Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1851

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Chronique no 462
14 juillet 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1851.

L’assemblée nationale a ouvert aujourd’hui même le débat qui se préparait depuis si long-temps, le grand débat de la révision. Il est certainement difficile de s’abuser beaucoup sur le résultat probable d’une discussion dans laquelle les partis et les individus ont d’avance marqué leur attitude et donné leur mesure. La séance d’aujourd’hui compte déjà parmi les plus graves ; la position prise par le général Cavaignac, le noble élan de M. de Falloux, sont des symptômes caractéristiques. Ce n’est pas si vite que nous en pouvons apprécier l’effet : la lutte commence. Quelle que doive être pourtant l’issue de cette lutte, ce qu’il faut d’abord se dire, c’est qu’elle ne sera point la dernière, puisqu’il n’y a pas d’obstacle légal qui empêche de la renouveler. Ceux qui l’ont engagée, parce qu’ils la croyaient nécessaire au salut du pays, ne se sont jamais flattés d’obtenir à la première rencontre un succès qui les dispensât de prendre plus de peine ; ils sauront faire leur devoir jusqu’au bout : après le beau discours de M. de Falloux, il n’est pas permis d’en douter.

On a beau répéter qu’il restera toujours une minorité suffisante pour entraver l’accomplissement de la révision ; il ne s’agit pas tant de convertir cette minorité opiniâtre des républicains radicaux que de la réduire le plus possible à elle-même, et de lui ôter l’entourage, qui la grossit en forçant les auxiliaires qu’elle ramasse hors de ses rangs, ou à s’avouer comme tels, ou à se retirer. Vainement alors cette minorité se retranchera derrière un texte, derrière la lettre du pacte constitutionnel ; le jour où elle sera toute seule, le jour où on la verra rejetée, cantonnée sur son propre terrain, sans aucun mélange étranger, l’on ne s’y trompera plus ; vainement elle se couvrira du voile de la légalité, elle ne réussira point à n’avoir pas l’air d’une faction. Ce jour-là, bien entendu, la révision ne sera point encore acquise, puisque le radicalisme aura maintenu son veto ; mais la constitution n’en vaudra pas mieux, car le pays la jugera en jugeant ceux qui l’auront ainsi défendue. Elle recevra de ces derniers champions qui lui seront demeurés une empreinte ineffaçable ; elle sera devenue leur œuvre et leur bien. On n’a point pardonné à la république d’avoir été la conquête d’une minorité violente ; on ne pardonnera guère davantage à la constitution, si c’est encore une minorité qui s’en empare et l’arbore comme un trophée personnel. La constitution ne gagnera rien à se trouver placée sous des auspices trop exclusifs, et, pour tout dire, elle n’aura jamais été plus malade qu’après avoir été sauvée en un si petit comité. On ne sera jamais plus près de la révision et d’une révision complète que lorsque la révision aura été dûment repoussée par une minorité bien notoire.

Or, il n’y a qu’une bonne raison d’appartenir à cette minorité réfractaire et surtout de s’en déclarer : ce n’est pas l’envie de faire pièce au ministère en refusant la révision parce qu’il la désire ; le beau triomphe de contrarier aujourd’hui des ministres ou même d’en culbuter ! Ce n’est pas non plus le parti pris d’enfermer tout le monde avec soi dans une impasse d’où l’on ne veuille laisser sortir personne pour que personne n’ait le pas sur vous ; ces choses-là ne se proclament point aisément à la tribune. Le véritable argument des adversaires de la révision, celui sur lequel on ne les battra point, parce qu’évidemment c’est la foi pure qui l’inspire et qu’on ne dispute point contre la foi, ce sera de soutenir haut et ferme que la république existe et préexiste en vertu d’un droit antérieur et supérieur, que la constitution de 1848 est la meilleure garantie d’ordre et de liberté dont la France ait encore joui, que la France est enfin à jamais circonscrite dans l’exercice de sa souveraineté par la fidélité toute spéciale qu’elle doit à ses vainqueurs de février. La discussion aura nécessairement pour effet de mettre en pleine lumière cet argument péremptoire, et de tuer toutes les chicanes à l’ombre desquelles beaucoup de gens qui ne sont pas de cet avis-là vont cependant se ranger autour de ceux qui le professent.

Une émeute se compose, comme on sait, d’élémens très divers ; ceux qui la font tout de bon, parce que c’est leur humeur et pour le plaisir de la faire, sont toujours le moindre nombre ; puis viennent les mécontens qui n’ont que de minces motifs et ne demanderaient qu’un peu de bruit, puis les pédagogues qui veulent donner une leçon au gouvernement ou du moins assister à celle qu’on lui donnera, puis les fatalistes qui regardent pour observer comment cela tournera, puis les curieux qui regardent pour regarder. Sauf le respect que nous devons à la majesté des représentans du peuple et sans insister sur une comparaison qui serait désobligeante, nous nous rappelons malgré nous la façon dont s’opère ce recrutement habituel de l’émeute, lorsque nous voyons des membres de la majorité se grouper, sous un prétexte ou sous l’autre, parmi les adversaires naturels de la révision. Ils ne sont certainement pas embarrassés d’expliquer leur conduite ; ils ont contre la révision ce grief-ci ou ce grief-là : elle agitera le pays, elle ébranlera le culte de la légalité. Le pays n’est-il pas en effet bien tranquille depuis trois ans ? La loi n’est-elle pas sur des autels sacrés ? Voilà donc des scrupules qui ne se laisseront pas blesser impunément et ne se priveront pas de réclamer ; il y manque pourtant le grand motif à côté duquel les autres ne sont que médiocres et n’excusent plus aucun entêtement, il y manque d’aimer la république et la constitution pour elles-mêmes. Il ne se peut point que ce motif essentiel n’apparaisse au débat par-dessus tous les petits, ne les domine, ne les efface, et n’oblige ceux qui se seraient contentés à moins d’aller plus loin qu’ils ne pensaient. Là, pour sûr, est l’utilité du débat ; il permettra de compter combien il y en a dans le parti de l’ordre qui ne reculeront pas devant la solidarité que leur imposerait leur alliance d’un moment avec des ennemis de tous les jours. Murmurer, disserter contre la révision dans les couloirs et entre les portes, ce n’est rien qui tire beaucoup à conséquence, c’est même d’assez bon ton comme tenue parlementaire ; haranguer à la tribune et voter au scrutin contre la révision, ce n’est plus si commode, c’est s’associer en fait au seul parti qui ait contre la révision une objection fondamentale, — son goût décidé pour la constitution telle qu’elle est. Reste à savoir si c’est là le goût de la France ; il sera curieux de voir des conservateurs en agir comme s’ils le lui supposaient, et nous n’attendons pas sans une certaine impatience le coup d’essai de ceux qui s’y risqueront. La charité nous commande de douter qu’ils persévèrent, et c’est pour cela qu’il faut au contraire persévérer à vouloir la révision jusqu’à ce qu’il n’y ait plus au service du pacte républicain de 1848 que ceux qui ont à le garder un intérêt de conquérans.

Le rapport de M. de Tocqueville est un aperçu judicieux de cette situation où nous sommes ; il a le mérite de la caractériser ; il démontre parfaitement, selon nous, l’impossibilité d’être conservateur sans être révisionniste. Nous l’entendons du moins de la sorte, car nous devons confesser qu’il a soulevé plus d’un commentaire, et que beaucoup d’esprits, il est vrai fort prévenus, l’ont pris pour une leçon sur la nécessité d’être républicain. Nous croyons qu’on peut, en y réfléchissant, s’expliquer cette apparente anomalie. Il y a deux points à remarquer dans le problème de la révision : d’une part, la certitude du besoin qu’on a de le résoudre ; d’autre part, l’incertitude de l’avenir dont on est menacé, si on ne le résout pas. De ces deux points, M. de Tocqueville saisit et développe le premier avec toute la netteté de son intelligence. Il est décidément révisionniste, parce qu’il est conservateur ; mais, sur le second, M. de Tocqueville n’en sait pas plus que le vulgaire, et ses yeux ne percent pas mieux que les nôtres les ténèbres qui se préparent pour 1852, si l’on ne s’applique, à les dissiper d’avance. Il nous dit et nous prouve qu’il faut faire la révision ; il ne nous dit pas ce qui arrivera dans le cas où la révision ne se ferait point. Ce n’est pas sa faute : quelle humaine sagesse en dirait davantage ? Seulement, comme il lui est impossible de discerner cet avenir qui nous attend, si prochain qu’il soit, il est bien forcé de se rabattre sur le présent, et n’ayant rien à mettre en place de ce qui est, du moment où la révision échoue, il s’en tient bon gré, mal gré, à ce que nous avons maintenant, sans pouvoir même s’abuser sur le peu que cela vaut. Le républicanisme de M. de Tocqueville n’est pas autrement profond et sympathique : il sent à merveille que la constitution républicaine de 1848 est pleine de dangers, il demande très sérieusement qu’on les en écarte ; mais, si par malheur on ne l’écoute pas, il est au bout de ses expédiens, il n’a plus d’avis ; il en revient, de guerre lasse, à l’état de choses dont il a si exactement décrit les vices, et, plutôt que de subir la chance des périls inconnus, il se remet avec résignation sous le coup des périls qu’il connaît si bien. On ne peut pas se figurer que ce soit là une solution, encore moins une solution républicaine. M. de Tocqueville n’a pas eu la pensée d’en inventer une, encore moins de lui donner ce caractère. Il a établi que l’opinion générale était dans son droit, et qu’elle avait la raison pour elle, quand elle sollicitait la révision ; il a établi d’autre part qu’il n’était point de pouvoir au monde qui fût capable de dicter des lois à ce mouvement de l’opinion publique, et de lui prescrire pour toute destination, comme le voulaient quelques-uns, le raffermissement des institutions de février. Il ne faut rien chercher de plus dans le rapport de M. de Tocqueville ; c’est une analyse froide et savante de cette singulière condition où la France semble tombée. La France est si clairement instruite de son mal, que l’on ne comprend point qu’elle n’y remédie pas, et elle est si impuissante à trouver le remède, qu’on la voit accepter docilement son mal lui-même et s’y enfoncer chaque jour davantage.

Cette contradiction perce partout dans le rapport de M. de Tocqueville ; elle en fait à la fois et l’originalité et la sincérité. Peut-on mieux peindre les extrémités inévitables où nous allons tout droit, si nous pratiquons jusqu’au bout la constitution sans l’avoir révisée : le renouvellement du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif s’opérant à la fois, les législateurs élus par départemens au scrutin de liste, le chef du gouvernement élu par la France entière, à laquelle il faut ainsi un nom, un seul nom, bon ou mauvais, capable de l’attirer ? Sera-ce un prince, sera-ce un démagogue en habit noir ou même en blouse ? M. de Tocqueville est obligé de répéter à son tour le dilemme posé par M. de Broglie. Ce sera l’un ou l’autre, mais ce ne sera jamais, et le rapporteur est là-dessus des plus compétens, ce ne sera jamais « un de ces hommes relativement obscurs que les Américains savent choisir, selon qu’ils répondent mieux aux besoins politiques du moment. » M. de Tocqueville nous trace notre portrait de main de maître, et c’est parce qu’il est si bon observateur qu’il a si peu de confiance dans notre aptitude démocratique : « Nous avons déjà assez contracté les passions que la démagogie suggère pour ne pas aimer placer à la tête du gouvernement un de nos égaux, et nous n’avons pas encore assez acquis les lumières et l’expérience dont les peuples démocratiques ont besoin pour savoir nous y résoudre. » Notre constitution républicaine est donc condamnée à mettre la république naissante aux mains d’un démagogue, si ce n’est dans celles d’un prince. L’élection d’un prince, c’est le renversement de la constitution ; l’élection d’un démagogue, c’est la ruine de la société. Il ne manque pas de gens qui prendraient vite leur parti du premier de ces deux malheurs, s’il devait leur épargner le second : nous ne croyons pas, quant à nous, que la société ait tout gagné, pour peu que la légalité, déjà tant de fois endommagée chez nous, reçoive une brèche de plus ; mais c’est pourtant une légalité déplorable que celle qui de son fait nous expose infailliblement à la triste alternative formulée par M. de Broglie, avouée par M. de Tocqueville, et qui ne fonctionne en quelque sorte que pour se détruire elle-même.

Et voyez cependant, quand il a si éloquemment résumé ces impossibilités de la constitution, comment M. de Tocqueville va conclure ! Il nous laisse trop visiblement deviner que la révision qu’il sollicite avec tant d’insistance est elle-même à ses yeux une autre impossibilité, et, cette impossibilité nouvelle une fois constatée dans toutes les règles, il nous ramène d’un beau sang-froid sous le joug de la constitution impossible. Il n’a pas mieux à nous procurer ; faut-il pour cela lui jeter la pierre ? Il a l’horreur des aventures, et, quoique la légalité elle-même soit ici pour ainsi dire semée d’aventures, il s’y attache, parce qu’elle s’appelle du moins la légalité. Ce sentiment en lui-même est respectable, et nous ne voudrions pas le reprocher à l’honorable rapporteur. Nous ne pouvons pourtant nous défendre de remarquer qu’il s’accommode bien tranquillement du régime qu’il a si radicalement condamné ; il a le culte de la loi, il le pousse jusqu’au stoïcisme. Comme ce n’est point par cet excès que l’on pèche en France, nous ne le blâmons pas volontiers là où il se rencontre ; ce que nous blâmons, c’est que l’on prétende tirer de cette loi, à laquelle on se dévoue uniquement par acquit de conscience, la même autorité que l’on emprunterait à celle dont on serait le panégyriste convaincu. Il y a là quelque chose qui dépasse la mesure, et l’on s’en apercevrait trop à la pratique pour qu’il soit prudent de s’avancer si loin tant qu’on n’est encore qu’à l’affirmation des principes. Il ne faut jamais forcer les fictions. M. de Tocqueville n’a pas besoin de descendre beaucoup en lui-même, ni de regarder beaucoup autour de lui pour découvrir que le culte de la constitution républicaine est, quant à présent, une fiction aussi délicate et aussi fragile que pas une de celles qu’il y avait jadis dans la monarchie constitutionnelle. Qu’il faille, si l’on peut, donner du corps à la fiction, rien de mieux ; mais s’y appuyer aussi carrément que si elle était une réalité, c’est la briser au lieu de la consolider. Obliger le gouvernement qui existe en vertu de cette loi d’en tenir compte et de lui maintenir sa force pendant tout le temps qu’il a pour ainsi dire sous la main, l’idée est honnête et bonne ; mais annoncer à grand bruit qu’avec cette loi imparfaite et vicieuse on enchaînera toutes les éventualités de l’avenir, on dominera non-seulement l’administration, mais l’opinion, c’est aller au-devant de difficultés qui ne sont pas encore venues, et les provoquer comme pour qu’elles viennent.

Aussi devons-nous dire que dans la courte discussion qui s’est engagée au sein de la commission immédiatement avant la lecture publique du rapport, c’est M. Barrot, ce n’est pas M. de Tocqueville, qui nous a paru le mieux raisonner en homme d’état. La preuve en est d’ailleurs que M. de Tocqueville s’est trouvé avoir M. Favre pour second, tandis que M. Barrot a été soutenu par M. de Broglie. La discussion roulait justement sur le point que nous venons de toucher ; M. Barrot n’eût pas voulu que « l’on liât ainsi l’assemblée vis-à-vis de l’avenir, qu’on lui prescrivît son devoir d’honneur en face de telle ou telle éventualité. » Bizarre inconséquence qui naît au milieu de tant d’autres d’une situation vraiment inextricable où le vertige semble saisir les meilleurs esprits ! M. de Tocqueville l’a dit lui-même en son langage si précis et si pénétrant : « N’est-il pas à craindre que dans ce trouble et dans cette angoisse, parvenus au dernier moment, les électeurs se sentent poussés, non par enthousiasme pour un nom ou pour un homme, mais par terreur de l’inconnu et horreur de l’anarchie, à maintenir illégalement et par une sorte de voie de fait populaire le pouvoir exécutif dans les mains qui le tiennent ? » N’est-ce pas aussi, répondrons-nous, appeler la voie de fait que de s’armer si fastueusement en guerre pour la prévenir, quand on ne réussit pas même à dissimuler la faiblesse que recouvrent ces menaces ? Interdire ainsi d’avance un chemin à la foule, prendre plus de soin de barrer celui-là que de lui en indiquer un autre, n’est-ce pas lui donner l’envie d’y passer ? Nous l’avons assez de fois répété : le mouvement révisionniste n’est point par lui-même, il s’en faut de tout, un mouvement bonapartiste ; nous nous en exprimions ainsi avant même que le dénombrement et le classement des pétitions nous eussent donné raison par les chiffres. Le nom de Bonaparte et la possibilité plus ou moins vaguement entrevue d’une prorogation des pouvoirs présidentiels ajoutent certes de la force à l’élan qui pousse vers la révision ; mais il s’en faudrait qu’on voulût sacrifier la révision pour la prorogation pure et simple. Il y a sur treize cent mille pétitionnaires quelque douze mille qui réclament la prorogation toute seule. Si cependant, la révision étant refusée, et par la faute de qui ? on le verra bien, vous déclarez que votre souci n’est pas tant de veiller à toutes les fatales conséquences qui, de votre aveu même, résulteront de ce refus, mais uniquement d’empêcher une certaine réélection inconstitutionnelle pour l’amour de cette constitution que vous vouliez changer, savez-vous ce qui pourrait bien arriver et sortir de vos précautions mêmes ? C’est qu’on se persuadât que cette réélection qui vous déplaît si fort dût tenir lieu de la révision qui ne vous déplaisait pas moins ; gardez-vous alors qu’on ne se dédommage de ce que vous n’avez point donné l’une en vous donnant l’autre.

Aussi est-il des sages dans le parlement qui se mettent déjà sur leurs gardes, et M. de Tocqueville, si grand que soit son propre zèle, est un homme trop sérieux pour ne pas être embarrassé de pareils auxiliaires. Il y a des têtes sombres qui ne rêvent plus que hautes-cours de justice et crimes de haute trahison. M. Pascal Duprat avait naguère pris les devans et offert à l’assemblée les petits moyens de son invention pour la protéger contre l’ennemi. L’assemblée, n’étant point alors suffisamment inquiète, remercia son sauveur en votant la question préalable. M. Pradié a ramassé la proposition de M. Duprat, et il en a fait son lot, ou, pour mieux dire, il la découpe en amendemens qu’il faufile l’un après l’autre sur une vieille proposition de sa façon qui traitait en général de la responsabilité des fonctionnaires. Depuis trois ans, M. Pradié n’a guère vécu que sur cette idée-là ; c’est son dada parlementaire, il en faut bien monter un pour ne pas disparaître tout-à-fait dans la foule des humbles fantassins. M. Pradié a cependant une meilleure raison de se faire remarquer : il est le second d’un groupe de montagnards où l’on n’en compte, je crois, que deux : les montagnards catholiques, dont le chef est M. Arnaud (de l’Ariége), une personne, comme on sait, beaucoup plus recommandable par la loyauté de son caractère et même par un certain éclat de talent que par la rectitude de ses idées. M. Pradié est le soldat de M. Arnaud ; ils sont à eux deux, je ne dirai pas les disciples, il n’y a plus de disciples, ils sont un fragment perdu de l’ancienne école bucheziste. Ces fragmens-là se retrouvent aujourd’hui de tous les côtés, jusque dans la sacristie ; il est bien moins étonnant d’en rencontrer sur les bancs de la montagne, puisque le fonds de la doctrine, c’est d’être en même temps sous la double invocation de Robespierre et de Jésus-Christ. Ce n’est pas toujours dans l’Évangile que M. Pradié a puisé sa science de criminaliste politique. Le gouvernement ayant lui-même saisi le conseil d’état d’un projet de loi relatif à la responsabilité du président et des ministres, l’éternel projet de M. Pradié a été renvoyé par-devant la même autorité. Depuis, l’auteur ne cesse d’y ajouter amendemens sur amendemens, tous portant mise en accusation et déterminant des cas de haute trahison : haute trahison du président de la république pour avoir participé d’une façon quelconque à la violation de l’article 45, haute trahison pour n’avoir pas empêché des réunions électorales inconstitutionnelles ; haute trahison pour n’avoir pas empêché ou poursuivi toute propagande écrite dans le même sens. C’est en délibérant sur ce projet de loi que le conseil d’état a pris l’autre jour une résolution qui a causé quelque bruit, parce qu’elle a passé très à tort pour une improvisation de circonstance, et qu’on a tâché de lui prêter l’air d’un argument ad hominem. La discussion rentrait beaucoup plus qu’on ne l’a dit dans le genre spéculatif. Au même genre encore appartiendrait un autre débat qui aurait occupé toute une séance du comité de législation. On en serait venu, d’argument en argument, à reconnaître que les lois d’exil ne frappaient d’inéligibilité aucun des princes bannis ; qu’étant des mesures de précaution provisoire, elles n’atteignaient en rien la capacité civique, comme les jugemens rendus contre les contumaces de juin 1848 ou de juin 1849 ; que par conséquent d’augustes exilés pourraient être élevés à la présidence de la république sans qu’il y eût la moindre violation du pacte constitutionnel, sauf à rappeler ensuite, pour leur ouvrir la terre de France, la loi qui les en repoussait.

Quoi qu’il arrive de cette campagne à huis-clos dans le domaine de la grande fantaisie politique, nous ne demanderions pas mieux, pour notre part, que de voir multiplier le nombre des princes éligibles. Puisque M. de Tocqueville lui-même confesse que nous n’avons le choix, en fait de présidens, qu’entre des princes que « leur naissance met hors de pair et quelque fameux démagogue signalé par des passions violentes, » plus nous aurons de candidatures princières qui puissent en quelque sorte se relayer, moins nous courrons la chance des candidatures démagogiques. — Sérieusement, où mène tout cela ? Nous estimons, comme M. de Tocqueville, qu’il serait « non-seulement inconvenant et irrégulier, mais tout-à-fait coupable, » de pousser artificiellement le peuple à la rescousse des candidatures inconstitutionnelles. Nous faisons seulement cette simple réflexion : si l’impulsion du peuple est artificielle, tous les empêchemens sont de trop, et ce grand appareil comminatoire n’est qu’un luxe inutile, le danger ne vaut point la peine de sonner l’alarme à tout rompre ; il n’y a pas de rouerie administrative qui puisse prévaloir contre l’inertie naturelle du citoyen français en lui mettant au cœur quelque chose qu’il n’y a point de lui-même. S’il est vrai, d’un autre côté, qu’il ait secoué cette inertie, et il n’y aura pas moyen de s’y méprendre, qu’y voulez-vous faire et qu’est-ce que vous jetterez à la traverse ? Il faut toujours être pour le droit, mais il ne faut jamais être contre le bon sens, car le droit s’épuise là où le bon sens le déserte. Poser dès à présent en principe qu’il n’y a de salut pour le pays que dans la réélection inconstitutionnelle du président de la république, ce serait une présomption malencontreuse ; c’en serait une autre « de prévoir des règles de conduite pour des éventualités qu’on n’a point à prévoir. » Nous empruntons encore ces paroles à M. Odilon Barrot, qui, dans toute cette discussion, a montré le sens le plus juste et le plus pratique de la réalité. Les esprits étroits, les politiques pointus, ne doutent de rien, et ne comptent ni avec le hasard, parce qu’ils prétendent tout lui ôter et non pas seulement quelque chose, ni avec l’expérience, parce qu’ils lui préfèrent l’entêtement. Les hommes qui se souviennent et qui réfléchissent comprendront cette pensée de M, Barrot ; « Il est grave et dangereux pour l’assemblée de s’engager à annuler peut-être six millions de suffrages. »

Nous ne disons pas qu’ils se trouveront. Ce qui se trouvera dans cette urne fatale de 1852, qui le sait ? Nous disons seulement que, si les suffrages n’y doivent point être par millions, ce n’est pas le gouvernement qui les y fera venir avec cette affluence ; que, s’ils doivent y être, ce n’est pas l’assemblée qui les en éloignera. Nous prenons à témoin le pétitionnement révisionniste et nous en référons au rapport même de M. de Melun (du Nord), qui n’est pas suspect de partialité. M. de Melun est le rapporteur spécial de la sous-commission qui a été chargée d’examiner en détail les feuilles de toutes sortes déposées par les pétitionnaires. Au 1er juillet, il y avait plus de onze cent mille signatures ou adhésions ; le chiffre en atteint maintenant presque treize cent mille. Le procédé dont s’est servi M. de Melun pour communiquer à l’assemblée une idée générale et équitable de cette vaste expression d’un même vœu, son procédé de nomenclature ne laisse pas d’être assez singulier. Il y a 36,430 croix de gens qui ne savent point écrire, il y a 7,692 adhésions non certifiées contre 1 million 21,161 signatures authentiques et incontestées. Eh bien ! C’est un fait matériel, ce n’est pas une supposition malicieuse, le très petit nombre des pétitionnaires réputés incapables ou suspects tient plus de place dans le rapport et préoccupe plus l’attention du rapporteur que la masse énorme des pétitionnaires immaculés. Il faut vraiment, y revenir à deux fois pour s’apercevoir que les critiques désagréables dont le rapporteur poursuit le pétitionnement tombent toujours sur des minorités insignifiantes, ou même sur des individus, et ne concernent en rien l’immense majorité. À celle-ci l’on rend justice dans un alinéa perdu, puis on s’étale complaisamment dans des pages entières sur des irrégularités exceptionnelles ; on mentionne sans en rien omettre les écarts d’un sous-préfet trop zélé ; on n’a pas un mot de blâme pour les députés qui copient bravement les listes de leur endroit, afin de signaler les pétitionnaires aux aimables représailles de leurs concitoyens rouges. On accuse les maires qui enguirlandent leurs administrés au profit de la pétition, et l’on ne dit rien de ceux qui se refusent à la légaliser. Après toutes ces épluchures, il n’en reste pas moins un mouvement qui est en soi le plus considérable, le plus légal, le plus pacifique qu’on ait jamais vu chez nous ; qu’il aboutisse maintenant ou qu’il n’aboutisse pas, c’est déjà un grand point qu’il se soit produit, et ce ne sont pas les niaiseries ou les misères dont sont émaillées toutes les choses humaines qui en diminueront la portée. Nous ne sommes donc pas si dégoûtés que M. Baze, pour parler la langue de l’honorable questeur, et à ce propos nous lui demandons la permission de vider maintenant la petite querelle qu’il nous cherchée.

Nous n’avons pas en vérité le moindre fiel contre M. Baze. Nous aimons ses affections politiques, nous les partageons ; nous nous défendons seulement contre ses ardeurs, et nous lui reprochons d’apporter quelquefois, dans une cause qui nous est aussi infiniment chère et précieuse, le genre de zèle qu’il blâme de si bon cœur chez les sous-préfets trop bâtés de parvenir. C’est ce zèle intempestif qui l’entraîne dans des associations compromettantes pour la pureté de ses principes, et nous avouons qu’il nous peine de voir des modérés s’entendre si bien avec des montagnards. Nous n’avons pu nous empêcher de le remarquer assez tristement. M. Baze nous écrit, et l’écrit ailleurs pour qu’on n’en ignore, qu’il n’y a là « qu’une induction tirée par notre imagination d’un fait contraire à la vérité. » Nous serions trop heureux de l’en croire ; mais comment lui est-il encore arrivé ces jours-ci, dans son bureau, de s’échauffer si fort au service de M. Charras et de M. Favre contre M. Léon Faucher, et même un peu contre M. de Broglie ? Quant à l’erreur pour laquelle il nous gourmande d’un ton qui n’est pas mal vert, ce serait d’avoir dit qu’avec M. Charras il faisait la majorité dans la commission des pétitions, tandis qu’il y avait dans cette commission cinq représentans et non pas trois. Nous l’avouerons d’abord, nous avons d’autant plus d’estime et d’attachement pour le régime parlementaire, que nous évitons un peu d’abuser des couloirs et d’écouter aux portes des bureaux. Nous tenons à nos illusions, et nous prions M. Baze de ne pas nous obliger à les perdre ; mais aussi pourquoi le prend-il mal ? pourquoi ne veut-il point, par exemple, que nous ayons pensé dire qu’il faisait la majorité par sa propre importance, par l’autorité de sa coalition avec M. Charras ? Qui sait ? c’est peut-être ainsi qu’il a converti M. de Melun.

M. Baze nous pardonnera-t-il une dernière observation qui ne s’adresse pas seulement à lui ? Nous commençons à regretter ce qu’il y avait de discipline dans les anciennes chambres de la monarchie : à plus forte raison avons-nous toujours envié celle des chambres anglaises. Ne devient pas qui veut un leader dans le parlement anglais ; il y faut plus d’un titre et plus d’une formalité. On se rappelle peut-être le défunt lord Bentink entrant en possession de cette espèce de magistrature ; ce fut une véritable solennité politique. Le leader une fois reconnu, on lui obéit, et c’est bien rare qu’on voie dans son armée des batteurs d’estrade. En France, sous la monarchie, selon des habitudes qui commençaient à être des traditions, il y avait à chaque bord des chefs acceptés qui empêchaient qu’on ne se débandât ; les partis se distinguaient par les noms de leurs chefs, et l’on n’osait point trop s’improviser une initiative en dehors d’eux. Les députés qui arrivaient de leurs provinces s’arrangeaient modestement leur place à leur rang de bataille, et ne visaient pas tout de suite à commander hors ligne ; ils l’eussent voulu qu’ils n’en auraient pas été plus avancés, et qu’il eût bien fallu faire de nécessité vertu. Tout est changé maintenant ; le morcellement des partis, l’éparpillement des idées, ont donné carrière suffisante à toutes les ambitions comme à tous les mérites secondaires ; on a beaucoup de malheur quand on n’aperçoit pas un coin à part où faire son lit pour soi seul ; comme on le fait, on s’y couche. On ne prend conseil de personne on va de l’avant, on pousse sa pointe, on tire à droite, à gauche ; on veut être en vue, on veut être quelqu’un. On a quitté le barreau de sa province, où l’on était honorablement connu ; on n’est pas plus tôt débarqué dans la capitale, qu’on se dépêche de passer à l’état de célébrité européenne ; il faut qu’on ait son amendement, sa proposition. M. Dupin, qui a tant d’esprit, devrait bien inventer un moyen de désigner les propositions autrement que par les noms de leurs auteurs, il aurait ainsi bientôt guéri la moitié de ces maladies parlementaires qui lui procurent tant de tracas. Les anciens chefs n’étaient pas assurément sans avoir aussi leurs inconvéniens ; ils s’immobilisaient peut-être par trop dans l’apothéose qu’on leur décernait et s’enivraient un peu de notre encens ; ils tournaient en grands dieux, soit, mais ne me parlez pas des petits ; la pire engeance qu’il y ait dans l’Olympe représentatif, ce sont encore les dii minores. D’abord il y en a partout : le socialisme, l’orléanisme, le légitimisme, chaque opinion possède les siens, et s’ils sont nés des schismes intérieurs de chaque opinion, ils ont bien ensuite contribué à les élargir et à les accroître. C’est là surtout ce que nous déplorons lorsque nous avons sous les yeux le pitoyable état du camp conservateur ; c’est à l’émulation jalouse, c’est à l’activité trop souvent malfaisante des génies médiocres que nous attribuons pour une bonne part le fractionnement qui le dissout. C’est pour cela que nous sommes de temps en temps plus sévères à leur endroit que nous ne voudrions l’être envers des hommes qui tiennent notre drapeau.

Désirez-vous apprendre ce que c’est, au contraire, qu’une organisation vigoureuse ? Cherchez parmi les radicaux. Leur libéralisme est, il est vrai, toujours et en tout d’aimer à vivre sous une consigne dans l’espoir de la donner chacun à son tour ; mais qu’ils la donnent et qu’ils la reçoivent bien ! Voyez M. Lagrange : il devait ouvrir le feu sur la révision ; il avait emporté d’assaut son numéro d’ordre. Des amis prudens se méfient de son tempérament trop généreux. On lui demande, sans plus de cérémonie, son tour de parole ; comme il y tient beaucoup, il les refuse d’abord quand on l’en prie, il le cède quand on l’exige. C’est, dans la rue, aussi bien réglé que dans le parlement : la consigne gouverne avec le même empire les officines des conspirations et les conférences intimes des bureaux. Il n’y a pas là de nuances, de modifications progressives ; ils sont toujours les mêmes : nous le disions déjà par allusion à divers incidens de la dernière quinzaine ; nous avons encore à le répéter au sujet de celle-ci.

Nous n’affirmerions pas que les voyages du président de la république ne perdent un peu de leur effet en se multipliant, et qu’il reste, somme toute, un bénéfice, politique ou moral, à varier, — quelque habileté qu’on mette aux variations, — les thèmes qu’on ne peut pas changer. Le discours de Poitiers a radouci celui de Dijon ; le discours de Beauvais a répondu heureusement au sincère enthousiasme d’une population paisible. Nous comprendrions néanmoins que le président ne fût point fâché de se reposer : des intervalles de silence ne gâtent rien en politique. Un résultat qu’on ne disputera pas du moins à ces pérégrinations officielles, c’est de mettre en évidence l’uniforme et régulière tactique du parti rouge. On le retrouve à Châtellerault tel qu’on l’a vu à Dijon, à Besançon, l’injure à la bouche et la menace en permanence, manoeuvrant pour faire nombre et comprimant les masses, lorsqu’il ne les possède pas. Les élections qui ont eu lieu dans Seine-et-Marne, dans la Haute-Vienne, dans la Dordogne, ont encore bien montré l’obéissance rendue si fidèlement partout au même commandement dans le concours simultané des abstentions systématiques. Il est vrai que le commandement du radicalisme a paru d’autant mieux exécuté, que le nombre de ceux qui, par obéissance, s’abstenaient de voter s’est grossi de ceux qui, par égoïsme ou par paresse, oubliaient ou abdiquaient aussi leur droit de suffrage, — de ces amis de l’ordre qui veulent qu’on leur en fasse sans avoir la peine de s’en mêler ; — de ces légitimistes, plus absurdes que les émigrés de Coblentz, qui, à Limoges, ne sont point allés au scrutin et se sont retirés à l’instar des radicaux, sous prétexte qu’ils n’avaient point eu la place qu’on leur devait dans les comités préparatoires. Nous ne nous effrayons pas beaucoup de cet anathème jeté par les radicaux sur le suffrage restreint de la loi du 31 mai ; que la révision se fasse ou ne se fasse pas, c’est avec cette loi-là qu’on votera en 1852, et qui ne voudra pas voter avec elle sera bien le maître alors de ne pas voter du tout : il ne le sera pas, s’il plaît à Dieu, de voter malgré la loi. Ce qui nous intéresse donc dans cette conjuration latente, c’est particulièrement l’unité de conduite qu’elle révèle.

Il n’y a pas seulement unité, il y a perpétuité d’inspirations anti-sociales. On a saisi l’autre jour un douzième bulletin du comité de résistance ; il était écrit dans le style des précédens, dans le style des affiches de 1848, dans le style du Père Duchêne de 93. On a saisi un projet d’organisation politique pour le lendemain d’une victoire : il n’y avait pas un mot, pas un article qui n’y eût été transmis de programme en programme par toute une filiation de sociétés secrètes, et qui ne remontât ainsi jusqu’aux premiers fauteurs de séditions à qui vint l’idée d’une force du peuple. On voit que tout cela s’imprime le fusil sous la main ; le fusil est toujours l’outil de rigueur dans ces misérables ateliers d’émeutes. « Nous bourrerons nos fusils, » s’écrient en guise de péroraison les auteurs du douzième bulletin. « Citoyens, à nos fusils ! » disait-on pour en finir au club des brigadiers des ateliers nationaux après avoir décidé à pile ou face l’insurrection de juin. — « Il faut anéantir le dernier bourgeois, il faut brûler le grand livre de la dette publique, » annonçait froidement au club Bonne-Nouvelle un orateur qui a depuis transporté ses pénates en meilleure compagnie. Le comité de résistance en est en 1851 juste au même point que le club Bonne-Nouvelle en 1848 : « Tous les individus ayant trempé dans les intrigues des monarchies précédentes, ayant contribué à opprimer le peuple, sont à jamais privés de leurs droits civiques. — La liste en sera dressée dans chaque département par la société populaire. — Les plus compromis et les plus scélérats d’entre les ennemis du peuple qui auront échappé à la justice populaire seront bannis et dépouillés de leurs biens. — La liste en sera dressée par le peuple encore en armes, assemblé sur la place de la Révolution. — Des contributions forcées seront levées sur les riches pour faire face aux dépenses publiques, en attendant l’organisation d’un impôt national et démocratique. » - Ce n’est pas Robespierre, c’est Marat qui débite cette litanie furieuse ; non, ce n’est ni Robespierre, ni Marat, ni son ombre, c’est, qu’en sait-on ? le premier passant qui vous a coudoyé tout à l’heure sur le pavé de la bonne ville de Paris. Et pourtant je ne m’étonne pas encore beaucoup de cette constance des traditions démagogiques ; l’ivraie de ces méchantes colères repousse et se ressème de graine, il faut en prendre son parti ; notre société porte dans ses flancs des artisans de guerres inexpiables dont elle n’aura plus raison qu’au jour le jour et avec beaucoup de force mêlée de beaucoup de sagesse. On se résignerait encore à cette obligation d’incessante vigilance ; à quoi l’on ne se résigne pas, c’est à voir des hommes honnêtes, éclairés, généreux même, fermer les yeux sur ces secrètes horreurs, dans l’opiniâtreté de leurs fausses visées politiques, et tendre eux-mêmes à l’ennemi commun les armes qu’il tournerait d’abord contre eux. Lisez plutôt au prospectus du comité de résistance l’article des « républicains sans vigueur ! »

Espérons jusqu’à la fin que tout ce qu’il y a de loyal et de sensé dans ce malheureux pays ne voudra pas s’épuiser en discordes fratricides pour laisser prendre le dessus à tout ce qu’il a de fous ou de furieux. Il n’est guère de parti qui ne souffre des siens. Nous sommes à l’un de ces momens où il arrive souvent que c’est la queue qui mène la tête, et la tête de chaque parti doit veiller plus que jamais à ce qui se passe derrière elle. C’est ainsi, par exemple, un devoir étroit pour les véritables chefs du parti légitimiste de contenir et de désavouer les insensés on les impatiens qui les menacent ou qui les débordent afin de jouer aux paladins errans ; mais ce serait une souveraine ingratitude de ne pas reconnaître que ce devoir a été plus d’une fois fermement rempli. M. Berryer surtout a ce courage de vouloir toujours regarder la réalité en face et de ne point se leurrer à plaisir de beaux semblans chevaleresques. Avant d’être de son bord, il est de son pays, et il sait bien qu’il n’est plus permis de courir aucune aventure pour aucune bonne cause. C’est sans doute afin de se convaincre lui et les siens de l’inutilité d’en méditer encore une qu’il a fait en la compagnie de M. Benoît-d’Azy et de M. de Saint-Priest ce dernier pèlerinage d’Angleterre, objet de suppositions si diverses et de rumeurs si mystérieuses. Nous avons plus d’une raison de croire qu’il n’y a rien sous le mystère ; les mystères politiques ont assez cet usage de couvrir le vide. Il était bon que des hommes d’état dont l’opinion est d’un si grand poids fussent à même de voir, d’apprécier par eux-mêmes ce qu’il pouvait advenir du projet de fusion où pour de certains calculateurs il y avait une espérance. Ils ont vu et jugé ; ce n’est pas un voyage perdu que d’en rapporter le dernier mot de quelqu’un. « Quand il ne manquera plus que nous, leur a-t-on dit, nous ne manquerons pas long-temps. » Nous n’avons pas besoin de traduire cette parole ; elle est la vraie parole de la maison d’Orléans, puisqu’elle renvoie aujourd’hui comme hier, comme toujours, toute décision à la France. Elle a d’ailleurs son cachet qui empêche qu’on la récuse ; elle a cette simplicité noble et grave à laquelle on reconnaît celui qui l’a prononcé.

C’est à peine s’il nous reste le temps et la place, au milieu de ces préoccupations que nous cause notre état intérieur, de jeter un coup d’œil au dehors. Nous voulons cependant mentionner un honorable succès du cabinet de Turin. Il s’agissait d’obtenir de la chambre des députés la confirmation du traité de commerce conclu avec la France. On venait de voter presque à l’unanimité le traité de commerce avec la Suisse. L’opposition inintelligente du parti radical garde toujours son poste dans le parlement, comme pour éprouver la patience et former l’expérience du ministère piémontais. Cette opposition avait suspendu en faveur de la Suisse les tracasseries perpétuelles dont elle fatigue M. d’Azeglio et M. de Cavour. M. Brofferio lui-même avait entonné un véritable dithyrambe, selon ses habitudes d’éloquence lyrique, à l’honneur des Suisses, ses frères en radicalisme. Quand ce fut au tour du traité français, l’opposition a reparu tout aussi vive. Les radicaux sont les mêmes dans tous les pays ; il semble qu’ils n’aient pas de plus grand souci que de pousser le monde à l’absolutisme en dégoût de leur règne. Le Piémont a le bonheur d’avoir pu garder, après tant de révolutions et de secousses, un gouvernement à la fois raisonnable et libéral. Le jeune roi, plein de sens et de loyauté, s’est entouré de ministres qui comptent parmi les hommes les plus éminens du pays, parmi les plus dévoués au principe constitutionnel. Ils ont pour la plupart fait leurs preuves dans les lettres, dans les sciences, sur les champs de bataille. Ils aiment l’alliance française, parce qu’elle est une double garantie pour eux, parce qu’elle les aide à tenir en même temps contre les exigences d’une réaction fanatique et contre les prétentions de l’extrême démocratie. Ils travaillent jour par jour avec un zèle digne de tous les éloges à ne laisser le champ libre en Piémont ni aux Autrichiens, ni aux mazziniens ; ils sont dans la véritable voie des destinées piémontaises.

Est-ce donc pour cela que M. Brofferio, que M. Valerio ne cherchent qu’à susciter des obstacles sur leurs pas ? Dans cette discussion du traité de commerce, ç’a été un spectacle singulier de voir cette ridicule opposition piémontaise attaquer la France avec tous les lieux communs dont notre montagne fournit l’étranger contre nous, et en appeler bravement à la France régénérée de 1852. C’est sur celle-là qu’ils comptent peut-être pour les faire ministres à la place de M. d’Azeglio et de M. de Cavour ; elle en ferait bien d’autres ! En attendant, l’éloquence sérieuse de ces deux hommes d’état a vengé l’alliance française des injures sans portée qu’on avait essayées contre elle, et, après un débat de trois jours, le traité a été voté par 89 voix contre 31.

Nous regrettons de ne point suivre aussi régulièrement que nous le voudrions les vicissitudes curieuses qui s’accomplissent dans ces pays lointains de l’extrême Orient, où la France a pourtant, aussi bien que l’Angleterre, des intérêts et des représentans. Signalons aujourd’hui du moins le grave changement qui s’accomplit dans les rapports de la Chine avec l’Europe. Le nouveau gouvernement chinois se montre de plus en plus hostile aux étrangers, et il médite évidemment de réduire les barbares à la condition qui leur était faite dans le Céleste Empire avant les traités. Le fameux Ki-ing, qui passait pour leur être favorable, a été dégradé ; les chrétiens sont renvoyés en exil ; les décrets qui les protégeaient ont été annulés dans tous les actes officiels du cabinet et dans ceux de hauts dignitaires de l’empire. Les missionnaires sont horriblement maltraités ; l’empereur, qui s’est associé à cette réaction dès son avènement, couvre de sa signature les écrits les plus injurieux que les vice-rois lui envoient contre les prêtres, et les publie dans la gazette de Pékin. Les autorités chinoises excitent elles-mêmes le peuple, et les Anglais de Chang-haï se sont vus obligés de renoncer à prendre possession de terrains qui leur étaient attribués dans les conventions, parce que les magistrats ne les protégeaient plus contre les insultes grossières dont on les poursuivait. Il paraîtrait même qu’à Amoy le brick anglais aurait tiré sur la ville, et, malgré la constance avec laquelle le gouvernement britannique s’applique à éluder un conflit général dont les suites lui seraient plus onéreuses qu’utiles, on a lieu de croire que la paix sera de plus en plus difficile à maintenir. L’empereur a même affecté d’inscrire comme un titre méritoire, dans le décret par lequel il envoyait un nouveau magistrat à Amoy, que le motif de son choix était « la vigueur notoire avec laquelle cet officier avait réduit les barbares révoltés à l’obéissance. »

Pendant que la Chine recommence ainsi à se fermer aux Européens, et provoque à peu près impunément des ressentimens dont la satisfaction coûterait peut-être trop cher, il se pourrait bien qu’un autre empire, dont l’accès était encore plus impraticable, s’ouvrît maintenant à l’activité dévorante des États-Unis. Les États-Unis, et surtout le nouvel état de Californie, aspirent hautement à se frayer l’entrée du Japon ; ils y ont besoin d’un port, et les Américains, une fois qu’ils auront résolu de l’avoir, ne se décourageront pas qu’ils ne l’aient : ils iront là comme ils vont partout, toujours le go-a-head.

Ce n’est pourtant pas seulement l’approche ou la fréquentation des Occidentaux qui menace ou qui trouble la sécurité de ces vieux empires. La Chine en particulier semble en proie à une sorte de dissolution. Le mouvement insurrectionnel qui s’était élevé dans les provinces de Kwang-si et de Kwang-tang se prolonge encore, et le commerce extérieur s’en ressent même beaucoup. Les rumeurs de cette révolte pénètrent plus ou moins vaguement jusqu’à Hongkong ; elle serait plus redoutable qu’on ne l’avait cru d’abord. Les villes de Ho et de Kai-Kien passent pour avoir été mises à feu et à sang. La révolte est un véritable brigandage, et le brigandage s’étend si bien dans tout l’empire, que les consuls étrangers ne sont plus même en sûreté dans les villes où ils ont leur pavillon. Les Chinois d’ailleurs ne comprennent rien aux usages et aux idées de l’Europe en matière de droit des gens : le respect du pavillon ne commence à les gagner que lorsqu’ils le savent appuyé par les canons de la marine. Les mandarins sont impuissans à réprimer ces attaques, qui se passent en plein jour ; des bandes entières de voleurs armés s’emparent des rues les plus fréquentées et se retranchent dans les maisons. Nous ne pensons pas sans émotion à la vie que mènent nos agens au milieu de ces périls continuels et sous ce climat qui use toutes leurs forces ; ils ont à lutter sans cesse contre des obstacles dont on ne se fait guère ici d’idée ; ils dépensent leur énergie en efforts qui restent trop souvent obscurs. Il appartient au gouvernement de ne point perdre de vue ces utiles services, et de savoir les récompenser à propos.

ALEXANDRE THOMAS.


LA REINE MARIE-ANTOJNETTE, DE M. PAUL DELAROCHE[1].

« On appela la reine pour entendre son arrêt… Elle l’écouta sans prononcer un seul mot et sans faire un seul geste. Hermann lui demanda si elle avait quelque observation à faire sur la peine de mort portée contre elle. Elle secoua la tête et se leva comme pour marcher d’elle-même à l’exécution. Elle dédaigna de reprocher sa rigueur à la destinée et sa cruauté au peuple. Supplier, c’eût été reconnaître. Se plaindre, c’eût été s’abaisser. Pleurer, c’eût été s’avilir. Elle s’enveloppa dans le silence qui était sa dernière inviolabilité. Des applaudissemens féroces la suivirent dans les profondeurs de l’escalier qui descend du tribunal à la prison. Les premières lueurs du jour commençaient à lutter sous ces voûtes avec les flambeaux dont les gendarmes éclairaient ses pas. Il était quatre heures du matin. Son dernier jour était commencé. »

Le sujet de la nouvelle composition de M. Paul Delaroche est renfermé tout entier dans ces quelques lignes. On nous a assuré que ce tableau avait été conçu et commencé avant la révolution de février, vers 1847. Ce doit être après la, lecture et sous l’inspiration de ce passage de la fatale Histoire des Girondins, alors dans toutes les mains. Cette page du poète-historien aura frappé le peintre qui l’a traduite avec le pinceau, mettant à son œuvre ce cachet de sévérité et de distinction qui lui est propre. Voulant représenter la noble et touchante figure de cette reine, hier si séduisante et si superbe, frappée aujourd’hui, comme la Niobé antique, dans son orgueil et ses plus chères affections, le peintre a choisi le moment qui suit la condamnation, et où la reine se retire du prétoire. En cela, il a montré cette délicatesse de goût, ce tact sûr qui le distinguent. Pouvait-il en effet placer cette femme, — qui peut répondre à l’appel de son nom : Marie-Antoinette de Lorraine et d’Autriche, veuve du roi de France, — face à face avec un Fouquier-Tinville ou un Hébert, ou en présence de leurs infimes et sanguinaires comparses du tribunal révolutionnaire les Hermann, les Sellier, les Coffinhal, les Foucault, les Masson et autres instrumens des vengeances populaires jetés par le peuple lui-même aux gémonies de l’histoire ? Un esprit vulgaire eût succombé à la tentation de faire briller une dernière fois d’une royale majesté l’œil de la reine répondant à ses misérables juges. M. Delaroche, qui possède à un si haut degré la science de l’intérêt, a compris qu’il y avait un moment qui résumait en quelque sorte toutes les émotions, toutes les douleurs : c’est le moment qui suit le jugement. M. Paul Delaroche l’a choisi sans hésiter. La plus grande iniquité de ces jours néfastes de la terreur est consommée ; l’arrêt vient d’être prononcé. La révolution qui tenait dans ses mains cette princesse, fille, femme et mère de rois, n’a pas su se montrer magnanime. Les vengeances d’en bas l’ont emporté. La reine vient d’être condamnée. On la reconduit du tribunal à la prison, d’où elle ne doit sortir que pour monter sur l’échafaud.

La mise en scène est des plus naturelles et des plus simples. Au fond, les juges iniques, éclairés par la lueur douteuse d’une lampe et revêtus de leurs insignes révolutionnaires, sont debout. Ils triomphent, ils ont vaincu, et leur front est sombre, leurs regards sont troublés. Sur le premier plan, le dos tourné au tribunal et faisant face au spectateur, la reine s’avance escortée par des gendarmes et des gardes nationaux que commande un officier, choisi, comme on peut s’en convaincre à sa physionomie, parmi les plus ardens suppôts du parti jacobin. Les autres gardes sont impassibles ; gendarmes ou limiers de police, ce sont de ces instrumens qui appartiennent nécessairement au plus fort, et qui, en temps de révolution, escortent tour à tour vainqueurs et vaincus, que tour à tour les mêmes lois condamnent et que le même couteau décapite. La séance du tribunal révolutionnaire a été longue ; elle a rempli toute une nuit. Le pâle et froid rayon d’une matinée d’octobre s’échappant d’une fenêtre que le peintre suppose faire face à la reine, et place entre elle et le spectateur, jette une lueur blafarde sur le visage, les épaules, les bras et tout le buste de Marie-Antoinette. Celle-ci, en se retirant, longe une tribune basse, placée à sa gauche, et que remplit le peuple et la vile populace. Là sont réunis tous les sexes, tous les âges, toutes les passions, depuis l’affreux maratiste, qui menace du poing la victime découronnée, depuis la mégère édentée qui lui jette l’injure en passant, jusqu’à la jeune femme qui partageait peut-être tout à l’heure ces haines populaires, mais dont la physionomie s’apaise, s’attendrit, et dont l’œil humide va laisser couler une larme, jusqu’au gamin de l’époque dont la tête brune apparaît au milieu des bonnets rouges, et dont la prunelle espiègle et curieuse plutôt que méchante ne peut se détacher d’un spectacle si étrange et si nouveau pour lui.

La composition, comme on voit, est d’une extrême simplicité ; des gardes conduisent hors du tribunal une femme qu’un jugement vient de frapper, et que des gens du peuple injurient ou contemplent avidement. L’artiste a donc voulu tout laisser à l’expression. C’est l’expression seule qui peut nous apprendre quelle est cette femme ou plutôt ce qu’elle a été ; ce qu’elle souffre, ce qu’elle pense, et quel est le sort qui lui est réservé. M. Paul Delaroche n’a pas failli à ce qu’on était en droit d’attendre de lui et a dignement rempli le programme qu’il s’était imposé. Cette femme n’a plus rien dans ses vêtemens et son entourage qui rappelle son ancien rang, ni sa splendeur d’autrefois. Ainsi qu’on l’a fort justement observé, sa dignité de femme ne lui a pas permis de se draper dans sa misère et de chercher à apitoyer le peuple en étalant les baillons de sa prison. Elle s’est coiffée et vêtue aussi convenablement que ses geôliers le lui ont permis. Elle a jeté un fichu blanc sur sa robe noire et rattaché les boucles de sa chevelure, qui tombent sur le cou et les épaules, avec un ruban noir. Son costume, en un mot, est celui que peut porter la plus modeste bourgeoise de Paris, et cependant il suffit de jeter un regard sur la pâle et majestueuse figure de celle qui vient d’être condamnée et qu’on affecte de traiter comme une obscure malfaitrice, pour reconnaître la reine. Son front a perdu sa royale couronne ; mais il reste haut, et la douleur et les angoisses de sa captivité lui ont fait, avant le temps, comme un diadème de cheveux blancs. Si les chagrins et les terribles insomnies ont pâli ce teint autrefois éblouissant, creusé et bruni l’orbite de cet œil souverain, éteint son éclat et gonflé ses paupières, d’où, on ne le sent que trop, tant de larmes sont tombées ; si enfin la femme a long-temps et cruellement souffert, elle n’a jamais abdiqué. Elle est reine encore par la majesté naturelle de sa démarche, par l’indifférent mépris qu’elle ressent pour ces juges infâmes qui l’ont condamnée, pour ce misérable peuple qui la poursuit de ses clameurs ; reine par ce léger froncement du sourcil, par le gonflement involontaire de la narine, par cette amère et insensible contraction de la lèvre qui exprime à la fois la résignation et le dédain ; reine surtout par ce caractère indélébile qui se manifeste dans son attitude si pleine de dignité et dans l’ensemble de l’expression de son noble visage.

Le peintre, ayant choisi une situation passive et toute contenue, a parfaitement compris que ce moment solennel ne comportait ni gestes ni paroles. La reine se tait, et ne vit plus déjà que par la pensée. Ses bras tombent et suivent sans effort le mouvement et les ondulations du corps. Cet abandon a du charme ; il est naturel et n’exclut pas la noblesse. La physionomie est calme et réfléchie. Ce n’est pas encore la majestueuse immobilité de la mort, c’est la complète abnégation et l’impassible enthousiasme du martyre. Ces pensées que tout à l’heure elle va confier au papier, et qu’elle envoyait à sa sœur, se présentent en foule à son esprit. Elle songe d’abord au roi son mari. Innocente comme lui, elle ne demande qu’à mourir comme lui, et se propose de montrer la même fermeté dans ses derniers momens. Si elle a un profond regret, c’est d’abandonner ses pauvres enfans ; elle n’existait plus que pour eux et pour sa soeur. Elle les bénit, elle les console, elle leur adresse de suprêmes avis. Vient ensuite la pensée de Dieu : elle lui demande sincèrement pardon de toutes les fautes qu’elle a pu commettre ; elle espère qu’il voudra bien recevoir son ame dans sa miséricorde et dans sa bonté ; elle pardonne encore une fois à ses ennemis le mal qu’ils lui ont fait. Elle avait des amis : leurs peines et l’idée d’en être séparée pour jamais sont un des plus grands regrets qu’elle emporte en mourant. Sa pensée revient une dernière fois à ses pauvres et chers enfans ; elle leur adresse un adieu suprême : — Mon Dieu, qu’il est déchirant de les quitter pour toujours !… s’écrie-t-elle dans son cœur.

Le peintre de l’antiquité n’ayant à exprimer qu’un seul sentiment, une seule douleur, reculait devant ce qu’il regardait comme impossible, et couvrait d’un voile la tête de son héros. M. Paul Delaroche n’a pas, lui, de ces naïves faiblesses. Tout au contraire, il semble rechercher de préférence ces sujets où la physionomie humaine joue le rôle principal et doit beaucoup exprimer. Élisabeth terrassée par la douleur physique et la douleur morale, Strafford béni par l’archevêque de Cantorbéry ; Charles 1er captif, jouet d’une soldatesque insolente qui abuse de sa victoire et de sa force ; Richelieu mourant, songeant toujours à gouverner, mais surtout à se venger ; Cromwell contemplant le cadavre du roi décapité ; Napoléon franchissant le mont Saint-Bernard, sont, avant tout, si on peut s’exprimer ainsi, des personnages à expression. La tête de la reine Marie-Antoinette est le chef-d’œuvre du genre ; ’ elle traduit aussi complètement que possible toutes ces idées si douloureuses et si complexes que tout à l’heure nous n’avons fait qu’indiquer ; elle les traduit sans exagération ni recherche, et en les subordonnant aux deux grandes pensées qui préoccupèrent par-dessus, tout l’infortunée princesse : l’espérance en Dieu et le maintien de sa dignité royale. Nous savons que l’on a reproché au peintre l’exagération de ce dernier sentiment. En plaçant la reine sur le premier plan du tableau, en concentrant sur sa figure le seul rayon de jour qui perce ces ténèbres, a-t-il, comme on l’a prétendu, dépassé son but et démesurément grandi là victime ? Nous ne le pensons pas. Bossuet, dans sa magnifique oraison funèbre de la reine d’Angleterre, n’a pas autrement procédé. Après ce préambule de quelques lignes, dans lequel l’orateur chrétien rapporte naturellement tout à Dieu, il remplit exclusivement toute la première partie de son discours du récit des infortunes de la princesse, de l’éloge de ses vertus et de ses grandes qualités. Ce n’est que plus tard qu’il daigne jeter un rapide coup d’œil sur cette révolution d’Angleterre qui a vaincu sa reine, et sur cet homme d’une profondeur d’esprit incroyable qui s’est rencontré pour faire triompher la réformation, mais qu’il ne représente, après tout, que comme un de ces instrumens dont il plaît à Dieu de se servir quand il veut châtier les peuples et instruire les rois. Si M. Paul Delaroche a suivi dans sa composition une marche analogue à celle de l’orateur chrétien, s’il a concentré l’intérêt sur la royale victime aux dépens des personnages qui l’entourent, qui oserait l’en blâmer ? Les conditions de son art ne lui permettaient pas sans doute de faire apparaître, sur l’avant-scène de son tableau, l’image de celui de qui relèvent les empires et qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plait, de grandes et de terribles leçons ; mais il est aisé de reconnaître qu’il n’y a là qu’un sous-entendu. L’idée religieuse ne pouvait être écartée d’un tel sujet ; elle se retrouve dans l’attitude digne à la fois et résignée de la reine, dans ce regard réfléchi, et comme intérieur, qui n’appartient qu’à la foi ; elle apparaît encore dans ce rayon de jour qui vient d’en haut, et dont le peintre a tiré un si heureux parti pour illuminer le visage de la condamnée, et en quelque sorte pour la glorifier autant qu’il lui était permis de le faire sans recourir à l’allégorie. Ce n’est plus là une victime de la fatalité antique ; ce n’est pas non plus, comme chez Charlotte Corday, la rayonnante exaltation d’un glorieux fanatisme, ni, comme chez Mme Rolland et les girondins, l’impassible et indifférente sérénité des confesseurs de la philosophie moderne.

Nous sommes disposé à croire que ce sujet a long-temps préoccupé l’artiste. Il appartenait de droit au peintre le plus dramatique de notre époque de retracer cette scène, la plus émouvante peut-être, de cette grande tragédie de la révolution française. Nous savons que M. Paul Delaroche est doué d’un esprit très souple et très étendu. Souvent facile et correct, très rarement vulgaire, quelquefois châtié et presque archaïque, il est toujours intéressant. Obéissant à une des évolutions de son talent, il a composé avec une adresse infinie l’un des plus considérables morceaux de peinture décorative que l’école française ait produits. Ses peintures de l’hémicycle de l’école des Beaux-Arts, où brille un rare talent, accusent plutôt une tentative dans le style héroïque qu’une complète transformation, et ne sont peut-être qu’un magnifique caprice. M. Paul Delaroche sut sans doute se plier merveilleusement aux convenances du sujet qui écartaient tout intérêt, toute passion. Il composa un beau poème dans un genre à la fois admiratif et didactique, plein de détails ingénieux et charmans, d’aperçus philosophiques, de points de vue nouveaux et scientifiques, qui étonna la foule plutôt qu’il ne la séduisit. Cette fois il plut sans émouvoir. Or, une des propriétés du talent de M. Paul Delaroche est de savoir presque toujours plaire et toujours émouvoir. Nous ne sommes donc pas surpris que l’homme qui débuta, il y a vingt-cinq on trente ans, par Joas dérobé du milieu des Morts (salon de 1822), Jeanne d’Arc malade et interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester (salon de 1824), Caumont de la Force, Miss Macdonald et les Suites d’un Duel (salon de 1827) ; qui plus tard a produit les Enfans d’Édouard, l’Élisabeth, la Jane Gray, le Charles Ier, le Strafford, le Cromwell, et tant d’autres morceaux d’un intérêt si saisissant, ait fait une infidélité à ces belles et froides madones de la renaissance, à ces majestueux personnages des fresques florentines qui le captivaient naguère, pour revenir franchement au drame. Ce retour est aussi absolu que possible. La peinture de M. Paul Delaroche est bien de la peinture contemporaine, pleine d’actualité ; il existe même plus d’un point de rapport, plus d’une singulière analogie entre son dernier ouvrage et la composition qui le fit connaître au début : nous voulons parler de Jeanne d’Arc dans sa prison. Le malheur de la reine n’est pas moins touchant que celui de la bergère, et toutes deux viennent de tomber de bien haut. La tête du cardinal de Winchester interrogeant la prisonnière et celle de l’officier démagogue qui commande l’escorte de la rune captive sont bien du même pinceau et animées toutes deux par un égal fanatisme. Cette fois, il faut le dire, le drame s’est élevé, s’est épuré ; les petits effets, les détails secondaires ont disparu. Tout l’intérêt est concentré sur une seule figure et résulte d’une seule expression ; ce n’est plus une action, c’est un dénouement, et des plus poignans.

Dans la dernière œuvre de M. Paul Delaroche, le retour à sa première manière est peut-être plus sensible encore pour ce qui touche à l’exécution que dans la composition même. Certaines tendances archaïques ont absolument disparu : la ligne est redevenue plus souple et plus ondoyante, le pinceau plus facile et plus moelleux ; la touche a perdu de sa sécheresse et de sa rigueur ; le coloris s’est rompu et a repris quelque chose de flamand : enfin l’habile entente du clair-obscur et l’harmonie de l’ensemble rappellent le peintre de Jeanne d’Arc, de Clara Macdonald et de Cromwell, si différent du peintre de l’hémicycle et de quelques ingénieuses réminiscences de l’école italienne. Nous devons faire la juste part de la critique et ajouter que peut-être l’artiste a beaucoup sacrifié pour atteindre à cette extrême harmonie et a fait trop de concessions à l’effet. C’est ainsi que tout le devant du tableau, à partir de la bordure jusqu’au tiers de sa hauteur, est plongé dans une ombre un peu égale et par trop compacte. Cela donne une apparence de négligence à l’exécution des pieds et du bas de la robe de la reine, et on a peine à distinguer la forme et le ton local de chaque objet, des boiseries de la tribune où le peuple se presse, de la banquette placée derrière la reine, qui sont uniformément teintés de noir et de roux. Ces tons bruns sont également prodigués dans tous les plans éloignés du tableau, particulièrement vers la gauche, dans le haut de la tribune où se pressent de hideux personnages aux formes confuses, dignes habitués de ce pandoemonium populaire, où nous voudrions retrouver ces ténèbres visibles de Milton. La partie droite du tableau, où l’on aperçoit à l’arrière-plan les jurés coiffés du bonnet rouge, trois des neuf juges qui condamnèrent la reine[2], et parmi eux Hermann, leur président, debout et la tête couverte d’un feutre empanaché, comme un ridicule et odieux comédien de mélodrame ; est éclairée par la lumière d’une lampe. L’effet est vrai et touche à la réalité ; mais peut-être la transition de ces arrière-plans et des plans secondaires, plongés dans une demi-obscurité, avec la pleine et vive lumière du jour répandue sur la figure et le buste du personnage principal, est-elle un peu brusque : il en résulte que les blancs du mantelet et des manchettes paraissent crus. Un léger glacis d’ocre eût pu rétablir une parfaite harmonie, mais le peintre a préféré sans doute se confier à l’action du temps, qui seul peut répandre sur son œuvre, dans une irréprochable proportion, ces teintes dorées, cette patine magique, que l’on simule vainement, et qui donne un si grand charme aux peintures flamandes et vénitiennes.

On pourrait encore signaler d’autres défauts dans la dernière production de M. Paul Delaroche. Ainsi, par exemple, cet embonpoint, ou plutôt cette bouffissure que l’inaction de la prison a donnée à la reine, paraît un peu exagéré. Il y a, ce semble, une trop grande différence entre la svelte et vive princesse de Trianon et de Versailles et la femme présente devant nous. Cet embonpoint épaissit singulièrement le cou et fait paraître le menton et toute la partie inférieure du visage un peu lourds, ce qui tend à exagérer le caractère de nationalité autrichienne qui appartenait à la princesse. Cet embonpoint nous a valu en revanche des bras d’une rondeur charmante et d’un admirable modelé, particulièrement ce bras droit et cette main qui tient si naturellement le mouchoir trempé de larmes. Peut-être les lois de la perspective pourraient-elles être plus rigoureusement observées, les personnages secondaires plus intéressans et moins sacrifiés au personnage principal, et cela sans nuire à l’unité d’intérêt, mais au contraire en y ajoutant et en la fortifiant, comme l’artiste nous l’a prouvé par le seul regard de la jeune femme contemplant la reine. On verra peut-être là un peu d’exigence de notre part ; un seul exemple nous fera comprendre. Derrière ce hideux officier de la garde nationale, ceint de l’écharpe, qui commande le détachement qui escorte la reine, et contrastant avec la froide et rude figure de l’impassible gendarme, on entrevoit dans l’ombre la tête d’un jeune soldat, garde national sans doute. Je l’ai devinée sympathique, mais j’aurais voulu la voir telle. Il y avait là une sorte de moralité pour le spectateur, auquel, au moyen d’un de ces coups de pinceau à la Tacite qui jettent sur toute une époque une effrayante lumière, le peintre eût fait comprendre combien aux heures néfastes des révolutions les sympathies les plus généreuses sont impuissantes et timides, sinon serviles, et comment la jeunesse elle-même, le jeunesse armée et intelligente, peut sacrifier sur ces autels de la peur qu’André Chénier flétrissait en 1792, et sur lesquels deux ans plus tard on l’immolait[3].

Nous ne nous appesantirons pas davantage sur de légères imperfections, d’autant plus que M. Paul Delaroche pourrait, et avec raison, nous reprocher de ne l’accuser que de péchés d’omission, et ceux-là sont des plus véniels et des plus contestables. Nous préférons féliciter l’artiste sur le grand et légitime succès qu’il vient d’obtenir. À une époque de la vie où tant d’autres croient avoir dit leur dernier mot et se reposent sur d’anciens succès, nous aimons à le voir courageusement à l’œuvre, cherchant de nouvelles voies, ou rentrant dans les anciennes pour les étendre et les élargir. Cette persistance dans le travail, ces vaillans efforts et ce constant amour pour son art témoignent d’une dignité de caractère et d’une honnêteté de cœur qui n’appartiennent qu’aux vrais artistes et aux natures supérieures. M. Paul Delaroche, en produisant une œuvre qui maintient le rang si honorable qu’il occupait à la tête de l’école française, vient de nous montrer qu’il possédait au plus haut degré les plus précieuses qualités et les vertus de l’artiste. Il sait, il veut, il produit. Qu’il nous permette toutefois de mêler à nos éloges, non pas une critique, mais l’expression d’un regret : c’est de le voir, lui, doué d’un caractère si ferme et d’un esprit si courageux, suivre l’exemple d’un maître illustre et se retirer irrévocablement des expositions annuelles. Que peuvent donc avoir à redouter de l’épreuve de la publicité la plus étendue, ou même de la comparaison, des hommes comme MM. Ingres et Paul Delaroche ?

F. MERCEY.

VERHANDELINGEN VAN HET BATAVIAASCHE GENOOTSCHAP VAN KUNSTEN EN WETENSCHAPPEN (Transactions de la Société des arts et sciences de Batavia)[4]. — De toutes les institutions scientifiques ou littéraires fondées par les Européens en Orient, la Société de Batavia est la plus ancienne ; elle date de 1778. La première idée de sa création est due à M. Mattheus Radermacher, membre du conseil des Indes et gendre de M. Reijnier de Klerk, alors gouverneur-général des possessions néerlandaises dans l’archipel d’Asie. Sa devise : Ten nut van Algemeen (pour l’utilité publique), indique très bien le but qu’elle se proposait dans les travaux qu’elle allait entreprendre, et la direction que depuis lors elle leur a imprimée. L’article second de son règlement porte en effet qu’elle s’occupera, non-seulement de l’histoire naturelle des langues et des antiquités des pays au centre desquels elle est placée, mais encore de toutes les questions relatives à l’agriculture, au commerce et aux intérêts coloniaux. Les vingt-deux volumes de mémoires qu’elle a fait paraître depuis 1779, époque où le premier vit le jour, attestent le zèle et la fidélité qu’elle a mis à remplir les engagemens et les conditions de son programme. Des recherches sur la géographie de plusieurs points de l’archipel d’Asie, des monographies dont les règnes végétal et animal, si riches, si curieux dans ces contrées, ont fourni les élémens, des dissertations médicales sur plusieurs maladies particulières à ces climats, quelques travaux que l’on pourrait ranger dans la classe de l’économie politique, tel est le principal contingent des premiers volumes, où figurent les noms de MM. Radermacher, W. van Hogendorp, Josua van Iperen, Johannes Hooijman, Isaac Titsing, F. van Siebold, Roorda van Eijsinga, etc., comme collaborateurs. Les recherches purement historiques sont, proportion gardée, peu considérables dans cette première partie de la collection ; elles y sont représentées par deux morceaux qui méritent entre autres une mention spéciale : 1° le récit de la guerre soutenue par les Hollandais contre plusieurs princes javanais de 1741 jusqu’en 1757 (tome douzième), et 2° le tableau du commerce des Européens avec le Japon, tableau auquel est consacré tout le tome quatorzième, et qui est l’ouvrage de feu M. Meijlan, chef du comptoir hollandais à Nangasaki. La position officielle de l’auteur au Japon, où ses compatriotes ont seuls avec les Chinois le privilège d’être admis, comme on le sait, donne à son livre une grande autorité. Ce livre vient prendre place à côté des descriptions si exactes de cet empire tracées vers la fin du XVIIe siècle par Kaempfer et par Valenlijn dans sa Beschrijving van Oost Indien, le plus important ouvrage sans contredit que les Européens aient jamais écrit sur l’Orient, et à côté des recherches modernes de MM. van Overmeer, Fisscher et de Siebold. La philologie, de même que l’histoire naturelle, est entrée pour une large part dans les mémoires de la Société de Batavia, et depuis ces dernières années elle y a pris une extension prédominante. Dès le début de cette compagnie savante, on la voit rassembler des listes de mots empruntés aux dialectes les moins connus de l’archipel indien : dialectes d’Achem, des Battas à Sumatra, de Macassar, de Bony à Célèbes, de l’île Bali, etc.

Ces essais, quoique incomplets, peuvent encore être consultés avec fruit pour l’étude comparée de ces divers dialectes et des races qui peuplent cette partie du globe. Plus tard, en 1826, une grammaire courte, mais assez méthodique, de la langue japonaise, œuvre de M. de Siebold, fut publiée dans le tome onzième sous le titre de Epitome linguæ Japonicæ. De tous les idiomes de l’archipel d’Asie, le javanais, de formation ancienne, d’une structure très artificielle, est celui qui a donné naissance à la littérature la plus riche, la plus originale. L’île dans laquelle il est répandu est couverte de ruines splendides, débris et témoignages d’une civilisation jadis très avancée et puissante. Sur les murs des temples et des palais, encore en partie debout, sont sculptées de nombreuses inscriptions. Il y avait là une mine de richesses archéologiques et littéraires dont l’History of Java de sir Thomas Stamford Raffles, gouverneur de cette île pendant l’occupation anglaise, de 1811 à 1815, avait déjà fait soupçonner la valeur ; mais, pour mettre cette mine en œuvre, il fallait avant tout la connaissance de la langue qui peut en ouvrir l’accès. À la Société de Batavia revient l’honneur d’avoir provoqué et encouragé les travaux dont cette langue est devenue l’objet. Le gouvernement néerlandais dans la mère-patrie, partageant les mêmes vues, décida que le javanais serait enseigné ainsi que le malay à l’école militaire de Bréda, et en fondant, il y a quelques années, l’académie civile de Delft, établissement destiné à former des employés pour les administrations publiques dans les Indes orientales, il créa une chaire spéciale pour chacune de ces deux langues.

Cette double impulsion, partie à la fois de la Société de Batavia et du ministère des colonies en Hollande, à la tête duquel était alors placé M. Baud, s’est révélée par une foule de publications qui rendent possible maintenant aux orientalistes l’intelligence des textes javanais, inabordables autrefois. Le créateur de ces études est Adriaan David Cornets de Groot, jeune linguiste de talent enlevé à la fleur de l’âge, au moment où il venait à peine d’atteindre sa vingt-cinquième année, et qui comptait parmi ses ancêtres paternels un homme qui a été une des gloires de la Hollande, Huig de Groot (Hugo Grotius). La Gramrnaire Javanaise de Cornets de Groot, Javaansche Spralckunst, forme le quinzième volume des Transactions de la Société de Batavia. Depuis lors MM. Gericke, Winter et Friederich ont enrichi cette collection de textes revus, traduits ou commentés par eux : le Roivoho ou Mintorogo, poème javanais édité par M. Gericke (tome XX), et le Romo, imitation métrique du Ramayana sanskrit (tome XXI, 2e partie). Le dix-neuvième renferme une production remarquable ; comme étant le premier travail complet et critique qui ait été entrepris sur l’une des grandes compositions poétiques des Malais : c’est le poème de Bida Sari, donné en original, avec une traduction et des notes, par M. van Hoëwel, vice-président de la société. Ce poème, qui tient par le fond au genre du roman, relève aussi en quelque sorte du drame, car l’action se déroule en une suite de dialogues qui se succèdent presque sans interruption. Il offre un simple et touchant récit des aventures d’une jeune princesse javanaise abandonnée au milieu des bois par ses parens fuyant devant leurs sujets révoltés, et qui, après des épreuves supportées avec courage et résignation, trouve pour époux un souverain et une couronne plus brillante que celle qu’elle avait perdue. On est aussi redevable à M. van Hoëwel d’avoir retrouvé un ancien dictionnaire manuscrit de l’un des dialectes principaux de Formose, dont le langage était jusqu’à présent un desideratum de la philologie européenne. Cet ouvrage avait été rédigé, à ce qu’il paraît, à l’époque où les Hollandais occupèrent cette île, de 1624 à 1661, par un de leurs missionnaires nommé Gerardus Happart, envoyé alors avec d’autres membres du clergé néerlandais à Formose pour y répandre les doctrines de l’Evangile ; les exigences de leur ministère les conduisirent à étudier les deux principaux dialectes formosans, celui du district de Sakam et le dialecte du district de Favorlang : c’est ce dernier auquel s’était attaché Gerardus Happart, et dont il nous a donné un lexique assez étendu, et où les mots sont rangés sous le radical duquel ils dérivent. On ne saurait douter, d’après l’examen de l’idiome favorlang, qui trahit de grandes analogies avec les dialectes des Philippines, qu’il appartient à la famille des langues disséminées sur cette vaste étendue du globe dont les limites sont à l’ouest le cap de Bonne-Espérance et à l’est les dernières îles du grand Océan, et on est en droit d’en induire que la population autocthone de Formose est océanienne et non pas chinoise d’origine. La compilation de Gerardus Happart, si utile pour les investigations de la philologie comparée et de l’ethnologie, a été accueillie avec empressement par la Société de Batavia, et, revue et annotée par M. van Hoëwel, elle a été insérée dans son recueil (tome XVIII).

Le tome vingt-deuxième, qui est le dernier qu’elle ait fait paraître, date déjà de près de deux ans, de 1849. Diverses circonstances en avaient retardé la mise en circulation, et ce n’est que tout récemment qu’il est parvenu de Batavia en Europe. Il s’ouvre par un discours où M. le président Buddingh rend compte des travaux de la compagnie savante à la tête de laquelle il est placé, des efforts et des sacrifices qu’elle a faits pour encourager l’étude du kawi ou javanais ancien, de la publication projetée d’un dictionnaire de la langue bougni en usage dans l’île Célèbes, des recherches qui se sont produites au sein de la société sur la géographie, l’ethnologie et l’histoire naturelle, et dans lequel M. Buddingh énumère les manuscrits précieux et les objets d’antiquité qu’elle a récemment acquis. M. le docteur Bleeker a coopéré à ce dernier volume par une suite de mémoires sur diverses classes de poissons, les labioïdes à écailles glabres, Gladschubhige Lipvisschen, qui vivent dans les eaux de Batavia ; les percoïdes de l’archipel malayo-moluquais ; les blennïoïdes et les gobioïdes de l’archipel de Sunda et des Moluques ; sur la faune ichthyologique des îles Bali et Madura. M. James Richardson Logan, le savant éditeur du Journal of the Indian Archipelago, y a coopéré par un travail sur la constitution géologique des roches de Poulo Oubin ; M. Buddingh, par une histoire et une théorie du panthéisme, principalement au point de vue indien ; M. le naturaliste Zollingen, par la relation d’un voyage fait dans les îles Bali et Lombok ; M. Ferdinand von Sommer, par un catalogue des couches et formations géologiques de la Nouvelle-Hollande, et enfin M. Friederich, par des recherches sur la langue et les anciens monumens littéraires de Bali. Cet orientaliste, envoyé par la Société de Batavia pour étudier ces monumens, a donné une notice très curieuse des manuscrits que les prêtres de cette île ont mis à sa disposition. Son mémoire se termine par une copie lithographiée du Vrétta-Santchaya, ou recueil des formes métriques employées dans la poésie balinaise.

Le tome vingt-troisième et prochain contiendra, ainsi que nous l’annonce M. Buddingh, le texte et la traduction en vers hollandais du Brata Youdha ou la Guerre des Bahratas, poème épique en javanais ancien ou kawi, dont l’auteur, Hempou Sedah, est présumé avoir vécu vers le IXe ou le Xe siècle de notre ère. Cette publication a été confiée à M. Cohen Stuart, actuellement fixé dans Pupe des résidences de Java, à Sourakarta. L’ampleur et l’élévation de pensée, ainsi que la beauté de style, qui caractérisent l’œuvre de Hempou Sedah, semblent justifier le titre d’Homère javanais que quelques savans lui ont donné. L’esquisse que nous venons de tracer des travaux accomplis jusqu’à présent par la Société de Batavia montre que, pour la variété, l’étendue et l’intérêt de ces travaux, elle peut être considérée comme marchant de pair avec les compagnies savantes les plus distinguées de l’Orient et de l’Europe.

ED. DULAURIER.


HISTOIRE DES PEINTRES DE TOUTES LES ÉCOLES DEPUIS LA RENAISSANCE JUSQU’A NOS JOURS, par MM. Charles Blanc et Armengaud[5]. — La publication de cet important ouvrage est à la fois trop peu avancée et trop morcelée en monographies sans liaison chronologique, pour qu’il soit possible encore d’en déterminer le caractère général. Entreprise quelques mois après la révolution de février, dans des circonstances où nous étions tentés de nous occuper du temps actuel beaucoup plus que des siècles écoulés, elle courait grand risque de paraître inopportune. Le moyen de nous distraire des émotions politiques par le spectacle des œuvres de l’art ? On n’y avait guère réussi dans deux occasions récentes, ou plutôt l’application du principe de la liberté illimitée au Salon et à l’exposition des figures de la République avait obtenu un tout autre succès que celui qu’on s’était promis. Dans le domaine de la peinture, comme ailleurs, les épreuves subies à cette époque eurent le mérite d’être promptement décisives ; mais aussi l’on pouvait craindre qu’elles n’eussent amené en dernier résultat l’indifférence pour les beaux-arts et pour tous les travaux qui s’y rattachent. Il y avait donc quelque péril à mettre au jour, dans de telles conditions, un recueil de gravures d’après les anciens maîtres, et à venir raconter l’histoire des diverses phases de la peinture à des gens qui ne se souciaient que de l’histoire des révolutions sociales. Cependant l’habile reproduction de quelques tableaux des écoles française, flamande et hollandaise attira d’abord l’attention des artistes sur la nouvelle publication ; peu à peu chacun remarqua ces livraisons, très préférables à tous égards aux livres illustrés qui figurent sur les tables des salons, et l’Histoire des Peintres ne tarda pas à être classée parmi les ouvrages d’art sérieux. Il n’y avait que justice en cela. Toutefois il est assez difficile jusqu’à présent d’apercevoir le but précis que se sont proposé les auteurs et les limites où ils prétendent se renfermer. Le titre même a quelque chose d’énigmatique. Annonce-t-il le dessein de nous faire étudier la vie et les œuvres des innombrables peintres qui, à tort ou à raison, sont arrivés à la célébrité ? Dans ce cas, il faudrait que plusieurs générations d’écrivains et de graveurs se succédassent pour poursuivre et mener à fin une entreprise qui eût effrayé des bénédictins. Ou bien devons-nous y voir seulement l’intention de présenter en regard les uns des autres les hommes qui résument le mieux les tendances et la gloire des différentes écoles ? Mais alors pourquoi certains peintres d’un talent fort secondaire se glissent-ils dans ce temple dédié au génie ? Étrange Panthéon et d’un accès un peu trop facile que celui où le nom de Hubert Robert est accolé aux noms de Poussin et de Lesueur, où Steenwick trouve sa place à côté de Rembrandt ! En outre, dans quelle acception est pris ce mot de renaissance, qui sert de date et de point de départ ? Marque-t-il l’époque de la régénération de la peinture au XIIIe siècle, ou celle de sa transformation au XVIe ? On ne nous en dit rien, et nous trouvons pour toute explication, dans quelques lignes où le plan de l’ouvrage est esquissé, que cette Histoire contiendra « la vie des peintres connus des sept grandes écoles. » Franchement, voilà qui n’est pas propre à nous tirer d’embarras. Il est à désirer que, dans la suite de leur travail, les auteurs fassent effort pour s’affranchir de l’éclectisme un peu vague qui se trahit dans les premières pages du livre. Nous ne pouvons aujourd’hui que constater les mérites de détail, l’exactitude des faits particuliers et la justesse des appréciations analytiques. Peut-être y aurait-il moins à louer dans les aperçus généraux ; peut-être certains aphorismes, jetés çà et là au milieu d’une monographie, nécesseraient-ils quelque développement qui en confirmât la vérité esthétique. N’est-ce pas par exemple exagérer, à force de laconisme, le principe de la libre personnalité du génie, que de dire (vie de Jouvenet, page 2) : « Les vrais peintres font leur éducation morale et intellectuelle avec une palette et quelques livres, en conversant avec les hommes et en regardant la nature, » et ne serait-il pas à propos d’ajouter qu’ils regardent aussi les tableaux de leurs prédécesseurs ? Témoin Raphaël, qui consulta toute sa vie les exemples de la peinture ancienne, et ne se fit pas faute d’en profiter largement. Ailleurs, et ceci est plus grave, nous lisons à la suite d’une description de la Leçon d’Anatomie de Rembrandt : « Copier la nature en poursuivant le modelé jusqu’en ses moindres finesses, et lui donner une force aussi extraordinaire, un tel accent, un tel relief, c’est sans doute le dernier mot de l’art. » A Dieu ne plaise que l’art n’ait rien d’autre à nous dire ! M. Charles Blanc, en émettant un peu légèrement cette opinion, oubliait-il qu’il l’avait démentie à l’avance dans son livre sur l’école française au XIXe siècle, et ne songeait-il pas qu’il allait la rétracter implicitement dans plusieurs passages de son Histoire des Peintres ? Les remarquables notices qu’il a écrites sur Ribera et sur ’Valentin semblent dictées par un sentiment tout contraire ; elles témoignent des préférences de l’auteur pour la peinture spiritualiste et de son aversion pour cette théorie funeste de « l’art pour l’art, » contre laquelle on ne saurait, aujourd’hui surtout, s’élever avec trop d’énergie. Il est regrettable seulement qu’après avoir fort nettement condamné la disposition de ces esprits qui ne demandent pas à la matière de penser, qui ne lui demandent que d’être, M. Blanc cite avec éloge quelques paroles où Valentin est présenté comme le peintre « toujours harmonieux et toujours poétique de l’extrême réalité. » Si l’on décore du nom de poésie l’art grossier qui nous montre des bandits se battant après boire, des héros et des héroïnes de mauvais lieux, comment qualifiera-t-on l’art inspiré des grands maîtres ? La première condition de la critique est sans doute l’impartialité, il est de son devoir de démêler et de mettre en relief le bien partout où il se trouve ; mais il est de son devoir aussi de respecter la hiérarchie des genres et des talens, de ne pas promener une admiration invariable sur des productions d’un ordre ou d’un mérite inégal : M. Ch. Blanc, qui, après avoir souffert qu’on appelât Valentin un poète, appelle lui-même Van-Ostade un peintre « profond, » qui dit tout uniment « le grand Sneyders, » comme s’il s’agissait de Poussin ou de tel autre génie, nous semble s’écarter quelquefois d’une loi qu’en beaucoup d’occasions il sait observer aussi fidèlement que personne. Du reste, tout ce qui se rattache à la biographie de chaque artiste est traité par M. Ch. Blanc avec un soin extrême. L’Histoire des Peintres rectifie plus d’une erreur et contient une foule de renseignemens intéressans ; des notes de M. Armengaud, relatives à la place qu’occupent les tableaux dans les galeries publiques et dans les collections particulières, l’indication des prix auxquels ils se sont vendus à différentes époques, le fac simile des signatures et des marques originales, complètent chaque notice et ne laissent rien à désirer au curieux le plus exigeant. Quant aux estampes qui accompagnent le texte, il serait plus difficile encore de ne pas s’en contenter. Si l’on supprimait du nombre de ces planches quelques portraits d’un faire sec et dur, quelques figures peu satisfaisantes, celles de Phrosine et Mélidor entre autres, où l’on ne retrouve pas la manière suave de Prudhon, il resterait une suite de vignettes charmantes, un spécimen accompli des progrès que la gravure sur bois a faits en France depuis plusieurs années. Les paysages surtout ont une souplesse et une limpidité de ton qui jusqu’ici ne paraissaient pas compatibles avec l’emploi de ce moyen, et certains ciels d’après Claude Lorrain ou Paul Potter déferaient presque la comparaison avec les travaux du même genre exécutés sur cuivre. — La publication de l’Histoire des Peintres a donc été pour la gravure en relief l’occasion de perfectionnemens qui honorent l’art de notre pays : malheureusement elle a donné lieu au-delà du Rhin à des progrès d’une autre sorte, à un développement imprévu de la contrefaçon. C’était peu de reproduire le texte : à Leipzig, on a reproduit les planches mêmes ; mais au prix de quelles mutilations ! À l’aide de je ne sais quel procédé, on a obtenu une espèce de décalcage des épreuves, et ce résultat informe, où les masses d’ombre et de lumière sont tout au plus indiquées, où la silhouette des objets est à peine sensible à l’œil, passe pour l’imitation exacte des originaux. Si le public allemand est d’humeur à accepter comme œuvres de la gravure de pareils barbouillages, libre à lui ; mais qu’il sache bien que ces prétendus échantillons du talent de nos graveurs ne sont que le fruit d’une industrie menteuse. L’art français n’est pour rien dans une entreprise où il n’y a de réel que la déloyauté du fait et l’inhabileté des faussaires.


H. DELABORDE.


— Les hommes de bien et de savoir qui consacrent tous les efforts d’une vie laborieuse à ranimer dans une sphère modeste, loin de la scène retentissante de Paris, le goût des lettres et des sciences, méritent bien un souvenir, lorsqu’ils disparaissent au milieu même de leurs labeurs si honorables et pourtant si souvent renfermés dans une étroite enceinte. Tel était M. Esprit Requien, fondateur du musée d’Avignon, naturaliste distingué, qui vient de mourir en Corse, où il complétait les collections scientifiques qu’il destinait au musée qu’il avait créé. La ville d’Avignon a vivement ressenti la perte qu’elle venait de faire. Non-seulement elle a envoyé en Corse une députation chargée de ramener les cendres du savant modeste qui lui avait consacré ses travaux, mais elle a voulu honorer sa mémoire par des funérailles solennelles où sont accourues toutes les notabilités du département de Vaucluse. Un poète provençal a, de son côté, pleuré en vers naïfs et touchans la mort du savant lettré qui n’avait pas non plus refusé ses encouragemens à la muse populaire. L’exemple que vient de donner Avignon, s’il était plus souvent mis en pratique dans nos départemens, pourrait avoir de bons résultats pour les sciences et les lettres en France ; voilà pourquoi nous aimons à le signaler.


V. de Mars.
  1. Ce tableau est la propriété de MM. Goupil et Cie, qui en ont fait l’acquisition pour le reproduire par la gravure.
  2. Hermann, président, Foucault, Sellier, Coffinhal, Deliége, Ragmey, Maire, Denisot et Masson.
  3. Les Autels à la Peur. 1792.- Ce morceau est très remarquable et bon à lire dans tous les temps. Le passage suivant surtout doit être médité : « Citoyens honnêtes et timides, les méchans veillent, et vous dormez ! les méchans sont unis, et vous ne vous connaissez pas ! les méchans ont le courage de l’intérêt, le courage de l’envie, le courage de la haine, et les bons n’ont que l’innocence et n’ont pas le courage de la vertu ! »
  4. Tome XXII, in-4o, Batavia, 1849, imprimerie Lange et compagnie.
  5. Paris, chez Jules Renouard et Cie.