Chronique de la quinzaine - 14 avril 1870

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Chronique n° 912
14 avril 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1870.

Un de ces derniers jours, comme nous flottions sans cesse entre l’incident de la veille et l’incident du lendemain, comme nous en étions encore à nous demander si nous entrions dans une crise nouvelle provoquée par ce plébiscite qui a éclaté à l’improviste, un étranger, homme d’esprit, accoutumé à suivre nos affaires, nous disait avec un mélange de surprise et d’inquiétude : « Ce qui se passe en France est vraiment d’un prodigieux intérêt pour nous tous Européens. Vous nous donnez quelquefois, il est vrai, de bien mauvais exemples dans tous les genres. N’importe, la France est toujours la France ; tous les yeux sont fixés sur elle aujourd’hui plus que jamais. Il y a seulement un fait qui nous effraie autant qu’il nous intéresse, parce que nous ne le comprenons guère. Vous êtes un peuple étrange. À peine êtes-vous engagés dans une voie, vous voulez à tout prix et d’un seul coup aller jusqu’au bout. La réalité profitable et solide du moment ne vous suffit pas. On dirait que vous tenez absolument à dégager la quintessence des choses, à démonter pièce à pièce le mécanisme de vos institutions pour tout remettre en ordre selon le meilleur modèle. Vous êtes des théoriciens agitateurs et ingénieux. Un jour, vous vous livrez à des assauts d’éloquence pour rechercher s’il n’y a point par hasard incompatibilité entre le suffrage universel et la monarchie. Un autre jour, il s’agit de savoir si les réformes que vous avez conquises sont des concessions ou des restitutions, ou des revendications de droits imprescriptibles. Vous voilà maintenant occupés à vous débattre sur un plébiscite qui n’est qu’un expédient périlleux, s’il n’est pas la théorie la plus vaine. La passion de la logique et des mots retentissans vous perd. Vous livrez à chaque instant la proie pour l’ombre. Voyez l’Angleterre : si l’on voulait mettre la conférence dans ses institutions, rien ne resterait debout, ce serait une véritable confusion. Est-ce que l’Angleterre s’est inquiétée de quelques dissonances ou de quelques contradictions apparentes lorsqu’elle a réalisé les deux ou trois grandes réformes par lesquelles elle s’est rajeunie depuis quarante ans ? L’Italie elle-même, la dernière venue dans la voie parlementaire, — l’Italie a une constitution dont un des premiers articles porte encore que la religion catholique est la religion de l’état ; cela ne l’a pas empêchée de proclamer ou à peu près la séparation de l’état et de l’église, sans songer à refaire son statut. Que la logique absolue ne trouve pas toujours son compte dans cette manière de procéder, c’est bien possible. Est-ce une meilleure politique de vouloir tout faire à la fois et de se jeter à corps perdu dans ces expériences agitées où, sous prétexte de l’absolu et des principes, on remet tout en question deux ou trois fois par mois, au risque d’avoir une crise par semaine ? » Celui qui parlait ainsi pouvait bien avoir quelque raison ; il racontait dans tous les cas notre histoire de ces derniers jours telle que l’ont faite des incidens assez imprévus, quoique peut-être inévitables.

Non, en vérité, les choses ne peuvent jamais marcher en France comme elles marchent partout. Elles procèdent de cette manière d’entendre la politique qu’on nous reproche, et qui nous conduit parfois à de si étranges aventures. La passion de la logique et du drame nous entraîne. Quand il y a quelque difficulté secrète, on peut être sûr que de tous les côtés, du côté du gouvernement aussi bien que du côté de l’opposition, on ne négligera rien pour en provoquer l’explosion, ou du moins on ne fera rien pour l’éviter, et quand il y a quelque apparence d’éclaircie dans nos affaires, on peut dire d’avance que ce ne sera pas pour longtemps. Pendant quelques semaines, tout avait repris un certain air de confiance et de sécurité. Le ministère du 2 janvier semblait plus que jamais à l’abri de toute menace, il avait cela pour lui que le sentiment public le reconnaissait comme seul possible. La lettre par laquelle l’empereur avait demandé à M. le garde des sceaux de préparer avec ses collègues un sénatus-consulte définitif paraissait fixer le dernier terme de la révolution constitutionnelle qui s’accomplit, et ce sénatus-consulte lui-même, sans être parfait, pouvait après tout être considéré comme une réalisation suffisante des conditions essentielles d’un régime de liberté parlementaire. On croyait, en un mot, toucher à la terre ferme et dépasser le dernier cap des tempêtes, au-delà duquel on pourrait enfin s’occuper librement et utilement des affaires du pays. Point du tout ; en peu de jours, en peu d’heures, la face des choses change subitement. Au moment où l’on y pensait le moins, la proposition d’un plébiscite éclate comme une bombe fulminante, et met le désarroi dans tous les rangs. Le ministère s’ébranle et se disloque à moitié ; les animosités se réveillent ; le corpS législatif ne sait plus où il en est ; le sénat présente son œuvre de réforme constitutionnelle dans une atmosphère chargée d’orages. La politique reprend son caractère laborieux et obscur, les esprits se rejettent dans la défiance et le trouble ; a les beaux jours d’Aranjuez tirent à leur fin. » Voilà le résultat ; la cause, c’est évidemment ce coup de théâtre du plébiscite, cette proposition extrême et imprévue de soumettre la réforme constitutionnelle à la ratification du suffrage universel sous une forme et dans des conditions qu’on ne connaît même pas encore.

Et d’abord il y a une première question qu’il eût été assez intéressant d’éclaircir, qu’on eût pu serrer de plus près dans la dernière interpellation du corps législatif au sujet de la crise ministérielle. D’où est venue cette pensée ? À quel moment précis et sous quelle impression s’est-elle produite ? La génération de l’idée du plébiscite, c’est ce qu’il faudrait connaître pour en saisir le caractère ou l’opportunité. Un appel au peuple est sans doute toujours un acte qui a une apparence de hardiesse et de grandeur ; ce n’est pas cependant un motif pour invoquer ce suprême arbitrage populaire sans une évidente nécessité. Or, s’il y a une chose claire aujourd’hui, c’est que la nécessité d’un plébiscite n’était rien moins que démontrée, puisque personne n’y avait pensé sérieusement jusqu’ici. On n’y a pas pensé lorsque, durant les dernières années, on a fait des réformes qui n’étaient point assurément dans l’esprit de la constitution de 1852. On n’y a pas pensé après les élections de 1869, lorsque l’empereur répondait au projet d’interpellation des 116 par son message du 12 juillet ; on n’y a pas songé davantage à l’occasion du sénatus-consulte du 8 septembre. On n’y pensait même pas encore lorsqu’on a présenté, il y a quinze jours, le dernier sénatus-consulte, puisque, selon l’aveu de M. le garde des sceaux, on s’était ingénié à combiner les articles de la constitution nouvelle de façon à ne pas heurter trop directement le plébiscite qui a fondé le régime actuel. Quelle que soit la force qu’on puisse attendre d’une grande consultation populaire, le système qu’on a suivi était effectivement des plus simples. On n’a pas pensé du premier coup à recourir au peuple, parce que le peuple venait de se prononcer par les élections. En remettant la liberté dans les institutions, on croyait justement se conformer au vœu national, à la volonté nationale. Invoquer aujourd’hui la nécessité d’un plébiscite, c’est avouer indirectement que ce qu’on a fait depuis six mois, on n’avait pas le droit de le faire, que le sentiment du pays en est encore à se manifester. C’est toujours le même procédé plein de mystère et de danger qui consiste à remettre en question, ne fût-ce que pour la forme, ne fût-ce que pour un instant, ce qu’on croyait acquis et irrévocable. — Vous voulez consulter le peuple et lui demander si décidément il préfère la constitution libérale de 1870 à la constitution autoritaire de 1852 ! — Mais alors que signifie tout ce qu’ont fait les pouvoirs réguliers depuis un an ? Où est le titre moral d’existence du ministère du 2 janvier ? Tout ce qui existe jusqu’ici n’est donc encore que provisoire, et la liberté n’est qu’un candidat, selon l’expression plus brillante que juste de M. le garde des sceaux ? A la rigueur, on aurait compris un plébiscite au mois de juillet 1869, lorsque rien n’était fait, lorsqu’on allait entrer dans une voie nouvelle.

Aujourd’hui, après tout ce qui a été accompli, un vote n’est plus qu’un acte d’enregistrement presque superflu auquel pouvait suppléer sans contredit l’assentiment visible, éclatant, du pays. Remarquez que, lorsque la question de la dissolution du corps législatif s’est élevée il y a deux mois à peine, on a justement invoqué cette raison qu’il était inutile et dangereux d’agiter la France entière pour une élection nouvelle en présence d’une manifestation toute récente du suffrage universel. Maintenant, ouvrir dans les trente-sept mille communes françaises un scrutin par lequel on demande au peuple s’il veut le régime parlementaire, la responsabilité ministérielle, un sénat constituant ou un sénat législatif, livrer pendant quelques jours toutes les institutions aux débats passionnés des réunions publiques et de la presse, c’est, à ce qu’il paraît, la chose la plus simple du monde ! En lui-même, le plébiscite n’était donc imposé ni par une nécessité politique invincible ni par les circonstances ; mais il a créé un bien autre danger, il a rallumé toutes les discussions. Ce qu’on n’entrevoyait peut-être qu’à demi, et sans en mesurer la gravité, dans un sénatus-consulte, on s’est mis à le regarder de plus près et on s’est trouvé en présence d’une situation sérieusement engagée par les conséquences mêmes qu’on attribue au prochain vote populaire. On a voulu savoir ce que c’était que ce système plébiscitaire qui va entrer dans nos institutions pour y tenir garnison à côté du système parlementaire, et on s’est demandé aussi comment le gouvernement avait pu se laisser conduire à cette extrémité, au risque de se déchirer lui-même avant d’en venir là.

S’il n’y avait en effet devant nous qu’un plébiscite de circonstance, fût-il inopportun, ce ne serait rien ; mais il y a un principe inscrit dans la constitution, restant debout comme une force indépendante, comme une menace. Ce principe d’un droit d’appel au peuple, inhérent à la responsabilité impériale, passe aujourd’hui sans plus de façon d’une constitution autoritaire dans une constitution libérale. Il serait assez difficile., à vrai dire, de savoir ce qu’il peut faire dans le régime nouveau qui s’inaugure et quel rôle peut lui être réservé. Sans doute il ne peut plus avoir le même caractère ni la même portée qu’autrefois, puisque tout est changé, puisqu’il y a maintenant un ministère responsable, sans le concours duquel un acte souverain ne serait plus qu’une résunection dictatoriale. Ce n’est pas moins une étrange anomalie qu’on s’efforce de conserver dans une constitution qui offre tous les moyens réguliers de consulter la nation, au moment même où l’on travaille à fonder le gouvernement du pays par le pays. Ce droit d’appel au peuple, en dehors de toutes les représentations organisées, où a-t-on jamais vu qu’il ait été une fonction naturelle du pouvoir, et qu’il ait rien sauvé ? Dans les circonstances ordinaires, c’est un moyen dont on ne peut pas même se servir parce que ce serait déployer un appareil ridiculement disproportionné avec le résultat qu’on veut atteindre ; dans les circonstances exceptionnelles, extrêmes, il peut quelquefois, nous en convenons, être une ressource désespérée aux mains d’un pouvoir résolu à recourir à la force. Dans ce cas, de quelque façon que tourne le combat, c’est une révolution, et un article constitutionnel est parfaitement inutile. — Mais alors, dira-t-on, s’il survient des conflits entre les pouvoirs, on ne pourra donc pas les dénouer pacifiquement ? — Il y a au contraire un moyen très simple que toutes les constitutions réservent au chef de l’état sous un régime monarchique, c’est le droit de dissoudre la chambre élective. — Mais si c’est la même chambre qui revient avec un mandat nouveau et une pensée persistante ? — Alors effectivement la question se complique ; seulement, dans ce cas, on voit bien qu’il ne s’agit pas de dénouer pacifiquement des conflits, ce qui est toujours possible par ces transactions qui sont l’essence du régime constitutionnel, il s’agit de les trancher au profit d’une autorité prépondérante, et l’appel direct au peuple n’est qu’une diversion hardie pour enlever un vote en déplaçant les questions. On est obligé, pour discuter cette singulière prérogative, de s’engager dans une véritable métaphysique de coups d’état.

Tout ce qu’on peut dire de mieux, c’est que ce droit ne peut plus avoir les conséquences pratiques qu’il a eues, et que l’empereur paraît y tenir, moins sans doute pour ce qu’il en peut faire que parce qu’il y voit en quelque sorte le titre distinctif de sa souveraineté. L’empereur tient à garder son caractère de souverain élu et à laisser dans la constitution le cachet de son origine populaire. — Soit ; qu’on laisse, si l’on veut, dans la constitution nouvelle, à côté de la responsabilité impériale, ce droit vague, mystérieux, d’en appeler au peuple dans certaines circonstances exceptionnelles ; mais il y a autre chose dans le projet qu’avait présenté le gouvernement et que la commission du sénat propose de consacrer, il y a cet article relégué à la fin et qui déclare que la constitution nouvelle, telle qu’elle va être votée, ne pourra plus désormais être réformée que par le peuple sur la proposition de l’empereur. Quel motif y a-t-il ici de soustraire un acte aussi grave que la réforme de la constitution à la délibération réfléchie de tous les pouvoirs publics ? Cette délibération n’est-elle pas au contraire le préliminaire naturel, nécessaire, d’un remaniement des institutions fondamentales ? Le sénat en prend bien vite son parti, et il nous laisse là un singulier testament de son existence de corps constituant. Les raisons que donne l’honorable rapporteur de la commission, M. le président Devienne, ne nous semblent pas des plus sérieuses, elles nous font bien plutôt sentir la gravité de la détermination qu’on va prendre.

Cette immutabilité constitutionnelle qu’on propose se comprendrait encore à demi, si le sénat, entrant dans une voie qui semblait toute tracée, s’était mis courageusement à élaguer, à simplifier la loi organique, en la réduisant à quelques dispositions essentielles sur lesquelles il est inutile de discuter parce qu’elles sont invariables. Loin de là, dans cette constitution remaniée, refondue et corrigée, le sénat a fait entrer des détails presque minutieux et des choses au moins superflues ; il a tenu à ce qu’on sût bien que l’empereur prononce la clôture des sessions, qu’il nomme et révoque les conseillers d’état ; il est allé même jusqu’à imprimer le sceau fondamental à des particulariiés du règlement intérieur des chambres ; il a érigé le comité secret en dogme, de telle sorte que par le fait, sans qu’on l’ait voulu, sans qu’on y prenne garde, la situation ancienne se trouve singulièrement aggravée. Autrefois du moins, si la constitution renfermait des minuties, elle pouvait être réformée, et elle l’a été plus d’une fois ; si le corps législatif n’avait rien à voir dans une telle réforme, le sénat était encore consulté ; c’était, faute de mieux, l’apparence d’une intervention législative. Aujourd’hui ce n’est plus même cela. Il faut un plébiscite pour statuer sur le scrutin de liste aussi bien que sur la dynastie. On rend de cette manière, à ce qu’on dit, le pouvoir constituant au peuple ; oui, à une condition, c’est que le chef de l’état est seul juge de ce qu’il soumettra au peuple et de l’heure où il le consultera. Ainsi, voilà qui est clair, un article constitutionnel prétend que l’empereur gouverne avec le concours du sénat, du corps législatif ; mais, quand il s’agit de la première des questions de gouvernement, les deux assemblées ne sont plus que les très humbles et très inutiles spectatrices d’un tête-à-tête mystérieux du chef de l’état et du peuple. Disons le mot, on place la constitution sous clé, et on remet la clé à l’empereur. On dira tout ce qu’on voudra, on vantera les merveilles du système plébiscitaire ; ce n’est point là certainement du libéralisme, et, puisqu’on en est maintenant à citer si souvent Montesquieu, on devrait se souvenir de la distinction qu’il fait entre le pouvoir du peuple et la liberté du peuple. Nous sommes, nous, pour la liberté du peuple contre ce qui n’est que l’illusion du pouvoir du peuple, et dans cette discussion qui va s’ouvrir au sénat il est impossible que les esprits sérieux ne soient pas frappés de ces anomalies, qu’ils ne tiennent pas à les faire disparaître ; il est impossible qu’au dernier moment l’empereur lui-même ne sente pas le besoin de dissiper les équivoques par quelque libérale transaction, de rendre à tous les pouvoirs publics le droit de délibérer sur les futures révisions constitutionnelles. C’est ce droit que la constitution nouvelle ne reconnaît pas, c’est ce droit qu’elle doit reconnaître.

Franchement où était la nécessité de soulever tous ces problèmes qui ne sont qu’une source de dissentimens et de scissions ? Un aurait évité facilement ce qui est arrivé en s’attachant à l’intention qu’on avait eue d’abord de dégager, de simplifier la constitution, au lieu de se jeter dans les fondrières des plébiscites présens et futurs. On aurait dû prévoir les complications et se tenir en garde ; mais ici justement commence ce que nous appellerons une question de conduite pour le gouvernement. Le cabinet du 2 janvier, nous le craignons fort, est arrivé au plébiscite sans le savoir, par une pente naturelle, par une sorte de conséquence forcée du système qu’il a suivi. Il a voulu trop faire à la fois, il a remué trop de choses, il s’est trop complu dans les illusions faciles d’un pouvoir que sa mission libérale rendait populaire. Le ministère a résolu le problème de tenir tête courageusement à de véritables difficultés, de gagner une multitude de batailles parlementaires, sans affermir sensiblement sa position, sans se créer un terrain ferme et solide. Il a eu certainement de brillantes journées, il a fait preuve d’une bonne volonté évidente, montré les meilleures intentions ; il n’est pas sûr qu’avec d incontestables instincts libéraux il ait eu vraiment jusqu’ici une politique. Il a cru qu’il agissait quand il nommait des commissions, quand il multipliait devant la chambre les déclarations qui ralliaient un instant de triomphantes majorités. Malheureusement ce n’était pas assez. À quoi lui ont servi les commissions qu’il a nommées ? Il y en avait une qui avait été chargée de préparer un plan d’organisation municipale de la ville de Paris, elle était même parvenue à rédiger un projet où chacun avait mis la main ; puis, quand le vote est venu, le projet a été repoussé, et on s’est remis à l’œuvre avec peu de chances d’arriver à un résultat définitif. La commission de décentralisation, elle aussi, n’est point sans avoir eu quelques malheurs. Elle n’a pas pu s’entendre sur la question de la nomination des maires, ou du moins elle s’est divisée en fractions presque égales, les uns se prononçant pour la nomination des maires par le gouvernement, les autres pour l’élection. Le système de l’élection a triomphé à une voix de majorité, puis la difficulté a été de préciser le mode électoral, et en fin de compte le ministre, qui aurait dû commencer par là, puisque c’était avant tout une question de responsabilité politique, le ministre de l’intérieur, reprenant son initiative, semble décidé aujourd’hui à présenter une loi qui maintiendra provisoirement à l’administration le droit de nommer les maires. La commission de l’enseignement supérieur aura de la chance, si elle arrive à quelque résultat plus précis. Au fond, toutes ces combinaisons ont été des moyens de popularité et de ralliement qui ont eu peut-être un succès momentané, mais qui ne sont pas d’une efficacité bien durable. La vérité est qu’en cela, comme dans sa politique vis-à-vis du corps législatif, le ministère a procédé par la voie des expédiens. Il a lutté contre les difficultés de sa situation, il a vécu par la parole plus que par l’action, par la séduction plus que par l’autorité. À y regarder de près, c’est là toute sa tactique depuis trois mois. De temps à autre, il est arrivé avec une déclaration libérale faite pour exercer une influence heureuse et pour dissiper momentanément les nuages en tenant tous les partis en haleine. Un jour, c’est la déclaration sur les candidatures officielles ; un autre jour, c’est une déclaration sur l’organisation civile de l’Algérie ; puis est venue la promesse du sénatus-consulte, et c’est ainsi que, pressé successivement, gagné quelquefois de vitesse par les difficultés toujours renaissantes, il est arrivé presque sans s’en douter au plébiscite comme au dernier des expédiens. Il a cru sans doute faire la chose la plus simple, la plus décisive, la plus propre à simplifier définitivement la situation. Malheureusement il s’est fait illusion sur deux points graves ; il a soulevé d’une main bien hardie ou bien légère cette immense question du droit plébiscitaire, qui, si elle n’est pas résolue par un compromis, peut laisser un germe fatal dans notre transformation, et du même coup il s’est frappé lui-même, il s’est senti ébranlé par la retraite de M. Buffet, suivie maintenant de la retraite de M. le comte Daru, de sorte qu’il y a un plébiscite de plus et deux ministres de moins. C’est M. le comte Daru qui, pour affirmer la parfaite unité du cabinet, assurait, il y a deux mois, qu’on ne pourrait détacher une pierre de l’édifice du 2 janvier sans que l’édifice s’écroulât tout entier. Deux pierres viennent de tomber coup sur coup, l’édifice subsiste encore sans doute, puisque c’est M. Émile Ollivier qui aujourd’hui comme hier est le chef du cabinet. La situation cependant ne laisse pas de devenir délicate, et elle est aggravée par les circonstances mêmes dans lesquelles s’accomplit ce démembrement.

Lorsque ces jours derniers M. Jules Favre essayait avec plus de passion que d’habileté de provoquer des explications sur cette récente crise ministérielle, il dépassait assurément la mesure de la vérité et de la justice en s’armant de la dignité d’un ministre démissionnaire contre le reste du cabinet, en représentant le ministère survivant comme ayant cessé d’être un pouvoir parlementaire pour devenir le complaisant docile du gouvernement personnel. Couvrir de fleurs un peu trop artificielles le ministre des finances, redevenu simple député, n’était qu’un moyen d’aiguiser des sarcasmes plus amers contre ceux dont il venait de se séparer. Il n’est pas moins certain que la retraite de MM. Buffet et Daru, s’accomplissant à cette heure, entre un sénatus-consulte où les deux ministres ont mis leur nom et un plébiscite qui n’est pas encore voté, prend une signification singulière. M. Buffet n’avait pas besoin de s’expliquer pour qu’on devinât son secret. Il est bien clair que, dans cette lutte intime qui a dû s’engager, l’ancien ministre des finances représentait les scrupules parlementaires, les répugnances contre la politique plébiscitaire. À quel moment précis ces scrupules se sont-ils éveillés ? Comment, après avoir signé le sénatus-consulte, après avoir paru couvrir d’une approbation silencieuse le plébiscite annoncé au corps législatif, M. Buffet en est-il venu tout à coup à croire qu’il ne pouvait pas aller plus loin ? Ce n’est qu’une affaire de détail. Le fait est que le ministre des finances s’est arrêté, sans doute en partie à cause du plébiscite actuel, plus probablement encore parce qu’il n’a pas pu obtenir des garanties de délibération législative pour les plébiscites possibles de l’avenir. Il a reculé devant l’inconnu, et, sa résolution une fois prise, il n’avait plus aucune raison d’accepter devant le pays, devant les chambres, la solidarité d’une politique qu’il cessait d’approuver. Il n’en était pas tout à fait de même de M. le comte Daru, qui tout d’abord ne partageait pas les scrupules de M. Buffet, qui a même été, dit-on, l’un des promoteurs ou l’un des défenseurs du plébiscite. L’honorable ministre des affaires étrangères avait été plus sensible à cette hardiesse confiante d’un appel au pays ; il n’y voyait pas les dangers que d’autres y découvraient ; mais, lui aussi, il s’est arrêté à un certain moment. Sans parler des liens qui l’attachaient au ministre des finances, avec qui il est entré au pouvoir, il a pu essayer de limiter le système plébiscitaire pour l’avenir, de faire la part de la délibération parlementaire, et, n’ayant pas réussi, il paraît décidément se retirer ; d’un pas un peu plus tardif, un peu plus hésitant, il suit M. Buffet.

Première crise pour le cabinet du 2 janvier. Qu’en résultera-t-il ? Ce n’est pas encore aujourd’hui que le véritable sens de cette scission ou de cette évolution ministérielle peut apparaître d’une façon distincte. Pour le moment, le premier danger est écarté par le seul fait que le ministère reste ce qu’il était, sauf les deux hommes distingués qui s’en détachent, et pour quelques jours il y a une route toute tracée. Le sénatus-consulte va être discuté au Luxembourg ; au bout de cette discussion est le plébiscite. Le corps législatif, de son côté, se met aujourd’hui en vacances pour quelques semaines, et cette prorogation, on ne le cache pas, a pour principal objet de permettre aux députés d’aller se mêler à l’agitation du pays. Tout va donc se concentrer dans le prochain vote populaire. | our lequel le gouvernement a demandé à tous ses agens « une activité dévorante. » Jusque-là, la politique n’a plus qu’un seul but, une seule préoccupation, le vote du 1er mai ou du 8 mai, puisque la date est encore incertaine ; mais c’est le lendemain que les difficultés renaîtront, que la situation parlementaire du cabinet devra se dessiner, et que les conséquences de la retraite de deux membres du ministère se feront inévitablement sentir. Nous ne recherchons même point si M. Buffet et M. le comte Daru sont des ministres faciles ou difficiles à remplacer. La question n’est pas là, elle est dans le déplacement d’influences et d’opinions qui peut en résulter, dans ce premier ébranlement d’un pouvoir qui s’était proposé la réforme politique de la France. MM. Daru et Buffet étaient des ministres médiocres ou supérieurs ; mais leur présence au pouvoir servait à caractériser le cabinet du 2 janvier, elle était le signe parlant de l’alliance des diverses fractions du libéralisme modéré de la chambre. Les deux ministres étaient mieux encore, ils représentaient dans le ministère un certain élément de consistance et de solidité, certaines traditions. Aujourd’hui, par la force même des choses, cette situation se trouve nécessairement altérée, et on ne le voudrait de part ni d’autre qu’il en serait encore ainsi. M. Émile Ollivier est toujours là, il est vrai, prêt à tenir tête aux orages parlementaires ; il aura du talent, de l’éloquence quand il faudra, cela n’est pas douteux, il ne livrera pas l’honneur des institutions libérales qu’il s’est chargé de réaliser, nous en sommes convaincus. M. Émile Ollivier est aujourd’hui ce qu’il était hier, mais il ne peut pas faire que sa situation n’ait changé jusqu’à un certain point, et s’il en pouvait douter, il n’aurait qu’à bien voir ceux qui se réjouissent et ceux qui s’inquiètent de la rupture du faisceau formé le 2 janvier. Tout est là. Avec les meilleures intentions, M. le garde des sceaux, placé désormais sur un terrain assez glissant, peut se laisser entraîner dans des alliances passablement compromettantes. Avec un talent que nul ne conteste, il a besoin de se surveiller pour ne pas se laisser aller à des inspirations quelquefois par trop mobiles. M, Émile Ollivier va au plébiscite avec une belle audace et une conviction ardente ; il est persuadé, il l’affirmait hier encore, que le vote populaire donnera au gouvernement la force de marcher fermement désormais, u sans aucune espèce de préoccupation, les eux fixés en avant, » dans les voies nouvelles où les contestations passionnées ne l’arrêteront plus. Rien de mieux, M. Émile Ollivier se laisserait aller cependant à une naïve illusion, s’il croyait que ce plébiscite, fût il aussi victorieux qu’il en a l’espérance, va tout trancher. C’est alors au contraire que commencera l’œuvre difficile, parce qu’il s’agira d’appliquer ces institutions libérales que le peuple ratifiera sans nul doute, de régler cette activité ministérielle qui a été jusqu’ici un peu fébrile, de débrouiller cette confusion que les derniers événemens ont laissée un peu partout, et de faire sentir enfin une direction qui s’est trop souvent égarée dans un tourbillon de bonnes résolutions sans résultat.

S’il n’y avait pas maintenant cette unique préoccupation qui efface tout et absorbe tout en France, si nous n’avions pas les émotions d’un scrutin où la liberté, selon le mot de M. le garde des sceaux, se présente comme le seul candidat officiel, ce serait une belle occasion de suivre les destinées de cet autre plébiscite qui se prépare à Rome, qui n’est peut-être pas d’une moindre importance, et qui ne laisse pas, lui aussi, d’exciter d’étranges agitations. C’est le plébiscite conciliaire sur les questions de foi religieuse et sur l’infaillibilité personnelle du pape. Où en est sur tout cela la politique de la France ? Qu’est-il arrivé des communications adressées par notre gouvernement au saint-siège, des réponses du cardinal Antonelli, des représentations et des exposés qui ont été depuis expédiés de Paris à Rome ? Le plus clair, c’est qu’on s’était un peu avancé, qu’on s’était aventuré dans des négociations un peu décousues, après lesquelles il a bien fallu s’arrêter, et peut-être M. le comte Daru se considère-t-il aujourd’hui comme fort heureux de se dégager de ces broussailles où il s’était jeté avec plus de bonne volonté que de réflexion. Les affaires de Rome ont cela de particulier, que le mieux est de ne point y entrer, parce qu’on ne peut plus en sortir. On discute, on échange des dépêches, on reçoit des explications habilement évasives qui n’expliquent rien, on se heurte contre une impassibilité tranquille sur laquelle viennent s’émousser les résolutions les plus fermes ; pendant ce temps les événemens suivent leur cours, les décisions les plus graves passent à travers toutes les résistances, et on est un peu moins avancé qu’on ne l’était auparavant. Si on avait voulu sérieusement agir à Rome et se dégager de toute solidarité importune ou compromettante, il n’y avait qu’un moyen, c’était de rappeler sans plus de retard notre corps d’occupation et de laisser le gouvernement romain à sa pleine liberté comme aussi à toute sa responsabilité. Dès qu’on ne se décidait pas à en venir là, il n’y avait plus rien à faire. On sait bien que les remontrances diplomatiques, les dépêches, les observations, sont à peu près inutiles. Eût-on envoyé un ambassadeur extraordinaire pour parler au concile, à quoi serait-on arrivé ? Cet ambassadeur, fort extraordinaire en effet, aurait été vraisemblablement assez embarrassé de lui-même et de son rôle dans l’assemblée du Vatican. On s’en est prudemment tenu à l’ambassadeur ordinaire, qui vient de repartir pour Rome avec des instructions nouvelles, après être venu chercher à Paris le dernier mot du gouvernement. Il sera probablement aussi heureux que l’eût été un représentant spécial, c’est-à-dire qu’il n’obtiendra pas davantage.

Au point où en sont les choses, il n’est pas douteux que la cour de Rome ne soit parfaitement décidée à aller jusqu’au bout, à demander la consécration des dogmes auxquels elle tient, qui ont été la vraie raison de la convocation de la grande assemblée de l’église, et l’opposition qui s’élève dans le concile peut retarder, sans les empêcher, les décisions suprêmes. On se défend vainement contre l’inévitable proclamation des doctrines du Syllabus et de l’infaillibilité du pape. Telle qu’elle est cependant, cette opposition intérieure du concile ne laisse pas d’avoir son importance par la fermeté avec laquelle elle dispute le terrain, par l’esprit qu’elle porte dans les discussions théologiques, par les idées qu’elle expose quelquefois au grand scandale des bons pères, qui se croient réunis pour voter selon le cœur du saint-père et non pour tant parler. Ce concile de Rome offre en vérité un étrange spectacle ; il prend en certains jours la physionomie des parlemens les plus agités. Ces sept cents vieillards, fermes soutiens de l’autorité, forment au sein du Vatican une bruyante arcadie qui ressemble presque à celle de notre corps législatif. Récemment encore un évêque de la Croatie, M. Strossmayer, homme d’énergie et d’intelligence, éloquent même en parlant latin, a eu le malheur de vouloir soutenir que toutes erreurs modernes ne dérivaient pas nécessairement du protestantisme et d’invoquer l’autorité de quelques-uns des protestans célèbres de tous les temps, Leibniz, M. Guizot. Il n’en a pas fallu davantage pour provoquer une véritable explosion de murmures et d’interpellations. On a crié à l’hérétique, on a demandé à l’audacieux prélat s’il n’avait pas honte de parler ainsi auprès du tombeau des apôtres. L’orage s’est renouvelé avec plus de violence encore lorsque M. Strossmayer, tenant à fixer le sens d’un article du règlement imposé au concile, a demandé si les décrets de foi devraient être votés à la simple majorité numérique des voix ou à l’unanimité morale des suffrages. Aussitôt un effroyable tumulte a éclaté, comme si ce mot d’unanimité morale allait droit à ce qui était dans l’esprit de tous, l’infaillibilité du pape. L’orateur s’est vu assailli d’interruptions, et n’a pu aller plus loin ; il n’a eu d’autre ressource que de protester contre les violences qui étouffaient sa parole. Bref, à mesure que le concile avance dans ses travaux, il y a chez la plupart des prélats, déjà suffisamment fixés sur ce qu’ils doivent faire, une impatience croissante, et on approche sans doute du moment où le dernier mot, le mot décisif, sera prononcé par une assemblée qui est arrivée à Rome avec la préméditation de faire un pape infaillible. Qu’on couronne donc le pontife de cette dernière gloire de l’infaillibilité, suprême et naïve ambition de Pie IX. Ce sera une victoire apparente pour le pape actuel et une défaite pour la papauté, car, s’il est aisé de trouver dans un concile une majorité dévouée, il est un peu plus difficile de vaincre cette opposition extérieure grandissante, qui prenait récemment un accent particulier en passant par la bouche d’un mourant, M. de Montalembert. On a empêché à Rome un service funèbre qui devait être célébré pour l’ancien chef du parti catholique français, et voici que M. de Montalembert proteste encore même après sa mort dans quelques pages qui précèdent un petit livre publié ces jours derniers sous ce titre de Testament du père Lacordaire. Il n’hésite pas à ranger dans l’armée de ceux qui protesteraient comme lui l’intrépide dominicain qui appelait le gouvernement romain « un gouvernement d’ancien régime, » et l’infaillibilité « la plus grande insolence qui se soit autorisée encore du nom de Jésus-Christ. » Voilà les victoires des docteurs nouveaux de l’autocratie pontificale ! À chaque bataille qu’ils gagnent, ils voient diminuer leur armée, ils soulèvent contre leur cause les esprits les plus éminens, et ils ne continuent pas moins à se complaire dans leur imperturbable orgueil.

Les crises sont partout aujourd’hui et elles prennent toutes les formes. Elles sont religieuses, locales, politiques, nationales, et quelquefois elles réunissent tous ces caractères. C’est véritablement une crise organique qui se déroule en ce moment à Vienne, dans cette partie de l’empire autrichien qui s’appelle la Cisleithanie ; ici on ne sait plus trop comment sortir de la confusion où l’on est tombé, et on touche de fort près à la nécessité d’une nouvelle réforme constitutionnelle pour essayer une fois de plus de faire vivre ensemble tous les élémens incohérens qui s’agitent dans l’empire. C’est une lutte permanente et par instans très aiguë entre deux politiques, l’une prétendant soumettre toutes provinces réunies sous le nom de Cisleithanie à un système d’unité et de forte centralisation, l’autre cherchant la paix dans la conciliation et tendant à rapprocher les nationalités différentes sous un régime plus ou moins fédéralisé. Déjà, il y a trois mois, cette lutte produisait une première crise qui faisait sortir du cabinet cisleithan les représentans de l’idée fédéraliste, le comte Taaffe, qui était président du conseil, le comte Potoçki, M. Berger. Les centralistes allemands restaient maîtres du terrain. Le docteur Giskra, MM. Hasner, Herbst, Brestl, triomphaient complètement. Ils n’avaient plus qu’à gouverner selon leurs idées, sans avoir à se débattre dans ces tiraillemens intérieurs auxquels ils attribuaient leur impuissance ; mais ce n’était là qu’une illusion des plus singulières : ou bien ils devaient, à leur tour, être conduits à négocier avec les provinces dissidentes en reconnaissant jusqu’à à un certain point leurs droits, et alors ils se mettaient en contradiction avec leurs opinions, — ou bien ils devaient songer à pousser jusqu’au bout l’application de leurs idées, et alors ils ne pouvaient manquer de rencontrer devant eux les nationalités non allemandes irritées de cette déception nouvelle. Dans les deux cas, ils devaient inévitablement se trouver aux prises avec des difficultés presque insurmontables. S’ils ne faisaient rien, ils étaient destinés à périr assez tristement un jour ou l’autre. Le cabinet viennois le sentait bien, il se voyait dans une impasse, et un des esprits les plus habiles du ministère, le docteur Giskra, songeait alors à chercher dans une réforme radicale et profonde de la loi électorale les moyens de sortir de ces inextricables complications ; mais cette œuvre elle-même était à coup sûr des plus difficiles, outre qu’elle n’aurait pas résolu la question des nationalités. On paraissait tout d’abord encourager M. Giskra et le soutenir dans son entreprise de réforme électorale, puis ses collègues eux-mêmes l’abandonnaient, et M. Giskra se retirait. C’était inévitablement pour le ministère un symptôme de mort prochaine. Un certain nombre de députés des provinces non allemandes au Reichsrath lui ont donné le dernier coup, il y a quelques jours, en déclarant qu’ils se retiraient, n’ayant plus rien à faire avec un gouvernement qui méconnaissait tous leurs droits. Cette déclaration était signée de plus de quarante députés de la Galicie, de la Carniole, de la Bukovine, de la Styrie, de Trieste, de telle sorte que maintenant, après la retraite déjà ancienne des rf présentans de la Bohême, après la retraite plus récente des députés tyroliens, le Reichsrath ne compte plus que les mandataires des provinces allemandes, de la Haute et Basse-Autriche, de la Silésie, de la Carinthie. Le jour où cette situation est apparue dans ce qu’elle a de criant, le ministère s’est hâté de porter sa démission à l’empereur. C’était provisoirement la démission de la politique centraliste. Il n’est point facile à ccup sûr de rendre un gouvernement à cette Cisleithanie toute disloquée. L’empereur François-Joseph s’est adressé à un des ministres démissionnaires du mois de janvier, au comte Potoçki, qui s’est mis aussitôt bravement à l’œuvre sans réussir à former une administration définitive, et il est certain que, dans de telles conditions, il est difficile de savoir ce qui peut être définitif. Le comte Potoçki s’est borné alors à constituer un ministère provisoire qui a pour principale mission de dissoudre le Reischrath et les diètes provinciales pour faire des élections nouvelles. Le nom seul du premier ministre cependant est déjà le signe d’une victoire relative des idées de conciliation. Ce n’est malheureusement qu’une étape dans une crise qui tient à l’organisme de l’Autriche, et qui est trop profonde pour céder à de vains palliatifs. CH. DE MAZADE.


LE SOCIALISME CONTEMPORAIN.

S’il fallait une nouvelle preuve qu’on ne tue pas les idées en les empêchant de se produire, le spectacle auquel nous assistons depuis un an suffirait pour nous la fournir. Parce que nous avons vécu pendant vingt années sous un régime de silence forcé parce que les aspirations comprimées ne pouvaient se faire jour, parce que certaines institutions philanthropiques avaient été créées avec beaucoup d’éclat dans l’intention hautement proclamée de venir en aide aux classes nécessiteuses, on s’était imaginé que la paix s’était faite dans les esprits, que les théories socialistes, qui en 1848 et 1849 avaient un moment menacé l’ordre établi, s’étaient à jamais évanouies, et que les splendeurs du nouveau régime, semblables à l’aube naissante, avaient dissipé le cauchemar d’une révolution sociale. Nous voyons aujourd’hui ce qu’il faut penser de cette conversion ; dès que la plus légère fissure leur a permis de se manifester, nous avons vu reparaître les mêmes doctrines et les réunions publiques retentir des mêmes accusations contre la société. Puisque aussi bien la force est impuissante, c’est à la discussion qu’il faut avoir recours, et puisque les baïonnettes n’ont jamais rien démontré, adressons-nous une fois pour toutes à la logique et au bon sens. Le meilleur moyen d’avoir raison de ces théories insensées qui, sous prétexte de faire le bonheur de tous, commencent par bouleverser l’existence de chacun, c’est la diffusion de l’économie politique. M. Bénard, dans un ouvrage intitulé le Socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui[1], s’attaque directement aux différentes écoles socialistes, montre ce qu’elles ont de spécieux et n’en laisse aucun vestige. L’analyse de ces utopies fait reconnaître avec une profonde tristesse que, bien que se déguisant sous des noms différens, elles sont absolument les mêmes que celles que nous avons déjà vues il y a vingt ans.

Nous rencontrons en première ligne ceux qui demandent la liquidation sociale. Cette opération, suivant eux, pourrait se faire sans spolier personne; tous les droits, tous les intérêts, seraient sauvegardés; seulement chacun serait exproprié pour cause de félicité publique moyennant une indemnité préalable, et muni d’un titre constatant ses droits. Ce que rapporteraient ces titres, ces créances sur l’actif social, on n’en dit rien, et tout fait supposer qu’ils seraient inertes entre les mains de leurs détenteurs. Cette liquidation, qui aboutirait en fin de compte à une spoliation, aurait pour objet, d’après les inventeurs, de mettre les instrumens de travail à la portée de tous ceux qui sont en état de s’en servir. C’est la vieille théorie du droit au travail qui se reproduit sous une formule nouvelle sans avoir gagné en vieillissant. Mettre du travail à la disposition de ceux qui en demandent ou leur fournir un outillage complet, n’est-ce pas absolument la même chose? — A entendre ces nouveaux réformateurs, tous les instrumens de production sont aujourd’hui entre les mains de quelques-uns, qui en font payer l’usage à ceux qui ne les possèdent pas, ce qui est, suivant eux, la négation du droit de produire inhérent à la nature de l’homme, et sur lequel repose la base même de la société. — Est-il besoin de leur répondre que c’est là une erreur manifeste, que la richesse vient du travail, qu’elle est répartie en proportion même des efforts de chacun, et qu’elle doit être respectée à l’égal de la personne humaine, dont elle est une émanation. Le point de départ de l’humanité est l’homme nu sur la terre nue, et, s’il existe aujourd’hui des richesses, des instrumens de production, c’est par bien des labeurs qu’on les a créés. De quel droit en priverait-on ceux qui se sont ou dont les ancêtres se sont imposé des privations pour les obtenir?

Après les liquidateurs viennent ceux qui demandent la gratuité du crédit. On avait pu croire que cette formule imaginée par Proudhon était morte avec lui. Il n’en est rien, elle a survécu au célèbre démagogue et a conservé des adeptes, même après que l’inventeur l’eut lui-même abandonnée. Il s’agit, on s’en souvient peut-être, d’organiser une banque qui escompterait gratuitement les valeurs qui lui seraient présentées. Cette banque, il n’est pas besoin de le dire, devrait être créée par l’état, car j’imagine que ceux qui ont des fonds disponibles se garderaient bien de les consacrer à une entreprise aussi peu profitable; mais l’état lui-même, comment pourrait-il se les procurer, sinon par l’expropriation et la création d’un papier-monnaie avec cours forcé? C’est par un détour nous ramener à la liquidation sociale. Le système de la gratuité du crédit ne se borne pas à supprimer l’intérêt que donne une somme prêtée, il supprime aussi le revenu provenant d’un capital quelconque, tel que le loyer des habitations, la location des terres, le bénéfice qui résulte de l’usage des machines, etc. Dès lors, quel intérêt aurait-on à bâtir des maisons, à défricher des terres, à construire des machines, si celui qui s’en sert se borne à vous rembourser vos dépenses? On trouverait plus simple de garder son argent et de le dépenser pour la satisfaction de ses propres jouissances. Pourquoi le cultivateur se fatiguerait-il à bêcher, herser, sarcler, ensemencer, récolter au-delà de ses besoins, s’il n’a pas le droit de disposer de cet excédant? Si l’ouvrier qui possède un outil n’était pas plus payé que celui qui n’a que ses bras, bien qu’il fît plus d’ouvrage (car le surplus serait la rémunération du capital), il est clair que les outils et les machines disparaîtraient bientôt et qu’en peu de temps non-seulement tout le capital existant serait évanoui, mais qu’on se serait enlevé la possibilité d’en créer un nouveau. C’est à la ruine universelle, à l’égalité dans la misère que nous conduisent les disciples de Proudhon au lieu de l’égalité dans l’abondance qu’ils poursuivent de leurs rêves.

Les communistes se divisent en plusieurs groupes; les uns demandent la confiscation des propriétés particulières au profit de l’état, qui deviendrait ainsi le grand entrepreneur du travail et le distributeur des salaires; les autres, sous le nom de collectivistes, demandent que, comme dans les tribus arabes, les citoyens soient constitués en groupes et qu’on leur distribue périodiquement les terres qu’ils cultiveraient à tour de rôle; d’autres enfin, sous le nom d’individualistes, veulent qu’on partage en parties égales tout l’avoir social.

Les deux premiers systèmes sont connus depuis longtemps, ils sont même encore appliqués, l’un dans les missions du Paraguay, l’autre chez les Arabes et les Cosaques; les résultats qu’ils donnent dispensent de toute réfutation. Le dernier a quelque prétention à la nouveauté et flatte les idées d’indépendance qui s’accentuent de plus en plus dans les populations. Vivre sur son petit coin de terre, sans maire ni garde champêtre, sans administration ni percepteur, voilà l’idéal qu’il fait miroiter aux yeux de ses adhérons. Pas un d’eux ne se demande combien de temps cela pourrait durer; nul ne s’inquiète de savoir si la proportion de terre allouée à chacun suffirait à sa consommation, si bien des causes, telles que la paresse des uns et l’activité des autres, les naissances, les décès, ne détruiraient pas en peu de temps l’égalité des fortunes et ne ramèneraient pas la société au même point.

Il y a encore bien d’autres espèces de communistes, mais qui n’osent pas ou ne veulent pas l’avouer : tels sont ceux qui demandent la création de capitaux illimités par un papier reposant sur la solidarité universelle, ceux qui proposent d’abolir le grand-livre et de confisquer les chemins de fer ou les canaux. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, veulent forcer les consommateurs à payer leurs produits plus cher qu’ils ne valent, pour augmenter leurs profits, ne sont-ils pas dans une certaine mesure des communistes? L’humanité a commencé par le communisme et par la propriété collective, elle s’est civilisée par l’appropriation individuelle. Toute institution communiste rétablie serait donc un pas en arrière. Un certain nombre de socialistes, sans aller aussi loin que ceux dont nous venons de parler, se bornent à demander une plus juste répartition entre le capital et le travail des produits créés avec le concours de chacun d’eux. Suivant eux, la part que s’attribue le capital est telle que celle du travail devient insuffisante, et qu’elle réduit les salaires au taux le plus bas. Bien loin qu’il en soit ainsi, c’est le contraire qui est vrai. Le capital opprime si peu le travail que, lorsqu’il est abondant, le salaire hausse, et que, s’il manque, les salaires sont au plus bas. Cela est facile à comprendre. Jour produire, il faut le concours de ces deux élémens, capital et travail; que l’un vienne à manquer, et l’autre reste impuissant; que le premier abonde, et le second s’en trouve bien. Si donc le capital s’accroît, il faudra pour l’utiliser une plus grande quantité de travail, et par suite les salaires hausseront. Si le capital diminue, il ne pourra plus occuper qu’une partie des bras qu’il employait d’abord, et les salaires baisseront. C’est à l’accroissement des capitaux, à la multiplication des machines que nous devons l’accroissement du bien-être des masses.

Le capitaliste, loin de s’engraisser aux dépens du travailleur, lui rend service en lui prêtant, même à titre onéreux, les instrumens au moyen desquels ce dernier peut rendre son travail plus fructueux, et la preuve, c’est qu’il consent à accepter les conditions qu’on lui impose. Et sur quoi se fonde-t-on pour dire que ces conditions sont trop dures et que le capitaliste prend une trop grosse part? Le contrat est librement débattu : l’un est maître de son capital comme l’autre de son travail; s’ils tombent d’accord, c’est qu’ils y trouvent tous deux leur avantage; s’ils ne s’entendent pas, ils sont libres de s’adresser à d’autres, Quant à vouloir forcer le capitaliste à se contenter d’une part inférieure à celle qu’il peut légitimement réclamer d’après l’état du marché et, d’après les risques qu’il doit courir, ce serait d’abord exercer une spoliation analogue à celle que lui imposerait la gratuité du crédit, ensuite diminuer l’avantage qui pousse les hommes à épargner, à amasser de nouveaux capitaux, qui devront à leur tour concourir à la production.

Beaucoup de socialistes voient dans la participation aux bénéfices un moyen d’améliorer la situation des travailleurs. Sans repousser d’une manière absolue cette participation qui, dans certains cas, peut avoir d’excellens résultats, pourvu d’ailleurs qu’elle soit librement consentie, nous pensons cependant qu’ils se font illusion sur ce point. Le bénéfice en effet n’est pas une chose fixe et invariable, il dépend non-seulement de l’habileté de l’entrepreneur, mais des besoins de la consommation et d’une foule de circonstances qu’il est souvent difficile de déterminer à l’avance; aussi arrive-t-il que l’entreprise la mieux conçue donne parfois des pertes. Quelle sera dans ce cas la situation des ouvriers? Ils seront privés de toute rémunération et réduits à la misère. L’intervention d’un entrepreneur, qui prend pour lui tous les risques, est donc plus avantageuse pour le travailleur qu’une participation directe dans la vente des produits fabriqués, parce qu’elle lui assure la récompense de ses efforts et lui permet de toucher immédiatement le salaire convenu. Cette rémunération du travail est de même nature que celle du capital; elle n’a rien d’humiliant, et l’on cherche en vain pour quel motif elle est si peu populaire aux yeux des travailleurs, qui préféreraient une association plus directe avec les entrepreneurs.

Nous venons avec M. Bénard de parcourir rapidement tous les systèmes socialistes qui se sont fait jour dans les réunions publiques, tout au moins ceux qui, ayant une certaine prétention scientifique, sont susceptibles d’être discutés. Quant à ceux qui ne reposent sur aucune théorie, qui n’ont d’autre origine que la vague jalousie que nourrissent un grand nombre des déshérités de la fortune contre ceux que le sort a favorisés, ils ne méritent pas de nous arrêter un instant. — Les socialistes qui déploient ouvertement leur drapeau, qui avouent le but qu’ils poursuivent, ne sont pas les seuls; il en est d’autres qui, n’ayant pas eux-mêmes conscience des principes sur lesquels ils s’appuient, sont d’autant plus dangereux qu’ils ne paraissent agir que dans un intérêt public. C’est ainsi qu’on a réussi à faire passer dans nos codes des dispositions qui, comme la loi sur la chasse ou comme l’établissement des droits protecteurs, touchent de bien près au socialisme. En quoi en effet le système protecteur, qui a pour objet de faire hausser le prix des produits de façon à assurer au fabricant une rémunération suffisante, diffère-t-il du droit au travail, qui veut garantir à chacun la possibilité de gagner sa vie en travaillant? L’un et l’autre ne s’adressent-ils pas au pouvoir pour lui demander d’intervenir dans les relations des individus entre eux et de gêner au profit des uns ou des autres la liberté des transactions? S’ils arrivent à des conséquences analogues, c’est qu’ils partent tous deux d’un même principe, qui est celui de toutes les écoles socialistes, et qui malheureusement a présidé à la rédaction de nos codes. Ce principe, c’est que la propriété est une création de la loi et non la conséquence d’un droit naturel. On voit tout de suite où conduit cette divergence dans le point de départ.

Si la propriété ne doit son existence qu’à la loi écrite, il est clair que, Comme elle l’a créée, la loi peut la supprimer ou tout au moins en modifier la jouissance. C’est pourquoi nous avons vu les classes moyennes, quand elles ont été maîtresses du pouvoir, constituer à leur profit des avantages dont le système protecteur et la loi prohibitive des coalitions étaient une expression peu déguisée; c’est pourquoi nous voyons aujourd’hui les classes laborieuses demander que, par une combinaison ou par une autre, la société leur garantisse des moyens d’existence, et franchement, étant donné le point de départ, ce raisonnement se comprend. Mais la question change dès que l’on considère la propriété comme le fruit d’un travail, car alors il n’est plus permis à personne d’en disposer contre le gré de celui qui l’a créée. La propriété a son origine dans la liberté humaine, et elle s’en déduit logiquement par voie de syllogisme : si l’homme est libre, il peut disposer de ses facultés et de son travail, et doit par conséquent être le maître du produit de ce travail; il peut, s’il le veut, rester dans l’inaction; mais, s’il préfère créer des objets utiles, ces objets, qui contiennent des forces dépensées par lui, sont comme une émanation de sa personne et aussi inviolables que celle-ci. La loi n’a donc pas d’autre objet que de garantir à chacun la libre jouissance des choses qui lui appartiennent, et elle ne peut sans injustice, même dans un prétendu intérêt public, dépouiller les uns pour enrichir les autres. Devant cette définition si claire et si naturelle de la propriété, tous les systèmes socialistes, qu’ils viennent d’en haut ou d’en bas, s’évanouissent et ne laissent debout que le principe de la liberté individuelle, qui donne à chacun le droit de disposer comme il l’entend de son travail et des biens que ce travail peut lui procurer. Toute organisation artificielle de La société, si ingénieuse qu’elle soit, ne saurait approcher de l’organisation qui résulte du libre jeu des intérêts.

On aurait donc tort, comme on serait parfois tenté de le faire, de rire des divagations des socialistes modernes; elles dénotent dans les masses un malaise intérieur; elles sont l’expression d’aspirations longtemps refoulées. Opprimés pendant de longues années par la féodalité nobiliaire ou industrielle, privés de tout droit politique, n’ayant aucun moyen de se faire entendre, ceux qui n’ont d’autre ressource que le travail de leurs bras nourrissent contre les classes plus favorisées une défiance que justifie presque l’ancienne législation dirigée tout entière contre eux, et dont toutes les dispositions avaient en quelque sorte pour objet de les maintenir à jamais dans une situation précaire et subordonnée. Il importe avant tout de désarmer ces défiances en supprimant dans nos codes tout ce qui de près ou de loin peut rappeler qu’il a existé autrefois des classes privilégiées ; puis, quand l’égalité devant la loi sera devenue une vérité, il faudra que, par l’instruction rendue obligatoire, sinon gratuite, chacun soit mis à même de se tirer d’affaire, sache que son sort est dans ses mains, que, si la société lui doit le libre exercice de ses facultés, elle ne lui doit rien autre chose, et que son premier devoir à lui-même est de respecter la liberté d’autrui.


J. CLAVE.


C. BULOZ.

  1. Le Socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui, par M. Bénard ; 1 vol. in-32 ; Guillaumin.