Chronique de la quinzaine - 14 avril 1918

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Chronique n° 2064
14 avril 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les Allemands sont ponctuels. Ils avaient annoncé « une grande offensive de printemps. » C’est précisément le premier jour du printemps, presque à sa première heure, le 21 mars, vers 9 heures 45 du matin, qu’ils l’ont, comme on dit, « déclenchée » avec toute la violence dont ils sont capables, et nous savons de quelle violence ils sont capables, en tout genre. Une pareille affaire ne se monte pas sans qu’il y en ait des signes. Les signes, en ce cas, étaient si évidens, si peu équivoques, et d’ailleurs si parfaitement impossibles à supprimer que non seulement le fait, mais le lieu et la force de l’attaque out pu être d’avance exactement connus. « Il semble, imprimait, le 19, un journal de Bologne, Il Resta del Carlino, que les Allemands veuillent se maintenir sur la défensive en Flandre, tandis qu’entre la Scarpe et l’Oise, les préparatifs laissent croire que le secteur qu’ils ont choisi sera ‘probablement celui-ci. Entre la Scarpe et l’Oise, il y aurait une quarantaine de divisions alignées d’une façon spéciale et flanquées de « bataillons d’assaut, » dans la proportion d’environ un par brigade. »

« Entre la Scarpe et l’Oise : » tels furent d’abord, à la lettre, les termes des communiqués, qui, ensuite, restreignirent un peu : « entre la Sensée et l’Oise. » Mais, le 21, au matin, l’attaque a lieu contre le front britannique à l’Ouest et au Sud-Ouest de Cambrai. La presse anglaise, — et à combien plus forte raison, le commandement, — ne se trompe pas un instant sur son caractère : « Elle paraît être le commencement de la grande offensive allemande, » écrit la Morning Post du 22, qui ne se méprend pas non plus sur son objet, au moins immédiat. « A en juger par la direction des vagues d’infanterie qui ont été lancées pendant la matinée et le début de l’après-midi, elle semble avoir pour but d’enfermer comme dans une tenaille la partie de notre ligne qui comprend la section de la ligne Hindenburg dont nous nous étions emparés devant Cambrai, et de nous en chasser. » Pourtant, ce n’est pas tout. « Sans aucun doute, l’ennemi espère que ses deux armées (celle qui attaque au Sud de la Scarpe et celle qui attaque au Sud de Cambrai) pourront réussir à faire leur jonction et par là à mordre largement sur le front britannique, récupérant toutes les tranchées du système Hindenburg, perdues il y a quatre mois. » Ce n’était pas encore tout, et l’on n’a pas tardé à voir qu’il s’agissait pour Hindenburg de bien autre chose que de récupérer même son Walhalla souterrain, son Wotan et son Siegfried, même son système au grand complet ; que ce n’était pas son système qu’il voulait, mais le nôtre.

Donc, ayant attaqué entre la Scarpe et l’Oise, le jeudi 21 mars dans la matinée, les Allemands avaient, quand vint le soir, « creusé dans les lignes britanniques deux poches : l’une, au Nord, dans le secteur de Croisilles ; l’autre, au Sud, dans le secteur de Saint-Quentin. » C’est, dans ce dernier secteur, au Sud, et sur les troupes de la Ve armée anglaise, que « l’ennemi a remporté ce jour-là son véritable succès, rejetant nos alliés des abords de Saint-Quentin jusqu’au delà de la ligne Tergnier-Saint-Simon, derrière le canal Crozat. » La nuit du 21 au 22 fut calme. Mais, le 22 au matin, l’attaque recommença sur toute la ligne, une soixantaine de kilomètres. Le centre britannique, qui avait tenu bon, maintenant débordé à droite et à gauche, fut obligé de se retirer. D’après un de nos meilleurs critiques militaires, qui a suivi de près les mouvemens de la bataille, et donné de leur enchaînement une analyse méthodique, les deux journées du 22 et du 23 forment un tout. Elles ne furent pas bonnes, ou même furent mauvaises pour nous, et « marquèrent un effort continu de l’ennemi qui l’a porté en deux étapes jusque devant la ligne Bapaume-Péronne-Ham. » Le 25, le Times ne craignait pas d’avouer, non sans quelque exagération, ni quelque précipitation : « On ne saurait se dissimuler que les Allemands ont brisé net la ligne de défense que nous tenions en France lorsque commença la grande bataille, le 21 mars. Sir Douglas Haig a été le premier à le dire, et il a indiqué l’endroit où la brèche a été effectuée. Notre ligne a été forcée sur un vaste front à l’Ouest de Saint-Quentin, le 22, dans l’après-midi. Entre Arras et Péronne, on peut dire que, dans l’ensemble, nos troupes semblent se retirer dans la direction de l’ancienne ligne que nous tenions au commencement de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916... L’objectif ultime de cette avance rapide et intense est manifestement le grand point stratégique d’Amiens. »

Un mot, qui résume le reste, domine et s’impose. À cette date du dimanche 24 mars, la situation est « grave. » Dans la matinée, le bruit s’était répandu qu’un radio allemand portait : « Nos objectifs ayant été atteints, la première partie des opérations peut être considérée comme terminée, » et l’on en avait tiré une conséquence favorable. Mais, dans l’après-midi, M. Clemenceau, président du Conseil, faisait lui-même connaître que la situation demeurait « très sérieuse. » La vérité est qu’en effet la première phase de l’action était close, bien que les Allemands n’eussent pas atteint leurs objectifs, ou ne les eussent atteints qu’en partie ; mais que, justement parce qu’ils ne les avaient atteints qu’en partie, une seconde phase allait s’ouvrir, dans laquelle ils allaient continuer de les poursuivre, ou, les modifiant selon la pente des événemens, essayer d’en atteindre d’autres.

Dans cette seconde phase, c’est-à-dire dans les deux journées du 24 et du 25 mars, l’ennemi voudrait « arriver à toute vitesse sur Amiens » et « rompre la charnière » qui unit les armées alliées. Du 21 au 23, les colonnes allemandes avaient marché au Sud-Ouest « suivant des axes sensiblement parallèles, » tracés, à droite, par la route Cambrai-Bapaume ; à gauche, par la route La Fère-Chauny-Noyon. Maintenant, on leur a donné comme axe de marche la Somme, et elles avancent par les deux rives : au Nord, par la route Bapaume-Albert, et, le long de la rivière, par le chemin Péronne-Bray-Corbie ; au Sud, par la route Vermand-Brie-Villers Carbonnel-Estrées. Le 26 au soir, l’ennemi occupait Albert et en tenait la lisière Ouest, mais n’en avait pas débouché ; s’il avait un moment poussé jusqu’à quelques kilomètres de Corbie, — petite ville fameuse dans l’histoire de toutes les invasions, — il en avait été chassé par un retour offensif, et « il faisait approximativement une ligne Nord-Sud d’Albert à l’Ouest de Bray. » Dès le 26, à Albert, « on avait l’impression que l’ennemi ne pressait pas très énergiquement ; » cette impression restait la même, le 27. La troisième phase de la bataille était commencée, et l’on peut marquer là le renversement du drame, la péripétie.

À la gauche de l’ennemi, les troupes françaises venaient d’entrer en scène. Montant du Sud et s’étendant progressivement vers le Nord, elles se substituaient peu à peu à la Ve armée britannique, qui se retirait vers l’Ouest. Relève toujours difficile, minute toujours critique, mélange et flottement, incertitude et trouble au fort du combat. Les Allemands en ont profité pour lancer une attaque massive, brutale, farouche, contre le nouveau secteur français, et chercher par une rupture sur le front Roye-Noyon la décision qui leur échappait sur la Somme. Pendant les quatre jours où ils s’y sont obstinés, ils ont bien pu, à l’Ouest, entrer dans Montdidier, mais sans pouvoir en sortir, tout de suite arrêtés au pied des collines qui bordent la ville ; arrêtés encore, au Sud de Lassigny et de Noyon, dans la vallée de l’Oise, fermée, au triple verrou de Larbroye, du Mont Renaud et de Carlepont, par l’héroïsme d’un de nos corps d’armée auquel on désirerait rendre du moins ce faible hommage de citer son numéro, mais dont, de toute façon, il sera permis de dire, sous le voile de l’anonyme, qu’il a ajouté à nos fastes militaires une page superbe. Grâce à lui, le nach Paris, où Hindenburg avait, paraît-il, promis à ses aimables compagnons qu’ils seraient le 1er avril, est devenu prophétie fausse, pure fanfaronnade.

Bouclés sur le chemin direct de Paris, contenus du côté d’Amiens, les Allemands ont reporté la fureur teutonique sur la région comprise entre la Somme au Sud et Arras au Nord. C’est leur manière, de jouer tantôt d’une épaule, tantôt de l’autre, comme quelqu’un qui veut fendre une foule. Pour employer une autre image, on pourrait représenter graphiquement cette bataille par une main qui s’ouvre, tenant un éventail qu’elle déploie. D’abord les doigts sont restés joints, les lames sont restées parallèles, tournées vers le même point au Sud-Ouest ; puis, les doigts se sont écartés ; une des lames a pointé au Nord-Ouest, une deuxième à l’Ouest, la troisième restant toujours au Sud-Ouest, et l’éventail déployé a couvert un plus grand espace ; mais la main, en s’ouvrant, a perdu de sa force, a cessé d’être un poing. L’attaque allemande, brisée par nous, a achevé de se fractionner, de se disperser elle-même. Ainsi, si ce n’était abuser de métaphores trop décousues, un flot qui rejaillit, quand il a touché le roc, et finit en écume. Un autre flot reviendra, mais il lui faut le temps de se former, de s’enfler et de revenir. L’offensive allemande se répétera, mais il lui faut le temps de se rassembler. Lorsqu’ils se sont rejetés vers Arras, les Allemands sentaient déjà de l’essoufflement. Ils n’étaient déjà plus aussi contens d’eux. Pour nous, la menace est allée s’atténuant. Grave le 22 mars, très sérieuse le 24, elle l’a été jusqu’au 27 ou 28, elle est demeurée sérieuse jusqu’au 30 ; de bons juges, qui ont été à portée de bien voir, disent en propres termes : jusqu’au samedi saint, 30 mars, dans l’après-midi. Elle l’est sans doute encore ; mais, au 3 avril, nous nous croyons autorisés à écrire que le pire est derrière nous, et que, en langage d’expert, « le rétablissement est fait. »

Pour parler avec plus de détail de la « bataille de France, » — comme ont dit certains journaux d’Outre-Rhin, — il est ou trop tôt ou trop tard. Trop tard pour la chronique-, trop tôt pour l’histoire’. Et, pour en parler utilement au point de vue militaire, il faudrait une compétence à laquelle nous n’avons jamais prétendu. À peine oserions-nous, si nous ne les avions éprouvées à la touche d’opinions sûrement compétentes, risquer ici deux ou trois réflexions. Ce qui se détache par-dessus tout, et ce qui imprime à cette bataille une physionomie tranchée, c’est qu’elle a été, pour la première fois dans cette guerre, presque exclusivement une « bataille d’infanterie. » Du côté des Allemands, après les trois ou quatre premiers jours, pas d’artillerie lourde : ils avaient dû la laisser en arrière, à cause même du succès initial de leur poussée et de la rapidité de leur avance. Ils n’avaient pu faire suivre que leur artillerie légère, leurs 77 bas sur roues, leurs « pièces d’accompagnement, » ces batteries spéciales qu’ils ont baptisées du nom bizarre de : « Infanterie-Begleit-Artillerie. » De notre côté, à nous, aucune artillerie, ni lourde, ni légère : seulement ceux de nos 75 que nous avions trouvé le moyen de porter. Dans la course à laquelle nous étions contraints à nous livrer, au sortir de la guerre de position pour rentrer dans la guerre de manœuvre, nous nous sommes engagés par ondes successives, par une série continue ou une suite continuelle de petits mouvemens « à droite, en bataille. » Nos troupes d’infanterie arrivaient ainsi par petites vagues, aussitôt submergées par les vagues, beaucoup plus grosses, çà et là énormes, des Allemands en nombre cinq ou six fois supérieur. Les yeux étaient frappés, au dire général, et comme hallucinés du grouillement ; les pentes, l’orée des bois, les plaines étaient noires ou plutôt grises de cette engeance. Aventure pareille à la nôtre était advenue aux Anglais. C’est ce qui fait que, bien que l’offensive fût prévue et prédite, la Ve armée britannique a été surprise. Elle l’a été non par l’attaque, qu’elle attendait, mais par la marée des assaillans. Ainsi encore en est-il sur certaines plages où le flot accourt très vite de très loin, ressort en quelque sorte goutte à goutte, flaque par flaque, du sable imprégné, et où l’on se voit tout à coup entouré de toutes parts.

Quelles ont été les pertes des Allemands ? Elles ont dû être très élevées ; les témoignages, là-dessus, s’accordent avec les vraisemblances. Nous ne le saurions d’une façon rigoureusement, arithmétiquement certaine, que si nous avions avancé, et si, en avançant, nous avions-été à même de relever, de dénombrer les morts sur le terrain . Nos aviateurs du moins, ont rapporté qu’eux aussi, ils ont vu le terrain tout gris, mais qu’après la bataille, ce gris de l’uniforme impérial était étendu par longues et larges taches, souvent par véritables tas, au milieu des verdures naissantes, et ne recouvrait plus que des cadavres. C’est la compensation, et, puisque l’expression se purifie par la pensée qui la dicte et se sanctifie même par l’objet à quoi elle se rapporte, c’est la consolation de ces invasions, de ces irruptions, de ces inondations de peuples, qu’on peut tailler, couper et faucher dedans comme dans un blé, et que les hommes y sont comme des brins d’herbe. Plus il en pousse, plus il en tombe ; plus il envient, plus il en reste. Il suffit que la lame passe au bon endroit, ail bon moment. La masse des pertes est avec la masse des forces en proportion géométrique.

Quoi qu’il en soit, la marée allemande est à présent étale, et nos renforts montent, ne cessent de monter. Toutes les fentes, toutes les fissures ont été bouchées : en termes techniques, « c’est colmaté. » Le 3 avril, nous le répétons, et déjà dès l’après-midi du 2, les chefs ne cachaient pas qu’ils regardaient le rétablissement comme accompli. Au surplus, depuis un jour ou deux, depuis le lundi ou le mardi de Pâques, les communiqués signalaient une accalmie, tout en laissant soupçonner une prochaine reprise. On ne sait pas, c’est-à-dire, nous, spectateurs éloignés, nous ne savons pas ce que vont faire les Allemands, mais ce qu’on sait à merveille, ce que tout le monde sent et comprend, c’est qu’ils vont faire quelque chose. Ils ne peuvent pas, ils ne peuvent plus ne rien faire. Jusqu’à ce que leur offensive ait été lancée, ils étaient les maîtres de la déchaîner ou de ne point la déchaîner. Mais, dès lors qu’ils l’ont déclenchée, ils ne sont plus les maîtres de la rompre : tout ce qu’ils peuvent, c’est de la suspendre. Ils ont trop dit en Allemagne que cette bataille serait décisive, et que le prix du sanglant sacrifice serait la fin heureuse de la guerre. L’Empereur, qui avait juré que cette guerre n’était pas sa guerre, a réclamé cette bataille pour sa bataille. L’un et l’autre, l’Empire et l’Empereur, ils sont condamnés à la victoire, s’ils peuvent vaincre, et, s’ils ne le peuvent pas, à la paix subie, au lieu de la paix imposée, mais, en toute hypothèse, à la bataille. Ils ont évoqué la fatalité. La fatalité leur a obéi. Désormais, elle leur commande. Ils ont voulu la faire marcher. Il faut qu’ils marchent.

Ils iront, n’en doutons pas, de tous les moyens dont ils disposent encore et qui sont encore de puissans moyens. Nous avons dit que Paris, l’accès direct de Paris, est couvert ; que la vallée de l’Oise est barrée. Ils n’ont point passé, ils ne passeront point. Mais surveillons le Nord de Montdidier, les environs de Moreuil, les abords d’Amiens . Ils pourraient bien avoir des réserves dans ces parages, ou y amener ce qu’ils trouvent à gratter, à racler sur le reste du front ou à l’intérieur, débris de classes trop jeunes ou trop vieilles, fonds de tiroir austro-hongrois, bulgares ou turcs, dernières épaves de leurs armées de Russie, suprême épargne de leurs placemens bolchevikis. Tout cela ensemble, comme quantité ni surtout comme qualité, ne va peut-être plus très haut ; mais non plus, ne le rabaissons pas trop dans nos prévisions. Et n’allons pas nous leurrer de l’idée qu’on l’y rassemble pour l’y garder assis sur les talons, les bras croisés. Le général von Hutier est par là, — le petit-fils anobli en Prusse du Français renégat Hutier, — le perceur de murailles vivantes, l’enfonceur des Lignes de Riga, le manieur de Stosstruppen. Quelqu’un qui a rencontré des prisonniers faits à ces Stosstruppen, à ces « troupes de choc, » dit qu’ils réalisent à la perfection le type du soudard épouvantable à voir, et qu’ils descendent encore, dans l’échelle de l’humanité, de plusieurs degrés au-dessous de ce que Pascal appelait « des trognes armées, » jusqu’à de vraies « têtes de sauvages, » brûlées des flammes les plus impures et obscurcies des fumées les plus grossières. De pareils gaillards, à coup sûr, ne sont pas recrutés dans une élite, même professionnelle et mécanique, qui sans doute fournit simplement les cadres, mais parmi les risque-tout, parmi les enfans perdus ; « perdus » dans tous les sens du mot, et que par conséquent il n’y a pas de perte à perdre. Quel plaisir, quel orgueil on ressent à dresser en face d’eux la robuste et saine figure du soldat britannique, la fine et ardente silhouette du soldat français, qui est esprit, autant que muscles et nerfs, qui est une âme, à qui il suffit de jeter à la volée une de ces phrases où vit une âme supérieure, comme celle du général commandant le corps d’armée que nous regrettons tant de ne pouvoir désigner plus clairement ! « Les troupes du... C.A. et du... C.C. défendent le cœur de la France. Le sentiment de la grandeur de cette tâche leur montrera leur devoir. » Il a suffi de cet éclair. Le cœur de la France s’est mêlé à ces milliers de cœurs de Français, les a exaltés, les a dilatés. Et du coup, ils ont surpassé ce qui paraissait ne pouvoir pas être égalé, la Marne, l’Yser et Verdun.

Mais ce ne sont pas seulement nos « poilus » et leurs généraux qui méritent nos éloges et notre reconnaissance. Il nous est agréable de dire que c’est aussi notre gouvernement, et que ce sont aussi les gouvernemens alliés. Le lundi 25 mars s’est produit, pour l’Entente, un fait d’une importance capitale. « En vue de faire face à la situation actuelle, dit la note officielle qui le relate, ou le met au point, les gouvernemens britannique et français, d’accord avec les hauts commandemens, ont confié au général Foch la charge de coordonner l’action des troupes alliées sur le front Ouest. » Un autre fait, non moins important, avait suivi de peu et probablement, dans une certaine mesure, confirmé celui-là. Le jeudi 28, le général Pershing s’est présenté au général Foch et lui a déclaré : « Je viens pour vous dire que le peuple américain tiendrait à grand honneur que nos troupes fussent engagées dans la présente bataille. Je vous le demande en mon nom et au sien. Il n’y a pas en ce moment d’autre question que de combattre. L’infanterie, l’artillerie, l’aviation, tout ce que nous avons est à vous. Disposez-en comme il vous plaira. Il viendra encore d’autres forces, aussi nombreuses qu’il sera nécessaire. Je suis venu tout exprès pour vous dire que le peuple américain sera fier d’être engagé dans la plus grande et la plus belle bataille de l’histoire. »

Par télégramme, le général Pershing avisait son gouvernement d’une démarche qui semble bien avoir été toute spontanée ; mais ils étaient dans une si intime communion de pensée que M. Baker, secrétaire d’État à la Guerre, proclamait aussitôt : « Je suis enchanté de la décision prompte et effective prise par le général Pershing, plaçant toutes les troupes américaines à la disposition des Alliés. » Et le Président Wilson ne tardait pas à mander de Washington au général Foch : « Puis-je me permettre de vous adresser mes sincères félicitations pour votre nouveau commandement ? Une telle unité de commandement constitue un des plus beaux augures de notre succès final. » D’Italie enfin, quoique la mission du général Foch, en vue de coordonner les forces alliées sur le front Ouest, ne lui ait été, aux termes de la note, confiée que par les gouvernemens britannique et français, M. Orlando s’est empressé d’écrire, dans un style particulièrement chaud : « Vous qui connaissez l’estime, l’admiration et l’affection que j’éprouve pour vos grandes qualités d’homme et de soldat, vous comprenez avec quelle satisfaction j’ai appris la nouvelle de la tâche qui vous a été confiée. Cette tâche est suprême, vous en êtes parfaitement digne. » Le maréchal Sir Douglas Haig, le général Pétain, ce qui va sans dire, et le général Diaz, ont apporté ou envoyé au général Foch la même adhésion joyeuse et cordiale.

Voilà, au résumé, une excellente chose, excellemment faite. Voilà, dans la fonction nécessaire, l’homme le mieux désigné. Mais on devine que, fussent-elles excellentes, les choses ne se font pas toutes seules. Peut-être aussi se rappellera-t-on que, depuis le premier jour et en tout temps, de toute notre force, de toute notre foi, nous avons affirmé ici la vertu de l’unité. Unité du commandement, unité du gouvernement, l’une soudée à l’autre, en procédant, en découlant : deux aspects de l’ordre. Cette vertu, qui est le fondement des États et le lien des armées, nous l’avons plus que vantée, prêchée aux bonnes et aux mauvaises heures ; dans les mauvaises, qui, par elle, nous auraient été ou épargnées ou adoucies ; dans les bonnes, qui, par elle, eussent été meilleures. Nous avons cru à ses œuvres jusqu’à réclamer un chef même médiocre, s’il n’y en avait point de brillant, mais un chef ; un seul et non pas deux ; car où il y en a deux, il n’y en a pas ; et où il n’y en a qu’un, qui que ce soit, il y en a un. Or, voilà qu’à bout de patience, à coups d’expériences, la vertu de l’unité s’impose à nous par la vertu de la nécessité. Voilà que nous avions un chef, et que, pour comble de chance, il est éminent, reconnu comme tel d’un consentement unanime. Que faut-il à présent ? Il faut que, choisi d’un consentement unanime, il soit obéi d’une unanime volonté, qu’on n’épilogue pas sur les termes de son mandat, et qu’on ne lui mesure pas, pour ainsi dire, l’autorité au compte-gouttes. « En vue de faire face à la situation actuelle, » stipule la note, qui précise, le général Foch est chargé de « coordonner l’action des armées alliées. » C’est un point essentiel à fixer, afin qu’il n’y ait ni débat ni réticence, et les questions de personnes, pas plus que les préjugés nationaux, n’ont plus rien à faire ici : il est devenu assez clair, par la résolution adoptée, qu’ils n’y intervenaient en rien. Nous sommes en guerre ; bien plus, nous sommes dans la bataille. On ne conçoit pas, à la guerre et dans la bataille, de coordination sans subordination, ni de subordination sans commandement. D’accord avec le maréchal Haig et le général Petain, que nul n’a songé à déposséder, soit ; l’affection et l’estime réciproque rendent la solution facile ; mais qu’on évite avec scrupule tout ce qui pourrait affaiblir ou compromettre la puissance de l’unité. Les Allemands, inquiets, feignent de se moquer. Après avoir, durant des mois, dit des armées alliées que c’étaient des armées sans chef, ils disent maintenant du général Foch que c’est un chef sans armée. La plaisanterie est vieille ; elle date de César. Mais Tite-Live a fourni la réplique : Virtute pares, quæ ultimum ac maximum telum est, necessitate superiores estis ; qee ce soit d’ailleurs la vertu, le courage, ou la nécessité qui soit « le dernier et le plus grand javelot, » puisque nous avons dû faire et que nous avons su faire de nécessité vertu.

D’avoir été, dans l’instant opportun, l’interprète, l’artisan de cette nécessité, remercions comme il convient et félicitons, en le nommant par son nom, M. Clemenceau. Quand tout le monde, depuis longtemps, a vu les avantages, l’utilité d’une mesure, si cette mesure n’a pas été prise, c’est qu’elle n’était pas commode à prendre. Veut-on que les circonstances aient servi M. le président du Conseil, et que la fortune, ainsi que de coutume, la fatalité ou la force des choses ait fait la moitié de l’ouvrage ; encore fallait-il faire le reste, et d’abord ne pas laisser passer l’occasion. Ce sera un des titres de M. Clemenceau de l’avoir saisie, et, en la saisissant, d’avoir forcé la décision. La France lui en saura un gré particulier, comme elle lui sait gré, plus généralement, de lui avoir restitué l’image d’un gouvernement de guerre, de faire figure de gouvernement, face à l’intérieur et face à l’extérieur, contre les embûches du dedans et contre le péril du dehors.

Comment cela s’est-il fait ? Et pourquoi M. Clemenceau l’a-t-il fait ? Ce n’est pas que son ministère soit extraordinaire, ni que lui-même fût sans reproches et soit sans défauts. Quoique porté par le vœu de la nation, beaucoup, on s’en souvient, l’ont regardé arriver au pouvoir d’un œil méfiant, à la mémoire de quelques traits de son passé. Et l’on voudra bien se souvenir, en revanche, que nous n’avons pas partagé cette crainte, parce que les circonstances changent les hommes. Au demeurant, ils font rarement une fin tout à fait en rapport avec leur vie ; celle de M. Clemenceau aura été le couronnement inattendu d’une carrière souvent contradictoire. Mais l’instinct populaire avait raison, et nous avons eu raison avec lui. La France avait reconnu le Français. La grande pitié de la patrie a sauvé le polémiste et le démolisseur de son pire ennemi qui était lui-même : il s’est retrouvé, au plus profond de son être, conservateur de son pays et de sa race. Ses aïeux, les vieux Clemenceau de la terre vendéenne, l’ont arraché à sa personne. La voix du sang, l’appel du sol, ont fait ce miracle.

Outre l’unité du commandement, un autre résultat d’une importance considérable a été obtenu, par la fusion, par l’amalgame des troupes, qui conduit dans la pratique à l’unité des armées. On ne parle plus de l’armée anglaise et de l’armée française, mais de l’armée franco-britannique ; et, après la démarche du général Pershing, il faudrait dire : de l’armée franco-anglo-américaine. Nous allons tirer de cette fusion non seulement des bénéfices positifs et réels, en ce qu’elle permet d’utiliser sans délai les contingens américains dont l’instruction s’achèvera vite sur le champ de bataille même ; mais un réconfort moral, comme symbole de l’union qui joint entre elles toutes les puissances de l’Entente, et plus étroitement les trois grandes puissances occidentales combattant sur la terre de France. La coalition se resserre en même temps qu’elle s’organise ; elle se condense par l’amalgame, elle se concentre sous un chef. L’Allemagne peut frapper, — et déjà elle frappe, — les trois coups pour le deuxième acte. Nous voudrions qu’elle eût encore (mais ce souhait ne risque que trop d’être exaucé) des agens au milieu de nous. Ils lui diraient, s’ils ne volent pas son argent, que jamais nous n’avons eu moins de doutes, plus d’espérance, plus de certitude. Nous savons que cela finira bien, parce que nous avons fait, nous faisons et nous ferons tout ce qu’il faut pour que cela finisse bien.

Aussi le canon monstre peut-il continuer à tirer. C’est « la grosse Bertha » que légitimement la pièce se nomme. Elle sort en droite ligne des ateliers d’Essen, et M. Krupp von Bohlen, qui n’est Krupp que comme prince-consort, mais qui par sa naissance était Bismarck-Bohlen, en revendique la paternité contre les usines autrichiennes. Ses accès sont intermittens ; la plupart du temps, elle fait plus de bruit que de mal, et elle n’a fait, l’autre jour, un très grand mal que parce qu’un de ses obus est venu s’abattre sur une église pendant l’office du Vendredi saint. Mais cet accident encore a fait et fera beaucoup pour « l’Union sacrée. » Les représentans les plus qualifiés des différens cultes ont tenu à honneur d’écrire au cardinal-archevêque de Paris pour lui exprimer leurs sentimens d’indignation et de réprobation. Naturellement aussi, le cardinal s’est tourné vers Rome. Il y a crié sa douleur. Et il a reçu du Souverain Pontife cette dépêche : « Le Saint-Père, déplorant que le sanglant conflit qui a déjà causé de toutes parts tant de souffrances ait fait de nouveau, le jour même de la Passion du Sauveur, d’autres victimes innocentes, exprime à Votre Éminence ses condoléances les plus profondes, envoie avec effusion à tous les fidèles de Paris sa bénédiction apostolique et désire savoir s’il y a lieu de faire parvenir quelque aide matérielle aux familles en deuil. » Mgr Amette a sur-le-champ rassuré le Saint-Père : toute aide matérielle a été donnée aux familles. Pourtant, nous nous sommes tournés et nous demeurons tournés vers Rome. Non à cause du lieu de la catastrophe, car Louvain, Nancy, Verdun, Reims étaient également consacrés ; non parce que c’est Paris ; mais à cause du jour et de l’heure, parce que c’était le Vendredi saint et qu’il était trois heures. Nous étions persuadés que de Rome allait partir la parole que seule Rome a le droit de prononcer, et nous en restons si persuadés que nous ne pouvons croire que cette parole n’ait pas été dite. Connaissons-nous tous les documens qui sont à la secrétairerie d’État ? Il nous parait impossible qu’on ait perdu de vue au Vatican que le chancelier allemand, le comte Hertling, se trouve être le chef du parti catholique en Allemagne ; que le roi de Bavière, le roi de Saxe, sont catholiques ; que l’Autriche complice se pique d’être la monarchie catholique par excellence, et que, sauf dans les temps calamiteux où le poète faisait gémir l’apôtre sur sa « place vacante à la face du fils de Dieu, » le vieillard vêtu de blanc, quoique sans armes, n’a jamais été désarmé pour la vérité et pour la justice.

Sans nous plaindre, écoutons, avec équanimité, les discours du comte Czernin, qui se fait agressif, après avoir tâché d’être insinuant, soutenu par le chœur savamment stylé de la presse viennoise, qui serait odieuse, si elle n’était ridicule. Tout ce tapage couvre une intrigue naïve, dont les fils, trop ténus et mal dirigés, ont cassé. M. Clemenceau vient de déchirer la trame d’un coup sec. Le triomphe va mal à l’Autriche : manque d’habitude. Qu’a-t-elle à se faire pardonner ? La vie allemande, la science allemande, l’industrie allemande, le génie allemand, la force allemande ; elle n’a que l’Allemagne à la bouche. Trois fois tirée d’affaire par l’épée allemande, elle a fini par croire que cette épée était la sienne, et elle vole au secours de la victoire. Mais elle est encore en retard d’une idée et de plus d’une année et de toutes ses armées. Les « offensives de paix « échouent comme les offensives de guerre. La victoire ne sera point allemande. Nous l’aurons, nous en approchons, nous la sentons monter autour de nous dans le respect, et, — l’on ne se dit pas de ces choses à soi-même, mais la conscience universelle nous le dit, — dans l’admiration du monde. Si la France avait besoin de se battre pour une revanche, elle la tient, ne la lâchera pas, et la poursuivra jusqu’au bout.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.