvu à la rentrée des Chambres.


En Autriche-Hongrie, la perturbation politique présente un caractère beaucoup plus grave, et l’avenir y apparaît plus incertain. Il y a eu deux crises. La première a eu lieu en Hongrie : on a appris tout d’un coup que M. De Szell avait donné sa démission. Ce ministre avait montré aux affaires une capacité très réelle, et il paraissait sûr de sa majorité dans le parlement. Ce n’est pas assez dire : cette majorité, il l’avait et même elle le soutenait énergiquement. Le caractère commun des crises italienne et hongroise est que les deux ministères ont donné leur démission, bien qu’ils eussent conservé la majorité, et on aurait tort de croire que la situation en soit plus simple pour le souverain.

La cause ou le prétexte de la crise hongroise a été l’attitude obstructionniste prise par le parti de l’indépendance dans la question de l’augmentation de l’effectif militaire. Il y a des pays, on le sait, où l’obstruction est entrée dans les mœurs parlementaires. Notre parlement a bien des défauts, mais il n’a pas encore celui-là : puisse-t-il en être toujours préservé ! L’obstruction est la négation même du gouvernement parlementaire. Le parti de l’indépendance en Hongrie a, peut-être faut-il dire « avait » pour chef M. François Kossuth, le fils du célèbre agitateur de 1848. C’est lui qui a vaincu M. De Szell, ou du moins qui l’a forcé à la retraite, et qui a assuré par-là un grand succès à son parti : celui-ci n’a pourtant pas tardé à le trouver insuffisant. L’empereur, ou plutôt le roi puisqu’il s’agit de la Hongrie, a accepté la démission de M. De Szell et de ses collègues, et il a chargé d’abord M. Étienne Tisza de former un nouveau cabinet. M. Etienne Tisza est le fils, lui aussi, d’un père illustre qui a gouverné longtemps la Hongrie. Il occupe personnellement une place importante dans le parlement, où il représente le parti de la résistance : il est partisan de ce qu’on appelle en France la manière forte. À l’entendre, tout le mal de la situation vient de ce que M. De Szell a fait trop de concessions au parti de l’indépendance, et, d’une manière plus générale, à tous les partis d’opposition. Les concessions conduisent à la faiblesse ; les prétentions de l’adversaire vont toujours en augmentant à mesure qu’on y satisfait, et on aboutit enfin à la nécessité de se soumettre ou de se démettre, M. De Szell s’y est trouvé finalement acculé. Cette théorie peut se soutenir ; il s’agit seulement de savoir si, dans la pratique, elle soutient toujours celui qui la professe. Tel n’a pas été le cas pour M. Tisza. Il s’est adressé aux membres les plus en vue du parlement ; il a fait appel à leur concours ; il a rencontré partout des refus. Évidemment, il n’inspirait pas confiance, et il n’a trouvé personne qui voulût courir avec lui les risques d’une aventure. Alors il a déclaré au souverain qu’il n’avait pas réussi dans sa mission, et en a été relevé.

Qu’allait faire François-Joseph ? La situation était sérieuse ; elle commençait même à devenir quelque chose de plus ; il fallait la dénouer le plus tôt possible. Le roi a fait appel à un homme qui ne paraissait pas désigné pour remplir le rôle qu’il lui confiait, mais qui avait pourtant l’avantage, ne faisant pas partie du parlement, de n’avoir pas d’avance contre lui l’hostilité de tel ou tel groupe : c’était le comte Khuen-Hedervary, ban de Croatie. Son nom, qui est d’ailleurs connu de l’Europe depuis longtemps, s’était, quelques semaines auparavant, rappelé à son attention, mais non pas, il faut l’avouer, dans les conditions les plus favorables. La Croatie a été le théâtre d’émeutes, qui ont été réprimées sévèrement, et qu’à tort ou à raison, on a attribuées à l’administration du gouverneur. Le comte Khuen passe pour un homme très entier dans ses idées, d’humeur absolue, d’habitudes autoritaires. Le choix du souverain a donc tout d’abord un peu surpris : on s’est demandé si le comte Khuen aurait la souplesse et l’esprit de conciliation indispensables au maniement d’une assemblée parlementaire. La suite a surpris encore davantage. La première démarche du comte Khuen, aussitôt après avoir été investi par le souverain du mandat de faire un cabinet, a été une visite à M. François Kossuth entre les mains duquel il a capitulé, promettant de retirer purement et simplement les lois militaires qui avaient déterminé l’opposition, ou plutôt l’obstruction du parti de l’indépendance. Il n’est pas absolument impossible que l’ignorance où était le comte Khuen du milieu, tout nouveau pour lui, dans lequel il avait à opérer, l’ait amené à faire ce qu’aucun autre ministre n’avait fait avant lui, et ce qu’aucun autre probablement n’aurait fait à sa place. Quoi qu’il en soit, M. Kossuth, ayant obtenu tout ce que lui et les siens avaient réclamé jusque-là, s’est déclaré satisfait. Cessante causa, tollitur effectus : la cause de l’obstruction ayant cessé, il semblait que l’obstruction dût cesser elle-même. Le comte Khuen était autorisé à croire que tout était arrangé, et M. Kossuth le croyait sans doute aussi ; mais, lorsque le ministère s’est présenté devant la Chambre, il y a été reçu encore plus mal pour ses débuts que M. De Szell l’avait été le jour de sa chute. Il est vrai que le gouvernement a fait entendre que les lois militaires étaient seulement ajournées. Le parti de l’indépendance, non pas dans sa totalité, mais dans un grand nombre de ses élémens, est resté le parti de l’obstruction, déclarant qu’il la continuerait jusqu’à ce qu’il ait obtenu la réalisation de tout son programme. On était loin de compte. Que s’était-il donc passé ? M. Kossuth semble s’être personnellement conduit dans cette affaire avec une loyauté parfaite ; mais une scission s’était produite dans son parti et il n’en était plus le maître. Son premier mouvement a été de donner sa démission de président d’un groupe qui obéissait à d’autres influences que les siennes et manquait aux engagemens qu’il avait cru avoir le droit de prendre en son nom : puis on a parlementé, et la situation est aujourd’hui très confuse. Celle du gouvernement est précaire. Il est à craindre, en tout état de cause, que le ministère du comte Khuen n’ait même pas la durée de faveur qu’on lui avait d’abord assignée.

Si la crise s’était arrêtée là, il n’y aurait eu que moitié mal ; mais, à peine était-elle finie ou suspendue en Hongrie, qu’une seconde a éclaté en Autriche. Il y a à Vienne un ministre sans grand prestige personnel, parce qu’il est un administrateur et un bureaucrate et non pas un grand seigneur ou un parlementaire important, mais qui est sensé, studieux, appliqué à ses fonctions, qui a rendu déjà des services très méritoires et qui se dispose à en rendre d’autres, que sa connaissance parfaite de certaines questions spéciales lui permettra de rendre au moment du renouvellement des traités de commerce : c’est M. De Kœrber. Comment a-t-il été atteint par le contre-coup de la crise hongroise ? Le ministre de la Guerre de l’empire s’est senti et déclaré solidaire du ministre transleithan de la défense nationale, et, celui-ci ayant donné sa démission, il a donné la sienne à son tour. Le projet d’augmentation de l’effectif militaire intéressait toute la monarchie : puisqu’il était retiré, il paraissait naturel que les deux ministres se retirassent également. Soit ; mais que ne remplaçait-on le ministre de la Guerre ? Si la démission du ministre hongrois entraînait la sienne, la sienne n’entraînait pas nécessairement celle de M. De Kœrber. Il y avait évidemment autre chose. On n’a pas tardé à s’en rendre compte, lorsqu’on a appris que M. Rezek, ministre pour la Bohême, se retirait aussi. Cela était grave, à coup sûr. M. Rezek représente dans le cabinet l’élément jeune-tchèque, sans lequel il n’y a pas de majorité dans le parlement, ou plutôt sans lequel il n’y a que l’obstruction. Nous ignorons à quelle cause précise est dû le mécontentement de M. Rezek : il s’est plaint, dit-on, de ne pas obtenir la création d’une université tchèque en Moravie. Ce qui est certain, c’est que le parti jeune-tchèque s’agite depuis quelque temps, et manifeste des impatiences et des exigences de plus en plus grandes. Ce parti est divisé, comme le sont tous les partis, comme l’est celui de l’indépendance en Hongrie, et les plus violens s’efforcent d’y entraîner les plus modérés. Les Jeunes-Tchèques se sont constitués, il y a une douzaine d’années, pour prendre la place des Vieux-Tchèques, qu’ils accusaient de tiédeur : c’est précisément le reproche que les nouveaux venus dans le parti adressent à ses chefs déjà arrivés. Ainsi va le monde : il se ressemble toujours et partout. Les Jeunes-Tchèques, se sentant menacés dans leur situation acquise, éprouvent le besoin de faire du zèle pour la conserver. On leur demande ce qu’ils ont obtenu de plus que M. Rieger autrefois, et ils ont quelque peine à répondre. Aussi s’apprêtent-ils à prendre des allures plus vives, et c’est pour le faire plus librement qu’ils ont obligé leur représentant dans le cabinet à démissionner. Cela sent la poudre : on comprend l’embarras dans lequel l’empereur se trouve. Après quelques jours d’hésitation et de réflexion, il a prié M. De Kœrber, par une lettre qui a été rendue publique, de lui continuer son concours. M. De Kœrber s’est incliné ; mais, ici encore, il y a lieu de craindre que la crise ne soit qu’ajournée.

Tout autre pays aurait sûrement de la peine à vivre dans les conditions que l’Autriche-Hongrie supporte par habitude, et dont elle se tire tant bien que mal. Le vieil édifice parait toujours menacé de dislocation, et il y échappe toujours. Ce qui fait l’instabilité de la plupart des ministères qui s’y succèdent, c’est qu’aucun, en somme, n’a une idée, un programme, une politique, et qu’ils ne sont, à tour de rôle, que des expédiens adaptés à la difficulté du moment, en vue de l’esquiver. Au milieu des races différentes qui composent la monarchie la plus composite de l’univers, le danger apparaît tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Un jour, ce sont les Allemands qui font de l’obstruction ; un autre, ce sont les Tchèques. A chaque fois, on fait un ministère nouveau, qui est toujours provisoire et qui dure jusqu’au moment où le péril montre son autre face : alors, on en fait un autre. Il n’y a de solides que les ministres communs, qui ont affaire non pas au parlement, mais aux délégations, et qui représentent l’élément permanent de la monarchie : et encore vient-on de voir le ministre de la Guerre de l’Empire se démettre de ses fonctions. Le rôle des souverains consistant surtout aujourd’hui à choisir des ministres, on peut dire que François-Joseph est le souverain le plus occupé de l’Europe. Son travail ressemble à celui de Pénélope, avec la différence que ce n’est pas lui qui le défait ; mais on le défait sans cesse entre ses mains, et c’est toujours à recommencer.


Nous avons signalé une dernière crise ministérielle à Athènes. La cause en est à la fois politique et économique. Le ministère Théotokis, qui vient de donner sa démission, n’a duré qu’une quinzaine de jours, et il s’en est fallu de peu qu’il ne finit au milieu de l’émeute.

Quelques défections s’étant produites dans sa majorité, M. Delyannis, son prédécesseur, avait donné sa démission ; mais il ne l’avait pas fait sans regret, ni sans amertume, ni sans un vif désir de prendre une revanche prochaine. Se croyant sûr du pays, il aurait voulu dissoudre la Chambre : le roi n’y avait pas consenti. À peine arrivé au pouvoir, M. Théotokis a vu se dresser devant lui une question redoutable, celle des raisins de Corinthe. L’opinion publique aveuglée veut, impose, exige que les raisins de Corinthe soient défendus par un monopole. Elle s’imagine que, cette réforme une fois faite, la richesse se répandra sur le pays et remettra ses finances à flot. Nous ignorons ce que M. Théotokis en pense personnellement ; mais il s’est trouvé en présence d’une très grosse difficulté, l’Angleterre ayant annoncé que, si le monopole des raisins secs était établi, elle dénoncerait aussitôt son traité de commerce avec la Grèce. M. Théotokis, sans le dire formellement, a fait entendre qu’il laisserait tomber le projet : aussitôt un soulèvement formidable s’est produit contre lui, non seulement dans les villes, mais dans les campagnes, au cri mille fois répété de : « Vive le monopole ! » Des actes de violence ont eu lieu, la poudre a parlé, et le danger est devenu si pressant que M. Théotokis a voulu établir l’état de siège et a demandé au roi toute licence de réprimer par la force l’insurrection qui commençait à gronder. Cette fois encore, le roi n’a pas voulu ; il a préféré accepter la démission de M. Théotokis.

Ni M. Delyannis, ni M. Théotokis, n’ayant la majorité dans la Chambre, le roi, ne voulant pas la dissoudre, a fait appeler M. Ralli. Celui-ci cherche à faire un ministère Delyannis, sans M. Delyannis, et avec le concours de M. Deligeorgis, qui dispose d’un certain nombre de voix. D’après les dernières nouvelles, il s’en faut de beaucoup que les choses marchent conformément à ses désirs. Tous ceux à qui il s’adresse émettent des prétentions exagérées, qui consistent généralement à vouloir lui imposer leur propre politique, et même leur clientèle. Si M. Ralli accepte, il sera ministre de nom, mais un autre le sera de fait, et cet autre, qui sera M. Delyannis, n’aura d’autre préoccupation que de le remplacer. On peut se demander si le roi a été bien inspiré en refusant la dissolution. Sans doute, il est dangereux de faire des élections au milieu de l’effervescence des esprits ; les commencemens d’émeutes qui viennent de se produire montrent à quel point le pays est troublé ; les appréhensions sont donc très naturelles. Mais le désarroi du gouvernement augmente encore l’anarchie qui menace de se répandre partout. Pour faire un ministère, il faut une majorité ; or la Chambre est partagée en deux fractions sensiblement égales ; il n’y a que deux ou trois voix de différence. M. Delyannis pousse toujours à la dissolution, qu’il regarde comme la solution nécessaire, et se prête mal à toute autre combinaison. Peut-être sera-t-on obligé d’en venir là. La situation menace de s’aggraver, si le roi ne trouve pas un moyen de ramener un peu de sang-froid dans les esprits. En attendant, ils s’exaltent de plus en plus, et les cris de : « Vive le monopole ! » continuent de retentir dans tout le pays.


Les Chambres se sont séparées le 4 juillet, c’est-à-dire quinze jours plus tôt qu’elles ne le font d’ordinaire. On a dit que c’était pour permettre à M. le Président de la République de partir pour l’Angleterre en toute tranquillité d’esprit. Que serait-il arrivé si, pendant qu’il aurait été à Londres, une crise ministérielle avait éclaté à Paris ? Cela était peu probable, mais pouvait cependant arriver. Il n’est, en effet, pas douteux que le ministère a été assez sérieusement ébranlé pendant quelques jours, et les augures disaient volontiers que, si la session avait duré deux ou trois semaines de plus, M. Combes aurait risqué d’être rendu à ses études philosophiques. Qu’en sera-t-il après les vacances ? On n’en sait rien : le ministère pourra être complètement désarçonné ou, au contraire, remis en selle. Mais, à la fin du mois dernier, sa situation était devenue critique. Il était tombé, à la Chambre, d’une majorité de plus de 80 voix à une de 16, ce qui est, certes, une diminution sensible et significative. Il s’agissait des congrégations enseignantes de femmes, dont la suppression en bloc avait rencontré des difficultés. Si nous passons d’une assemblée à l’autre, il y avait eu, au Sénat, le discours de M. Waldeck-Rousseau : il avait produit, sur le premier moment, une impression d’autant plus vive qu’il avait été annoncé et qu’on l’attendait depuis plus longtemps. Un acte aussi mûrement réfléchi n’aurait-il pas des suites importantes ? C’est la question qu’on se posait. La majorité ministérielle du Sénat a voulu en avoir le cœur net ; elle a mis à son ordre du jour la suppression des Salésiens de Dom Bosco. Personne ne pensait à ces malheureux quelques jours auparavant ; mais, après l’intervention oratoire de M. Waldeck-Rousseau, on éprouvait le besoin de faire quelque chose pour montrer que le Sénat était toujours le même, c’est-à-dire aussi dévoué au gouvernement, et que le discours de l’ancien président du Conseil n’avait pas fait sur lui une impression durable. C’est ce qu’il fallait démontrer.

On avait songé d’abord à la loi Massé, cette loi votée par la Chambre, qui interdit aux instituteurs congréganistes sécularisés de professer dans leur ancienne commune, ou dans les communes limitrophes ; mais M. Clemenceau, qui est un très grand libéral, conservait, au sujet de cette loi, les scrupules dont M. Buisson s’était si ingénieusement débarrassé ; enfin, M. Waldeck-Kousseau avait pris parti contre elle dans son groupe, et avait entraîné ou paru entraîner celui-ci à partager son sentiment. Les Salésiens, au contraire, ne soulevaient aucune question de principe qui ne fût résolue d’avance : la majorité était certaine, et prête à frapper. En vain, M. Bérenger dans un admirable discours, a-t-il pris la défense de ces pauvres religieux qui ne faisaient que du bien ; en vain M. De Lamarzelle a-t-il, lui aussi, défendu leur cause, à son tour, avec autant de talent que de courage ; ils ont été exécutés en quelques heures, et même à une majorité considérable. Il a suffi que M. Combes le demandât. Mais comment voterait M. Waldeck-Rousseau ? On se posait la question avec d’autant plus de curiosité que toute cette discussion avait été provoquée, nous l’avons dit, pour détruire l’effet de son discours. Eh bien ! M. Waldeck-Rousseau a voté avec la majorité, pour le gouvernement, contre les Salésiens, contre lui-même. C’est le dernier trait caractéristique de la session qui vient de se clore. Si on demande d’ailleurs à quoi cette session a servi, nous répondrons : À rien ; par quoi elle a été remplie, nous dirons : Par rien. La Chambre a refusé l’autorisation des congrégations enseignantes de femmes, et le Sénat celle des Salésiens de Dom Bosco. Voilà tout. Qui oserait dire désormais que la République n’est pas un gouvernement de réformes, et que la France n’est pas un heureux pays ?


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.