Chronique de la quinzaine - 14 février 1920

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Chronique n° 2108
14 février 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Conférence a cessé de se réunir ; le Conseil suprême est dissous : mais une partie de l’Europe demeure dans la situation la plus confuse. C’est désormais une conférence d’ambassadeurs qui est chargée à Paris du travail préparatoire, et ce sont les gouvernements alliés qui prendront d’accord les uns avec les autres toutes les décisions. Jamais leur union n’aura été plus nécessaire qu’au moment où ils ont besoin de faire appliquer le traité de paix par l’Allemagne et où la question russe entre dans une phase nouvelle. M. Millerand, le jour où il a pris le pouvoir, a trouvé les affaires internationales dans un état dont les conséquences étaient prévues et commencent d’apparaître. Il a été sobre de paroles, mais il a prononcé tout de suite un mot qui a paru généralement répondre à ce qu’on attend de sa méthode : il a dit qu’il fallait d’abord établir le bilan de la situation, et que les résolutions suivraient. La Chambre a compris la nécessité de lui donner rapidement les moyens de travailler avec autorité, et après la séance incertaine qui avait marqué les débuts du ministère, elle lui a accordé sa confiance par une très forte majorité. Elle vient, après un nouveau débat consacré cette fois aux affaires extérieures, d’entendre et d’approuver presqu’à l’unanimité, les explications du Président du Conseil. Dans le gouvernement comme au Parlement, il y a un sentiment très vif de ce qu’exigent les circonstances présentes et le désir de fixer par une collaboration confiante une ligne de conduite nationale. Assurer énergiquement l’application du traité de Versailles, achever d’autre part le règlement des questions pendantes en Orient, tel est le programme. L’altitude de l’Allemagne et les complications nées des événements russes en rendent l’exécution difficile, mais indispensable. C’est par cet effort tenace que les Alliés, qui ont combattu cinq ans pour échapper au danger d’une paix sans victoire, éviteront le péril d’une victoire sans paix.

L’Allemagne, dès le 10 Janvier, date où le traité de paix a été ratifié, a commencé de laisser paraître sa mauvaise volonté. Aujourd’hui, elle ne la cache plus. La crise qui éclate entre les Alliés et l’Allemagne est la première que provoque l’application du traité de paix ; ce n’est pas la dernière. L’avenir dépendra de la fermeté des Alliés. C’est le 4 février que s’est produit l’incident qui a rendu publique la crise déjà latente depuis quelque temps. M. de Lersner, chef de la délégation allemande à Paris, avait reçu la veille la liste des personnes que les Alliés réclament en vertu de l’article 228 du traité pour les faire passer en jugement. Dès le lendemain matin, M. de Lersner renvoyait cette liste au Président de la Conférence : il refusait d’en prendre connaissance et donnait sa démission, en annonçant qu’il repartait le soir même pour Berlin. Il faut faire dans la manifestation de M. de Lersner la part de sa volonté personnelle. M. de Lersner a saisi une occasion de s’en aller après une démonstration un peu retentissante qu’il était sûre de voir apprécier dans certains milieux allemands. Mais il y a bien autre chose dans le refus de M. de Lersner : il y a l’affirmation symbolique donnée par un ancien fonctionnaire impérial que l’Allemagne ne change pas, quelle n’accepte pas le traité, qu’elle s’oppose à l’exécution de l’article qui consacre la déchéance du monde pangermaniste et la condamnation de l’impérialisme prussien en ordonnant la livraison des coupables.

Depuis quelque temps déjà il était manifeste qu’une partie de l’Allemagne s’apprêtait à résister. Les atermoiements qui avaient précédé la ratification avaient déjà probablement comme cause principale l’article 228. Peu après la campagne de presse, entreprise à propos de l’extradition de Guillaume, avait été significative. On sait que l’article 227 du traité déclare que les Puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume de Hohenzollern pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités. Le même article ajoute que les Puissances adresseront au gouvernement des Pays-Bas une requête le priant de livrer l’ancien Empereur entre leurs mains pour qu’il soit jugé. Dès que la réponse du gouvernement des Pays-Bas qui a refusé l’extradition a été connue, la presse allemande a manifesté des sentiments qui ne laissaient guère de doute sur l’accueil que le gouvernement de Berlin réserverait à la demande contenue dans l’article 228. Elle a loué la Hollande de donner l’exemple, et elle l’a suivi, en publiant tout de suite une série d’articles contre le traité de paix. Tous les journaux du parti national, ceux même du parti socialiste ont déclaré qu’une paix de violence était imposée à l’Allemagne et que la révision du traité était nécessaire. Mais en réalité, cette critique générale portait en particulier sur le chapitre de la livraison des coupables. Bien des journaux même laissaient entendre que le reste du traité serait accepté si les Alliés ne réclamaient pas l’exécution de cet article. La Gazette de la Croix allait jusqu’à dire que l’Allemagne ne pouvait pas livrer des hommes dont le seul crime était d’avoir été vainqueurs. D’autres avouaient que l’Assemblée nationale de Weimar avait approuvé le paragraphe malencontreux, mais qu’au moment de remplir ses obligations, l’Allemagne y trouvait quelque chose d’impossible. Aucune solution nette d’ailleurs, mais une campagne pour provoquer un état de l’opinion. L’exemple donné par l’ex-kronprinz Ruprecht de Bavière, qui s’est offert pour être remis aux Alliés, gêne beaucoup le parti national allemand ; les idées d’Erzberger ne l’inquiètent pas moins. Pour faire une pression sur le public, les journaux ont annoncé la démission du Président de l’Empire Ebert, qui, d’après eux, ne voulait pas se prêter à l’exécution de la clause incriminée. La démission de M. de Lersner, que Berlin a d’ailleurs acceptée, n’est qu’une manifestation d’une entreprise beaucoup plus vaste. C’est la tentative suprême de l’Allemagne impérialiste.

La question est de savoir quelle attitude prendra le gouvernement de Berlin. L’article 228 du traité est net : le gouvernement allemand reconnaît aux Puissances alliées et associées la liberté de traduire devant leurs tribunaux militaires les personnes accusées d’avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre ; les peines prévues par les lois seront appliquées aux personnes reconnues coupables ; le gouvernement allemand devra livrer aux Puissances alliées ou associées toutes personnes qui, étant accusées d’avoir commis un acte contraire aux lois et coutumes de la guerre, lui seraient désignées soit nominativement, soit par le grade, la fonction ou l’emploi auxquels les personnes auraient été affectées par les autorités allemandes. Voilà ce que l’Allemagne a accepté. On peut remarquer que l’exécution d’une clause pareille aurait été plus facile au lendemain de l’armistice ; mais on doit ajouter qu’ayant été insérée dans le traité de paix, elle devient applicable dès la ratification. Le gouvernement de Berlin ne peut faire valoir aucune espèce de raison pour se soustraire aujourd’hui à une obligation qui résulte d’un texte examiné et approuvé par lui. S’il se dérobe, c’est qu’il est entre les mains du parti militaire et des survivants de l’ancien régime. L’Allemagne actuelle n’est-elle que l’ancienne Allemagne costumée en démocratie pour les besoins de l’heure ? Y a-t-il une Allemagne nouvelle assez consciente des responsabilités de l’Empire dans la guerre, assez désireuse de se réformer pour prendre l’initiative d’une démonstration devenue nécessaire ? Entre les partis anciens et les partis nouveaux, la lutte est depuis longtemps ouverte. Mais la discussion sur la livraison des coupables est de nature à précipiter la crise. Si le gouvernement Ebert succombe, sera-ce pour céder la place à un gouvernement de droite qui résistera aux Alliés ? sera-ce pour transmettre le pouvoir à un gouvernement qui essaiera de donner sa forme à l’Allemagne de l’avenir ?

Nous connaissons l’état d’esprit de l’ancien parti allemand, nous connaissons l’état d’esprit des milieux intellectuels. Nous ne savons pas quelle est l’opinion de la grande industrie et des classes moyennes, et c’est d’elles que dépend la direction que suivra l’Allemagne. La Gazette de Francfort, qui soutient la nécessité d’une évolution républicaine, écrivait récemment que l’avenir allemand sera ce que le feront les milieux bourgeois. Les anciens groupements conservateurs donnent l’assaut à la démocratie, ajoutait-elle, et ils sont bien plus dangereux que les extrémistes de gauche : car ils promettent l’ordre pour séduire le public, et en réalité ils préparent la ruine, parce qu’ils ne reviendront pas au pouvoir sans que l’Allemagne passe par une guerre civile qui la jettera à bas. Il y a dans toute l’étendue de l’ancien Empire une impression d’instabilité. Tous les groupements sentent que la situation intérieure de l’Allemagne ne se maintiendra pas longtemps telle qu’elle est, et que de nouvelles secousses sont inévitables. C’est en prévision de cet avenir que les deux grands partis qui s’opposent essaient de jeter la suspicion l’un sur l’autre. Si Hellferich a fait contre Erzberger une campagne de diffamation telle qu’Erzberger a intenté un procès, est-ce seulement pour la satisfaction de diminuer la personne du ministre ? C’est pour déconsidérer l’homme qui a osé attaquer l’ancien régime. Hellferich s’est appliqué à démontrer qu’Erzberger n’est qu’un faiseur d’affaires, un politicien corrompu, parce que la discussion ainsi comprise passionnait le public, et il n’a fallu rien de moins que le coup de revolver qui atteint Erzberger pour arrêter l’effet des révélations faites devant le tribunal. Au delà d’Erzberger, c’est sa politique qu’il s’agit de frapper. Erzberger est l’homme qui a osé dire que la défaite de l’Allemagne était l’œuvre des militaires, dont les conservateurs sont les répondants ; il a osé rappeler que l’armistice avait été demandé par Hindenburg et Ludendorff et non par le gouvernement. Dans presque toutes les discussions qui se poursuivent actuellement en Allemagne, on retrouve la même opposition entre ceux qui nient et ceux qui proclament les fautes de l’ancien régime. Au fond du débat si sérieux et si intéressant par ses conséquences possibles qui divise la Chambre prussienne et la Bavière, il y a le même conflit. La Bavière s’est refusée à approuver la motion qui lui venait de Berlin et qui proposait de réaliser immédiatement l’Etat unitaire, et elle exprime des velléités séparatistes. C’est que l’esprit prussien a fait ses preuves par la défaite de toute l’Allemagne : c’est lui qui est cause de l’isolement de l’Allemagne et de son malheur : c’est lui qui a provoqué sa déchéance. Sous des aspects différents, le même problème est considéré par tous les partis allemands. Par un retour du destin, la question des origines et des responsabilités de la guerre est au fond de toutes les discussions sur l’avenir de l’Allemagne.

Les Alliés n’ont pas attendu de savoir quelle voie choisissait l’Allemagne pour choisir la leur. Il n’en est qu’une de possible pour eux : un traité existe, il doit être appliqué. L’affaire de la livraison des coupables est d’ailleurs le signe le plus éclatant des dispositions de l’Allemagne, mais il n’est pas le seul. La manière dont l’Allemagne applique les clauses du traité relatives aux fournitures de charbon est scandaleuse. D’après ses engagements, elle doit livrer aux Alliés 1 660 000 tonnes de charbon par mois, tant que les mines allemandes ne produisent pas plus de 9 millions de tonnes par mois. En décembre, l’Allemagne a livré 600 000 tonnes, alors qu’elle en a extrait plus des 9 millions prévus. En janvier, elle en a livré moins qu’en décembre, trois cent mille en moyenne et elle a offert de la houille à la Hollande et à la Suisse. Il n’est pas besoin d’insister sur le tort très grave que nous cause un pareil abus dans la situation économique où se trouve notre pays. Enfin, pour ajouter un dernier exemple de la bonne volonté germanique, l’Allemagne devait livrer aux Alliés les navires de guerre, et elle les a remis désarmés, c’est-à-dire privés de toute leur artillerie. On est bien en présence d’une série de tentatives calculées pour échapper au traité de Versailles. Les Alliés ne sont pas surpris sans doute de trouver l’Allemagne pareille à elle-même. Mais il leur faut manifester immédiatement, avec une énergie qui ne laisse aucun espoir, leur volonté. Le traité forme un tout et il est un texte authentique qui doit être obéi. Les Allemands ne paraissent pas avoir compris, malgré cinq ans de luttes, ce qu’est pour les nations civilisées un contrat. Les Alliés ont fait la guerre au nom du droit, le monde entier s’est mis en mouvement parce que le respect de la parole donnée était violé par l’attaque criminelle contre la Belgique. Il n’y a de victoire, il n’y a de sécurité que si les Alliés rappellent l’Allemagne à l’ordre. Il faut une explication décisive, et, si elle ne suffit pas, il faudra des actes. La moindre faiblesse dans l’application d’un seul article serait pour l’Allemagne le commencement de la discussion sur tous les articles : c’est le sort du traité qui est entre les mains des Alliés.


Les affaires russes ont changé d’aspect à la suite des succès militaires des bolchevistes. Il y a bien des semaines en réalité que se dessine la victoire de l’armée rouge. Pour le moment, elle est manifeste. L’armée Denikine est battue et son chef se défend vigoureusement sur le Don ; l’armée Youdenitch est battue et son chef a dû se réfugier en Esthonie : l’armée Koltchak est battue et son chef est tombé dans les mains de l’ennemi, à la suite de circonstances que nous connaissons encore mal. Les bolchevistes ont tiré sans retard les conséquences de cette situation militaire. Ils viennent de faire la paix avec l’Esthonie et ils la proposent à la Pologne. Ils essaieront de s’entendre successivement avec tous les États qui bordent la Russie à l’Ouest. Le plan des Alliés est toujours de constituer autour de la Russie ce que l’on a nommé un cordon sanitaire ; il est toujours d’aider les États voisins à se défendre. Mais pour qu’il réussisse, il faut tenir compte des erreurs passées et tirer les leçons de l’expérience. La faiblesse des antibolchévistes a tenu surtout à ce qu’ils ne voulaient pas les mêmes choses. Unis pour lutter contre le régime de rapine et de terreur installé par Lénine, ils n’étaient pas d’accord sur ce qu’ils feraient dans l’avenir. Il y avait des armées antibolchévistes en Sibérie, sur le Don et dans l’Ukraine ; il y avait des centres de résistance antibolchéviste dans les pays baltes, dans le Caucase, en Géorgie, dans l’Arménie russe ; il y avait de grandes ressources en Finlande et en Pologne. Mais les uns comme Koltchak et Denikine, qui se battaient pour le rétablissement d’un bon gouvernement en Russie, se battaient aussi pour la reconstitution d’une grande Russie ayant tous ses territoires d’autrefois. Et les autres, les Esthoniens, les Lithuaniens, les Géorgiens et plusieurs encore ne voulaient pas du régime d’une grande Russie et aspiraient à l’indépendance. Était-il possible de concilier ceux qui rêvaient de recréer l’ancienne et puissante Russie étendue sur deux continents, et ceux qui songeaient à leur liberté pour laquelle ils avaient souvent combattu dans le passé ? Les Alliés n’ont rien ignoré de ces difficultés qui les dépassaient de beaucoup. Leur rôle était de faire l’union entre tous les éléments antibolchévistes, d’exercer leur action pour rapprocher des pays qui avaient besoin de la même victoire, de rassurer les États allogènes et de garantir leur future autonomie. Ils n’y ont pas assez réussi. Ni Koltchak, ni Denikine, ni Youdenitch n’ont eu pour objet, quand ils progressaient, de s’installer sur les positions conquises, d’organiser fortement les régions antibolchévistes qui pouvaient devenir sûres, et de concerter ensuite leurs efforts : ils ont essayé d’aller frapper Petrograd et Moscou. Toutes les forces antibolchévistes avaient besoin pour réussir les unes des autres. Youdenitch, quand il avançait sur Petrograd, aurait eu plus de chances d’aboutir s’il avait été l’allié de l’armée finlandaise et Denikine au temps de sa victoire aurait pu tenter plus heureusement la marche sur Moscou, si l’armée polonaise s’était mise en mouvement dans le même temps que lui. Ni au point de vue politique ni au point de vue économique les forces antibolchévistes n’avaient un programme patriotique commun. Leurs chefs en ont tiré le meilleur parti possible, avec plus de succès parfois que les circonstances très difficiles ne permettaient de l’espérer. Finalement, ils se sont heurtés à une masse de 1 200 mille hommes dont 500 mille combattants, organisée et commandée par des officiers de l’ancienne armée. Aux chefs le gouvernement de Moscou, en effet, a dit : « La patrie est en danger, » et il a réclamé d’eux les cadres. Aux paysans il a dit : « La révolution est en danger, » et il les a transformés en soldats, qu’il nourrit et à qui il fournit en outre une abondante littérature de -propagande : et il a reconstitué une armée russe.

Aujourd’hui on peut se demander ce que tentera le gouvernement bolchéviste avec cette armée, on peut même se demander s’il tentera quelque chose. Il a préparé ses voies en Orient, et il essaie de troubler le monde musulman. Mais les Alliés ont le moyen de combattre leur propagande s’ils savent enfin faire la paix avec l’Empire ottoman, s’ils comprennent qu’ils ont un intérêt essentiel à installer en Turquie un gouvernement viable, à organiser le contrôle de l’administration et à développer les richesses d’un pays qui ne sera pas inutile à l’Europe. Du côté de l’Ouest, les bolchévistes ne paraissent pas désireux de poursuivre la lutte. Il n’est pas contraire aux faits connus d’imaginer qu’après une série de campagnes ils éprouvent le besoin d’une période de détente et de réorganisation : ils essaient de traiter avec la Pologne. Les propositions qu’ils font sont assez larges pour être tentantes : ils acceptent que les frontières soient tracées d’après les positions occupées à l’heure présente par les troupes polonaises, ils reconnaissent l’indépendance de la République de Varsovie. La Pologne se trouve appelée à prendre une résolution difficile : elle consultera les Alliés, chez lesquels elle compte tant de sympathies anciennes et profondes, mais les Alliés ne pourront que lui donner un avis. Elle dépense pour la guerre un milliard par mois ; elle fait de grands sacrifices ; elle prévoit encore bien des temps durs Récemment elle a été surprise et émue de l’essai fait par les Alliés d’entretenir des relations commerciales avec les coopératives russes, et sans s’arrêter au caractère expérimental et provisoire de cette mesure, elle y a vu surtout une possibilité pour les bolchévistes de se renforcer. Enfin elle a été péniblement impressionnée par les nouvelles venues de Londres et selon lesquelles la Grande-Bretagne se déclarait peu disposée à lui donner des secours et à prendre des engagements. Mais la Pologne, par sa position comme par ses traditions, a le sentiment d’être la garde avancée de la civilisation ; elle peut croire à juste titre que sa force est un élément essentiel dans la sécurité de l’Europe et que les Alliés ont grand intérêt à ce qu’elle soit vigoureusement constituée. Ce n’est pas un armistice qui changera la question. La trêve avec les Soviets serait-elle durable ? et le lendemain Ia Pologne ne risquerait-elle pas de se retrouver dans la même situation qu’aujourd’hui ? Elle hésitera d’autant plus que, si elle fait la paix, elle est obligée de traiter avec le gouvernement des Soviets, et c’est une initiative grave qu’elle ne se soucie pas de prendre sans regarder du côté des Alliés. À propos de la Pologne, c’est le problème même des relations avec Moscou tout entier qui se trouve de nouveau posé.

Le gouvernement bolchéviste présente aujourd’hui ce caractère paradoxal d’avoir deux attitudes absolument différentes et contradictoires. Par sa théorie et par ses proclamations, il se prétend révolutionnaire, prolétarien, partisan du bouleversement universel. Par sa pratique, il a eu recours à tous les procédés qu’il a condamnés, il a restauré l’autorité, l’armée, les journées de travail ; il s’est montré plus despotique même que le régime tsariste. Quand il parle, il ne veut traiter qu’avec des régimes de soviets internationalistes installés dans tous les pays ; il ne veut cesser de faire la guerre que lorsqu’il aura opéré une révolution terrestre. Quand il agit, il appelle à lui les fonctionnaires et les officiers de l’ancien régime ; il fait la paix avec le gouvernement esthonien ; il la propose au gouvernement polonais qui n’a rien de bolchéviste ; il reconstitue l’unité de la Russie. Il se présente comme un gouvernement nouveau, réalisant le communisme, et il est en réalité une tyrannie, qui méprise non seulement le peuple, mais les gouvernements démocratiques. Il a prêché la révolution et il n’a survécu qu’en étant de moins en moins révolutionnaire. Toute l’Europe peut se demander aujourd’hui si, tandis qu’il prétend faire la paix, et songe à s’organiser, il n’a pas l’arrière-pensée de propager ailleurs le bouleversement qu’il veut faire cesser chez lui. En réalité, sous sa nouvelle forme, le bolchévisme présente deux dangers : l’un, c’est de paraître aux peuples mal informés une réussite d’un communisme nouveau, alors qu’il est une forme nouvelle d’un despotisme total ; l’autre, c’est de devenir un État organisé qui songe à se rapprocher de l’Allemagne. Contre le gouvernement bolchéviste, à l’heure présente l’Europe ne peut rien directement : mais contre les deux dangers qu’il présente elle peut quelque chose. La société des peuples civilisés, européens et américains, a assez de traditions et de savoir, elle vaut assez pour dévoiler à la raison universelle le mensonge du prétendu idéal révolutionnaire des bolchévistes. Les puissances alliées et associées, en ce qui concerne la tentation que pourrait avoir l’Allemagne, ont le droit qui résulte de leur victoire. Et ainsi, quand on va au fond de toutes les difficultés réservées par le problème russe, on trouve qu’en cette matière aussi la mesure essentielle de prudence consiste à faire appliquer le traité de Versailles avec une rigueur impitoyable, et à empêcher l’Allemagne de se fortifier. Le gouvernement français, dans les explications qu’il a données à la Chambre, a été très net sur ces sujets : il a déclaré qu’il n’aurait aucun rapport avec les soviets ; il a affirmé qu’il exigerait de l’Allemagne tout ce qu’elle doit et que, pour l’obtenir, il aurait recours à toutes les mesures prévues par le traité.


M. Raymond Poincaré, président de la République, arrive le 17 février à l’expiration de son mandat et toute la France au moment où il quille l’Elysée lui adressera un particulier hommage. Le septennat de M. Raymond Poincaré est sans commune mesure avec aucun de ceux qui se sont succédé depuis la fondation de la République. Il a été rempli par des années qui comptent parmi les plus tragiques et parmi les plus glorieuses de notre histoire. M. Raymond Poincaré, chef d’un État démocratique qui ne s’était jamais trouvé en de pareilles conjonctures, a été appelé non pas à suivre une tradition, mais à la créer et à faire l’épreuve à la fois de lui-même et de l’institution dont il tenait ses pouvoirs. Il a mérité un aussi grand destin. Tout le monde en France et hors de France s’est plu à reconnaître son tact, son autorité, son activité, la force de sa pensée. Son prestige a été sans cesse en grandissant. Au moment où il quitte la magistrature suprême, le respect de tous l’environne, et le peuple, qui devine parfois ce qu’il ne sait pas, sent que M. Poincaré a été dans des circonstances très difficiles un grand serviteur de son pays. Le jour où l’histoire révélera tout ce qu’a été et tout ce qu’a fait le Président de la République pendant sept années, nous sommes assurés qu’aux sentiments qu’il inspire aujourd’hui s’ajoutera dans toute la nation un sentiment très ému de reconnaissance.

De tous les souvenirs que doivent évoquer les sept années qui viennent de s’écouler, dans la mémoire de M. Raymond Poincaré, il n’en est peut-être pas de plus frappant que ce jour de l’été de 1914 où il revenait de son voyage en Russie et où il regagnait en hâte l’Elysée. Tout le peuple de Paris était sur le passage du Président. Un peu plus d’un an auparavant, M. Poincaré, élu par le Congrès de Versailles, avait été acclamé avec un enthousiasme plein de joie. Ce jour de 1914, le peuple était venu sur son passage saluer l’homme qui représentait cette France vouée à une guerre qu’elle n’avait pas voulue, et il témoignait spontanément qu’il comptait sur la sagesse et le patriotisme de celui qui était son représentant et son chef. M. Raymond Poincaré s’est montré pendant sept ans digne de cet acte de foi par la noble idée qu’il a eue de son rôle et par l’effort personnel qu’il a accompli. Le Président de la République, dans notre Constitution, a des pouvoirs définis, et il a ce pouvoir indéfini que peut donner dans une fonction suprême la supériorité. M. Raymond Poincaré a exercé les premiers avec le seul souci du bien public, choisissant les ministres, présidant leur conseil, faisant appeler M. Clemenceau quand il a jugé l’heure venue ; il a exercé le second par le rayonnement de son intelligence.

En attendant le moment où nous connaîtrons entièrement le travail accompli par lui pendant son septennat, il n’est possible que de fixer quelques traits. Au lendemain de la déclaration de guerre, M. Raymond Poincaré, comme tout le pays, a fait confiance au commandement. Vingt-cinq jours plus tard, quand est venue la nouvelle de Charleroi, il a jugé quelle était la réalité de la situation ; il a compris et il a agi. Dans le désarroi de ce premier moment, il a discerné les mesures qui s’imposaient pour rassurer la nation : il remanie le Cabinet ; il rappelle M. Millerand au Ministère de la guerre ; il fait entrer dans le gouvernement tous les hommes politiques connus ; et instruit des desseins du commandement, obéissant à ses demandes même quand elles lui coûtent, il attend avec sang-froid l’heure du redressement : la victoire de la Marne vient justifier sa confiance. Dans la longue période qui suit, on connaîtra un jour quelles ont été ses vues, et l’on discutera sur la question de savoir si l’extension de la guerre sur d’autres fronts que le nôtre n’aurait pas pu avoir, comme elle l’a eu à Salonique, d’heureuses conséquences. Là peut-être a été un des rôles les plus délicats du Président qui n’a pas la responsabilité de l’action, mais qui en a le souci patriotique : il pouvait avoir des idées, mais il ne lui appartenait pas de les réaliser. Du moins, il lui appartenait d’être en toutes occasions sur le front, dans les armées, dans les villes libérées, la parole vivante qui résumait la volonté de la France. La série des discours prononcés par M. Raymond Poincaré n’offre pas seulement l’intérêt, qui serait bien inégal aux circonstances, d’œuvres d’un art sobre et vigoureux : ils expriment devant le monde entier la pensée de la nation et ils reproduisent les traits essentiels de la France en guerre. M. Raymond Poincaré leur a donné une direction unique : ils proclament d’abord la vérité historique sur les origines de la guerre, parce que ce sont les origines qui expliquent tout le reste ; ils expriment une inflexible volonté de victoire ; ils disent enfin dès les premiers temps de la guerre ce que la paix doit nous apporter, le droit acquis par tant de sacrifices à des garanties et à des réparations.

Telle était la sûreté de vues de M. Raymond Poincaré qu’en un jour particulièrement angoissant, il eut une action importante dans un conseil d’où la victoire allait dépendre. A la fin de mars 1918, la poussée allemande était devenue très redoutable, la situation était grave et les chefs de gouvernements avec les chefs d’armées étaient réunis à Doullens. On sait que c’est à ce conseil que le maréchal Pétain apporta, avec sa méthode précise et sûre, le bilan de la situation qui devait permettre au gouvernement de prendre une décision. On sait aussi que c’est à ce Conseil que le maréchal Foch manifesta celte ardeur et cette volonté que devait justifier son imagination créatrice. Ce que l’on sait moins, c’est la part qu’a eue M. Raymond Poincaré dans la décision que facilita le désintéressement du maréchal Haig et du maréchal Pétain et qui eut pour effet de créer l’unité du commandement des armées alliées. Les événements ne permettaient pas toujours au Président de la République des interventions aussi directes, mais il lui restait la ressource de donner son avis, de démontrer, de persuader, de plaider la cause de la patrie. Quand il ne pouvait agir par la parole, il agissait en écrivant. Quand le Conseil des ministres demeurait trop longtemps sans se réunir, il entretenait les membres du gouvernement par lettres. Quand, durant les négociations de paix en particulier, il était laissé trop longtemps sans être informé de leur développement, il avait à cœur non seulement de les connaître, mais d’en parler à ceux qui négociaient, d’exposer des idées qui sont loin d’avoir toutes été réalisées, et dont les événements feront paraître la valeur. L’histoire seule dira l’ampleur du rôle de M. Poincaré ; elle suffit déjà à en laisser deviner l’importance. M. Raymond Poincaré, en quittant l’Élysée, n’abandonne pas la vie publique. Ses compatriotes de la Meuse l’ont nommé sénateur. Ils ont pensé qu’aucune raison valable ne pouvait écarter du Parlement celui que le Parlement même, auquel il appartenait jadis, a désigné pour remplir la plus haute magistrature de la nation. Quand un homme a eu l’occasion de connaître les plus grandes affaires de son époque, et quand il a été mêlé aux événements qui impriment pour longtemps à la politique sa direction, quand il a acquis l’expérience des hommes et des choses qui comptent le plus en Europe et dans le monde, et quand il a montré en toute occasion qu’une si vaste activité avait enrichi sa pensée, il est naturel et utile que sa voix puisse être entendue dans les Assemblées et que sa valeur ait son emploi. Les mœurs de notre démocratie s’accordent aisément à cette innovation, et l’opinion publique s’attend à revoir un jour M. Poincaré dans les Conseils du gouvernement. Il est certainement l’un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire de la guerre et qui peuvent le plus utilement en tirer les leçons dans l’intérêt national. Il est par son savoir et son prestige une des ressources les plus précieuses du Parlement, et tout le pays voit en lui avec gratitude une grande force qui demeure à son service.


ANDRE CHAUMEIX.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.