Chronique de la quinzaine - 14 avril 1836

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Chronique no 96
14 avril 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 avril 1836.


Le système de conciliation n’a pas encore fait, que nous sachions, de grands progrès. Le silence et l’inaction du ministère n’ont pas échauffé le zèle de ses amis, ni refroidi l’animosité de ses adversaires. Le ministère vit, il est vrai ; il a évité jusqu’à ce jour les chocs violens, et à l’exception de l’orage que M. Guizot a fait gronder un jour sur lui du haut de la tribune, il a échappé jusqu’à présent aux dangers qui le menaçaient. Mais ce calme apparent cache un état de trouble qui s’aggrave chaque jour ; la majorité qui se tait à la chambre, murmure hautement ailleurs, on se ménage à la tribune, mais on s’attaque avec force dans les couloirs, et les hostilités éclatent jusque dans le salon du président du conseil et contre sa personne. En un mot, les passions contenues un moment se font jour de toutes parts, et ceux qui se croyaient au lendemain d’une victoire, seront bientôt forcés de s’apercevoir qu’ils ne sont encore qu’à la veille d’une grande et décisive bataille.

Il est impossible de ne pas éprouver un vif sentiment d’intérêt en examinant la situation de M. Thiers. Il y a dans l’élévation de M. Thiers au poste de président du conseil quelque chose d’aventureux qui étonne, même après toutes les phases de la rapide fortune de ce ministre, et l’on ne peut se résoudre à croire que cette sagacité et cette vive intelligence qui l’ont amené là, à travers tant d’obstacles, l’aient abandonné au moment décisif où il touchait au but de son ambition. M. Thiers se serait-il laissé porter à la suprême direction des affaires par des sollicitations qu’il eût été sage de repousser, par une nécessité imprévue, par un accident, comme le disent quelques-uns de ses intimes, qui le traitent plus mal que ne feraient ses ennemis ? Serait-il devenu chef du cabinet, à l’improviste, sans projet arrêté, sans système, sans un ensemble de vues politiques ? Son silence serait-il celui d’un homme qui n’a rien à dire, et qui craint de dévoiler le vide de ses pensées ; son inaction, le résultat d’une gêne ridicule, d’une impuissance qu’il n’oserait avouer ? ou bien M. Thiers travaille-t-il dans l’ombre à la réalisation de quelque vaste plan, qui étonnera la France et le monde ? ou garde-t-il, comme M. Mendizabal, un secret qui n’attend que le jour favorable pour se révéler ? À défaut de réponses précises, on se livre à des conjectures, et elles sont telles que M. Thiers, s’il est habile, fera bien de les dissiper.

En ce qui concerne les affaires de son département, on croit savoir, dans les réunions diplomatiques, que M. Thiers a tout-à-fait abandonné, en Grèce, le parti national, que soutenait M. de Broglie, et que ses premières notes et ses premiers entretiens tendaient à appuyer le parti russe-allemand. M. de Broglie avait refusé d’autoriser le troisième terme de l’emprunt grec, garanti par la France et l’Angleterre. Il motivait son refus sur le mauvais emploi fait par la régence des fonds des deux premières séries de l’emprunt de dix millions de francs. Les revenus publics de la Grèce, dans les trois dernières années, s’étaient élevés, d’après les comptes fournis par le gouvernement lui-même, à 34,000,000 de drachmes, qui, joints aux deux premières séries de l’emprunt, formaient une somme de 56,000,000 que le gouvernement grec avait eu à sa disposition en trois ans. Les dépenses de ces trois années s’élevaient, d’après les mêmes comptes, à 45,000,000 de drachmes, et ainsi il devait se trouver un excédant de 11,000,000 à la fin de cette période. Or, le budget de la Grèce présente, au contraire, un déficit de plusieurs millions, et le roi de Bavière a mis opposition au trésor grec sur les fonds de l’emprunt, pour une somme de 1,000,000 de drachmes et plus, pour laquelle il se porte créancier de son fils Othon.

Le roi Louis ne porte pas en ligne de compte les marbres, les statues et les monumens dont la Grèce se dépouille chaque jour pour enrichir les musées de la Bavière, et qu’on exhume à grands frais ; les troupes bavaroises qu’on entretient même en Bavière comme réserve, et les présens prodigués à la cour de Munich par la régence d’Athènes. M. de Broglie pensait avec raison que la France ne pouvait sanctionner ces désordres, et qu’elle ne devait pas surtout en supporter les inévitables suites. Il se décida à refuser l’émission de la troisième série de l’emprunt. Il est vrai que cette décision, un peu abrupte, comme la plupart des actes de M. de Broglie, n’ayant pas été concertée avec l’Angleterre, qui a garanti l’emprunt avec la France, il devint nécessaire de revenir sur cette mesure et de la modifier ; mais la protestation qui en résultait n’était pas moins un avertissement donné à la Grèce, et la manifestation de tout un système politique à l’égard de cette puissance. C’est cette politique que M. Thiers a ouvertement abandonnée ; le général Coletti, le chef du parti national en Grèce, n’a pas trouvé près de lui l’appui que lui prêtait M. de Broglie, et quelques révélations de la Gazette d’Augsbourg achèvent de nous apprendre que la Russie et la Bavière ne trouveront pas dans le ministre actuel des affaires étrangères un adversaire décidé à arrêter leurs envahissemens. Est-ce là le secret des réjouissances qui ont eu lieu à la cour de Saint-Pétersbourg, à la nouvelle de l’élévation de M. Thiers ? Ces faits, et quelques autres, sont-ils le fruit de l’appui donné à M. Thiers par M. de Pahlen et par la princesse de Lieven ? C’est encore une de ces énigmes qui se rattachent au nouveau ministère, et que nous ne tarderons pas à deviner.

On dit encore, et le mystère dont s’enveloppe la politique du cabinet permet de tout dire, on dit que M. Thiers s’est donné ou a reçu, en formant ce ministère, une mission un peu analogue à celle qu’il remplit, en entrant pour la première fois au ministère de l’intérieur. On sait que la pensée politique qu’il apporta dans le cabinet, consistait à s’emparer de Mme la duchesse de Berry, alors dans la Vendée. Il y aurait aujourd’hui un autre service à rendre à la maison royale, et, si l’on veut, au pays ; et M. Thiers fonderait l’avenir de ce ministère sur la réussite de ce projet. Cette fois, il ne s’agirait pas de se débarrasser d’une princesse dont la présence troublerait le repos de la France ; mais, au contraire, d’assurer ce repos en y amenant une princesse étrangère. Quelle serait cette princesse ? La direction de la politique du ministre des affaires étrangères ouvre un vaste champ aux conjectures, qui changent selon qu’on le voit occupé de gagner la faveur de l’Autriche ou de mériter la bienveillance de la Russie. Toujours est-il que cette pensée occupe vivement le ministre, et qu’elle le préoccupe au point de lui faire négliger les mesures les plus importantes et les plus nécessaires au maintien du cabinet.

Un président du conseil moins préoccupé s’attacherait d’abord à effacer les dissidences qui éclatent de temps en temps dans le ministère. M. Passy est celui des collègues de M. Thiers, qui semble destiné à lui causer le plus d’embarras. M. Passy est un ministre plein de vues honnêtes, bien que fausses quelquefois, qui cherche à marquer son passage au pouvoir par quelque grand acte d’administration, tel que l’abandon d’Alger, ou l’émancipation des nègres, qui l’occupe vivement à cette heure. En un mot, M. Passy veut remuer des idées, et on ne s’étonnera pas qu’il s’accorde rarement avec M. Thiers, qui semble fonder son influence sur l’immobilité et le silence. Ce premier embarras de M. Thiers se fait d’autant plus sentir qu’il l’assiége de plus près, et qu’il se présente à toute heure, dans le conseil, dans la chambre et dans le cabinet. Aussi a-t-il été question, tout bas encore, il est vrai, d’une combinaison nouvelle où M. Pelet de la Lozère prendrait, au ministère du commerce, la place de M. Passy, et serait remplacé au ministère de l’instruction publique par M. Cousin. M. Sauzet verrait se dédoubler son ministère, et resterait ministre des cultes, tandis que M. Persil, à qui se rattachent quelques idées d’intimidation et de conservation, reprendrait le département de la justice et les sceaux. M. Cousin, l’ami dévoué, l’admirateur, le mameluck de M. Thiers, serait sans doute moins embarrassant que M. Passy ; mais quelle force apporterait-il au ministère, lui qui exerce si peu d’influence à la chambre des pairs, et qui n’en exercera jamais aucune à la chambre des députés ?

On ne parle pas de M. d’Argout ; cependant M. d’Argout n’est pas un des moindres embarras de M. Thiers. Le projet de loi sur les sucres indigènes, présenté par M. d’Argout, a soulevé à la fois la chambre et tout le commerce de Paris et des départemens. On chercherait vainement, dans les lois de l’empire les plus brutales, un esprit de fiscalité aussi violent que celui qui respire dans le projet de loi de M. d’Argout. Nous disons de M. d’Argout, car nous ne pouvons penser, comme on le dit, que M. Thiers ait participé à la rédaction de ce projet, bien que les projets de loi du roulage et de l’impôt direct, présentés jadis par lui, fussent empreints d’un esprit semblable. Mais on s’étonnera moins si l’on veut bien se rappeler que M. le comte d’Argout a fait ses premières armes dans les droits réunis, et dans les droits réunis de l’empire, terrible école où se formaient des soldats aussi impitoyables au moins que ceux qu’on instruisait sur les champs de bataille. Qu’on veuille bien relire maintenant le projet de M. d’Argout, on verra qu’il se sent, à chaque ligne, des lieux que fréquentait l’auteur. Tout l’attirail des prohibitions et des vexations impériales y est déployé avec un luxe inoui, et il est bien fâcheux pour M. d’Argout que l’occasion de produire un pareil projet ne se soit pas présentée à lui il y a trente ans ; il eût été nommé d’emblée directeur-général des droits-réunis du grand empire français, au lieu de végéter si long-temps dans les rangs subalternes. Mais en ce temps-là, la découverte du sucre de betteraves n’était pas seulement un admirable procédé, cette découverte était le soutien de tout le système de l’empire, du grand blocus continental tracé autour de l’Angleterre ; le sucre indigène nous affranchissait d’un des derniers tributs payés au commerce anglais, et l’encouragement de la fabrication de cette denrée était un principe politique et une nécessité. Aujourd’hui que la fabrication du sucre de betteraves n’est bonne tout au plus qu’à raviver le commerce et l’agriculture, qu’elle ne servirait, en augmentant, qu’à répandre l’aisance dans nos campagnes et à favoriser le bien-être des classes inférieures, il semble urgent à nos ministres d’en finir avec cette branche d’industrie et de la faire tomber sous les restrictions du monopole, qui n’entend pas que les petits propriétaires s’affranchissent en rien de sa domination. De là toutes les rigueurs du projet : impôt de 15 francs par 100 kilogrammes, obligation d’élever des murs autour des fabriques, et de ne laisser qu’une issue, de les isoler de toutes communications avec les maisons voisines, de bâtir une maison pour les employés du fisc, de leur payer de 2,000 à 3,000 francs par an, d’avance et par trimestre, de ne pouvoir introduire une seule betterave dans l’établissement sans qu’elle ait été pesée par ces employés, de fournir les poids, les balances, les ouvriers nécessaires à cette vérification ; défense de faire sortir aucune quantité de sucre sans avoir rempli d’autres formalités, etc., etc. Ensemble inoui qui ferait préconiser le temps des gabelles, et ferait abandonner la fabrication du sucre indigène par tous ceux qui ne pourraient l’établir à grands frais, sur une immense échelle. La chambre, quoique peu dévouée aux petits intérêts, a frémi d’indignation à la lecture de ce projet ; et, depuis ce jour, M. d’Argout, abandonné par ses collègues, vit dans cet isolement politique qui précède et amène d’ordinaire une chute ministérielle. On voit que le ministère du 22 février est à la veille de subir plus d’une modification.

Nous disions que la situation de M. Thiers offre un certain intérêt, et on ne peut, en effet, le suivre sans émotion dans la lutte silencieuse qu’il soutient contre tous les côtés de la chambre et contre ses collègues. Ce n’est pas tout d’avoir à combattre les essais de réforme et les idées plus philanthropiques que politiques de M. Passy, que d’avoir à renier et à replâtrer les projets de loi de M. d’Argout, que de se débattre contre la gauche qui veut l’entraîner, contre le centre droit qui veut le réduire, il faut encore, et c’est là le point difficile, que M. Thiers soutienne, dans les bureaux de la chambre, une lutte perpétuelle, acharnée, contre les doctrinaires, et que là il défende pas à pas le terrain que lui disputent ces actifs et persévérans adversaires. Les doctrinaires se sont cantonnés dans les bureaux qu’ils ont envahis ; ils forment les commissions, ils formulent à leur gré les rapports, et tiennent ainsi le ministère sous leur main, soit qu’ils lui accordent avec hauteur ses demandes, soit qu’ils l’arrêtent dans sa marche par des refus. Ainsi, on se rappelle que M. Thiers demanda, il y a deux ans, un crédit de 100 millions pour une multitude de travaux publics qui étaient en souffrance. 80 millions furent accordés ; mais la commission de la chambre exigea du ministre l’assurance que ces fonds étaient suffisans pour terminer les travaux énoncés dans l’exposé des motifs. M. Thiers, alors ministre de l’intérieur, déclara qu’il avait fait lui-même les calculs, vérifié les devis, relevé tous les chiffres, et qu’il se portait garant de l’exécution des travaux, sans demande ultérieure de crédits supplémentaires. Sur cette promesse, cet immense crédit fut voté ; mais aujourd’hui, M. de Montalivet, nouveau ministre de l’intérieur, se trouvant dépourvu de fonds pour continuer les travaux, qui sont loin d’être terminés, comme on peut le voir par l’arc de l’Étoile, le bâtiment du quai d’Orsay et la Madeleine, M. de Montalivet demande à la chambre un premier crédit supplémentaire de 5 millions. Or, la commission chargée d’examiner cette demande se trouve composée, par hasard sans doute, de MM. Bessières, J. Lefebvre, Piscatory, Augustin Giraud, Jaubert, de Montépin et Raguet-Lépine, tous plus ou moins doctrinaires, et à qui on a adjoint, par civilité, MM. Talabot et Edmond Blanc. Nous croyons savoir que la conclusion du rapport sera favorable au ministère, le crédit sera accordé, mais en considération de M. de Montalivet, qui n’a pas fait de promesses, et on lui fera acheter ces 5 millions au prix de dures humiliations qui porteront sur M. Thiers.

Mais ce n’est pas seulement dans les bureaux et dans les couloirs de la chambre, que le président du conseil est poursuivi par les reproches et tracassé par les manœuvres de ses anciens amis les doctrinaires et leurs adhérens ; chez lui, dans son salon, à sa cheminée et à sa table, il les retrouve menaçans comme l’ombre de Banquo. On ne lui fait grace qu’à la tribune, la conciliation n’est que là, la paix n’a lieu que sur cette étroite dalle de marbre ; partout ailleurs la guerre est allumée, sur les marches même de la tribune on se parle avec aigreur, et l’on s’attaque avec violence. On cite une discussion très vive et peu parlementaire, qui a eu lieu, dimanche dernier, à la soirée du ministère des affaires étrangères, entre le président du conseil et un député, M. de Ma……rt, qui lui reprochait avec chaleur d’avoir affaibli le pouvoir en se séparant de M. Guizot ; discussion qui se termina par un mouvement d’impatience du ministre, lequel, après avoir déduit inutilement ses raisons, se serait écrié avec humeur : « Je suis étonné qu’on vienne chez les gens pour leur parler ainsi ! » On ne pense pas que M. de M… et ses amis se soient rapprochés du ministère depuis cette scène singulière. À la réception suivante, une autre scène plus bruyante encore eut lieu sur le même terrain. M. Vatout en fut le moteur involontaire. Il se plaignait en présence de deux députés, M. Vig… et M. de Gar…, de l’ardeur que mettaient les doctrinaires à s’emparer de tous les bureaux, et de la longanimité du ministère, qui ne s’opposait pas à ces nominations. Le président du conseil intervint, et répondit que s’il avait voulu, il eût empêché plusieurs de ces nominations, et entre autres celle de M. Jacqueminot, qui s’était faite dans son propre bureau. — Vous avez eu tort ; il fallait vouloir, répondit M. de G… Mais votre volonté n’eût pas été suffisante, car vous portiez votre ami M. Félix Bodin comme secrétaire, et la majorité a décidé pour un doctrinaire, pour M. Hervé. — La conversation s’étant animée, se termina encore cette fois par ces mots : Je suis étonné qu’on vienne, etc. ; et M. de G… prit le même chemin que, peu de jours auparavant, avait pris son collègue M. de M…court. Nous rapportons ces faits uniquement parce qu’ils peignent la situation de la chambre et du ministère, et qu’ils démontrent la nécessité urgente où se trouve le chef du cabinet, de se former une nouvelle majorité, soit par une modification ministérielle, soit par la dissolution de la chambre.

Combien de temps M. Thiers consentira-t-il à rester encore sous le joug qu’il subit aujourd’hui ? Nous l’ignorons, comme tout le monde, sans doute ; mais assurément c’est un spectacle nouveau que celui d’une élévation de rang qui ne produit d’autre résultat qu’une diminution d’influence et de pouvoir. Dans le dernier ministère, M. Thiers était regardé comme le représentant de la révolution ; tout en cherchant à lui échapper, ses collègues reconnaissaient sans cesse sa force, en lui cédant chaque fois qu’il leur offrait l’alternative d’adopter ses vues ou d’accepter sa démission. À la chambre, rien ne se faisait sans qu’il eût pris la parole ; il était en quelque sorte la réserve qui donnait au moment critique, et qui décidait le gain des batailles. En un mot, l’existence ministérielle de M. Guizot n’avait lieu que par la grace de M. Thiers, et aujourd’hui, on dirait que c’est M. Thiers qui n’existe que par la grace de M. Guizot et de ses amis. Nous concevons tout le souci de M. Thiers. Mieux vaudrait périr que de vivre à ce prix.

— Nous avions prédit à M. le baron Mortier tous les désagrémens que lui vaudrait la mystification que lui a faite M. Lehon, en le faisant décorer de l’ordre de Léopold de Belgique. Ces désagrémens ne se sont pas fait attendre, et notre ambassadeur a eu la mortification de se voir arrêté sur la frontière de Hollande, à la seule vue de cette malencontreuse décoration qui se trouvait dans ses bagages. Un tel début fait mal augurer de la mission de M. le baron Mortier auprès du roi Guillaume.

M. de Talleyrand se dispose à quitter Paris et à se rendre dans ses terres. M. le prince de Talleyrand ne veut pas qu’on lui attribue plus long-temps le patronage de ce ministère, qu’il a formé, il est vrai, en ce qui concerne M. Thiers, mais qu’il renie avec véhémence, quant à ce qui est de MM. Passy, Pelet de la Lozère et Sauzet.


— L’application des lois de septembre, demandée contre la Quotidienne et la Mode, n’a pas eu lieu, grace au talent avec lequel ces deux journaux ont été défendus par M. Berryer et par M. Dufougerais, ancien directeur de la Mode et jeune avocat très distingué ; grace aussi aux dispositions du jury, qui n’entre pas dans le système d’intimidation aussi facilement qu’on le pensait.


— Un ouvrage politique dont nous apprécierons la valeur et la portée, paraîtra mardi sous le titre de : Le Ministère de M. Thiers, les Chambres et l’Opposition de M. Guizot.


L’opéra des Huguenots obtient, à l’Académie royale de Musique, un succès qui semble vouloir surpasser celui de Robert-le-Diable. Cette musique, vive, passionnée, entraînante, émeut chaque soir jusqu’à l’enthousiasme le public, qui apprend à l’apprécier à sa juste valeur. Le premier acte amuse par la variété des effets et l’exposition si nette et si franche des principaux caractères. Les mélodies de Marguerite de Navarre et les chœurs si délicats de ses femmes jettent sur le second une fraîcheur exquise. Quant au quatrième, il devient inutile d’en parler désormais : sa réputation est faite ; dès le premier jour, on l’avait proclamé un chef-d’œuvre. L’exécution, quelles que soient d’ailleurs les variations que diverses circonstances lui ont fait subir, demeure toujours belle et digne, en tout point, de Meyerbeer. Depuis quelques jours, Dérivis remplace Levasseur dans le rôle de Marcel. On ne peut que louer le zèle qui a dirigé le jeune chanteur dans cette entreprise difficile. En effet, le caractère de Marcel appartient en propre à Levasseur par droit de création. Nourrit déploie toujours la vigueur dramatique et la puissance de moyens dont il a fait preuve dans tant d’autres rôles. L’orchestre et les chœurs jouent et chantent de manière à faire voir qu’ils sont reconnaissans de ce que M. Meyerbeer a fait pour eux. Quant à Mlle Falcon, c’est toujours le même enthousiasme, la même inspiration ; cette voix si limpide, si jeune, si vibrante, résiste à la fatigue des deux derniers actes, et semble ne pouvoir s’altérer. À cet immense succès des Huguenots la critique n’a rien à répondre ; les larmes, l’émotion, ne sont point du ressort de l’analyse. C’est là un fait mystérieux, un fait de sentiment placé au-dessus de la discussion, et c’est aussi le plus grand triomphe du musicien, la plus belle gloire qu’il puisse ambitionner.


Atlas historique des états européens, traduit de l’allemand de C. et F. Kruse, par Philippe Lebas, maître de conférences à l’École Normale, et Félix Ansart, professeur d’histoire au collége de Saint-Louis[1].

Le développement qu’ont pris les études historiques en France rendait nécessaire ce bel ouvrage, dont la pensée et l’exécution première appartiennent à deux savans professeurs allemands, dont le perfectionnement, et si l’on peut parler ainsi, l’appropriation aux intelligences et aux études françaises, est l’œuvre de deux habiles professeurs de notre université. L’Atlas historique des états européens est un de ces livres dont le besoin a été long-temps, quoique vaguement, signalé par tous les esprits dont les études étaient dirigées vers les matières dont il traite, et qui naissent, non pas d’une fantaisie plus ou moins grave d’un écrivain, mais d’une sorte de consentement universel. Tous les hommes occupés d’histoire, et le nombre en est immense, demandaient ce livre. Privés du secours si puissant des synchronismes, ou ne pouvant l’avoir qu’au prix de recherches très longues, et d’un temps qu’ils auraient pu employer plus utilement à en tirer les conséquences, ils appelaient de leurs vœux un vaste tableau où l’on vit, du même coup d’œil, naître, se mouvoir, grandir et décroître tous les états européens. Ce vaste tableau, c’est l’Atlas historique dont nous parlons. Tous les états de l’Europe, tous les peuples y figurent, même ceux que les histoires spéciales ont laissés dans l’ombre, et dont il est indispensable de tenir compte, selon la judicieuse remarque des traducteurs, la plupart ayant eu plus d’influence qu’on ne pense sur l’histoire même des peuples les plus puissans.

L’Allemagne possédait depuis quelques années le beau travail de MM. C. et F. Kruse. Mais leur Atlas n’y avait pas toute la popularité dont il est digne. Cela tient à la disposition même des esprits studieux en Allemagne. C’est presque les désobliger que de vouloir abréger ou éclaircir leur tâche. On n’y a aucun goût pour la science simplifiée et rendue sommaire. On la préfère avec toutes ses difficultés et toutes ses complications, et le plaisir même d’acquérir est en proportion de la peine. D’ailleurs, on n’y sent pas le besoin d’appliquer la science en la popularisant, et on la tient dans une sorte de sphère accessible seulement aux hommes spéciaux, aux mandarins, ce qui donne en Allemagne le spectacle singulier d’un pays où sont les premiers savans du monde et où la science est le plus stérile. Il en est tout autrement en France, et MM. Lebas et Ansart ont fait preuve de sagacité en pensant qu’un livre élémentaire, où la science est mise à la portée du plus grand nombre d’intelligences possible, et provoque, pour ainsi dire, ses applications immédiates, était un livre fait pour la France. C’est qu’à la différence des Allemands, nous aimons les besognes abrégées et sommaires. La science nous plaît par son côté pratique, et nous nous lassons vite d’acquérir, si nos acquisitions ne nous mènent pas promptement à conclure et à juger. La science qui, en Allemagne, demeure sur les hauteurs et dans le demi-jour de la spéculation, est tenue, en France, d’être active ; elle n’est pas la propriété sacrée de quelques privilégiés qui ne communiquent qu’entre eux, et dans un langage d’initiés ; elle appartient à tous dans ce sens qu’elle est faite pour tous, et qu’elle ne donne de gloire au savant qu’en proportion de l’utilité qu’en retire le public.

L’immense succès de l’Atlas de M. le comte de Las-Cases, et de tous ceux où la même méthode a été appliquée à d’autres ordres de connaissances, prouve la vérité de nos réflexions. Le même succès est réservé à l’Atlas historique des états européens. Le travail de M. de Las-Cases, spécialement consacré à la science généalogique, signalait, par sa spécialité même, une lacune que l’ouvrage traduit par MM. Lebas et Ansart vient de remplir. Le cadre est bien plus vaste et d’une application bien autrement utile et variée. C’est, d’une part, l’histoire parallèle de tous les peuples de l’Europe depuis la chute de l’empire romain jusqu’à nos jours, et d’autre part, la géographie de l’Europe telle que l’ont faite successivement les guerres, les agrandissemens, les destructions de tous ces peuples. Je ne sache pas d’étude plus féconde et qui fasse penser plus rapidement qu’un seul coup d’œil jeté alternativement sur un des tableaux synoptiques où figurent tous les peuples, tous les évènemens, tous les grands hommes d’un siècle, et sur la carte corrélative où l’on voit en quelque sorte la trace des pas de ces peuples, le cadre de ces évènemens, les empreintes matérielles du génie de ces grands hommes. Et pour ne citer qu’un exemple entre vingt, quel morceau d’histoire universelle, fût-il écrit de main de maîtres, pourrait frapper l’esprit aussi vivement que la simple vue alternative des tableaux synoptiques des ve et viiie siècle, et des deux cartes de l’Europe dans ces deux siècles : l’une où les Visigoths inondent toute l’Espagne, et viennent déposer leurs alluvions jusqu’à Nantes, Angers, Bourges, Lyon, Arles ; l’autre où Charlemagne, laissant l’Espagne au califat de Cordoue, remplit l’Europe depuis les Pyrénées jusqu’à la mer Baltique, et depuis le détroit de la Manche jusqu’au détroit de Naples, embrassant tout ce qui s’appelle aujourd’hui la France, l’Autriche, la Prusse, la Confédération germanique, la Pologne, la Suisse, l’Italie ! Et après cette première impression de grandeur, quand on a contemplé la grande puissance qui a, pour ainsi dire, imprimé sa pensée au siècle et au sol même de l’Europe où elle a eu l’empire, quoi de plus curieux et de plus intéressant que de connaître synoptiquement l’histoire des peuples qui n’ont pas été envahis ou absorbés par la grande puissance, et la part du sol européen qui leur a été laissée !

On ne peut qu’approuver dans l’Atlas historique des états européens, la division par siècles, bien préférable à la division par époques, dans des tableaux historiques : c’est que la division par époque est tout-à-fait arbitraire. Tel historien, par exemple, fait commencer à Théodose l’histoire du moyen-âge ; tel autre à la chute de l’empire d’occident en 476 ; celui-ci à Charlemagne. L’embarras est grand, au milieu de ces divisions systématiques, pour trouver la place des faits, beaucoup plus nécessaires que les systèmes. La division par siècles, plus naturelle et plus simple, n’offre aucun embarras de ce genre, outre qu’elle ne préjuge pas la question de classification des époques, et qu’elle ne présente pas à l’esprit des faits compliqués de systèmes. Toutefois cette division a quelques inconvéniens pour les cartes géographiques qui ne résument pas un siècle comme fait un tableau synoptique ; car elles ne peuvent représenter qu’un état fixe à la différence d’un tableau qui marche avec les faits, et suit tous les changemens. Les traducteurs y ont obvié en grossissant leur Atlas de cartes supplémentaires où la géographie politique de l’Europe est présentée à quelques époques importantes qui tombent au milieu d’un siècle. Ils ont fait, autant que la chose est possible, une géographie aussi mobile et aussi progressive que les évènemens.

Quatre des tableaux synoptiques donnent l’histoire de l’Europe depuis l’an 2000 avant notre ère, jusqu’à la naissance de Jésus-Christ ! C’est une manière d’introduction qui prépare l’esprit aux grands changemens qui vont s’accomplir durant l’ère chrétienne, et dont l’histoire géographique est proprement le but de cet atlas. La partie des cartes a aussi son introduction. C’est une carte comparative du monde ancien et du monde moderne. Elle sert de préparation naturelle à une entrée dans le monde européen. Enfin, et comme complément indispensable, à la suite des tableaux synoptiques sont seize tableaux généalogiques représentant toute la suite des familles qui ont régné et règnent encore en Europe depuis l’ère chrétienne. Ces tableaux commencent aux rois mérovingiens et finissent à Napoléon.

Il me reste à parler de l’exécution matérielle. MM. Lebas et Ansart, en augmentant volontairement leur tâche de traducteurs de la responsabilité d’éclaircir et d’améliorer le texte et les cartes géographiques de l’ouvrage original, s’imposaient implicitement l’obligation de perfectionner l’exécution matérielle de l’ouvrage traduit. Il faut leur savoir d’autant plus de gré de leur texte imprimé sur beau papier, correct, et, quoique très fin, parfaitement lisible, et de leurs cartes admirablement exécutées, que ces améliorations ont été faites à leurs frais. Allant même au-delà de ce que les plus exigeans croient devoir attendre d’un éditeur, ils ont conservé la composition de tous leurs tableaux historiques et généalogiques, afin de pouvoir corriger immédiatement le peu de fautes qui auraient pu se glisser dans un travail où le nombre des dates et des noms propres est immense. On ne peut pas offrir plus de garanties d’exactitude, de conscience, de désintéressement au public.


M. Jules Janin vient de publier un nouveau roman, le Chemin de traverse. Nous examinerons prochainement ce livre, qui paraît destiné à un grand succès

  1. Un volume in-folio contenant 39 tableaux synchroniques, 17 tableaux généalogiques, et 18 cartes géographiques. Prix : 48 francs, chez les auteurs, rue de la Harpe, 102.