Chronique de la quinzaine - 14 avril 1909

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1848
14 avril 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Chambres sont en vacances ; mais, avant de se séparer, le Sénat a nommé dans ses bureaux la Commission qui devra étudier le projet de loi relatif à l’impôt sur le revenu, et le sentiment vrai de la haute assemblée au sujet de cet impôt s’est manifesté tout de suite avec évidence. Sur 18 commissaires élus, 16 sont hostiles au projet, et les deux qui l’acceptent dans ses lignes générales se sont réservé d’y introduire de nombreux amendemens. Il semble donc, à première vue, que la loi de M. Caillaux soit bien malade ; toutefois, ses partisans ne désespèrent pas encore. Quand le Sénat vote dans ses bureaux, loin du gouvernement, il n’écoute que son bon sens et sa conscience ; mais en séance publique, d’autres voix lui donnent d’autres conseils, et trop souvent il s’y soumet. La Chambre, d’ailleurs, en fait autant. C’est ce que M. Camille Pelletan, qui connaît mieux les choses du Parlement que celles de la marine, nous a expliqué dans un article de journal. « Le Sénat, a-t-il dit, est en grande majorité violemment hostile au projet : je l’accorde ; et après ? La Chambre était dans le même sentiment. Nous n’aurions peut-être pas eu deux cents voix au scrutin secret. » Mais, au scrutin public, c’est autre chose. M. Pelletan a raison. Nous avons signalé plus d’une fois, nous aussi, la différence qu’il y a entre les résultats des deux modes de scrutin, parce que, dans le premier, on vote suivant son opinion et, dans le second, suivant son courage. L’aveu de M. Pelletan n’en est pas moins bon à retenir : la Chambre, si elle avait voté librement, en dehors de toute intimidation, n’aurait pas donné deux cents voix au projet. C’est ce qui explique qu’au moment du saut définitif, c’est-à-dire du scrutin sur l’ensemble, plusieurs orateurs sont venus dire à la tribune qu’ils votaient la loi parce qu’ils ne voulaient pas enterrer la réforme, mais qu’ils espéraient bien que le Sénat corrigerait l’œuvre informe qu’ils lui renvoyaient. Il ne faut pas laisser perdre de pareilles paroles.

Tout le monde convient qu’il y a lieu de réformer nos contributions directes. Ce serait miracle si notre système fiscal, qui date de plus d’un siècle, n’avait pas besoin, ici ou là, de quelques retouches, étant donné que la richesse nationale s’est beaucoup accrue, et qu’elle ne l’a pas fait également dans toutes ses parties. Au surplus, l’œuvre initiale n’était pas parfaite : aucune œuvre humaine ne l’est. Il faut en défendre les principes qui sont excellens, mais apporter quelques correctifs à leur application. C’est ce que M. Raymond Poincaré a dit dans son bureau. Il est partisan d’une réforme ; il l’avait même mise à l’étude pendant qu’il était ministre des Finances ; mais est-ce bien une réforme qu’a faite M. Caillaux ? N’est-ce pas plutôt une révolution, et la plus imprudente, la plus redoutable de toutes ? Nous avons quatre contributions directes, qui rapportent 600 millions. Qu’on en prenne une pour commencer et qu’on s’efforce d’en améliorer le système ; qu’on attende ensuite pour juger de l’effet produit, et qu’on ne passe à une nouvelle réforme qu’après s’être assuré que la première aura réussi, c’est la marche que le bon sens recommande et c’est aussi celle que conseillent les vrais réformateurs. Mais ce n’est pas ce qu’a fait M. Caillaux. Il a commencé par jeter par terre tout l’édifice ; après quoi, il s’est proposé d’en reconstruire un autre. Ce que sera cet autre, personne ne le sait. On tremble à la pensée que M. Caillaux pourrait s’être trompé, comme cela lui est arrivé autrefois lorsqu’il a réformé le régime fiscal des boissons. Sans doute les choses se sont arrangées et tassées au bout d’un certain temps, mais on a commencé par des déconvenues sérieuses. Heureusement, il ne s’agissait alors que d’un impôt ; il s’agit aujourd’hui de toute une série en même temps. C’est pourquoi nous protestons avec M. Poincaré. Quelque admiration qu’on ait pour le système fiscal de telle ou telle nation étrangère, le nôtre n’est pas indigne d’estime. Il faut donc n’y toucher qu’avec beaucoup de prudence. Que la Commission du Sénat le pense, le choix qu’elle a fait de M. Rouvier pour la présider en est la preuve. M. Rouvier, en posant sa candidature dans son bureau, n’avait rien à dire pour l’appuyer : son passé est connu. Il s’est contenté de rappeler que nos contributions avaient suffi, depuis un siècle, à faire face aux besoins du pays à travers des difficultés qui quelquefois ont été tragiques : cette constatation est toute une opinion.

Une autre partie du projet de loi a été l’objet de critiques qui n’ont été ni moins vives, ni moins fondées : nous voulons parler de l’impôt complémentaire. Cet impôt s’expliquerait dans notre système mieux que dans celui de M. Caillaux. Si on se contente, en effet, d’une réforme partielle s’appliquant à une ou à deux de nos contributions directes, au lieu de la refonte générale à laquelle a procédé M. Caillaux, on peut admettre la nécessité d’un impôt complémentaire pour corriger quelques défauts auxquels on n’aurait pas porté suffisamment remède, défauts oubliés ou négligés. Mais à quoi bon cet impôt avec un réformateur quasi infaillible et qui a tout changé à la fois ? L’impôt complémentaire a, dit-on, pour objet de faire contrepoids à la charge trop lourde que les contributions indirectes imposent aux classes pauvres. Soit : mais pourquoi en inventer un de plus et le qualifier de complémentaire alors qu’on vient de réformer tous les autres avec une liberté absolue ? L’esprit d’imitation explique seul cette création : on a voulu imiter ce qui se passe en Prusse, comme si la Prusse était un pays modèle, et si ses institutions et ses mœurs étaient le plus rapprochées des nôtres : elles sont en réalité à l’antipode. On a donc fait l’impôt complémentaire et, bien que nous n’en apercevions pas la nécessité, nous dirons une fois de plus : soit ! M. Ribot en ayant accepté le principe, nous l’accepterons aussi. Nous y verrons un impôt destiné à remplacer l’impôt personnel mobilier et l’impôt des portes et fenêtres, qui par leur réunion étaient déjà, à tout prendre, un impôt général sur le revenu. Nous demandons seulement que le nouvel impôt s’inspire des mêmes principes que l’ancien, qui reposait sur des signes apparens, qui était proportionnel et non progressif, et qui enfin était très modéré : il n’y aurait pas d’inconvéniens à ce qu’il le fût un peu moins. Dans cette mesure prudente et restreinte, l’impôt, complémentaire n’est pas inadmissible ; mais ce n’est pas là celui de M. Caillaux ! Celui de M. Caillaux en est même tout l’opposé ! M. Ribot l’a dénoncé comme un instrument de la guerre de classes rêvée, poursuivie, déjà fomentée par les socialistes. Le complémentaire porte une atteinte directe au principe de l’égalité devant l’impôt. Il y a, en effet, en France plus de 8 millions de contribuables : sait-on, sur ce nombre, combien paieront l’impôt ? 500 000, un demi-million : le reste, c’est-à-dire la grande majorité, en sera exempt. Ainsi, en ce qui concerne cet impôt, dont le taux déjà très élevé est certainement destiné à grandir encore, les contribuables français sont divisés en deux catégories outrageusement inégales : l’une ne paiera rien, l’autre paiera tout. Cette énormité fiscale, politique, sociale, est le trait distinctif de l’œuvre de M. Caillaux.

Au surplus, nous n’avons pas l’intention de discuter aujourd’hui le projet de loi : la Revue a déjà publié sur ce projet des études approfondies, et elle en publiera d’autres à mesure que la question apparaîtra sous des faces nouvelles. Le seul objet de notre chronique est de noter le sens de la manifestation du Sénat. En dépit de la confiance de M. Pelletan, qui escompte hardiment une capitulation de la haute assemblée, les socialistes ne sont pas rassurés, et le plus oratoire d’entre eux, celui dont la voix résonne le plus loin, M. Jaurès, a poussé dans son journal des cris de douleur et de colère. Le Sénat est déjà dénoncé à la vindicte publique ; on l’accuse d’avoir jeté le défi à la démocratie ; on annonce que la démocratie le relèvera comme il convient. Qu’est-ce que le Sénat, après tout ? Le produit du suffrage restreint. Osera-t-il s’insurger contre la Chambre qui représente le suffrage universel ? Peut-être, en effet, ne l’oserait-il pas ; mais on a vu que la Chambre tient beaucoup moins que M. Jaurès à la loi qu’elle a votée, et même que sa déception serait grande si elle ne lui revenait pas du Luxembourg sensiblement amendée. C’est sans doute à une transaction de ce genre que s’arrêtera le Sénat. Il ne faut pas attendre de lui le rejet pur et simple de la loi qui lui est soumise. Des partis pris aussi tranchés ne sont pas dans son caractère. Il étudiera la loi consciencieusement, scrupuleusement, — longuement sans doute ; — il apportera une bonne volonté sincère à la mettre sur pied ; il cherchera en toute loyauté à s’entendre avec le gouvernement, avec celui d’aujourd’hui ou avec un autre, si le ministère actuel ne dure pas aussi longtemps que le feront ses travaux ; et finalement, à une date impossible à déterminer, il aboutira à une loi nouvelle où les principaux défauts de celle de M. Caillaux seront corrigés ou atténués. C’est tout ce qu’on peut espérer ou prévoir. Quant à dire que la future réforme inaugurera chez nous un régime fiscal supérieur à celui que nous ont légué nos pères, nous ne nous hasarderions pas à le faire. Mais les hommes aiment à changer : cela leur donne l’illusion du progrès.


Le 28 mars, M. Briand, ministre de la Justice, a prononcé au Neubourg, chef-lieu de canton du département de l’Eure, un discours auquel les journaux ont fait grand accueil. On sait que M. Briand parle bien. Nous n’avons pourtant pas trouvé, dans ce dernier discours, toute la netteté de pensée et d’expression à laquelle il nous a habitués. Traitant de questions actuelles et brûlantes, et résolu à le faire avec « bonne humeur, » il en a le plus souvent donné des solutions imprécises. La question sociale l’a longuement occupé ; il ne pouvait pas en être autrement, puisque M. Briand est socialiste ; toutefois, il n’a pas oublié qu’il était ministre, et il y a eu dans sa parole un mélange assez singulier des obligations que lui imposent ses doctrines d’hier et de celles qui résultent pour lui de sa situation d’aujourd’hui. Ainsi, il a parlé en fort bons termes du respect qui est dû au principe d’autorité. « Aucun parti au pouvoir, a-t-il dit, ne peut se soustraire à ce devoir nécessaire. J’ai traversé des heures où j’ai vu se déchirer de vieilles amitiés auxquelles, au fond de mon cœur, je restais fidèle. Je les ai vues se tourner contre moi en invectives, parce que je respectais dans ma conscience le contrat moral que j’avais signé en acceptant une haute fonction, et si ceux-là mêmes, demain, arrivaient à ces postes sérieux, ils seraient obligés de comprendre que, plus un parti a son idéal haut placé, plus son programme de réformes est étendu, plus il a besoin d’ordre dans la nation et de discipline dans ses ressorts. » Nous ne doutons pas que si un des amis de M. Briand était arrivé à sa place à un de ces postes où le monde apparaît sous un autre aspect, il en aurait subi la suggestion à son exemple, et nous ne rechercherons pas ce qui serait arrivé de lui-même si sa bonne fortune, aidée de son mérite, ne lui avait pas donné cette utile leçon de choses.

Du point de vue où il se trouve placé, M. Briand constate que des divisions fâcheuses se sont produites dans le corps social et politique. Autrefois, dit-il, la République était un centre commun pour tous les républicains ; aujourd’hui, « de petits groupes se forment et se séparent ; on se regarde avec défiance, et demain ce regard pourrait devenir fratricide, et ces hommes qui ont donné leur sang à la République pourraient s’entre-déchirer ! » Reculant devant cette vision tragique, il s’écrie que « cela n’est pas possible, » et il continue ainsi : « Oui, ce sont choses nouvelles : je reconnais que, par certains côtés, elles peuvent être inquiétantes, pernicieuses, redoutables. Que voulez-vous ? C’est le premier accès de goutte d’une société qui, politiquement, a vieilli. » Mais aussitôt il nous rassure, ou plutôt il se rassure lui-même en songeant qu’avec un certain régime la goutte devient « un certificat de longue vie. » Cela vaut ce que vaut une métaphore. Lorsqu’il en vient à des conseils plus sérieux, M. Briand recommande la participation aux bénéfices comme une sorte de panacée. Il y a beaucoup de choses à dire à ce sujet : nous ne les dirons pas aujourd’hui. La question, en effet, n’est pas posée d’une manière immédiate et pressante : celle des syndicats de fonctionnaires, avec les menaces de grève qu’elle comporte, est autrement inquiétante. On sait de quelle manière ces menaces viennent de se réaliser. Qu’en pense M. Briand ? Il ne met pas ici une grande clarté dans ses explications. « Le sujet est délicat, dit-il : je suis un grand ami de la liberté, au point que je la vois presque rejoindre la licence, et j’estime que c’est seulement lorsqu’elle se transforme en tyrannie qu’on doit intervenir et réprimer. » Nous n’en demandons pas davantage, mais le fait-on ? Il est difficile de lire ce passage du discours, sans qu’un doute ironique vienne à l’esprit. « Républicains, dit par exemple M. Briand, vous aurez demain à légiférer sur cette question : « La République peut tout et permet d’accéder à la propriété, et, cette propriété une fois acquise, elle la garantit contre tout pillage. Mais à l’association, quel moyen d’appropriation lui avez-vous donné ? » Nous convenons que le moyen donné à l’association de devenir propriétaire est aujourd’hui insuffisant, ou même qu’il est nul ; mais quand on lui en aura donné un, si on le fait jamais, nous souhaitons qu’on entoure la propriété nouvelle de garanties qui manquent à d’autres. Il arrive à des ouvriers, à force de travail et d’économie, d’accéder à la propriété ; la République le « permet, » comme dit M. Briand ; mais cette propriété une fois acquise, est-il vrai qu’elle la garantisse contre tout pillage ? Allez le demander à Méru et à Hazebrouck. Vous verrez là des maisons saccagées, parce que la licence s’y est transformée en tyrannie, et que les gendarmes chargés de les protéger sont arrivés trop tard, comme des carabiniers fameux. Voilà ce que le gouvernement actuel sait faire pour garantir la liberté et la propriété des citoyens.

Quant aux fonctionnaires, M. Briand promet la même sécurité à leurs associations quand elles seront devenues propriétaires, et il leur annonce en outre, en termes d’ailleurs très vagues, un statut destiné à leur assurer un autre genre de sécurité, celle qui les garantira des abus du parlementarisme. Ces abus, M. Briand les reconnaît, oh ! combien doucement ! Après avoir rappelé que la République a fait pour les fonctionnaires plus que tous les régimes antérieurs, — ce qui n’empêche pas que, par une anomalie bizarre, ils ne se plaignaient pas des régimes antérieurs, tandis qu’ils se révoltent contre la seule République, — M. Briand fait un aveu. « Je conviens, dit-il, qu’ils peuvent avoir des griefs légitimes à faire valoir. Le régime parlementaire n’est peut-être pas parfait. Il y a certains usages de leur mandat que les députés pourraient ne pas faire. Prêts à franchir le seuil d’un ministère, dans un sentiment de protection électorale, les députés devraient avoir la force de se dire : « Non, je ne ferai pas cette démarche, et si celui qui me l’a demandée me pose une question, j’expliquerai mon abstention par des raisons qu’il n’aura pas le droit de méconnaître. » Il n’en aura pas le droit, c’est bien possible mais il le prendra, comme tout le monde le fait aujourd’hui. M. Briand, qui n’est pas un naïf, n’attend sans doute pas grand’chose de l’examen de conscience qu’il prêche à ses collègues et du ferme propos qui doit en être la conséquence ; il sait quelle impitoyable, quelle féroce ruée de sollicitations l’assaille lui-même tous les jours ; il n’ignore pas que, du haut en bas de l’échelle, l’administration de la France est livrée au brigandage des politiciens. Cependant, il affirme que le gouvernement actuel a en lui-même à la fois le mal et le remède. « Sous notre régime de liberté, s’écrie-t-il, on entend les protestations ; les récriminations vont parfois trop loin, mais enfin on entend les plaintes ; l’injustice ne peut pas durer sous la République. Aussi, quand on essaie d’entraîner la classe ouvrière contre la République, se trompe-t-on. Jamais la classe ouvrière ne se tournera contre le régime pour lequel elle a versé son sang. » Ce sont là de belles paroles ; nous demandons qu’on les retienne un moment ; on verra, en effet, bientôt ce qu’il convient d’en penser. Sans doute, la classe ouvrière n’a aucune propension à se tourner contre la République, mais elle pourrait bien y devenir indifférente. L’indifférence, la désaffection sont le danger d’aujourd’hui et encore plus, si on n’y met ordre, celui de demain.

Le discours de M. Briand peut servir de prologue aux incidens dont il nous reste à parler.

Ici se place un intermède suggestif. Le vendredi, 2 avril, a eu lieu à l’hôtel des Sociétés savantes une réunion, qui a été plus nombreuse et surtout plus mêlée que ses organisateurs ne l’avaient prévu. Le but était de conférer sur le statut des fonctionnaires. Cette « réforme » est entre les mains du Parlement, mais il ne se pressait guère de la réaliser, et ne l’aurait certainement pas fait avant la fin de la législature, sans les derniers événemens. Deux organisations différentes veillent aujourd’hui, d’une manière plus ou moins efficace, sur les intérêts des fonctionnaires : l’une préconise l’action parlementaire, l’autre l’action syndicaliste. C’est la première qui a préparé la réunion du 2 avril, mais la seconde s’y est rendue en nombre, très résolue à y jouer un rôle. La réunion était présidée par M. Courrèges, secrétaire général de l’association des Amicales d’instituteurs. Des députés, venus là pour s’instruire, figuraient sur l’estrade, entre autres M. Chaigne, rapporteur de la loi sur le statut des fonctionnaires, MM. Dubief, Joseph Reinach, Steeg, Ferdinand Buisson, Paul Boncour, etc. C’était, on le voit, une belle assemblée, nous allions dire une assemblée choisie ; mais, au premier coup d’œil jeté sur la salle, on apercevait des élémens d’un autre ordre, des grévistes d’hier et de ces fonctionnaires qui sont plus réellement des ouvriers. M. Chardon, maître des requêtes au Conseil d’État, a pris le premier la parole, et, comprenant la nécessité pour lui de se rendre favorable tout son auditoire, il a fait entendre sur les députés et sur les ministres quelques vérités bien senties. « Quel que soit le député, s’est-il écrié, il ne doit pas être le maître de sa circonscription. » Les applaudissemens ont été unanimes. Ils l’ont été encore lorsque M. Chardon a dit que les ministres n’étant que les représentans d’un parti destinés à être remplacés par les représentans d’un autre, sans compter qu’ils changeaient eux-mêmes quelquefois d’opinion, ne devaient pas être omnipotens sur une administration qui était la chose commune de tous les citoyens, sans acception de partis, sans considération de personnes. C’est une idée fausse, d’après M. Chardon, de croire que le pouvoir est concentré entre les mains d’une douzaine de ministres. « Chaque employé de l’État, lorsqu’il exerce ses fonctions, devient lui-même le gouvernement. Ainsi, quand le président de la République chasse par un temps de neige et qu’un garde lui dresse procès-verbal, c’est bien le garde qui incarne l’autorité, de même que c’est le gardien de la paix lorsqu’il dresse une contravention contre le président du Conseil dont l’auto file à une vitesse trop rapide. » Ce sont là des hypothèses bien indiscrètes, bien hardies ! Mais si les paroles de M. Chardon étaient peu révérencieuses, ses intentions étaient pures : il l’a prouvé en concluant que ces fonctionnaires, dépositaires de la puissance publique, avaient des devoirs à côté de leurs droits et que, en aucun cas, ils ne devaient se mettre en grève. Aussitôt interruptions violentes, cris, huées, tempête ; la table qui servait de bureau a été à demi renversée ; les carafes et les verres d’eau ont été se promener dans l’auditoire, et, pour une première fois, le président a déclaré la séance levée, ce qui ne l’a pas empêchée de continuer. On a entendu alors M. Grangier, postier révoqué, M. Nègre, instituteur révoqué, d’autres encore, généralement révoqués, eux aussi, mais dont le nom est moins notoire. Finalement les députés, qui décoraient l’estrade, ont été pris à partie. « Nous sommes dégoûtés du Parlement, leur criait-on. Le Parlement n’entend rien à nos affaires. A bas les quinze-mille ! Vive la grève ! Nous ne voulons pas du statut. Le droit commun nous suffit avec l’affiliation à la Confédération générale du Travail. » Bientôt le tumulte a été à son comble. Alors le citoyen Pataud, jouant des coudes, a fait son apparition sur l’estrade, au milieu de bravos frénétiques. La plupart des députés s’étaient déjà discrètement esquivés, et le président, M. Courrèges, s’est écrié pour la seconde fois : « La séance est levée. » « Vraiment ? a répliqué M. Pataud ; eh bien ! camarades, nous allons en tenir une autre : la séance est ouverte. » Il n’a d’ailleurs pas abusé de la parole ; il s’est borné à inviter les « camarades fonctionnaires » à se rendre à un grand meeting qui devait se tenir le surlendemain à l’Hippodrome, et a terminé par cette menace : « Si les fonctionnaires étaient de nouveau spoliés par la gent gouvernementale, les travailleurs organisés seraient tout prêts à les soutenir et à les défendre. Qu’ils comptent sur nous ! » Et voilà à quoi a servi la tentative faite par les fonctionnaires en redingote qu’avait si bien représentés M. Chardon. Ils ont dû battre en retraite devant les fonctionnaires de deuxième et de troisième classe, en veston, en tunique de postiers, ou en bourgeron d’ouvriers : symbole, a-t-on dit, de tout un état social en voie d’évolution, première esquisse de mouvemens destinés à se répéter plus en grand, figuration encore inoffensive d’une pièce qui bientôt cessera de l’être.

Quant au meeting de l’Hippodrome, le 4 avril, il est sans précédent dans notre histoire. Dix mille personnes s’y pressaient, presque tous des ouvriers, qui ont écouté avec attention et applaudi avec enthousiasme leurs orateurs, ont voté toujours à l’unanimité, — une forêt de bras et de mains se levant à la fois, — et sont partis enfin comme ils étaient venus, dans un ordre parfait. On ne saurait nier que cette manifestation n’ait été imposante ; mais elle a été encore plus inquiétante, si on songe aux discours qui ont été prononcés et aux votes qui ont été émis. Et sans doute on ne doit rien prendre au tragique, mais c’est à la condition de prendre tout cela très au sérieux. Il est possible que, dans le premier enivrement de leur force déchaînée, débordante, triomphante, les orateurs de l’Hippodrome se soient fait un secret plaisir d’épouvanter le bourgeois par des violences calculées ; mais ces violences opèrent sur eux-mêmes et les élèvent à un degré d’exaltation d’où ils ne redescendent pas tous, ni tout de suite ; et qui pourrait dire qu’il n’y a pas un immense danger dans ce dédain, dans ce mépris largement, grossièrement versés sur nos institutions et nos lois ? Qui oserait dire qu’il n’y a pas quelque chose de grave dans le seul fait que de pareilles manifestations peuvent se produire impunément ? Depuis quand est-il permis de pousser à la violation des lois, de jeter l’outrage et la menace à nos institutions et à leurs représentans, de préparer ouvertement la résistance par la force à l’action des pouvoirs publics si elle venait à se produire sous la forme d’une répression ? Tout cela, chez nous, se fait aujourd’hui couramment, à la condition, bien entendu, que ceux qui le font appartiennent à un certain parti et non pas à un autre. Ah ! si des entreprises pareilles venaient de royalistes ou de bonapartistes, comme le gouvernement retrouverait vite le courage de se faire respecter ! On crierait que le complot est évident, en attendant l’attentat, et on en trouverait facilement des preuves. On convoquerait la Haute Cour. On sauverait une fois de plus la République. On déploierait sa force contre des partis impuissans, avec la certitude que personne ne se mettrait en grève pour les venger. Mais quand on a affaire à l’armée de la Confédération générale du Travail, c’est autre chose. Le gouvernement devient aussitôt aveugle et sourd ; il ne voit rien, il n’entend rien ; hier il laissait tout faire, aujourd’hui il laisse tout dire. Comment serions-nous rassurés sur demain ?

Le peuple assemblé aime les discours : on en a prononcé beaucoup au meeting de l’Hippodrome. Ils ont été mêlés de grosses facéties à l’adresse du parlement et des parlementaires : c’est aujourd’hui le refrain obligatoire des manifestations oratoires de ce genre. Malheureusement, les orateurs ne s’en sont pas tenus là ; leurs coups ont porté plus haut. Plusieurs d’entre eux ont exprimé le regret que M. Clemenceau ne fût pas là pour les entendre : nous serions tenté, à notre tour, de regretter l’absence de M. Briand qui proclamait au Neubourg l’union indissoluble de la classe ouvrière et de la République. « La République, s’est écrié M. Janvion, c’est cela qui nous est égal ! Il n’y a qu’une classe qui nous alarme, et ce n’est pas celle des réactionnaires, c’est celle des actionnaires. Nous n’avons pas à nous occuper de la forme du gouvernement. Si le syndicalisme est à la hauteur de sa tâche, il jettera à bas les deux Bastilles, le Parlement et l’État, et remettra aux travailleurs libres le soin de faire leurs affaires eux-mêmes. » Le Parlement, en effet, l’État sont des forces avec lesquelles il faut compter ; dès lors, ce sont des ennemis. Mais il y a encore une autre institution qui gêne les ouvriers, et c’est la patrie elle-même, la patrie qui impose des devoirs à ses prétendus enfans et qui a besoin d’une armée pour la défendre. Il faut entendre en parler le citoyen Yvetot, secrétaire de la fédération des Bourses à la Confédération générale du Travail. L’antimilitarisme est la première condition de tout progrès ; mais qu’on se rassure, l’armée est déjà travaillée et le sera bientôt davantage ; quand elle l’aura été suffisamment, l’heure de l’antipatriotisme sera venue. « Le patriotisme, dit M. Yvetot, ne sert qu’à fanatiser les foules. On nous appellera les sans-patrie : cela est risible. Notre patrie n’est-elle pas partout où nous avons des frères, c’est-à-dire des travailleurs qui souffrent ? » Est-ce tout ? M. Yvetot déclare encore que les fonctionnaires ne reculeront pas devant le sabotage, « lorsqu’on voudra les brimer. » Tous les moyens leur seront bons pour détruire et piétiner ce qui leur fera obstacle. La franc-maçonnerie elle-même, — le croirait-on ? ne trouve pas grâce devant M. Janvion. « Il y a, dit-il, une garde qui veille autour de l’État : c’est le syndicat d’arrivistes qu’est la franc-maçonnerie. Ces macaques essaient d’attirer à eux nos meilleurs militans, mais nous saurons mettre un terme à cela. » Ce n’est pas bien sûr, car la franc-maçonnerie exerce une attraction presque aussi grande que la Confédération générale du Travail. Mais on le voit, le meeting de l’Hippodrome n’a rien respecté.

Au fond, tout porte ombrage aux syndicalistes, et ils craignent presque également que leurs troupes ne soient débauchées par le parlement ou par la franc-maçonnerie : de là leur colère jalouse contre eux. Les orateurs de l’Hippodrome ont repoussé en termes brutaux le statut qu’un projet de loi propose de donner aux fonctionnaires, et ils ont dit très franchement pourquoi : c’est parce qu’ils ont peur qu’on ne leur enlève par ce moyen une partie de leur armée de mécontens et de révoltés. Raison de plus, semble-t-il, pour que les Chambres votent le statut, bien que le sujet soit « délicat, » comme l’a dit M. Briand au Neubourg, et que, en somme, on ait recours à un mal pour en combattre un autre : tout ce qui affaiblit, en effet, l’autorité du gouvernement sur ses agens est un affaiblissement pour l’État lui-même. Mais il y a gouvernement et gouvernement, et, quand on a affaire à celui d’aujourd’hui, il faut bien lui enlever, ou diminuer entre ses mains un pouvoir dont il ne s’est sûrement pas servi dans l’intérêt de l’État. Seuls, les syndicats protestent, et il faut voir sur quel ton. M. Pataud, qui a l’éloquence familière et gouailleuse, a jeté à pleines mains l’outrage et le ridicule sur le Parlement, et a suscité par-là ce qu’on appelle dans les assemblées une hilarité générale. On peut deviner ce qu’est une hilarité à laquelle 10 000 personnes prennent part. Donc, pas de statut pour les fonctionnaires ; ils doivent être traités comme les autres salariés, afin de marcher avec eux ; à tous la loi de 1884, c’est-à-dire le régime syndical, suffit. Mais il faut une force au syndicalisme : eh bien ! ne l’a-t-il pas ? N’a-t-il pas prouvé qu’il en avait une très efficace dans la grève ? Le gouvernement, avec toute la sienne, n’a-t-il pas capitulé devant lui ? Là est l’avenir pour tous les travailleurs. C’est du moins ce que les votes du meeting de l’Hippodrome ont déclaré, et peut-être n’est-il pas exagéré de voir dans ces affirmations hardies l’annonce de temps nouveaux.

Beaucoup ont cru l’y voir en effet, et nous ne saurions dire s’ils ont raison ou s’ils se trompent, car cela dépendra de conditions qu’il est impossible de prévoir. La Révolution a donné à la société actuelle les principes sur lesquels elle vit depuis un siècle ; mais, pour la première fois, la société paraît douter de la valeur de ces principes ; elle se trouble ; elle hésite à se défendre ; elle a un gouvernement qui ne la défend pas, gêné qu’il est par le passé de quelques-uns de ses membres, et par le sentiment qu’il a d’une popularité incertaine et chancelante. Ce n’est pas seulement la société qui a vieilli et qui ressent son « premier accès de goutte ; » le gouvernement est atteint du même mal, et par-là nous n’entendons pas la République, mais le système qui y a prévalu depuis une dizaine d’années et les hommes qui représentent ce système, soit dans le Parlement, soit au ministère. Ces hommes viennent de donner l’exemple d’une grande défaillance, à laquelle on leur répond par une grande insolence. Si le gouvernement ne se réveille pas de sa torpeur et s’il laisse les forces syndicalistes s’organiser devant lui et contre lui, de deux choses l’une : ou nous aurons un jour une grande bataille, et le gouvernement la gagnera, quoiqu’il n’ait rien l’ait pour cela, ou la société actuelle périra comme a péri l’ancien régime. Et aujourd’hui, comme alors, l’histoire rejettera la responsabilité de la catastrophe sur un gouvernement qui, par défaut d’intelligence et de courage, n’aura su, quand il en était temps encore, ni se réformer lui-même, ni rien prévoir, ni rien empêcher.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.