Chronique de la quinzaine - 14 août 1875

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Chronique n° 1040
14 août 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 août 1875.

Si les vacances parlementaires qui viennent de commencer pour le soulagement de l’assemblée et pour le repos du pays devaient servir à remettre un peu d’ordre dans les idées en préparant une situation meilleure, elles ne seraient vraiment pas inutiles. Elles sont du moins venues fort à propos pour suspendre momentanément des luttes qui ne faisaient que s’envenimer, pour détourner ou pour ajourner des crises qu’on semblait se faire un jeu de provoquer en les redoutant. Le fait est que cette fin de session n’a point été brillante ; elle s’est terminée à travers les incidens et les conflits, elle a été pénible, confuse, et l’assemblée s’est hâtée de se mettre à l’abri de l’expédient de la prorogation, comme si c’était encore pour elle le meilleur moyen de prolonger son existence. Sans doute le plus pressé, le plus essentiel a été fait. On a réussi à voter au pas de course, presque sans perdre haleine, un budget de plus de 2 milliards ; on est arrivé, non sans effort et sans peine, à en finir avec deux des lois destinées à compléter l’organisation constitutionnelle, la loi sur les pouvoirs publics et la loi sur le sénat. On a eu l’air par instans de soulever bien d’autres questions, qu’on s’est empressé aussitôt d’écarter ; on a prodigué les défis, la mauvaise humeur, et en définitive, par le tour qu’elles ont pris, par les incohérences invétérées qu’elles ont dévoilées, les dernières discussions n’ont eu d’autre résultat que de laisser un certain désordre, d’indéfinissables malaises d’opinion, une sorte de poids sur les esprits. Elles n’ont rien éclairci, rien décidé, rien précisé, et si le pays attendait ces dernières manifestations parlementaires pour être fixé, pour savoir à quoi s’en tenir, il en est peut-être pour une déception de plus ; il est réduit encore une fois à ne chercher une direction qu’en lui-même faute de la trouver ailleurs, à se réfugier dans cette sceptique indifférence qu’on lui reproche comme si on ne lui en donnait pas le prétexte, à se faire une politique avec sa sagesse un peu désabusée et ses habitudes de travail. C’est pour le moment le plus clair de ce chapitre d’histoire parlementaire qui vient de se clore le 4 août, en attendant le chapitre nouveau qui s’ouvrira le 4 novembre pour finir le jour où il plaira à l’assemblée de déclarer que l’heure est venue pour le pays d’éprouver les institutions régulières qui lui ont été données.

Non, assurément le mal de la France aujourd’hui ne vient point de la France elle-même. On l’a vu plus d’une fois depuis quatre ans, et on le voit tous les jours ; la France est la nation la plus facile à conduire. Elle n’a ni exigences ni passions factieuses, elle ne demande qu’à respirer, à vivre et à travailler dans la paix intérieure comme dans la paix extérieure. Elle a déployé assez de courageuse activité pour réparer ce qu’il y avait de moins irréparable dans ses désastres, elle est assez sage pour se prêter à bien des nécessités comme elle s’est résignée à bien des sacrifices. Avec elle, il n’y a vraiment aucune difficulté. Le mal vient de ceux qui ont toujours la prétention de se créer une France à eux et selon leurs rêves, qui font de la politique avec leurs obstinations ou leurs préjugés, et qui, à l’heure même où l’on croit avoir assuré, ne fût-ce que pour quelques années, la paix nationale dans des institutions définies, s’efforcent encore de perpétuer l’incertitude et la confusion. Le mal vient de ce travail ou de cette incohérence des partis, dont les derniers jours de la session ont offert le singulier spectacle et qui n’a d’autre résultat que d’altérer la réalité des choses, de fausser toutes les situations en laissant le pays défiant et fatigué de tout. On a beaucoup parlé récemment du danger des équivoques, de la nécessité de les dissiper : c’était un moment à qui se montrerait le plus hardi à « déchirer tous les voiles, » comme on le disait, et la vérité est qu’avec tout cela, avec ces fières déclarations, suivies de polémiques plus bruyantes encore, on n’a déchiré aucun voile, on n’a rompu avec aucune ambiguïté ; l’équivoque subsiste pour tout le monde, pour les partis comme pour le gouvernement, parce qu’au lieu de s’en tenir franchement à des conditions d’organisation publique acceptées en commun, chacun paraît craindre de se livrer et semble garder une arrière-pensée. Dans ces explications et ces conflits qui ont éclaté aux derniers momens.de la session, il n’y a eu qu’une chose assez distincte, c’est qu’au fond on ne s’entendait guère et que de toutes parts on se débattait dans une situation également fausse pour les uns et pour les autres.

La gauche, quant à elle, a certainement montré un esprit politique des plus sérieux en se prêtant à toutes les concessions nécessaires pour arriver à cette organisation constitutionnelle de la république, créée le 25 février, plus ou moins complétée par la loi sur les pouvoirs publics, par la loi sur le sénat. Elle a fait des sacrifices d’opinion, et on pourrait dire des sacrifices de traditions, elle a subi la puissance des choses, elle est entrée en transaction avec la réalité en abdiquant quelques-unes de ses chimères, en reconnaissant comme une vérité qu’il n’y a qu’une république possible, celle qui se concilie avec la paix sociale, avec la sauvegarde des intérêts nationaux, avec toutes les garanties conservatrices. Rien de mieux ; il est bien clair seulement que cette politique n’a toute sa force et son efficacité que si elle est suivie jusqu’au bout, si ceux qui l’ont inaugurée en acceptent les conséquences sans arrière-pensée. Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut réussir et faire d’un premier succès un succès définitif, en accoutumant la France à un régime qui n’a représenté longtemps pour elle que la sédition, les violences révolutionnaires et l’instabilité conduisant presque fatalement à des excès de réaction.

Qu’est-il arrivé cependant ? Une partie de la gauche, la plus sérieuse, la plus politique, a bien compris, elle comprend encore cette situation aussi délicate que compliquée, elle a le courage de ne pas se fatiguer de la modération ; une autre partie a visiblement de la peine à se contenir. Cette partie plus ardente de la gauche a continué sans doute à voter dans les grandes occasions d’une manière modérée, elle n’a pas attendu la fin de la session pour éclater en paroles amères, en impatiences d’hostilité, comme pour se venger de la modération de ses votes par l’impétuosité de ses discours. Qu’elle ait cédé à l’irréflexion ou à de vieilles ardeurs mal contenues, ou à la crainte de perdre sa popularité dans le monde radical, elle a trop laissé voir que toute cette diplomatie et cette discipline commençaient à lui peser, que, si elle pouvait, elle ne s’en tiendrait pas à ce qu’elle considérait comme une fiction ou une dérision de la république. Elle n’a pas vu qu’en agissant ainsi elle ébranlait l’autorité de cette œuvre même à laquelle elle venait de prêter son concours, qu’elle affaiblissait ou refroidissait ses alliés et qu’elle ne faisait que donner des armes à ses adversaires sans profit pour sa propre cause. C’est la faute de M. Buffet et de ses provocations, disent les habiles : c’est possible. Après tout, on connaissait bien M. Buffet lorsqu’on acceptait, lorsqu’on favorisait son avènement au pouvoir, on ne se faisait point apparemment l’illusion qu’il allait gouverner avec le radicalisme, et en l’attaquant aujourd’hui avec l’âpreté qui a été déployée, on se mettait dans l’alternative de faire beaucoup de bruit pour rien ou de provoquer une crise d’où pouvait sortir un ministère moins favorable à la république du 25 février. La vérité est que toute cette campagne engagée aux derniers jours de la session a été aussi incohérente qu’inopportune, et que M. Gambetta y a compromis sa réputation de tacticien. La gauche, au lieu de rester tranquille, a eu l’air d’un parti embarrassé qui ne sait être ni complètement modéré, ni hardiment révolutionnaire, qui éprouve le besoin de s’agiter stérilement, au risque d’altérer une situation péniblement conquise. Attaquer violemment un ministère qu’on ne peut pas et qu’on ne veut peut-être pas même renverser, voter les lois constitutionnelles en laissant croire qu’on a une autre république, la « vraie » république en réserve pour l’occasion, c’est là ce que nous appelons la part de la gauche dans cette équivoque universelle que les derniers débats parlementaires n’ont nullement dissipée et dont le pays est certainement fondé à se défier.

L’équivoque, elle est un peu l’œuvre de tout le monde, il faut en convenir ; tout le monde en est plus ou moins coupable et plus ou moins victime, le gouvernement y a sa part comme la gauche, et sans le vouloir, en multipliant au contraire les efforts pour la dissiper par des explications en apparence décisives, M. le vice-président du conseil a certainement contribué plus que tout autre à la maintenir. Accuser M. Buffet de connivence avec le bonapartisme comme on l’a fait dans les dernières discussions, c’est un jugement des plus légers ; le traiter en ennemi de la république parce qu’il a refusé de se laisser entraîner à des déclarations véhémentes contre l’empire ou en faveur du régime républicain, ce serait tout aussi peu juste. Ce qui est vrai, c’est que depuis longtemps, depuis le 20 novembre 1873. M. Buffet a considéré ce qu’on appelait alors le septennat comme une création en l’air qui avait besoin d’être organisée, complétée et fortifiée par des institutions sérieuses. Puisque toutes les entreprises de restauration monarchique avaient fastueusement échoué, il ne restait que la république, et, comme président de l’assemblée, M. Buffet a eu sûrement dans le vote de la constitution du 25 février une action décisive qui l’a désigné au pouvoir ; mais c’est ici que tout se complique.

Non, M. Buffet n’est ni un bonapartiste plus ou moins déguisé, ni un ministre infidèle de la république, il a seulement en antipathie ce qu’on peut appeler la politique de la gauche, les idées, les opinions, les traditions de la gauche. C’est un conservateur prétendant gouverner en conservateur, avec les plus énergiques garanties conservatrices, ce régime nouveau qu’il représente comme le principal personnage de l’état après M. le maréchal de Mac-Mahon. En un mot, après avoir reçu la république votée par la gauche, M. le vice-président du conseil se flatte de gouverner avec une majorité ennemie de la république. Là est précisément l’équivoque dans laquelle M. le ministre de l’intérieur se débat, et où il n’a porté vraiment jusqu’ici aucune clarté par ses explications pas plus que par ses actes de gouvernement. Il ne suffit pas de dire aux hommes les plus modérés de la gauche : « Je n’étais pas avec vous avant de monter au pouvoir, je ne serai pas avec vous quand je l’aurai quitté. » Les hommes à qui on tient ce langage sont après tout ceux qui soutiennent le gouvernement, qui ont préparé, voté les lois constitutionnelles, et, pour dédaigner cet appui, sur qui compte donc le chef du cabinet ? Quels sont ces alliés préférés avec lesquels il espère faire campagne ? M. le vice-président du conseil ne peut s’y méprendre, il sait parfaitement ce que pensent et ce que poursuivent tous ces groupes de la droite dont il recherche l’appui, qui ont voté avec lui le 15 juillet dans l’espoir de tenir en échec les institutions actuelles ; il n’ignore pas que dans le centre droit lui-même, s’il y a des hommes d’un esprit libéral qui, à défaut de la monarchie constitutionnelle, préfèrent la république à l’empire, il y a aussi d’autres hommes assez aveugles pour préférer encore l’empire à la république, et c’est avec tout cela, c’est avec ces élémens incohérens que M. le vice-président du conseil se flatte de reconstituer une majorité conservatrice en dehors de ceux qui ont voté la république et les lois constitutionnelles ! Est-ce ainsi que M. le ministre de l’intérieur se propose de dissiper les équivoques ? Son erreur est de ne pas voir qu’il ne fait que les perpétuer en les aggravant. Franchement que veut-on que pense le pays lorsqu’il s’épuise inutilement à pénétrer toutes ces combinaisons, à chercher le secret de toutes ces tactiques ? Comment veut-on qu’il éprouve une complète confiance ? Il a beau y mettre la meilleure volonté, il ne peut point arriver facilement à comprendre comment un régime qu’on lui a représenté comme nécessaire, dont on lui recommande le respect, doit avoir pour défenseurs ou pour alliés ceux qui n’ont d’autre pensée que de le détruire pour faire triompher leur intérêt de parti. Et voilà où nous en sommes au lendemain de toutes ces explications parlementaires qui n’ont rien expliqué, au début de cet interrègne du repos qui vient de commencer !

Si l’on veut profiter de ces trois mois de vacances pour se recueillir loin du bruit et des excitations de la vie parlementaire, on reconnaîtra bien vite que, dans toutes ces luttes, dans ces conflits passionnés et souvent obscurs, c’est toujours l’intérêt de parti qui se substitue à l’intérêt public. Si l’on veut chasser l’équivoque, il n’y a qu’un moyen, c’est d’en revenir tout simplement à la vérité des choses, de se placer sans arrière-pensée sur ce terrain naturel, défini par la république du 25 février et par les lois constitutionnelles telles qu’elles ont été faites. Autrefois un homme d’état italien, chef d’un ministère à une heure des plus critiques, au lendemain de Novare, résumait son programme de libéralisme constitutionnel en peu de mots : « Le statut, disait-il, tout le statut, rien que le statut ! » Avec cela, le Piémont est devenu l’Italie. Quelle difficulté y a-t-il donc à se faire un programme sérieux, pratique, de cette légalité qu’on a sanctionnée, qui est tout à la fois assez précise pour mettre la France à l’abri des coups de hasard et assez large pour n’exclure aucune opinion sincère ? Qu’on soit conservateur, rien de mieux, ce n’est pas ce que la France d’aujourd’hui reprochera à M. le vice-président du conseil ; mais la première condition est après tout de reconnaître ce qui existe, de ne pas laisser se perpétuer ce spectacle de partis organisant tranquillement autour de la loi la sédition de tous les regrets et de toutes les espérances, venant tour à tour offrir au pays une révolution pour la « vraie » république ou une révolution pour la « vraie » monarchie.

Le mérite du centre gauche est d’avoir depuis longtemps pris position sur ce terrain, d’avoir été le plus actif promoteur de cette politique modérée, sensée, dont une des plus récentes expressions est le discours que M. Laboulaye a prononcé, le jour même où la session finissait, dans une réunion de ses amis. M. Laboulaye a raconté simplement, avec un ingénieux bon sens, l’histoire des efforts du centre gauche, les péripéties de cette œuvre de transaction qui se résume aujourd’hui dans les lois constitutionnelles. Au risque d’éclabousser les pontifes du radicalisme, il ne prétend en aucune façon avoir satisfait « les hommes qui se font gloire de poursuivre l’absolu, » et il avoue même spirituellement n’avoir jamais rencontré cet absolu dans l’infinie variété des institutions humaines. « Nous nous sommes modestement contentés, dit-il, de nous associer à toutes les tentatives qui ont été faites pour donner au pays un gouvernement régulier. » Il existe désormais, ce gouvernement régulier, et la meilleure manière d’être conservateur, c’est de s’en servir le plus tôt qu’on pourra et le mieux possible pour le bien pratique du pays. Est-ce que cela ne suffit pas pour rallier dans une action commune tous ceux qui ne subordonnent point l’intérêt de la France à des intérêts de parti ? Qu’on laisse donc une bonne fois de côté toutes les prétentions vaines et les conflits d’arrière-pensées, les mélancoliques réserves de M. le marquis de Franclieu pour le roi, et les revendications de M. Louis Blanc pour « l’absolu » démocratique ; qu’on cesse d’agiter ces problèmes constitutionnels, qui sont résolus autant qu’ils pouvaient l’être, et, au lieu de s’épuiser en subtilités passionnées, qu’on aille tout droit aux affaires sérieuses, aux plus pressantes réalités nationales ; qu’on aborde résolument et sans parti-pris toutes ces questions de finances résumées dans le dernier budget, et ces questions agricoles habilement exposées dans un rapport de M. de Dampierre, et ces questions d’organisation militaire que la presse anglaise vient de réveiller, et ces questions d’enseignement dont les récentes distributions de prix ravivaient l’intérêt. Voilà sûrement de quoi passionner des hommes préoccupés avant tout de la France.

Armée et finances, ce sont les deux grands ressorts d’une nation. Ce qui en est de notre armée, de notre réorganisation militaire, deux journaux anglais viennent d’essayer de le dire à leur manière, non sans témoigner une sympathie réelle pour les malheurs et pour les efforts de notre pays. Seulement le recueil qui a soulevé cette discussion voit, en vérité, les choses sous un jour un peu sombre ; il est surtout frappé de l’incertitude de direction, de la persistance meurtrière de la routine, de l’inefficacité de nos réformes, de l’insuffisance de nos effectifs, et en fin de compte de l’impuissance vraisemblable de l’armée française dans un nouveau conflit. Le Times, qui pour cette fois prend notre défense, explique de son côté que tout cela est une affaire de temps, que des critiques, qui seraient justes, si nous songions à une guerre offensive, le sont beaucoup moins lorsque la France ne peut songer qu’à se défendre en reconstituant lentement ses forces militaires, et en définitive les deux journaux anglais peuvent avoir raison, ou du moins les appréciations très sérieuses, très instructives, auxquelles ils se livrent ne s’excluent pas absolument. Il est bien possible en effet que tout ne soit pas pour le mieux dans nos affaires militaires malgré les dépenses considérables faites pour notre armée ; il est bien certain aussi qu’après des catastrophes comme celle de la guerre de 1870 la puissance militaire d’une nation ne se renouvelle pas en quelques jours, ni même en deux ou trois années ; la transition est difficile, laborieuse, compliquée, et ces lenteurs jusqu’à un certain point inévitables, que les uns jugent avec sévérité, que les autres expliquent par la force des choses, ces lenteurs mêmes sont tout au moins la meilleure réponse à ceux qui croient voir la France toujours prête à se jeter dans des aventures nouvelles, à improviser des guerres de revanche. Cette polémique aussi intéressante qu’imprévue qui vient de s’élever au-delà de la Manche est vraiment le commentaire le plus significatif des suspicions dont la France a été l’objet au printemps dernier, de même qu’elle détruit d’avance les accusations nouvelles qui pourraient nous venir encore d’Allemagne. Au fond, la lenteur de notre réorganisation militaire est certes une des raisons que notre pays peut avoir de ne point songer pour le moment à la guerre, elle n’est point la seule. La France n’est pas aussi impatiente qu’on le croit ; elle n’est pas assez la dupe de ses vieilles illusions, et elle n’a pas assez peu de foi en ses destinées pour se compromettre étourdiment dans des entreprises de hasard. Elle est intéressée à la paix, non-seulement parce qu’elle a besoin de temps pour reconstituer son armée, mais parce qu’elle porte encore partout dans sa vie intérieure la marque de ses désastres, parce que la guerre lui a laissé des charges sous lesquelles elle ne plie pas sans doute, qui ne restent pas moins lourdes, et auxquelles elle ne peut faire face que par l’énergie réparatrice d’une vitalité renaissante.

La réalité de notre situation financière, elle est écrite dans le copieux et substantiel rapport de M. Wolowski sur le budget que l’assemblée a voté avant de se séparer, qu’elle n’a discuté qu’en courant, avec distraction et d’une manière entrecoupée. Le rapport de M. Wolowski est un exposé complet, presque dramatique, des finances françaises surprises en quelque sorte dans les transformations qu’elles subissent d’année en année, dans les mouvemens de la richesse publique, dans les aggravations d’impôts. C’est une histoire à la fois douloureuse et fortifiante qu’il faudrait donner à lire à tous les Français, si c’était possible.

Elle est douloureuse, car on peut voir là les malheurs d’une nation écrits en chiffres inexorables : près de 10 milliards en capital ; on peut suivre pas à pas ce travail minutieux et gigantesque imposé par la nécessité pour trouver des ressources nouvelles, pour extraire de la matière imposable tout ce qu’elle pouvait donner, pour étendre le réseau de la fiscalité sur toutes les manifestations de l’activité nationale. N’aurait-on pas pu arriver au même but par des voies différentes, en substituant un système de grandes réformes financières au vieux système des taxations multiples et partielles ? Eh ! sans doute, si on eût été libre, si on s’était trouvé dans des circonstances moins critiques, moins impérieuses, c’eût été possible et après tout préférable ; mais on était serré de près par le temps et par la nécessité, on a reculé devant des expériences dont les résultats pouvaient se faire attendre ou ne pas répondre entièrement à l’attente publique, aux besoins du trésor. Peut-être aussi s’est-on dit, ce qui n’est pas toujours juste, ni même toujours politique, que les charges diversifiées, étendues à tous les détails, se faisaient moins sentir, et on est allé au plus pressé en employant toutes les formes de la contribution, en puisant à toutes les sources. Pendant les premières années, les votes d’impôts se succèdent, rien n’échappe à cette prodigieuse opération de fiscalité. À quatre reprises on revient sur les patentes ; impôts sur le papier, sur les voitures, sur les billards, sur les cercles, sur les allumettes, décime et demi-décime sur l’enregistrement, décimes multiples sur le timbre, décimes sur le sel, taxes postales, taxes de douanes, droits sur les vins, sur les alcools, sur la chicorée, sur les transports par les chemins de fer ou par les voitures publiques, tout y a passé, tout a été appelé à payer son contingent à cet opulent besoigneux qui s’appelle le trésor français depuis 1870. Avec tout cela, on est arrivé à ce chiffre de 668 millions de nouveaux impôts, qui ne représente pas même complètement l’aggravation de nos charges, qui serait insuffisant, si le mouvement de la richesse publique n’aidait à combler les différences. C’est la guerre écrite en chiffres et s’imprimant dans toutes les mémoires sous la forme de provinces perdues, d’une dette accrue d’un demi-milliard, d’un budget qui, avec les nouveaux impôts devenus nécessaires, atteint et dépasse 2 milliards 500 millions. Nous sommes loin du temps où le budget français commençait à dépasser le premier milliard et où l’on disait gaîment : Saluez le chiffre heureux du milliard, vous n’y reviendrez plus !

C’est assurément une histoire douloureuse, et elle est aussi fortifiante, car elle montre ce que peut l’énergie d’une nation se raidissant tout à coup contre l’infortune. Qui ne se souvient de ces premiers momens de 1871 où l’on était réellement à se demander comment on sortirait de cet abîme, et où des esprits qui ne passent pas pour timides désespéraient pour de longues années ? On oublie aujourd’hui que, si le pays a offert sur-le-champ sa bonne volonté, si l’assemblée a rempli sous ce rapport, courageusement, patriotiquement son rôle t il y a un homme, M. Thiers, qui n’a jamais désespéré, et qui, assiégé de tous côtés, par la guerre civile, par l’invasion étrangère, par la détresse publique, a entrepris dès le premier jour la libération du sol national. Cette œuvre de libération, à peine considérée comme possible alors, elle s’est réalisée même avant le terme qui avait été fixé ! M. Thiers a dit simplement, résolument : Il faut payer. On a payé ! La France a retrouvé aussitôt tout son courage, elle a marché au signal qui lui était donné ; elle s’est résignée aux sacrifices qui lui ont été demandés. Il ne faut pas se laisser aller à un autre genre d’illusions et dire que la France porte légèrement son fardeau, qu’elle ne souffre pas : elle souffre certainement au contraire, elle sent le poids des impôts ; mais elle à tout accepté, tout subi sans se plaindre trop haut, sans avoir même la faiblesse de payer d’impopularité ceux qui lui imposaient des charges accablantes en augmentant avec un acharnement nécessaire toutes les contributions. Elle a offert le spectacle d’un état faisant honneur à toutes les obligations publiques, d’un commerce qui n’a jamais voulu profiter des désastres de la guerre pour se dérober à ses engagemens. La France s’est remise au travail, et si elle n’a pas tout réparé, s’il y a par trop d’optimisme à dire qu’elle a moins souffert que ceux à qui elle a payé cinq milliards, ou que les pays qui l’ont aidées dans les transactions financières de sa libération, il est certain qu’elle n’a point eu les crises économiques que d’autres ont essuyées dans l’opulence artificielle de la conquête. Si son budget n’est point exempt de tout déficit, elle peut suffire à tout par le mouvement naturel de sa richesse nationale, et en peu d’années, dans les conditions si étrangement aggravées qui lui ont été faites, elle en vient au point où les recettes publiques des six derniers mois dépassent de 50 millions les calculs budgétaires. Naguère encore des inondations désastreuses ont ravagé des régions entières, et on pouvait croire que les recettes de l’état s’en ressentiraient ; il n’en est rien, les revenus du mois de juillet révèlent un progrès normal, régulier, ils dépassent de 8 millions les prévisions du budget. On en pensera ce qu’on voudra, c’est un pays qui a de là ressource, et si l’on veut prendre confiance, on n’a qu’à mesurer le chemin parcouru depuis quatre ans en comparant la situation, telle qu’elle était au mois d’avril 1871, à la situation où nous sommes aujourd’hui.

La France a certes perdu beaucoup dans cette fatale aventure de 1870, elle a manqué sous bien des rapports ; son organisation militaire, son organisation politique, ont fait une sorte de faillite. Elle a gardé surtout deux forces qui à l’épreuve se sont trouvées à la hauteur de toutes les crises. Elle a été sauvée par la puissance réparatrice du travail et par une organisation financière dont les événemens ont démontré la solidité. La France a eu la bonne volonté qui n’aurait pas suffi dans la confusion, elle a été soutenue par cette organisation financière qui a résisté à tout, atténuant la ruine pendant la guerre, aidant a toutes les réparations après la lutte et coordonnant les ressources du pays sans trop le faire souffrir. Aussi est-il assez naturel qu’on hésite à toucher à cette organisation qui est devenue une des forces nationales. On s’est arrêté au premier moment devant la nécessité, et aujourd’hui encore M. Wolowski dit dans son rapport avec M. le ministre des finances : « Le moment n’est pas venu d’entreprendre une réforme financière. Les études commencées sur la révision des évaluations cadastrales et sur la péréquation de l’impôt foncier ne sont pas assez avancées pour qu’on puisse entamer une discussion utile. Quant à une transformation des taxes qui grèvent l’industrie et la circulation, il faut attendre que l’expérience en ait suffisamment constaté l’effet… » Tout cela est vrai, tout cela mérite d’être étudié, non pas avec une arrière-pensée de vaine popularité, mais sincèrement, mûrement. Il faut bien songer que, dans une administration à la fois simple et compliquée, tout se tient, et, sous prétexte de supprimer un abus ou un excès de réglementation facile à pallier, on risque d’affaiblir l’efficacité de tout un ensemble d’institutions. Ce serait une assez pauvre politique financière de trop s’attacher à des détails, et les meilleures réformes seront toujours celles qui, en assurant les ressources de l’état, en maintenant l’équité dans la répartition des charges, auront pour objet de stimuler l’essor de l’activité publique, de laisser le plus de liberté possible à la production nationale, au travail, aux intérêts de toute sorte.

Tout ce qui profite à l’industrie, à l’agriculture, au commerce, profite directement ou indirectement au crédit, aux finances de l’état, et sûrement l’assemblée, qui s’égare souvent en discussions inutilement passionnées, n’aurait pu mieux employer son temps qu’à étudier ces questions, à chercher le secret des réformes utiles dans des œuvres comme le rapport récemment présenté par M. le marquis de Dampierre, sur la création d’une école supérieure d’agriculture. Le rapport de M. de Dampierre est certainement fait avec soin, avec attention, avec une connaissance réelle de la vie agricole de la France. C’est plus qu’un rapport sommaire, c’est un travail intéressant et animé qui touche en passant à plus d’un problème politique, au développement de la société française depuis 1789, qui montre surtout comment l’agriculture est mêlée à toutes les vicissitudes de la fortune nationale, comment elle est intéressée aujourd’hui à profiter de toutes les lumières, de tous les progrès de la science. Il est certain que c’est là une des questions les plus sérieuses pour notre pays ; elle est d’autant plus grave qu’elle se lie au mouvement social lui-même, et ce qui se passe aujourd’hui c’est peut-être encore une question de constitution agricole. C’est le fruit lentement mûri et généreux de cette révolution de 1789 dont l’effet le plus profond et le plus durable a été d’émanciper, de distribuer la propriété en associant un grand nombre de Français à la possession du sol. Que cette diffusion de la propriété dans les masses populaires n’ait pas été la conséquence directe et immédiate de la vente des biens du clergé et des émigrés, les plus savans économistes l’ont montré. Ce n’est guère que vers 1815 que les petits propriétaires ont commencé à se multiplier, et que s’est produit dans des proportions croissantes ce morcellement, cet « émiettement du sol » dont parle M. de Dampierre. Avec l’extension de la propriété, avec l’application des méthodes nouvelles, des progrès de la science à l’agriculture, le bien-être s’est développé, les conditions de la vie se sont améliorées ; la nation s’est transformée par degrés, elle s’est fait une vertu de ce travail libre dont elle recueillait les fruits, dont elle sentait les bienfaits, et c’est là peut-être l’explication la plus vraie de cette consistance vigoureuse que la France a montrée dans les crises les plus terribles, qu’elle oppose même aux entreprises révolutionnaires. Fort bien, c’est un résultat social acquis. Il s’agit maintenant de ne pas laisser dépérir cette œuvre, de développer cette fortune de la terre, à laquelle tant de mains travaillent, de féconder, d’élever l’agriculture par toutes les ressources de la science, par un enseignement qui ajoute au sens pratique les lumières de la théorie. C’est cet enseignement que M. de Dampierre propose de fonder ; ce ne sera du reste que revenir à ce qui avait été fait en 1848 par la création de cet institut agronomique de Versailles, que le libéralisme de l’empire ne put pas laisser vivre. L’instruction agricole ne menacera plus peut-être aujourd’hui la société !

L’enseignement sous toutes les formes, à tous les degrés, est certes aujourd’hui plus que jamais une des premières nécessités pour la France. Tout le monde le sent, tout le monde le répète, et on l’a dit surtout récemment dans les distributions de prix qui viennent d’avoir lieu de toutes parts, dans les villes de province comme à Paris. Cette jeunesse, qui vient de recevoir des couronnes, elle n’entre point dans la carrière par une porte dorée, elle est venue à une heure de tristesse et de recueillement pour le pays dont elle est l’espérance. On n’a point à la flatter, on n’a qu’à lui dire de regarder autour d’elle, de lire dans l’histoire de la France, dans l’histoire de nos revers comme dans l’histoire de nos grandeurs, et de s’aguerrir aux luttes de la vie, de se fortifier par l’étude. Les distributions de prix étaient une occasion naturelle pour répéter ces conseils virils, et les discours n’ont pas manqué à la Sorbonne comme dans le plus simple lycée. Chacun a voulu être de la fête et profiter de cette heure favorable où la jeunesse sait écouter même en tournant les regards vers la porte au-delà de laquelle elle va trouver la liberté des vacances. À Beauvais, M. le duc d’Aumale a su envelopper de la bonne grâce d’un esprit tout français les pensées fortifiantes, et il s’est souvenu de ses classiques pour saluer la terre généreuse de France, « sainte par la gloire, sainte par le malheur ! » Il a électrisé ces jeunes cœurs en leur disant : « Mes amis, aimez et servez la patrie, ayez foi en Dieu et foi dans la France ! » À Bernay, M. le duc de Broglie a parlé comme en famille avec une élégante et persuasive simplicité. Au collège Henri IV de Paris, le sous-secrétaire d’état de la justice, M. Bardoux, a trouvé l’occasion de se montrer homme de goût, homme d’idées libérales, et de parler des études de façon à les faire aimer. C’était peut-être le moment pour M. le ministre de l’instruction publique de faire entendre en pleine Sorbonne, non pas des paroles politiques, mais le langage d’un membre du gouvernement, d’un grand maître de l’université. Malheureusement M. le ministre de l’instruction publique s’est un peu oublié dans les détours d’une dissertation académique. Il a cité Hésiode, saint Jean, saint Matthieu, Montesquieu ; sous prétexte de distinguer entre la bonne et la mauvaise émulation, il a repris l’histoire du monde, il a promené son auditoire de la guerre de Troie aux guerres modernes en passant par les rivalités des successeurs d’Alexandre, les luttes des Achéens et des Étoliens, les rivalités de Marius et de Sylla, de César et de Pompée. M. Wallon a dit à la jeunesse que c’était à elle de « maintenir l’Université de France au rang qu’elle doit garder à la tête de celles à qui la loi vient d’ouvrir une carrière. » Nous voulons bien que ce soit le devoir de la jeunesse de relever l’Université de France ; c’est peut-être aussi le devoir de M. le ministre de l’instruction publique de donner l’exemple, en maintenant la primauté morale de l’état dans l’enseignement public, en armant l’Université pour la lutte qu’il a si généreusement ouverte devant elle !


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.