Chronique de la quinzaine - 14 juin 1912

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Chronique n° 1924
14 juin 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Paris est habitué, depuis quelques années, à recevoir des souverains étrangers, et c’est toujours avec satisfaction qu’il accueille et salue le plus haut représentant d’une nation amie ; mais ce sentiment a été particulièrement vif chez lui à l’occasion de la visite que vient de lui faire la reine de Hollande. Et quand nous parlons de Paris, nous voulons parler de la France dont sa capitale est ici l’organe. La Hollande est un des pays de l’Europe dont l’histoire a été le plus profondément mêlée à la nôtre. Nous nous sommes heurtés souvent sur des champs de bataille avec la bravoure et l’indomptable ténacité de ses habitans et nous avons appris, quelquefois à nos dépens, à les apprécier. Mais depuis longtemps nous n’avons plus de démêlés avec elle et nous formons des vœux pour sa prospérité et son bonheur, comme nous ne doutons pas qu’elle en forme pour nous. Si nous avons encore un intérêt politique en Hollande, il se confond très étroitement avec le sien propre, car c’est celui de sa parfaite indépendance. Notre désir le plus sincère est qu’elle reste ce qu’elle est et contribue par là au maintien de la paix générale. Nous voulons croire que ce n’est pas le hasard seul qui a établi dans sa capitale, après l’y avoir lentement élaborée, une institution internationale dont le but est précisément de dissiper, par l’intervention du droit, les nuages chargés de foudres : c’est bien en effet au milieu de ce peuple, qui a donné tant de preuves de courage, mais sage, prudent, réfléchi, devenu riche par son commerce, que devaient naturellement se tenir les assises de la paix. Et c’est pourquoi tant de regards se tournent aujourd’hui du côté de La Haye. Cette nation si digne d’estime a un gouvernement digne d’elle. Il est représenté aujourd’hui par une reine qui, arrivée sur le trône encore enfant, y a grandi sous la tutelle d’une mère admirable et y remplit tous ses devoirs avec une intelligence sérieuse et avec grâce. L’année dernière, M. le Président de la République a fait à la reine Wilhelmine et à la Hollande une première visite pour leur apporter le témoignage des sentimens de la France à leur égard : c’est cette visite que la Reine lui a rendue ces jours derniers. Comment Paris ne lui aurait-il pas souhaité la bienvenue avec ce surcroît de sympathie et de respect qu’il devait éprouver pour une jeune femme qui est un modèle de toutes les vertus publiques et privées ?

Au surplus, s’il avait pu hésiter un moment à exprimer ces sentimens, les premières paroles de la Reine n’auraient pas manqué de l’y encourager. Le toast qu’elle a prononcé au Palais de l’Elysée, en réponse à celui de M. le Président de la République, a tranché sur la banalité qu’ont parfois ces manifestations d’éloquence protocolaire. La Reine s’est souvenue, avec un à-propos qui venait de son cœur et qui est allé droit au nôtre, des lointaines origines de sa famille. « Je suis fière, a-t-elle dit, du sang français qui coule dans mes veines et que le nom de ma race se rattache à la France. » Les noms d’Orange et de Coligny, du fond des siècles révolus, revenaient à sa pensée et à la nôtre comme un souvenir de famille que le temps n’a pas altéré, qu’il a plutôt consacré et qu’il a adouci en le dépouillant des événemens tragiques au milieu desquels il s’est formé. La Reine est allée déposer des gerbes de fleurs au pied du monument qui a été élevé à la mémoire de l’amiral de Coligny près de l’endroit où il a été massacré. À ces violences d’autrefois a succédé une tolérance d’autant plus précieuse qu’elle a été plus chèrement achetée. Rien ne rapproche plus que des souvenirs communs, et la Reine a paru se sentir très près de nous. On nous affirme que les paroles qu’elle a dites sont bien d’elle : elle les a écrites de sa main comme étant l’expression de sa pensée personnelle, sincère et profonde, et nous en avons été doublement touchés. Son séjour en France s’est terminé par une revue militaire à laquelle elle a pris un intérêt qu’elle s’est plu à manifester par de nobles paroles. « Avant tout, a-t-elle dit en s’adressant à M. le Président de la République, je désire vous témoigner mon admiration pour le magnifique spectacle qui m’a été offert aujourd’hui. Je suis particulièrement charmée d’avoir pu en personne me rendre compte de la superbe tenue des troupes, de leur prestance, de l’ordre et de la discipline dont elles ont fait preuve dans leurs mouvemens. C’est là une armée dont la France doit être fière. Elle doit voir en elle le plus sûr gardien de sa gloire et de son honneur. « Ce langage de la Reine, son attitude accueillante et gracieuse pendant les journées trop courtes qu’elle a passées au milieu de nous, les souvenirs qu’elle a évoqués, les espérances qu’elle a énoncées ont donné à la visite qu’elle nous a faite un caractère qui nous est précieux. M, Fallières l’en a remerciée dans des termes qui traduisaient bien les sentimens de la France. Nous sommes convaincus qu’il restera de ce voyage quelque chose de durable dans les rapports de deux pays qu’aucun intérêt n’oppose l’un à l’autre et qui peuvent en toute sécurité s’estimer et s’aimer.


La rentrée des Chambres et la reprise des travaux parlementaires devaient remettre sur le tapis la question du scrutin de liste avec représentation proportionnelle : elle a fait un pas décisif, grâce au langage très net et à l’attitude énergique du gouvernement. Un discours d’une demi-heure prononcé par M. le président du Conseil a rendu courage et confiance aux partisans de la réforme et jeté le désarroi parmi ses adversaires. Ces derniers se ressaisiront, il faut s’y attendre, ils s’y préparent. Décontenancés au premier moment, ils n’ont pas tardé à se grouper de nouveau sur un terrain de combat. Mais si le gouvernement tient la promesse qu’il a faite de mener les choses rondement de manière à obtenir une solution avant les vacances prochaines, la rapidité même du mouvement le sauvera des pièges qu’on s’apprête à lui tendre et lui permettra d’atteindre le but. Un discours comme celui de M. Poincaré est un engagement ferme qui, certainement, sera suivi d’effet.

On a reproché à M. le président du Conseil de n’avoir pas tenu dès le premier jour le langage qu’il tient aujourd’hui et d’avoir laissé la Chambre se fourvoyer avant de la tirer du gâchis. Mais le règlement de la Chambre ne permettait pas au gouvernement de retirer le projet de loi qui était en discussion lorsqu’il est arrivé aux affaires et, quelque incohérent qu’était ce projet ou qu’il était devenu en cours de discussion, il fallait attendre que celle-ci fût terminée pour en présenter un nouveau. Cette disposition du règlement n’a d’ailleurs jamais paru plus critiquable qu’en cette occasion où tous les inconvéniens en ont été sensibles ; mais peut-être, à force de l’avoir été, ont-ils produit quelque bien. Lorsque la discussion a été terminée, le projet de loi s’est trouvé tellement informe que le flot qui l’avait apporté a reculé épouvanté. Tout le monde a été d’avis que le projet ne pouvait pas rester tel quel : la seule question a été de savoir si la Chambre devait le corriger elle-même ou en confier le soin au Sénat. La Chambre ne savait trop quel parti prendre et le gouvernement a hésité sur le conseil à lui donner. Il a incliné d’abord à laisser la loi dans l’état où elle était et à évoquer la cause de la représentation proportionnelle devant le Sénat ; puis il a pensé, et il a eu sans doute raison, qu’il valait mieux que la Chambre amendât elle-même son œuvre. Les assemblées sont ombrageuses, surtout lorsqu’il s’agit d’une loi relative à leur propre recrutement : il fallait éviter toute apparence de vouloir forcer la main à la Chambre au moyen du Sénat. M. Poincaré a donc demandé le retrait de l’urgence qu’on avait imprudemment votée au commencement de la discussion. Sur ce point, tout le monde, ou peu s’en faut, a été d’accord, les uns, le plus grand nombre sans doute, parce qu’ils sentaient bien que la loi ne pouvait pas rester sans retouches, les autres parce qu’ils voyaient là le moyen de perdre du temps. Mais M. Poincaré s’est appliqué tout de suite, avec une louable franchise, à dissiper l’illusion de ces derniers. Le retrait de l’urgence lui permettait enfin de déposer un autre projet : il a annoncé l’intention de le faire sans délai et, s’adressant aux adversaires du projet : « Nous attendons, a-t-il dit, qu’ils nous attaquent franchement et à visage découvert... Quelles que soient du reste leurs intentions, nous les prévenons dès maintenant, en toute honnêteté, que s’ils nourrissent le dessein d’étouffer la réforme électorale, ils devront commencer par renverser le ministère. » Nous n’avons pas besoin de dire que ce langage, qui a soulevé les protestations de quelques-uns, a fait sur tous une vive impression. La Chambre l’a d’ailleurs approuvé en donnant au Ministère une très forte majorité.

Le projet annoncé par M. Poincaré était prêt : il a été déposé le lendemain de ce vote, et pour la première fois on s’est trouvé en présence d’un texte net et limpide. Puisse-t-il rester tel jusqu’à la fin ! En émettant ce vœu, nous n’entendons pas que le projet du gouvernement soit intangible et certainement il ne l’entend pas lui-même ainsi : il a annoncé l’intention de poser la question de confiance devant les deux Chambres, mais seulement sur les principes fondamentaux et sur les lignes générales de la loi. Ces principes sont les suivans : scrutin de liste, représentation des minorités, quotient électoral calculé sur le nombre des votans et non pas sur celui des électeurs inscrits, attribution des restes à la liste qui aura eu le plus de voix. Ces mots réveillent chez nos lecteurs des souvenirs dont quelques-uns sont devenus peut-être un peu confus : ce ne sont pas de très vieilles connaissances et, quand on n’entretient pas commerce avec elles, on risque de les oublier. Scrutin de liste, représentation des minorités, passe encore ; ces expressions se rapportent à des idées claires ; mais le quotient électoral ? Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que c’est le produit de la division du chiffre des votans par le nombre de sièges attribués à une circonscription électorale. Du chiffre des votans, disons-nous, parce que c’est ainsi que l’entend le gouvernement : d’autres que lui, recrutés surtout parmi les députés hostiles à la réforme, demandent que le chiffre à diviser, au lieu d’être celui des votans, soit celui des électeurs inscrits : le quotient est alors plus élevé, par conséquent plus difficile à atteindre et les sièges non attribués, ce qu’on appelle les restes, sont plus nombreux. De là une difficulté, une complication où se complaisent les adversaires du projet et aussi, plus discrètement, ses plus tièdes partisans. Il y a eu de grandes batailles pour savoir comment le quotient serait établi. Finalement, la Chambre a adopté comme dividende le chiffre des votans : M. Poincaré lui demande donc aujourd’hui de rester fidèle à sa propre opinion. Mais les arrondissementiers poussent les hauts cris. Ils déclarent que le gouvernement parlementaire repose sur une majorité. Or ils affirment qu’il n’y en aura pas dans le nouveau système, ou, ce qui est encore pire, que ce sera la minorité qui deviendra artificiellement la majorité, et ils se livrent pour le démontrer à toutes sortes de calculs qui prouvent une fois de plus qu’on fait dire aux chiffres tout ce qu’on veut.

Leurs critiques contiennent cependant une part de vérité : il est certain que le gouvernement ne peut fonctionner avec force que s’il y a une majorité forte et qu’en donnant trop d’avantages à la minorité on s’expose à avoir un gouvernement anarchique ou anémié. Mais le projet de loi crée-t-il ce danger ? Non certes : on peut même se demander si, avec la loi qu’il présente, la minorité sera plus largement représentée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Peut-être y aura-t-il, à ce point de vue, quelques surprises, comme il y en a eu d’ailleurs presque toujours après le vote d’une loi électorale nouvelle : l’histoire parlementaire en est pleine. Quoi qu’il en soit. M, le président du Conseil, tenant compte de ce qu’il peut y avoir de sincère et de fondé dans les craintes des partisans du régime majoritaire, leur fait une concession très large, nous serions tentés de dire trop large : il attribue tous les restes à la liste qui a eu le plus de voix. L’eau va à la rivière, comme dit le proverbe, mais aussi de là viennent les inondations. A ceux qui lui reprochent, à ceux qui l’accusent avec aigreur ou avec violence d’établir la représentation proportionnelle pure et simple, sans atténuations ni précautions, M. Poincaré est en droit de répondre qu’il fait à la majorité une concession énorme ; il ne lui donne pas seulement les restes auxquels la proportion des votes en sa faveur lui crée des droits, il les lui donne tous. Ce geste généreux tranche à la vérité une question embarrassante : nos lecteurs savent déjà combien ce problème de l’attribution des restes est difficile à résoudre équitablement. Mais est-ce une raison pour le supprimer ? Les partisans de la représentation vraiment proportionnelle protesteront ici. Ceux mêmes qui acceptent, à titre transactionnel, qu’on fasse bénéficier la majorité de ce qu’on a appelé une prime trouveront sans doute que la prime est exorbitante et ils n’auront pas tort. Toutefois, si le gouvernement insiste avec force, s’il présente cette prime comme la rançon de la réforme, s’il pose à ce sujet la question de confiance, ce sera le moment de se souvenir de ce qu’il a fait, contre vents et marées, pour faire aboutir la loi et de l’accepter comme l’arbitre d’une transaction difficile, où chacun doit abandonner quelque chose de son opinion et même de ce qu’il considère comme son droit, pour obtenir du voisin des sacrifices équivalens. M. Poincaré, dans son discours, a donné pour modèle aux fractions si divisées et subdivisées du parti républicain le ministère lui-même où il a réuni des hommes qui avaient et qui conservent au fond de l’âme, sur la réforme électorale, les opinions les plus opposées. Nous avons mis quelquefois ces oppositions en relief ; nous avons rappelé qu’avant d’entrer dans la même combinaison gouvernementale, M. Millerand, par exemple, s’était montré partisan presque violent de la représentation proportionnelle et que M. Bourgeois en avait été adversaire presque farouche. Cependant M. Poincaré a affirmé que le gouvernement « tout entier, » — et il a appuyé sur ce mot qui est entre guillemets à l’Officiel comme ici, — tenait à proclamer sa solidarité dans cette question qu’il considère comme intéressant au plus haut degré les destinées mêmes de la République. Voilà l’exemple à suivre, a-t-il dit. Sentant la nécessité de se mettre d’accord, les ministres se sont fait entre eux les concessions indispensables : que le parti républicain en fasse autant.

Le fera-t-il ? Il faudrait d’abord définir le parti républicain et préciser les limites étroites, artificielles, dans lesquelles on a l’habitude de l’enserrer. M. le président du Conseil aura avec lui d’excellens républicains qui ne portent pas l’estampille officielle, et contre lui d’autres républicains qui la portent. Un discours que vient de prononcer M. Combes montre ce qu’il faut penser sur ce point. M. Combes avait réuni ses amis dans un banquet dont la chaleur n’a pas été aussi communicative que d’habitude. C’était le banquet du parti radical et radical-socialiste, et le parti radical et radical-socialiste, depuis quelque temps, n’est pas heureux. Sa mélancolie est apparue sans voiles. On s’est adressé mutuellement des reproches. Les chefs, a-t-on dit, ne commandent pas ; les soldats, a-t-on assuré, n’obéissent pas ; tout s’en va à vau-l’eau. Peu à peu une lourde atmosphère de tristesse a pesé sur le banquet, et quand M. Combes y a pris la parole, il a donné l’impression d’être l’aumônier des dernières prières. Son discours a d’ailleurs été purement négatif : il est impossible d’y apercevoir l’ombre d’un programme. M. Combes a accusé M. Poincaré de n’avoir que des idées d’ « académicien : » cela vaut encore mieux que de ne pas en avoir du tout, ce qui est le cas de M. Combes et de son parti radical et radical-socialiste qui n’a plus que des adjectifs pour faire ronfler enfin son nom. M. Combes est hostile au projet du gouvernement : soit, mais quel est le sien ? Il dit en avoir un : on voudrait le connaître. Pourquoi ne l’a-t-il pas exposé au banquet radical ? On y aurait retrouvé sans doute toutes les obscurités, les confusions, les contradictions, les impossibilités d’application, les chinoiseries enfin qui ornent le projet que la Chambre vient de voter. C’est tout cela que le parti radical va proposer de reprendre ; c’est avec cela qu’il va essayer de faire avorter la seconde discussion de la loi, comme il a fait avorter la première. Mais cette fois la Chambre est avertie et nous espérons qu’elle ne se prêtera pas à un jeu aussi dangereux.

Il faut s’attendre pourtant à ce que certaines dispositions du projet rencontrent, même auprès des partisans de la réforme, sinon des résistances irréductibles, au moins des hésitations. Jugeant, avec raison d’ailleurs, que beaucoup de départemens sont trop petits et ont un nombre d’électeurs trop restreint pour donner une base d’opération suffisante au scrutin de liste avec représentation proportionnelle, le projet groupe plusieurs de ces départemens pour en faire une seule circonscription électorale. Cette disposition ne passera pas sans difficulté. Le particularisme des départemens n’est peut-être pas une bonne chose, mais il existe et se défendra. Les circonscriptions départementales, telles que la Révolution les a faites, ont été à l’origine une création artificielle, mais ces corps ont pris une âme, qui s’est développée avec une grande puissance de vie et qui répugne à certaines fusions ou confusions. Dans notre organisation administrative, il n’y a de vraiment divans que les départemens et les communes, mais ils le sont à un haut degré : le projet porte une atteinte directe, — une première atteinte, car on annonce que d’autres viendront ensuite, — à des êtres réels qui ont pris conscience de leur personnalité dans les limites qui leur ont été données et par le fait même de ces limites. Allons-nous changer tout cela ? C’est une très grande œuvre. Nous n’ignorons rien de ce qu’on peut dire pour ou contre elle, et assurément on peut dire beaucoup de choses en sa faveur. La Révolution a eu de bonnes raisons pour supprimer les provinces et créer les départemens ; on peut avoir de bonnes raisons aujourd’hui pour ranimer la vie provinciale qui s’est éteinte dans des compartimens trop étroits. Mais cette première esquisse d’une réforme à immense envergure sera l’objet d’un jugement qui ne sera pas toujours bienveillant. Le projet du gouvernement comporte des tableaux qui viennent à peine d’être publiés et qui soulèveront inévitablement des critiques. Qu’on y songe en effet : les départemens voisins se connaissent aujourd’hui fort peu, aussi peu quelquefois que des départemens très éloignés les uns des autres : si on en groupe deux ou trois qui ne se ressemblent pas par l’esprit et ne se rassemblent pas naturellement par les intérêts, on aura jeté dans le pays un grand trouble. Qu’arrivera-t-il aux élections prochaines si un département perd le nombre de députés auquel il est habitué et estime avoir droit, parce que ses votes auront servi à l’élection d’autres députés qu’il ne connaît pas, dont il aura vu pour la première fois le nom sur les listes qu’on lui aura confectionnées et qui seront élus hors de ses frontières ? Si les nouvelles circonscriptions sont bien faites, ces inconvéniens seront atténués. Si elles sont mal faites, on aura aggravé la réforme d’un coefficient d’impopularité sous laquelle elle sombrera. Soyons tout à fait franc : le danger serait que, sans se préoccuper de ce qui les rapproche ou de ce qui les éloigne les uns des autres, on groupât les départemens suivant leurs affinités électorales de manière à assurer, par des combinaisons et des dosages sa vans, la majorité à l’opinion aujourd’hui régnante, ou à celle qui régnait encore hier, mais qui est menacée d’être détrônée demain. S’il en était ainsi, on se serait peut-être assuré une majorité dite républicaine à la Chambre, mais quel serait le jugement du pays ?

Le Ministère Poincaré, nous dira-t-on, mérite plus de confiance. Soit : nous ne la lui marchandons pas. Il faut lui savoir gré, en tout cas, d’avoir posé des questions nouvelles qui nous arrachent aux préoccupations mesquines, aux intérêts subalternes, aux petitesses de tous genres auxquelles le gouvernement radical nous a condamnés depuis quelques années. Cette politique de « mares stagnantes, » bien qu’elle nous ait fait beaucoup de mal, n’a pas encore épuisé tout celui qu’elle peut nous faire. Les hommes d’hier sont à l’affût des circonstances qui peuvent, en le ramenant très bas, faire tomber le pouvoir entre leurs mains. Le gouvernement actuel peut se tromper, mais il a des vues plus hautes et il a élargi autour de nous l’horizon politique que ses devanciers s’étaient appliqués à rétrécir de manière à le garder toujours à leur portée. En cela, il a bien mérité de ceux qui rêvent d’une France toujours plus grande, enveloppée d’une atmosphère toujours plus saine. Dans son discours au banquet du parti radical, M. Combes, après avoir reconnu que les récentes élections municipales s’étaient faites au milieu d’une certaine inattention qu’il a déplorée, en a rejeté la faute d’abord sur le gouvernement, puis sur la Chambre, « qui a consommé, a-t-il dit, la plus grande partie de sa session ordinaire en une série de discussions aussi oiseuses, aussi confuses en elles-mêmes qu’indifférentes à la généralité des Français, » de sorte qu’ « il n’existait aucun mouvement d’opinion susceptible de remuer les partis et de les faire se dresser les uns contre les autres. » M. Combes, on le sait, a un autre idéal : il aime qu’on se batte. Mais la lutte religieuse, qui est proprement son affaire, a produit tout ce qu’elle pouvait produire ; on en est lassé, écœuré, la nouvelle génération veut autre chose. Que lui propose M. Combes dans son discours tout négatif ? Rien, nous l’avons dit. M. Poincaré, dans le sien, fait entrevoir de grandes réformes et il oriente les esprits vers elles. C’est de cela que nous lui savons gré.


Les nouvelles du Maroc sont meilleures : nous nous contenterons pour aujourd’hui de les noter sans essayer d’en tirer des conséquences qui seraient encore prématurées. On ne saurait trop répéter, pour épargner à l’opinion des surprises pénibles, que nous ne sommes qu’au début d’une affaire de longue haleine, qui exigera de notre part un effort prolongé ; mais, depuis l’arrivée du général Lyautey, l’action militaire a pris une allure plus vive et plus résolue. Il est vrai que les tribus insoumises n’ont pas laissé au général le choix des opérations à entreprendre ; elles ont livré assaut à Fez avec une véritable furie, au point que, profitant de la nuit, quelques-uns des assaillans sont parvenus à entrer dans la ville : ils se sont réfugiés dans une mosquée où on les a canonnés. L’assaut a été victorieusement repoussé et l’ennemi a éprouvé de grandes pertes. Elles ne l’ont pourtant pas découragé. On a appris qu’une harka nouvelle était en voie de formation à quelques kilomètres, et c’est alors que le général Lyautey, sortant de la situation d’assiégé pour prendre à son tour l’offensive, a envoyé le colonel Gouraud, avec douze ou quinze cents hommes, disperser une horde beaucoup plus nombreuse. L’affaire a été conduite avec rapidité et vigueur. La supériorité de notre armement, de notre discipline, de notre tactique n’a pas tardé à mettre l’ennemi en déroute et la sûreté de ses manœuvres a valu très légitimement au colonel Gouraud le grade de général. Nous nous étions, comme on dit, donné de l’air en repoussant les bandes marocaines dont le flot venait battre les murailles de Fez. Le résultat a été de nous assurer quelques jours de répit et de dégager les abords de la ville, ce dont le général Lyautey a profité pour permettre au Sultan et à M. Regnault d’en sortir. La route de Fez à Rabat a paru assez déblayée maintenant pour que Moulaï Hafid pût la parcourir sous la protection d’une escorte. Arrivé à Rabat, que fera-t-il ? Abdiquera-t-il, comme il en a annoncé la ferme intention ? Retrouvera-t-il assez de sang-froid pour attendre les événemens avant de prendre un parti définitif ? Sa neurasthénie se dissipera-t-elle dans une atmosphère plus calme ? Nous n’avons assurément aucun intérêt à ce qu’il abdique, car sa succession engendrerait des difficultés nouvelles ; mais on affirme que, dans l’état de décomposition morale où il est tombé, il ne peut plus, au moins pour le moment, nous donner aucun concours utile. La souveraineté effective du Sultan était, au Maroc, assez peu de chose ; ce peu de chose valait pourtant mieux que rien, et un des premiers soins du résident général est de reconstituer, au moyen du Maghzen, une apparence, ou plutôt, si cela est possible, une réalité de pouvoir. On voit combien la situation, soit politiquement, soit même militairement, est encore précaire et incertaine au Maroc : on commence toutefois à y sentir l’intervention d’une intelligence et d’une volonté nouvelles, et cette constatation augmente nos regrets du temps qu’on a perdu avant d’y envoyer le général Lyautey.


Les élections belges ont été une surprise pour tout le monde, en Belgique et à l’étranger. Le parti catholique est au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle et, depuis quelque temps, à chaque élection nouvelle, il perdait deux ou trois membres d’une majorité qui finalement était réduite à six voix. Il semblait mis au régime de la peau de chagrin qui diminuait sans cesse et à la durée de laquelle la sienne propre était attachée : encore une élection, et c’en était fait. Ces probabilités semblaient encore accrues à cause des divisions qui s’étaient produites dans le parti et avaient amené la chute de M. Schollaert sous les coups de M. Woeste. Enfin la question scolaire agitait les esprits, et les libéraux croyaient fermement que la majorité du pays se détachait d’un gouvernement qui mettait l’enseignement libre sur le même pied que celui de l’État, en lui attribuant une part égale, ou du moins semblable, dans les deniers du contribuable. Nous ne discuterons pas aujourd’hui les programmes des deux partis, nous ne les exposerons même pas, car la place nous manquerait pour le faire : chacun apportait à la défense du sien une ardeur qui était encore augmentée chez les libéraux par l’espoir d’une victoire prochaine, qu’ils jugeaient même certaine, et qui n’était pas diminuée, tant s’en faut, chez les catholiques par le sentiment du danger. Le jour du vote est venu enfin le 2 juin. A ce moment, la situation des deux partis était la suivante : la droite avait 86 sièges à la Chambre et 64 au Sénat ; t’opposition avait 80 sièges à la Chambre et 46 au Sénat. La majorité gouvernementale était donc de 6 voix dans une Chambre et de 18 dans l’autre. Après les élections, les catholiques étaient 101 à la Chambre et les opposans 85 ; la majorité y passait de 6 à 16 voix ; il est à croire que la même proportion se retrouvera bientôt dans le vote qui doit compléter le Sénat ; mais, dès maintenant, la victoire des catholiques est acquise et elle a dépassé ce qu’ils avaient eux-mêmes espéré.

D’où vient ce résultat ? On lui a attribué des causes diverses. Les libéraux ont accusé le scrutin de liste avec représentation proportionnelle, et naturellement ils ont trouvé de l’écho en France. Ils ont accusé aussi le vote plural, accordé à certains électeurs qui présentent des conditions particulières de fortune ou de capacité. Mais on leur a répondu, avec grande raison, que la représentation proportionnelle et le vote plural existaient aux élections dernières, ce qui n’avait pas empêché le parti catholique de perdre du terrain et le parti libéral d’en gagner. S’il y a eu aujourd’hui un phénomène inverse, il faut donc bien en chercher la cause en dehors de la loi électorale, puisque, bonne ou mauvaise, elle est restée la même. On convient en général que cette cause a été surtout dans l’alliance électorale qui s’est produite entre les libéraux et les socialistes et dans le cartel qu’ils ont arrêté entre eux. La décomposition des scrutins montre avec évidence que des électeurs qui avaient, à l’élection précédente, voté pour des libéraux, l’ont fait cette fois pour des catholiques. Pourquoi, sinon parce qu’ils craignent plus en ce moment le danger des entreprises socialistes que celui de l’intolérance religieuse ? Les socialistes, comme les libéraux, se croyaient sûrs du succès, au point qu’ils émettaient publiquement leurs exigences au point de vue de la composition du futur gouvernement. Cela prouve une fois de plus qu’il ne faut pas vendre la peau de l’ours, ni non plus se la disputer, avant de l’avoir mis par terre. Le pays a reculé quand il a pu craindre sérieusement l’accession des socialistes au pouvoir. Nous disons le pays, et il ne peut y avoir cette fois aucun doute à ce sujet. C’était une prétention des libéraux d’y avoir la majorité réelle : ils l’évaluaient à 1 259 000 électeurs contre 1 222 000 aux catholiques. S’ils étaient en minorité à la Chambre, c’était à cause du découpage du territoire en circonscriptions électorales artificielles. Ils ne peuvent plus en dire autant depuis le scrutin du 2 juin, où les catholiques ont eu 1 375 000 voix contre 1 240 000. La Belgique n’est pas encore prête, comme la France, à avoir des socialistes dans le gouvernement, et peut-être notre exemple n’est-il pas fait pour l’y prédisposer.

On discute beaucoup sur les conséquences probables qu’aura le scrutin du 2 juin. Les catholiques déclarent très haut qu’ils n’abuseront pas de leur victoire et qu’ils seront non seulement plus tolérans, mais plus libéraux que jamais. Nous le souhaitons, sans être sûrs que ces bonnes dispositions, quelque sincères qu’elles soient, puissent pleinement se réaliser, car, dans un parti, la fraction la plus ardente prend quelquefois la tête et entraîne le reste. Quant aux libéraux, il est possible que les plus modérés d’entre eux, les plus éloignés des socialistes, se rapprochent des catholiques les plus modérés aussi, pour former ce qu’on a appelé autrefois chez nous un tiers parti, ou un centre droit, ou un centre gauche ; mais, pour le moment, on est encore à la première surprise causée par le scrutin et aucun mouvement parlementaire ne s’est encore esquissé dans un sens ou dans l’autre. Il y a eu, dans quelques villes, des échauffourées sans grande importance, bien que le sang y ait coulé : le calme a été vite rétabli. La leçon des élections belges est qu’il est dangereux pour un parti, qui est en somme un parti bourgeois, de conclure une alliance et de faire un pacte public avec un parti révolutionnaire. Il faut au moins, pour en arriver là sans provoquer une réaction, ménager les transitions et donner peu à peu aux esprits de nouvelles habitudes : sinon, le pays regarde, s’étonne, s’effraie et ne suit pas.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.