Chronique de la quinzaine - 14 juin 1903

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Chronique n° 1708
14 juin 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin.


Un incident dont les suites auraient pu être graves, si on n’avait pas apporté à le régler autant de prudence que de fermeté, s’est produit il y a quelques jours à Figuig, sur la frontière de l’Algérie et du Maroc. Ces incidens de frontière sont peu de chose si on ne leur donne pas plus d’importance qu’ils n’en ont en réalité ; ils peuvent prendre, dans le cas contraire, des proportions illimitées. Nous venons de bombarder Zenaga ; mais, avant d’accomplir cet acte de force, rendu nécessaire par une agression criminelle, nous avons eu soin de dire qu’il ne s’agissait là que d’une mesure de police. Nous n’avons qu’une chose à faire à Figuig, y rétablir l’ordre de manière à garantir la sécurité de notre frontière, qui, depuis quelque temps surtout, a été presque continuellement troublée.

Il était impossible que M. Jonnart, dès son arrivée à Alger, ne se préoccupât pas de cette situation. Il a jugé n’avoir rien de mieux à faire que de se transporter lui-même sur les lieux, et de juger les faits de visu. Mais, dans l’état où étaient les choses, il était difficile qu’une petite troupe française se rendit jusque sous les murs de Figuig sans que les fusils partissent tout seuls. Les gens de Figuig ont vu venir du monde ; ils ont aperçu des armes ; quelques coups de feu, peu nombreux, il est vrai, ont été tirés de la place ; mais on en a tiré un beaucoup plus grand nombre à gauche et à droite de la route, lorsque notre petite troupe a dû battre en retraite, et c’est ce qui a donné à l’affaire le caractère odieux d’un guet-apens. L’amel de Figuig était venu au-devant de M. le gouverneur général, dont il a sollicité le concours pour affermir son autorité ; il l’a engagé à poursuivre sa route vers Figuig, l’assurant qu’il n’y avait à cela aucun danger. L’amel est le représentant du Sultan, et il ne le représente que trop bien dans son impuissance. Il ne peut se soutenir à Figuig qu’avec notre assistance, et c’est sans doute pour ce motif qu’il a voulu nous engager à fond avec lui. Singulière situation, il faut l’avouer, que celle de cette ville marocaine où le représentant du Sultan est considéré comme un intrus, et en est réduit, pour assurer sa propre sécurité, à solliciter l’appui de l’étranger. En somme, Figuig et les oasis qui l’entourent sont des repaires de bandits, qui exercent leur profession dangereuse, — dangereuse pour eux comme pour les autres, — sans se soumettre à aucune autorité. Mais tout cela était connu. L’incident de Zenaga était inévitable : la présence de M. le gouverneur général lui a donné une importance exceptionnelle. Il nous était impossible, d’en rester là. Les gens de Figuig et de Zenaga ayant cru qu’ils avaient remporté un avantage signalé, il fallait leur montrer qu’ils s’étaient grossièrement trompés, et que nous avions des canons qui portaient encore plus loin que leurs fusils. Le maintien de notre prestige nous on faisait un devoir impérieux. On a souvent abusé de ce mot de prestige ; on s’en est servi pour justifier, sous prétexte de représailles indispensables, toutes sortes d’aventures. Il correspond cependant à une réalité, à une force que nous ne devons pas laisser entamer, surtout sur notre frontière algérienne. L’agression de Zenaga appelait une répression immédiate et énergique. Nous aurions même désiré qu’elle se produisît plus vite ; mais il a fallu quelques jours pour la préparer.

Nous avons donc bombardé Zenaga, et même plusieurs des ksour environnans. L’action militaire a été ce qu’elle devait être, c’est-à-dire foudroyante : terrible leçon pour des gens qui n’avaient pas encore éprouvé la puissance explosive de nos obus. Quant au dénouement, il ne peut être que la soumission absolue des djemaa de Figuig. Le général O’Connor a tenu le langage qui convenait aux circonstances : il s’est déclaré résolu à faire tout ce qu’il faudrait pour assurer définitivement la sécurité de la frontière. Il ne semble pas que l’occupation de Figuig soit indispensable pour atteindre ce but. Elle ne serait pas sans inconvéniens au point de vue politique, et, au point de vue pratique, il ne nous servirait pas à grand’chose d’avoir reporté notre frontière un peu plus loin vers l’Ouest. Nous aurions reculé la difficulté sans la résoudre, d’autant plus que, si nous devons un jour faire pénétrer notre influence au Maroc, ce n’est pas par ce côté que nous aurons à opérer. Mais il ne s’agit de rien de tel en ce moment. Nous avons été attaqués, nous répondons à cette attaque de manière à en prévenir à jamais le retour, voilà tout. L’occasion est bonne pour faire sentir le poids de nos armes aux pillards de Figuig ; elle n’est bonne qu’à cela. Le gouvernement parait l’avoir senti. M. le président du Conseil, interrogé à la Chambre des députés, a tenu un langage très sage, auquel il faut seulement lui demander de rester fidèle. Au surplus, ce langage avait été tenu, dès le premier moment, par M. le gouverneur général de l’Algérie. Nous ne commettrons pas l’imprudence de poser la question du Maroc à propos d’un incident auquel le hasard de la présence de M. Jonnart a donné plus d’importance qu’il n’aurait dû en avoir, mais qui, ramené à ses véritables proportions, montre seulement que les autorités chérifiennes sont impuissantes à faire la police sur la frontière, et que nous devons y pourvoir nous-mêmes. Le traité de 1845 nous en donne le droit, par le droit de suite ; notre supériorité militaire nous en donne le moyen. Le danger ne commencerait pour nous que si nous nous laissions entraîner à une expédition véritable, dont le moindre défaut serait d’être inutile et le moindre inconvénient de nous coûter très cher.


L’Italie vient de traverser une crise d’irrédentisme qui a éclaté subitement, et n’est peut-être pas encore tout à fait terminée. Elle n’en est pas loin toutefois. Le gouvernement devait prendre, et a pris effectivement des mesures pour en empêcher le développement. Si peu qu’elle ait duré, elle a suffi à jeter des lumières dans les profondeurs de l’opinion italienne. Ce mot est peut-être excessif. Nous ne savons pas au juste si l’irrédentisme est aujourd’hui chez nos voisins un sentiment vraiment profond ; mais il est à coup sûr très vif. On aurait tort de croire que le feu soit éteint ; il est seulement assoupi.

Malgré la révolution prodigieuse qui s’y est faite depuis moins de cinquante ans et qui a créé son unité, l’Italie ne regarde pas ses destinées comme accomplies. Tout le monde sait que certaines provinces autrichiennes sont considérées par elle comme lui appartenant. Ce sont : le Tyrol, que la géographie semble lui attribuer en effet, et Trieste où la majorité de la population est italienne. C’est donc à la fois au nom de la géographie et au nom de la race que l’Italie forme à l’endroit de ces parties du territoire autrichien comme une revendication secrète, mais qui se réveille à l’occasion, comme le fait l’a montré. L’occasion est venue d’incidens qui se sont produits à l’Université d’Innsbrück. Les populations italiennes de l’Autriche demandent depuis longtemps, mais depuis quelque temps avec une énergie plus grande, la création d’une Université italienne, comme en ont obtenu d’autres races de l’Empire, prétention qui ne semble avoir rien d’exagéré si l’on tient compte du nombre d’Italiens qu’il y a dans l’empire, de leur intelligence et de leur activité. Mais le gouvernement autrichien redoute, ce qui est assez naturel de sa part, d’augmenter encore, par une concession de ce genre, le particularisme de l’élément italien. Aux prises avec tant de races différentes, dont les exigences le harcèlent sans cesse, il cède lorsqu’il ne peut pas faire autrement ; mais il s’applique à donner chaque fois le moins possible, sachant bien que la concession du jour servira à préparer la réclamation du lendemain. Le gouvernement autrichien n’a consenti jusqu’à présent qu’à créer quelques chaires italiennes dans les Universités existantes : c’est ce qu’il a fait notamment à Innsbrück. Il est malheureusement dans sa destinée de ne pouvoir contenter les uns sans mécontenter les autres. S’il donne une satisfaction aux Italiens, il déplaît aux Allemands. Chacune des races de l’empire voudrait avoir tout pour elle.

À Innsbrück donc, quelques cours italiens ont été ouverts. À l’inauguration de l’un d’eux, celui du professeur Lorenzoni, des troubles ont eu lieu : les étudians italiens ont été plus ou moins molestés par les étudians allemands. Ces désordres n’ont pas été matériellement très graves, et sans doute on ne leur aurait pas attribué, à une autre époque, d’autre importance que celle d’un accident local ; mais aujourd’hui il n’en a pas été ainsi. L’indignation s’est répandue en Italie et y a pris feu comme une traînée de poudre. Les manifestations se sont succédé dans un grand nombre de villes : elles ont commencé à Venise, et ont gagné ensuite le reste de la péninsule. Les étudians de race italienne ayant été malmenés en Autriche, les étudians d’Italie ont pris les premiers fait et cause pour eux ; mais leurs maîtres, loin de les retenir, les ont généralement imités, et le mouvement n’a pas tardé à se généraliser. Le caractère en a été partout le même. Des cris de colère et de haine ont été proférés contre l’Autriche ; son ambassade à Rome et ses consulats en province ont dû être protégés par la police ; et, dans les clameurs qui se sont élevées, la personne même de l’empereur François-Joseph n’a pas été toujours respectée. Le gouvernement a fait ce qu’il a pu pour arrêter le mouvement, et il a réussi à le suspendre. Mais c’est un gouvernement d’opinion, et il s’est trouvé dans la nécessité d’agir avec ménagement afin de ne pas surexciter les esprits qu’il voulait apaiser. Une maladresse de sa part aurait pu avoir des conséquences d’autant plus graves que l’Autriche est pour lui un pays « ami et allié.  » Nous n’avons pas besoin de signaler à l’attention ce côté paradoxal de la situation.

Lorsque l’Italie a été attirée et entraînée dans la Triple Alliance par l’habileté supérieure du prince de Bismarck, celui-ci poursuivait des buts divers. Il voulait d’abord se donner un allié de plus, ce qui n’est jamais négligeable ; mais il voulait aussi, parce que sa politique y était intéressée, obliger l’Autriche et l’Italie à vivre à côté l’une de l’autre en bonne intelligence. Il a persuadé à l’Italie qu’elle risquait d’être, à un moment donné, attaquée par l’Autriche, et que le meilleur moyen d’échapper à ce danger était de contracter, sous ses propres auspices, une alliance avec elle. Il a persuadé encore plus facilement à l’Autriche, qui n’avait aucun mauvais dessein contre l’Italie, que l’alliance lui serait profitable, puisqu’elle lui donnerait toute sécurité du côté de sa voisine, dont il serait d’ailleurs facile de détourner l’imagination dans un autre sens. En effet, on s’est appliqué à faire croire à l’Italie que le danger véritable, le seul qu’elle eût à craindre, lui venait de la France. La France était pour elle l’ennemie ! Après notre prise de possession de la Tunisie, elle en a été convaincue. M. De Bismarck, l’homme du monde qui a le mieux pratiqué le vieil axiome qu’il faut diviser pour régner, avait offert la Tunisie à la fois à la France et à l’Italie, avec d’autant plus de générosité qu’elle ne lui appartenait pas et qu’il ne pouvait y avoir aucune prétention personnelle. Au fond, il aimait mieux que ce fût la France qui la prît, parce qu’il jugeait à propos de nous assurer des satisfactions dans la politique coloniale : c’était encore, à ses yeux, une diversion utile à notre activité, qui, sans cela, aurait pu se porter ailleurs. Nous n’avons pas eu à nous plaindre de son attitude à notre égard à ce moment : elle a été bienveillante et a presque pris des apparences cordiales. Mais, à la manière dont il avait arrangé les choses, il était inévitable que la Tunisie fût occupée par l’Italie ou par nous, et, que l’affaire tournât dans un sens ou dans l’autre, le résultat qu’il poursuivait était obtenu, la France et l’Italie étaient brouillées pour un certain nombre d’années, et la seconde devait se rattacher plus étroitement, plus intimement, plus aveuglément à une alliance qu’on lui présentait comme une sauvegarde dans le présent, et un instrument de revanche dans l’avenir. Pendant ce temps l’Autriche était parfaitement tranquille, du moins en ce qui concerne l’Italie, et c’était là une des fins de la politique allemande, qui avait besoin de l’Autriche pour d’autres vues. L’irrédentisme italien, lorsqu’il s’éveillait, portait les siennes sur certains points où le maintien du statu quo n’était pas seulement un intérêt autrichien, mais un intérêt germanique. Nous voulons parler de Trieste, qui est le débouché sur la Méditerranée du germanisme tout entier. Il n’est pas probable que Trieste tombe un jour quelconque entre les mains de l’Italie avec le consentement de l’Allemagne : la réalisation d’une telle éventualité est impossible, à moins de bouleversemens dans le monde qui échappent pour le moment à toutes les prévisions. Quoi qu’il en soit, les calculs de M. De Bismarck, conçus avec la force de prévision qui caractérisait son robuste esprit, se sont réalisés de point en point. L’Italie et l’Autriche ont vécu longtemps côte à côte sans se rappeler qu’elles pouvaient avoir des intérêts opposés. L’Autriche était tout absorbée par sa politique intérieure, la plus compliquée qui soit en Europe ; et l’Italie s’appliquait, avec une activité très appréciée à Berlin, à hérisser de fortifications sa frontière du côté de la France. Cela lui a coûté beaucoup d’argent et nu servira vraisemblablement jamais à rien. En revanche, sa frontière est complètement dégarnie du côté de l’Autriche, et nous espérons qu’elle n’aura jamais à le regretter. Elle a jugé que la Triple Alliance était pour elle une garantie suffisante. Soit : mais alors il ne faut pas se laisser gagner par de nouvelles crises d’irrédentisme. Il faut couper à tout prix cette fièvre dans le présent, et suivre un régime sévère pour en empêcher le retour.

De plus en plus, l’Italie se rassure en ce qui concerne la France. Elle a reconnu, elle a senti la sincérité des assurances que nous lui avons données, et le prochain voyage du roi Victor-Emmanuel à Paris est une manifestation nouvelle de cette confiance qui, nous n’en doutons pas, ira encore en s’affermissant. La Triple Alliance subsiste : mais l’atmosphère où elle était née, ou plutôt dont elle était née, est aujourd’hui modifiée dans quelques-uns de ses élémens essentiels, et l’orientation des esprits s’en est aussi trouvée changée. Il serait disproportionné d’expliquer par-là l’accès d’irrédentisme qui s’est emparé de l’Italie, et dont il ne faut pas grossir l’importance : mais nous constatons des symptômes, sans avoir la prétention de prédire ce qui en sortira, ni même s’il en sortira quelque chose, au moins de sitôt. L’avenir est incertain ; le présent ne ressemble plus de tous points au passé, et visiblement le monde mue. La situation de l’Orient est de nature, elle aussi, à donner sous peu des préoccupations à la diplomatie. Peut-être le mouvement macédonien avortera-t-il pour cette année ; mais il renaîtra. L’Europe a raison de reculer devant ce problème que les révolutionnaires bulgares voudraient lui imposer ex abrupto, sans que la solution en ait été préparée en rien. L’entente de l’Autriche et de la Russie nous a peut-être épargné un grand péril. Toutefois on aurait tort de croire que le problème pourra toujours être traité par prétérition. Le moment viendra où les puissances seront obligées de prendre parti dans un sens déterminé, et il est infiniment probable que l’Italie ne restera pas alors l’esprit inerte et les bras croisés. Que fera-t-elle ? Nous n’en savons rien ; le sait-elle elle-même ? Ni elle, ni, au surplus, aucune autre puissance n’a dès maintenant des projets arrêtés en vue d’éventualités peut-être lointaines. Qui sait pourtant si elles ne se présenteront pas plus tôt qu’on ne s’y attend ? Des incidens comme celui qui vient de se produire à Belgrade, et dont nous parlerons plus loin, montrent combien la situation est instable. L’Europe, aujourd’hui, ne rêve que tranquillité, sécurité, paix, et nous souhaitons qu’elle conserve des biens aussi précieux : mais le moment approche peut-être où le plus sûr moyen de les conserver sera de satisfaire certaines aspirations dans ce qu’elles auront à la fois de légitime et d’impérieux.

Ces réflexions, qui nous sont venues à l’esprit à propos de la crise irrédentiste, s’en écartent quelque peu. Les choses n’en sont pas encore là. Il n’en est pas moins vrai que cette crise n’aurait pas pu se produire en Italie il y a peu d’années encore, et qu’elle révèle un état de choses assez nouveau. Il y a dans l’a me des peuples des forces endormies et inconscientes, qui peuvent rester telles très longtemps. Lorsqu’elles se réveillent tout d’un coup, et comme en sursaut, c’est qu’il y a des causes latentes qui y travaillent. Les évolutions sont lentes dans le monde politique comme dans la nature ; mais elles y sont aussi continues, et il faut en surveiller et en signaler tous les signes extérieurs.

M. Chamberlain vient de causera l’Angleterre et au monde, sans parler de son parti, une nouvelle surprise, qui passera plus difficilement que les autres. C’est un homme d’un esprit hardi que M. Chamberlain, et absolument dénué de tout ce qu’on appelle préjugés ou traditions. C’est aussi un grand révolutionnaire. À tous ces titres, rien n’est plus surprenant que de le voir occuper aujourd’hui la place principale et jouer le rôle prépondérant dans le parti conservateur. Il y est, par son caractère et par sa situation, un paradoxe vivant. Sa qualité dominante est la volonté. Lorsqu’il s’est mis une idée en tête, rien ne peut l’en déloger ; elle s’empare de son intelligence tout entière ; elle y devient une idée fixe, avec tous les avantages et tous les inconvéniens que présentent les idées de ce genre. Il veut alors l’imposer atout le monde et ne recule pour cela devant aucun moyen.

Le succès a jusqu’à ce jour paru justifier ses audaces. Non seulement il a fait marcher son parti comme il l’a voulu, mais le parti adverse, le parti libéral lui-même, a subi son influence, et on a vu des libéraux, parmi les plus illustres, faire avec lui assaut d’impérialisme. Quelque opinion qu’on ait sur son compte, il faut avouer qu’il a mis très profondément sa marque personnelle sur son pays, au point de le rendre méconnaissable. Impérialiste et révolutionnaire avec M. Chamberlain, l’Angleterre a changé toutes les idées qu’on avait sur elle. Cependant elle est restée libre-échangiste : depuis plus d’un demi-siècle les principes du libre-échange règnent sur elle. C’est que les Anglais sont gens pratiques ; ils ne jugent pas un système en lui-même, mais d’après ses résultats, et les résultats du libre-échange ont rendu leur pays le plus riche du monde. Nous ne prenons pas en ce moment parti pour une doctrine. Il est possible qu’un système économique convienne à un pays et non pas à un autre, et qu’il n’y ait pas ici de vérité absolue. Mais qui pourrait nier que le libre-échange n’ait merveilleusement servi à la prospérité de l’Angleterre et à sa grandeur ? Il y a bien peu de temps encore, aucun Anglais, à quelque parti qu’il appartint, n’aurait osé en mettre en doute les avantages. C’est pourtant ce que M. Chamberlain a fait dans un discours qu’il a prononcé à Birmingham le mois dernier. Sans doute, il n’a pas attaqué de front le libre-échange ; il n’a pas dirigé contre lui une attaque directe ; mais il a dessiné devant les yeux émerveillés de son auditoire un vaste plan d’union douanière dans lequel entreraient toutes les colonies anglaises, en vue de resserrer les liens, trop lâches à son gré, qui unissent les membres d’un empire immense, prodigieux, éparpillé sur toute la surface du globe, et qui a besoin de prendre une conscience plus ferme de son unité. A dire vrai, ce besoin ne s’était nullement fait sentir jusqu’à ce jour. On admirait dans l’empire britannique la liberté dont chacune de ses parties jouissait, la variété d’institutions qui en résultait avec un fond commun de self-government qu’on retrouvait partout, la diversité qu’on relevait dans les tarifs douaniers comme ailleurs, et, malgré cela, ou à cause de cela même, la solidité de cet édifice, le plus imposant qu’on ait encore vu dans l’histoire du genre humain.

Mais ces apparences ne satisfaisaient pas M. Chamberlain. On savait déjà qu’il était unioniste ; on ne savait pas à quel point il l’était ! Il a quitté autrefois le parti libéral parce que M. Gladstone voulait donner plus de libertés locales à l’Irlande et lui rendre en partie le gouvernement d’elle-même. M. Chamberlain désapprouvait tout cela. Il était partisan de l’union quand même, de l’union absolue : aujourd’hui il veut l’étendre à l’empire tout entier. Il ne s’agit pour le moment que de l’union économique, mais ce n’est sans doute qu’un commencement. La pensée de M. Chamberlain est essentiellement politique, et ce serait lui donner des proportions mesquines que de la restreindre à celles du domaine économique. Toutefois M. Chamberlain a commis une faute ; il a commencé par où il aurait dû finir. Il aurait fait accepter à l’Angleterre toutes les autres sortes d’unions avant l’union douanière. En lui proposant celle-là, il a heurté ses convictions et ses habitudes invétérées, il a été séduit par le souvenir du Zollverein allemand : mais quelle analogie y a-t-il entre les pays germaniques, placés tous à côté les uns des autres dans la même région du continent européen, et les terres britanniques, disséminées à des milliers de lieues les unes des autres sur la planète entière ? Les premiers avaient vraiment des intérêts communs, non pas les seconds. M. Chamberlain ne paraît avoir vu dans le Zollverein qu’une chose, à savoir qu’il a préparé l’unité politique de l’Allemagne ; et, comme il poursuit lui-même un rêve d’unité gigantesque, ce grand, mais décevant exemple s’est emparé de son imagination. Son esprit est simple, logique, fidèle à quelques axiomes directeurs. Il va droit à son but suivant une marche rectiligne. Il n’a d’autre tort que de négliger les obstacles : nous croyons même qu’il ne les aperçoit pas.

L’effet produit en Angleterre par son discours de Birmingham a été immense. Il était facile de s’y attendre. On a compris tout de suite de quoi il s’agissait. Proposer des droits préférentiels pour les colonies qui entreraient dans l’union douanière, c’était s’engager à frapper de droits plus élevés les produits des autres pays. Or, le commerce que fait actuellement l’Angleterre avec ses colonies est tout au plus le tiers de celui qu’elle fait avec le reste du monde. Sans doute ce commerce augmenterait, si le système de M. Chamberlain l’emportait, mais il est impossible de dire dans quelle proportion, et, en tout cas, ce serait jouer très gros jeu que de risquer deux tiers contre un. Ce côté de la question mérite une étude technique qu’il nous est impossible de faire ici. La conséquence inévitable du système serait le renchérissement des objets de consommation de première nécessité, révolution profonde dans la vie du pauvre, dont le déjeuner est en principe exempt d’impôts. Chose singulière, et qui, au premier moment, a dérouté les esprits en Angleterre : le jour même où M. Chamberlain prononçait son discours de Birmingham, M. Balfour en tenait un autre tout à fait différent à Londres. Une députation d’agriculteurs était venue lui demander le maintien des droits sur les blés, établis après la guerre sud-africaine et pour en payer les frais. Les agriculteurs sont partout protectionnistes, ou le deviennent facilement : la démarche de ceux-ci en est la preuve. Mais que leur répondait M. Balfour ? Qu’il était impossible de considérer des droits sur les blés comme devant figurer d’une manière permanente dans le système fiscal de l’Angleterre : en conséquence, il se refusait à leur donner satisfaction. Toutefois, il y avait de singulières réticences dans son langage, et il prenait la précaution de dire qu’il n’y avait pas de régime économique immuable. Si c’était une concession faite aux idées nouvelles de M. Chamberlain, elles n’ont pas été sur le premier moment bien comprises, car tout le monde a signalé la contradiction qui existait ou qui semblait exister entre les deux ministres. On s’est demandé s’ils étaient d’accord, ou si M. Chamberlain, usant, comme il l’a fait quelquefois, d’une initiative impérieuse, espérait entraîner ses collègues sans les avoir consultés. La question a été posée à la Chambre des communes par sir Charles Dilke. M. Balfour et M. Chamberlain ont pris successivement la parole, et on n’a pas tardé à reconnaître qu’ils étaient du même avis, le premier faiblement et le second fortement, différence à laquelle on est habitué. M. Chamberlain s’était montré frappé à Birmingham des effets politiques du Zollverein allemand ; M. Balfour, parlant devant la Chambre des communes, s’est montré frappé à son tour de la grandeur économique croissante des États-Unis et de l’Allemagne, et il faut bien reconnaître que, si le libre-échange a été jusqu’ici profitable à l’Angleterre, le système protecteur n’a pas nui, tant s’en faut, à la puissance expansive de l’Allemagne et des États-Unis. A côté de cette comparaison, M. Balfour a fait une réflexion. Il a dit que, lorsque l’Angleterre était entrée autrefois dans les voies du libre-échange, elle espérait y être suivie par tous les autres pays de l’univers, qui voudraient tous profiter des bienfaits de cette doctrine. Cette espérance ne s’est pas réalisée, et c’est la protection qui règne sur l’univers. Dans ces conditions, a demandé M. Balfour, l’Angleterre doit-elle continuer à servir de « cible passive » à tout le monde ? Ce n’est pas généralement sous cette image qu’on se représente l’Angleterre, et personne n’avait cru que les produits du dehors, qu’elle accueillait si volontiers, la perçassent comme autant de flèches meurtrières. Quant à M. Chamberlain, il s’est contenté d’exécuter une fanfare sonore, en ajoutant qu’un débat digne du sujet aurait lieu prochainement et qu’il donnerait alors tous ses argumens.

Il fera bien de le faire, car l’opinion lui est pour le moment bien défavorable. M. Balfour ayant annoncé que ce n’était pas la Chambre actuelle qui aurait à la résoudre, on a compris que la question économique avait été choisie par le gouvernement pour servir de plate-forme aux élections futures, et peut-être prochaines. Il s’en faut de beaucoup que le parti conservateur ait souri à cette perspective. Des dissidences se sont aussitôt produites dans la majorité ministérielle et dans le ministère lui-même. Les libéraux, au contraire, se sont déclarés enchantés. Ils acceptent avec empressement le combat sur le terrain où M. Chamberlain le porte ; ils le commencent déjà. Sir Henry Campbell Bannerman a prononcé un important discours pour combattre la révolution douanière de M. Chamberlain. Quant à lord Rosebery, fidèle à ses habitudes, il a pris une situation intermédiaire entre tous les systèmes, et ne s’est d’abord prononcé pour aucun : puis, il a flairé le vent et est revenu au libre-échange. C’est dans le parti conservateur surtout que M. Chamberlain semble avoir introduit la discorde. Nous ne savons pas si son union douanière réussirait, dans le cas où elle prévaudrait, à fortifier l’unité de l’empire ; ce qui est sûr, c’est que l’annonce seule a suffi à désagréger le parti ministériel. M. Chamberlain a trouvé d’abord plus d’adhésions que nous ne l’aurions cru. Il y a partout des intérêts qui souffrent et croient qu’ils souffriraient moins sous le régime protectionniste. Dans le désarroi du premier moment, beaucoup ont obéi à des impressions de ce genre. Mais, de plus en plus, on revient comme par une pente naturelle aux vieilles idées et traditions. Enfin, le 9 juin, M. Ritchie, chancelier de l’Échiquier, s’est prononcé, en pleine séance de la Chambre, contre une politique qu’il jugeait « préjudiciable aux véritables intérêts de la mère patrie et des colonies. » Il a ajouté que les membres du Conseil qui s’étaient montrés enclins à un changement de politique avaient émis des opinions personnelles qui n’engageaient pas le gouvernement, et qu’au surplus ils s’étaient bornés à dire que la question méritait d’être étudiée. M. Balfour a balbutié des explications analogues, et M. Chamberlain s’est tu. On attendait ces grands et puissans argumens qu’il avait annoncés : il ne les a pas produits. Harcelé par les orateurs libéraux, et notamment par M. Asquith, qui le sommaient de s’expliquer, il est resté à son banc l’œil fixe et les lèvres serrées. Évidemment le gouvernement battait en retraite, et M. Chamberlain restait un peu comme une épave abandonnée.

Que fera-t-il ? Les journaux ont parlé de sa démission ; mais il ne semble nullement disposé à la donner. S’il renonce aux idées qu’il a exposées avec tant de fracas, il sera très diminué. S’il n’y renonce pas et s’il prépare en leur faveur un retour offensif, le ministère sera disloqué. Au fond, M. Chamberlain n’appartient à aucun parti. Il a quelque chose de personnel, de volontaire et de dominateur qui le rend impropre à toute discipline, si ce n’est à celle qu’il impose. Il a désagrégé le parti libéral en le quittant : peut-être finira-t-il par désagréger le parti conservateur où il est entré.


Dans la nuit du 10 au 11 juin, un drame épouvantable a eu lieu à Belgrade. Le roi Alexandre, la reine Draga, les sœurs de la reine, dit-on, et certainement son frère, le lieutenant Lougnévitza, plusieurs ministres, d’autres personnes encore, — car la liste funèbre reste ouverte, — ont été assassinés. La nouvelle s’en est répandue le lendemain dans le monde entier, où elle a causé plus de stupeur que de véritable étonnement. L’acte sauvage qui vient d’être accompli à Belgrade ne saurait être trop sévèrement flétri au nom de la morale éternelle qui condamne le meurtre et ne saurait l’excuser en aucun cas. Mais il faut bien dire que le roi Alexandre est allé lui-même au-devant de sa destinée. C’était un être peu intelligent, déséquilibré, faible de caractère, violent par accès, et susceptible par tous ces défauts de tomber sous la pire des dominations. Il a subi, pour son malheur, celle d’une femme ambitieuse, la reine Draga, qui l’a conduit droit à sa perte. Il a été aussi la victime de son éducation première, dont nous ne voulons rien dire pour ne pas augmenter la douleur de sa mère, qui doit être respectée. Quant à son père, le roi Milan, nous avons assez souvent parlé de lui. Il aurait fallu une tête plus saine et une conscience plus ferme que celle d’Alexandre, pour résister aux exemples et aux scandales qu’il a eus tout jeune sous les yeux. Son règne a été une prodigieuse manifestation d’incohérence, mêlée de coups de force. Il n’avait que vingt-sept ans : la Serbie était condamnée avec lui à un supplice qui pouvait durer longtemps, et, par surcroît d’aberration, il s’était donné, dit-on, pour successeur ce frère de la reine, ce lieutenant Lougnévitza, qui devait périr avec lui. Ses défauts et ceux de la reine n’étaient pas corrigés par de la bonté. On sentait chez l’un et chez l’autre des dispositions à cette sorte de dureté qui accompagne souvent les désordres moraux. Un complot militaire a supprimé en quelques heures de nuit tous ces médiocres acteurs qu’il aurait fallu déposer. On les a tués à coups de fusil et à coups de hache, et nous plaignons le prince Pierre Karageorgevitch qui est appelé à monter sur le trône à travers ces mares de sang. Il y a eu déjà beaucoup de sang versé entre ces deux familles ennemies, les Obrenovitch et les Karageorgevitch. C’est une sombre histoire que la leur. On pouvait espérer que le XXe siècle ne verrait pas se reproduire les tragédies d’autrefois ; mais ce n’est peut-être pas seulement on Serbie que la civilisation est comme un vernis superficiel et que la barbarie reste au fond.

Le prince Pierre Karageorgevitch était loin de Belgrade, lorsque a eu lieu cette odieuse boucherie : il n’en est pas responsable, bien qu’il se trouve en profiter. Le dernier des Obrenovitch meurt sans enfans : c’est une dynastie qui s’éteint, et les rivalités du passé ne se reproduiront pas dans l’avenir. D’après les premiers récits qui nous sont parvenus, la conspiration a été l’œuvre de quelques officiers. Elle s’explique trop facilement par la situation intérieure de la Serbie, par l’impopularité mêlée d’exaspération où étaient tombés le roi et la reine, par la menace qui pesait sur un trop grand nombre de têtes autour d’eux, pour qu’on en cherche la cause ailleurs. L’incident est tout local dans son origine, il le restera sans doute dans ses effets. L’accord qui s’est maintenu jusqu’ici entre l’Autriche et la Russie à propos des affaires balkaniques n’en sera pas troublé, nous voulons le croire, car, s’il l’était, les conséquences en seraient très graves. C’est bien assez que nous ayons à déplorer le sang qui vient d’être versé.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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