Chronique de la quinzaine - 14 février 1903

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Chronique n° 1700
14 février 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février.


Il y a eu trop, beaucoup trop d’incidens militaires depuis quelques jours : quelle que soit l’explication qu’on donne à chacun d’entre eux, leur multiplicité est un grand mal. Nous n’en signalerons que deux : l’un s’est produit à Poitiers, l’autre à Clermont-Ferrand. Le second a eu, dans la disgrâce infligée au général Tournier, une conséquence imprévue sur laquelle le dernier mot n’est pas dit, puisqu’une interpellation a été déposée à la Chambre des députés, mais n’a pas encore été développée.

L’incident de Poitiers n’est pas le plus important : nous n’en parlerions même pas s’il s’agissait seulement du fait qui lui a donné naissance. Les canonniers d’une batterie du 33e d’artillerie se sont rendus la nuit, sans autorisation, à un bal public aux environs de la ville, et sont rentrés par groupes au quartier. Ils méritaient une punition ; mais, a déclaré le colonel Laffon de Ladébat dans un ordre qui a été lu devant chaque batterie du régiment, il leur a été tenu compte de leur bonne conduite habituelle, et l’affaire a été considérée, en ce qui les concernait, comme une simple peccadille. Le colonel, il est vrai, a ajouté que, si pareil fait venait à se reproduire, il sévirait avec la dernière rigueur : on punira demain. Mais ce n’est pas à ce passage de l’ordre du jour que s’adressent nos critiques. Pour justifier, ou du moins pour excuser leur conduite, les canonniers du 33e d’artillerie se sont plaints d’un de leurs officiers qui montre à leur gré trop de zèle, passe toute sa journée à la caserne, et leur a refusé la permission dont ils se sont si bien passés. Qu’ils aient tort ou raison, ce n’est pas ici la question. Nous ignorons si les griefs des canonniers du 33e étaient fondés contre l’officier en cause ; nous ne voulons même pas le savoir. S’ils l’étaient, le colonel pouvait appeler l’officier par devers lui et lui donner des conseils qui auraient certainement été entendus. Le commandement sert à cela. Mais qu’a fait le colonel Laffon de Ladébat ? Il a fait l’ordre du jour public dont nous avons déjà parlé, et qui se termine par la phrase suivante : « En même temps, les officiers et les gradés, chacun dans leur sphère, s’attacheront plus que jamais à commander avec fermeté, mais sans vexations et tracasseries inutiles. » En d’autres termes, il a dit tout haut ce qu’il fallait peut-être dire directement et discrètement. En d’autres termes encore, il a donné tort à un officier devant ses hommes, au moment même où ceux-ci, après s’être rendus coupables d’un acte d’indiscipline, étaient traités avec une indulgence qui aurait gagné à se passer de ces commentaires. Le colonel Laffon de Ladébat a parlé comme aurait pu le faire un journal, et peut-être parlait-il, en effet, pour les journaux : mais alors il s’est trompé en le faisant devant les troupes. Il est à désirer que de pareils faits ne se produisent plus.

L’affaire du général Tournier est plus grave. Tout le monde politique connaît le général Tournier, à cause des fonctions délicates qu’il a remplies pendant quelque temps à l’Elysée avec beaucoup de convenance et de tact. Mais, avant tout, il est un soldat, et c’est par l’ensemble de sa carrière militaire qu’il faut le juger. Laborieux, consciencieux, ponctuel, exigeant pour les autres et encore plus pour lui-même, il commandait, à Clermont-Ferrand, le 13e corps d’armée avec distinction et autorité. Aussi quelle n’a pas été la surprise générale, lorsqu’on a appris que, nommé à la tête d’une simple division, il avait été mis en disponibilité sur sa demande ? Nous ne savons pas s’il y a des exemples d’une pareille mesure. Qu’avait donc fait le général Tournier de si coupable ? Rien : il s’était conduit en homme de cœur et d’honneur. C’est du moins ce qui résulte des récits qui ont paru dans tous les journaux, et qui n’ont pas été démentis. Nous répétons qu’une interpellation est pendante devant la Chambre. Si elle modifie les données de l’incident, nous ne manquerons pas de le dire. En attendant, voici les faits : nous les reproduisons sans citer aucun nom propre.

Il y a à Clermont un cercle militaire dont, parait-il, la porte est mal gardée ; tout le monde peut y entrer ou en sortir. Il y a aussi à Clermont des sociétés politiques très ardentes, qui cherchent à pénétrer partout, ce qu’on ne saurait en somme leur reprocher, car elles sont faites pour cela. Comment un affilié d’une de ces sociétés a-t-il déposé sur les tables du Cercle militaire des papiers ou des prospectus politiques, peu importe : il suffit de savoir que le fait s’est produit et qu’un officier s’en est plaint. Il l’a fait par écrit, sur le registre des réclamations, et dans des termes peu mesurés : lui-même l’a reconnu depuis. Cependant, si on avait été dans des circonstances normales, personne ne s’en serait ému, ni peut-être même aperçu. Les officiers sont chez eux au Cercle militaire, et, vivant les uns avec les autres dans une grande familiarité, il leur arrive quelquefois d’écrire sur le registre ad hoc des observations dont ils surveillent mal la rédaction. Généralement, cela ne tire pas à conséquence. Mais nous vivons en un temps où l’on prend tout au sérieux, et avec un ministre de la Guerre qui ne plaisante pas. L’officier imprudent avait mérité sans doute qu’on le rappelât à plus de circonspection ; mais, enfin, son cas n’était pas pendable. Par malheur, l’affaire s’est ébruitée, comme tout s’ébruite aujourd’hui, et il en est résulté une grande effervescence dans le Cercle militaire et au dehors. Un autre officier s’est exprimé publiquement en termes extrêmement vifs contre le premier : il a annoncé que l’affaire ne s’arrêterait pas là, qu’elle serait portée devant des groupes ou des hommes politiques, que le Cercle militaire serait au besoin fermé. Et, bientôt après, une campagne commençait dans les journaux radicaux-socialistes autour de l’incident de Clermont. Qu’a fait, en tout cela, le général Tournier ? Ce qu’un autre, également soucieux de ses devoirs, aurait fait à sa place. Il n’a pas méconnu que le premier officier avait, peut-être par légèreté, commis une faute : à notre avis, l’acte du second mérite une qualification beaucoup plus sévère. Pourtant, le général Tournier, dans l’espoir de clore l’incident et de ramener la paix, a infligé un blâme à tous les deux : c’est le plus qu’il pouvait faire pour le premier, et le moins pour le second. Il est probable que l’apaisement se serait produit, si M. le ministre de la Guerre n’avait pas jugé à propos d’intervenir. Le général André a donné au général Tournier l’ordre de retirer le blâme qu’il avait infligé au second officier : quant au premier, il a été déplacé et envoyé en disgrâce. Le général Tournier a exécuté les ordres qui lui avaient été transmis, puis il a demandé à être relevé de ses fonctions. Nous avons dit ce qui est arrivé : avant de le mettre en disponibilité, M. le ministre de la Guerre a tenu à nommer le général Tournier à la tête d’une simple division, de manière qu’il prît dans quelques années sa retraite à ce dernier titre. Il y a là, de la part de M. le ministre de la Guerre, un acharnement dans la persécution qui ne lui fait à coup sûr aucun honneur. Quel peut en être le motif ? Depuis quelque temps, la popularité du général André a subi des éclipses auprès de l’extrême gauche : a-t-il pensé qu’il relèverait ses affaires en donnant à l’esprit anti-militariste une satisfaction sans précédens ? C’est possible ; nous doutons cependant qu’il y ait réussi. Certes, les journaux socialistes sont enchantés de voir arracher les plumes blanches du chapeau d’un général ; ils en éprouvent quelque plaisir ; mais ils n’oublient pas pour cela les tentatives d’indépendance, bien vite réprimées pourtant, auxquelles le général André s’est laissé entraîner quelquefois.

Au surplus, qu’il se réconcilie ou non avec l’extrême gauche-cela n’intéresse que lui. La question posée par les incidens de Clermont a une portée beaucoup plus haute. L’armée était autrefois une famille dont tous les membres vivaient les uns avec les autres dans une camaraderie pleine de confiance. Depuis quelque temps, il n’en est plus ainsi. On a prononcé un très gros mot, celui de délation. Nos officiers ne vivent plus, ne peuvent plus vivre à côté les uns des autres dans le même abandon que permettait la familiarité d’autrefois. On les menace de les dénoncer tantôt en haut, tantôt en bas lieu, ce qui revient au même. Il semble bien que l’incident de Clermont soit une manifestation de ce nouvel état d’esprit : si nous nous trompons, l’interpellation le montrera. Mais, jusqu’ici, que voyons-nous ? Une cause infime et misérable ayant pour conséquence la disgrâce d’un officier général estimé de tous : et, certes, un pareil fait a besoin d’être expliqué.

La récente publication d’un Livre Jaune par notre ministre des Affaires étrangères n’est pas le premier fait qui ait attiré l’attention sur les affaires de Macédoine : depuis assez longtemps déjà, on entendait dire partout, et on lisait dans tous les journaux européens, que le retour du printemps ne manquerait pas d’amener des événemens très graves dans la péninsule balkanique. A coup sûr, le danger est grand. Il l’est plus que jamais. Ce n’est pas la première fois qu’il apparaît comme inquiétant à cette période de l’année, et, sans remonter plus haut, il se présentait déjà l’année dernière avec des symptômes assez analogues à ceux d’aujourd’hui : cependant, ces symptômes s’accentuent à mesure que le temps passe et que les griefs s’accumulent contre l’administration ottomane. La périodicité de ces crises orientales est d’ailleurs un phénomène bien connu, et constaté par une observation à la vérité plus empirique que scientifique. Dans le dernier grand discours qu’il a prononcé devant le Reichstag, le 6 février 1888, discours où il a résumé un certain nombre de faits se rattachant à sa longue expérience politique, le prince de Bismarck s’exprimait ainsi : « Quand peut survenir une crise orientale ? Nous n’avons à ce sujet aucune certitude. Il y a eu, selon moi, quatre crises en ce siècle, si je ne fais pas entrer en compte les crises moindres et qui ne sont pas arrivées à leur complet développement : l’une en 1809, terminée par la conclusion de la paix qui donna à la Russie la frontière du Pruth ; puis en 1828 ; puis, en 1854, la guerre de Crimée ; puis en 1877 ; elles se sont succédé ainsi par étapes distantes l’une de l’autre d’environ vingt années et un peu plus. Pourquoi donc la prochaine crise devrait-elle se produire plus tôt qu’après la même période de temps, c’est-à-dire vers 1899 ? » La crise, on le voit, a été retardée de quelques années encore : mais, si elle éclate en ce moment, on pourra dire que le prince de Bismarck ne s’est pas trompé de beaucoup. Ce sont là, sans doute, des jeux d’esprit. Toutefois, jusqu’à ce que la question d’Orient soit résolue, — et il y en a encore pour longtemps, — il faut s’attendre au renouvellement périodique de ces crises. La sagesse de la diplomatie peut plus facilement les prévoir qu’y échapper. Celle qui se prépare actuellement aurait tout aussi bien pu éclater l’année dernière. On voit dans le Livre Jaune qu’elle a été presque constamment sur le point de le faire, et même qu’elle l’a fait dans une certaine mesure, mais trop tard : l’hiver est venu y mettre un terme, et tout a été renvoyé au printemps prochain. Les dépêches de nos agens sont, à ce point de vue, parfaitement concordantes. Toutes déclarent qu’il faut s’attendre à une insurrection sérieuse, et le seul point sur lequel elles diffèrent est relatif à l’efficacité des réformes qui pourraient peut-être en empêcher l’éclosion. Nous parlerons de ces réformes dans un moment.

Pour revenir aux incidens de l’automne dernier, s’ils n’ont pas pris plus de gravité, il faut l’attribuer sans doute à la brusque apparition de l’hiver, mais aussi aux divergences qui se sont produites dans les comités révolutionnaires bulgares. On se rappelle qu’à la suite de conciliabules ou de congrès qui ont eu alors quelque retentissement, ces comités ne sont pas parvenus à s’entendre et se sont coupés en deux. Il y a eu, dès lors, le comité Michaïlowski ou Zontchef et le comité Sarafof. Le premier passait pour plus modéré, parce qu’il voulait le rattachement de la Macédoine à la Bulgarie ; le second pour plus révolutionnaire, parce qu’il voulait une Macédoine indépendante. Mais, en somme, une de ces solutions pouvait amener à l’autre, et il ne semblait pas impossible que les deux comités fissent provisoirement cause commune. L’accord, toutefois, ne s’est pas opéré l’année dernière, et, par un renversement de rôles qui a pu passer pour singulier, c’est le comité le plus modéré en apparence qui s’est jeté tout de suite dans l’action révolutionnaire, tandis que l’autre se réservait et désapprouvait le mouvement. Si elle a pu surprendre, cette résolution immédiate du comité Michaïlowski s’explique cependant. Ce comité est le moins nombreux et le moins bien organisé des deux, mais le mieux soutenu à Sofia. Il a pensé, sans doute, qu’il y avait intérêt pour lui à brusquer le mouvement afin d’en prendre la direction et de le conduire vers la solution qu’il préférait : mais il a compté sans la résistance des troupes ottomanes et sans l’hiver. La résistance des troupes ottomanes a été plus prompte et plus énergique que ne l’avait cru le général Zontchef, qui est revenu de son expédition personnellement fort éclopé. Enfin l’hiver, qui a été très rigoureux dans les Balkans, a jeté son manteau de neige sur toutes les passions en effervescence. Il a été convenu que cette première tentative n’était qu’une escarmouche, et que le combat sérieux serait livré au printemps. Le comité Sarafof marcherait alors, et les choses prendraient aussitôt une autre allure.

Il aurait fallu fermer les yeux et les oreilles pour ne pas voir et ne pas entendre ce qui se préparait. La diplomatie européenne les a, au contraire, très ouverts : on peut lui reprocher de manquer de résolution, mais non pas de perspicacité. Il est vrai que celle-ci sans celle-là ne sert pas à grand’chose. Le Livre Jaune est rempli des démarches fuites par les diverses puissances en vue d’un péril qui semblait à toutes imminent et redoutable. Notre gouvernement a émis des suggestions parfaitement sages. Celles des autres apparaissent plus confuses ; mais c’est peut-être parce que, dans un Livre Jaune, nous parlons principalement de nous, ce qui est d’autant plus naturel, que nous ne pouvons parler des autres qu’avec leur consentement, et qu’ils ne le donnent pas toujours. Quoi qu’il en soit, le Livre Jaune présente, à cet égard, des lacunes. Nous y voyons bien qu’à Saint-Pétersbourg, on pense la même chose que nous, et qu’à Vienne, on pense la même chose qu’à Saint-Pétersbourg : mais rien ne vaut les impressions directes, et nous serions bien aises de savoir, d’une manière ferme et concrète, ce que le gouvernement russe et le gouvernement austro-hongrois se proposent de faire.

On parle dans les journaux des vues communes qu’ils sont sur le point de faire connaître à Constantinople. Il s’agit certainement des réformes à opérer en Macédoine, et vraisemblablement ces réformes se rapprochent beaucoup de celles que nous avons suggérées nous-mêmes, sans les avoir inventées. « Les idées de M. Steeg, écrit le 30 décembre dernier M. Edmond Bapst, notre chargé d’affaires à Constantinople, sont, à quelques nuances près, celles de tout le monde ici. » M. Steeg est notre consul à Salonique : il paraît être un agent distingué, observateur attentif, jugeant bien ce qui se passe autour de lui, et proposant les remèdes les mieux appropriés au mal. Il a contribué, dans une assez large mesure, à préciser, sur ce qu’il y avait à faire, les idées de notre gouvernement. Au reste, les suggestions de M. Steeg sont très simples. Pour faire cesser les principaux abus qui ont créé en Macédoine une situation intolérable, il faut avant tout payer régulièrement les fonctionnaires et les gendarmes, contrôler au moyen d’inspecteurs européens la perception des impôts, enfin assurer au gouverneur de la province une autorité effective, qui lui fait complètement défaut aujourd’hui, en le nommant pour un nombre d’années fixé d’avance. Si ces réformes étaient sérieusement faites et appliquées, la situation de la Macédoine ne tarderait pas à se modifier. Les fonctionnaires ottomans sont bien obligés de se payer eux-mêmes et de vivre sur le contribuable, puisqu’ils ne sont pas payés par leur gouvernement. Il en est de même des gendarmes. On trouve une observation parfaitement juste dans le Livre Jaune, à savoir que les Ottomans, et en particulier les Turcs employés dans les administrations dirigées par des Européens, sont le plus souvent honnêtes : ils ne cessent de l’être que lorsqu’ils sont employés par le gouvernement, et la raison en est celle que nous avons dite. Quant aux gouverneurs de province, il y en a quelques-uns déjà dans l’Empire ottoman auxquels des arrangemens internationaux ont garanti une certaine indépendance ; ce régime a produit d’heureux résultats. Mais les gouverneurs qui dépendent d’un caprice du Sultan, soit pour leur nomination, soit pour leur révocation, sont les premiers à sentir leur fragilité, et ils occupent, sans la remplir, une place qu’ils s’efforcent surtout de rendre rapidement lucrative. L’autorité directe du Sultan s’exerce par-dessus leur tête. C’est là un des vices principaux d’une organisation qui suscite inévitablement autour d’elle le mépris et la haine, et ne peut se soutenir que par la terreur. Si le mot de décentralisation n’avait pas en Occident une signification qui ne saurait s’appliquer exactement ailleurs, nous dirions que c’est une décentralisation véritable qu’il faudrait introduire dans l’Empire ottoman, en assurant à chaque province la disposition de la partie de ses ressources correspondant à ses besoins constatés, et en mettant à sa tête des gouverneurs qui disposeraient d’une autorité sérieuse. Mais ce serait toute une révolution.

Supposons qu’on la fasse, — et nous sentons bien tout ce qu’il y a là d’hypothétique, — croit-on que la Macédoine, heureuse et paisible sous la souveraineté ottomane, n’aura plus rien à désirer ? Quand même il en serait ainsi, on continuerait de demander pour elle autre chose encore. Ce ne sont pas des réformes que réclament les comités révolutionnaires formés en Bulgarie : ils seraient même désolés de les voir faire et réussir. Le but qu’ils poursuivent est très différent. Aussi faut-il faire des réformes ; mais il y aurait quelque naïveté à croire que la paix renaîtra le lendemain du jour où on les aura faites. Derrière cette question des réformes, est une question politique qu’on ne prend même pas la peine de dissimuler. Les comités bulgares s’en sont emparés, et se sont chargés de la résoudre. Lorsque le général Zontchef a passé la frontière et qu’il a essayé de soulever la Macédoine, il voulait incorporer cette province à la Bulgarie ; et demain, lorsque Sarafof fera à son tour une tentative analogue, ce sera pour rendre la Macédoine indépendante, solution provisoire, probablement destinée à faire place à une autre à travers des aventures qui mettront en cause plusieurs grandes puissances, sinon toutes. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier, si on veut se rendre vraiment compte des intérêts qui s’agitent dans la péninsule des Balkans.

Certes, le paysan macédonien est très malheureux. Il n’y a rien d’exagéré dans tout ce qu’on a dit des exactions dont il est l’objet de la part des percepteurs d’impôt, des gendarmes, de toutes les autorités civiles et militaires de la province. Nous avons signalé la principale cause de ses souffrances et le principal remède qu’on pourrait y apporter. En attendant ce remède, le paysan macédonien est digne d’une profonde pitié, et les révolutionnaires venus du dehors trouvent des élémens très inflammables dans une population qu’on a réduite au désespoir. Tout cela est vrai, mais ne l’est pas seulement d’aujourd’hui. Il y a longtemps que les choses sont ainsi, et qu’elles continuent de marcher, très mal sans doute, mais enfin sans provoquer de ces secousses et de ces heurts violons qu’on appelle des révolutions. On dira peut-être qu’il n’est patience si grande qui enfin ne se lasse : cependant, la lassitude des Macédoniens n’est pas la cause la plus active du péril dont est menacé l’empire ottoman.

La vérité est que, si la Macédoine est un terrain admirablement préparé pour la révolution, c’est en Bulgarie que celle-ci fermente et s’élabore. On ne fera croire à personne que le gouvernement princier ne viendrait pas facilement et rapidement à bout des comités, s’il le voulait ; mais il ne le veut pas ; il se contente de désavouer officiellement Zontchef et Sarafof et les soutient en réalité. Qui pourrait s’en étonner ? L’élément bulgare est aujourd’hui le plus nombreux, le plus remuant, peut-être le plus intelligent du monde balkanique. La Bulgarie se regarde volontiers comme le Piémont montagneux destiné à exercer ! un jour son hégémonie sur la péninsule tout entière et à en assurer l’unité politique. Elle ne dissimule pas son ambition. Malheureusement, cette ambition est partagée, on peut dire par tout le monde autour d’elle Le statu quo territorial peut être maintenu pendant longtemps encore en Orient, mais ce qui est hors de doute, c’est qu’il ne peut pas être changé au profit d’une petite puissance quelconque, sans que toutes les autres se présentent pour prendre leur part du gâteau. On a pu croire qu’il n’en serait pas ainsi pour la Crète, parce que c’est une île, et qu’il parait être dans l’ordre évident des destinées qu’elle appartienne un jour à la Grèce : mais la Macédoine, province continentale et qui contient en nombre appréciable des représentans de toutes les races orientales, ne saurait devenir le lot d’un seul. Elle ne le deviendrait du moins qu’au prix d’une guerre. Il y a bien la solution du comité Sarafof, la Macédoine indépendante : mais pourrait-elle se maintenir longtemps ? Les races qui voisinent en Macédoine se détestent cordialement les unes les autres ; le Turc seul les empêche de tomber dans l’anarchie et dans la guerre civile, qui seraient la rançon immédiate de leur indépendance commune, et la préparation de la conquête ou de l’absorption par les nationalités environnantes, ou par l’une d’elles. La principale, nous l’avons dit, est la nationalité bulgare. Le prince Ferdinand est à la fois prudent et ambitieux. Depuis quelque temps, il a donné des signes assez manifestes que son ambition est sur le point de l’emporter sur sa prudence. C’est là, et non pas ailleurs, qu’il faut chercher l’explication de ce qui se passe en Orient. Le prince Ferdinand joue son rôle ; on ne saurait le lui reprocher. Il le joue même bien. Tout autre, à sa place, ferait sans doute comme lui. Il s’agit seulement de savoir si l’Europe le laissera faire. L’Europe a d’autres intérêts que ceux de la Bulgarie ; elle a les siens propres, qui ne peuvent trouver quelque sécurité que dans le maintien du statu quo politique et territorial. C’est pourquoi nous serions désireux de savoir ce qu’on pense réellement à Saint-Pétersbourg et à Vienne, non pas des réformes, sur lesquelles tout le monde est du même avis, mais de l’action révolutionnaire qui se prépare à Sofia et des mesures à prendre, pour en régler ou même pour en arrêter les développemens.

Le Livre Jaune ne nous renseigne pas à ce sujet, et ce n’est pas un reproche, c’est un regret, que nous exprimons. À peine parle-t-il du voyage que le comte Lamsdorf a fait récemment à Vienne, en passant par Belgrade et par Sofia. On ne saurait pourtant se méprendre sur l’importance de ce voyage ; elle est considérable. Une dépêche de notre ambassadeur à Vienne dit bien que le comte Lamsdorf s’est mis d’accord avec le comte Goluchowski et avec l’empereur François-Joseph ; mais les conditions de cette entente restent dans le vague, et ce vague se répand sur toute la situation. Il s’agit de savoir ce que, à Saint-Pétersbourg et à Vienne, on compte faire, à Constantinople d’abord, cela va de soi, pour y imposer les réformes nécessaires, mais aussi à Sofia pour empêcher qu’on ne passe outre à ces réformes et qu’on ne déchaîne dans la Macédoine la révolution avec toutes ses suites.

Le bruit a couru, ces jours derniers, que la Porte mobilisait, c’est-à-dire qu’elle complétait par l’appel des réserves asiatiques les deux corps d’armée qu’elle a à Monastir et à Andrinople. On s’en est ému, et la Porte a cru devoir faire démentir la nouvelle. Peut-être cette nouvelle était-elle inexacte dans les termes où on la présentait ; mais il y a lieu de croire qu’elle n’est pas tout à fait fausse, et que, si la mobilisation n’a pas été ordonnée, elle a été préparée. Y a-t-il un gouvernement au monde qui, menacé d’une insurrection qu’on lui annonce tous les jours comme sur le point d’éclater, ne prendrait aucune précaution pour la réprimer ? Ce serait une surprenante négligence, de la part de la Porte, de ne rien faire contre un danger qu’il lui est vraiment difficile d’ignorer. Tout ce qu’on peut lui demander, — et c’est peut-être plus qu’on ne peut obtenir d’elle, — est d’agir à la manière d’un gouvernement civilisé, qui se défend quand on l’attaque, mais par d’autres moyens que ceux de la barbarie. Le fantôme sanglant des massacres arméniens se présente à toutes les imaginations, avec le cortège d’horreurs qui l’accompagne. Si le Sultan jetait de nouveau un pareil défi à l’Europe, ou plutôt à l’humanité, l’indignation générale prendrait contre lui une forme moins platonique qu’autrefois. Tant de sang versé retomberait enfin sur sa tête. Mais qui pourrait refuser au gouvernement ottoman le droit de se défendre contre l’insurrection fomentée au dedans, et surtout contre la révolution venue tout armée du dehors ? Lui aussi sera dans son rôle en le faisant ; et on ne pourra lui adresser aucun reproche si, après avoir consenti sincèrement à des réformes, il prend des mesures pour en protéger l’exécution. À coup sûr, la situation est grave : elle le deviendra bien plus encore, si on ne sent pas, soit du côté de l’Europe, soit du côté de la Porte elle-même, une force capable de se faire respecter. Quant à la France, elle a fait ce qu’elle pouvait et devait faire jusqu’ici, en donnant à tous des conseils de modération et de prudence. Notre situation politique, et même territoriale, nous permet de parler avec d’autant plus de franchise et de netteté que, n’ayant pas de prétention personnelle à faire valoir, on ne saurait douter de notre, désintéressement. Aussi notre intérêt est-il celui de tous. Il peut se résumer en deux mots : la civilisation et la paix.


Nous nous bercions, il y a quinze jours, de l’espoir que les affaires de Venezuela touchaient enfin à leur dénouement. Depuis, le kaléidoscope s’est remis à tourner, et nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Les alliés, — puisqu’il faut les appeler de ce nom, — ont émis une prétention qui parait difficile à soutenir, à savoir que, parce qu’ils ont fait un blocus, brûlé de la poudre et bombardé quelque peu, leurs créances doivent prendre un rang privilégié et être acquittées avant les autres, c’est-à-dire au détriment de celles-ci. M. Bowen a protesté, en quoi il a eu bien raison. Le fait, de la part d’un créancier, d’aller faire du bruit chez un débiteur récalcitrant, et même d’y casser quelques meubles, peut avoir des conséquences utiles, mais ne donne aucun droit particulier à celui qui en a pris l’initiative. Il en est ainsi dans le domaine du droit privé, et nous ne voyons, dans celui du droit public, rien qui soit en contradiction avec ce principe. Les alliés ont pourtant demandé à être payés les premiers : les autres le seraient ensuite, s’il y avait encore des fonds.

Les autres sont assez nombreux ; et, parmi eux, il y a au moins deux puissances qu’on ne saurait traiter par prétention : les États-Unis et la France. M. Bowen, parlant au nom du Venezuela, proposait d’affecter 30 pour 100 du revenu des douanes au paiement des créances nouvelles. Il y a lieu de rappeler que le Venezuela a déjà affecté 40 pour 100 des mêmes douanes au service des dettes anciennes, reconnues légitimes et réglées par des arrangemens internationaux. Il s’est donc dessaisi de 70 pour 100 du revenu de ses douanes, ce qui rend difficile de lui demander davantage, mais rend aussi plus nécessaire la participation de tous les créanciers aux 30 pour 100 concédés par M. Bowen. C’est là-dessus qu’on s’est disputé et presque brouillé. Les alliés ont proposé une fois de plus de s’en remettre à l’arbitrage du président Roosevelt. Il n’y avait certainement aucune chance de voir celui-ci revenir sur la décision qu’il avait déjà prise de s’abstenir, et de renvoyer les parties devant la Cour de La Haye. Que ne va-t-on devant cette Cour ? Elle est faite évidemment pour dénouer les contestations de la nature de celle dont il s’agit. On l’accuse, ou plutôt on la soupçonne de lenteur ; mais on vient de voir que la diplomatie est tout aussi lente, et elle a par surcroît l’inconvénient d’aigrir terriblement les esprits et de faire naître entre des nations, qui hier encore étaient amies, des germes de division et même de haine. L’état de l’opinion, aux États-Unis contre l’Allemagne et l’Angleterre, en Angleterre contre l’Allemagne, en Allemagne contre tout le monde, est arrivé à une exaspération sans précédens. Telle est l’œuvre de la diplomatie, et le point de départ en est en somme des créances peu importantes. À un moment, tout le monde a dit de guerre lasse : Allons à La Haye ! Et nous souhaitons qu’on y aille, sans être encore bien sûrs qu’on s’y résigne La question à soumettre à la Cour arbitrale serait de savoir si les créances des alliés ont droit, sous une forme quelconque, à une situation qu’on appelait hier privilégiée, et que, plus modestement, on appelle aujourd’hui distincte Nous avouons ne pas discerner l’origine de ce droit. Viendrait-il du danger auquel les alliés se sont exposés ? Ils ont couru un grand danger nous l’avouons, mais ce n’est pas de la part du Venezuela. Si leur action commune continuait quelque temps de plus, ils finiraient par tirer les uns sur les autres. Et qui sait si ce n’est pas seulement partie remise ?

Francis Charmes.
Le Directeur Gérant,
F. Brunetière.

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