Chronique de la quinzaine - 14 mai 1870

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Chronique n° 914
14 mai 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1870.

Qui pourrait dire toutes les émotions, les illusions qui ont passé dans l’âme et l’esprit d’un certain nombre de millions de Français pendant les vingt-quatre heures du grand scrutin ? C’était la fatalité de cet acte extraordinaire — qui s’appelle le plébiscite — de susciter partout ces sentimens passionnés, confus, contradictoires, qui se sont donné rendez-vous autour de l’urne pleine d’inconnu, et qui ont fait de la journée du 8 mai une des dates les plus singulières, les plus énigmatiques de l’histoire contemporaine. Les émotions s’apaisent aujourd’hui, les illusions s’évanouissent, et on reste en présence de la réalité, de ce formidable chiffre de plus de 7 millions de oui envoyés par les masses nationales contre 1 million 1/2 de non.

À vrai dire, ce vote a été une surprise pour tout le monde, pour les vainqueurs autant que pour les vaincus. Ceux-là même qui ne doutaient pas de la victoire ne l’espéraient pas aussi complète ; ils se seraient fort bien contentés d’un bulletin un peu moins triomphal. Ceux qui étaient d’avance résignés à une défaite ne s’attendaient pas visiblement à ce coup de vent populaire, et jusque dans les détails de cet étrange scrutin du 8 mai on pourrait dire que les prévisions en apparence les plus plausibles ont été déjouées. On croyait qu’il y aurait immensément d’abstentions, soit par indifférence, soit par tactique, et par le fait les abstentions ont été moins nombreuses que dans tous les votes qui ont eu lieu jusqu’ici depuis que le suffrage universel est le dangereux et inévitable maître de la France. À Paris même, on s’est moins abstenu qu’aux élections dernières. On était bien persuadé que, si les campagnes se laissaient pousser au scrutin et votaient tout ce qu’on pouvait leur demander, les villes résisteraient, qu’elles refuseraient de sanctionner le plébiscite, qu’elles formeraient une sorte de majorité de « l’intelligence et des lumières » à côté de la majorité du nombre ; on s’est trompé de moitié. Sans doute quelques-unes des plus grandes cités, Bordeaux, Nantes, Marseille, Lyon, Nîmes, ont dit non au plébiscite, mais en même temps dans beaucoup d’autres villes intelligentes, populeuses, industrielles, à Strasbourg, à Reims, à Douai, à Dunkerque, à Valenciennes, à Roubaix, à Mulhouse, à Amiens, à Versailles, c’est le oui qui a eu la majorité, et même, tout bien examiné, les villes qui ont donné un vote affirmatif sont les plus nombreuses. On comptait du moins sur Paris pour compenser tout le reste par une de ces manifestations qui ne laissent aucune place à l’équivoque : eh bien ! pas du tout, ici encore il y a eu depuis les élections de 1869 un déplacement de plus de 50,000 voix, et dans certaines sections qui appartenaient tout entières à l’opposition la plus vive, à Belleville même si l’on veut, dans les circonscriptions qui ont élu M. Jules Simon, M. Jules Favre ou M. Picard, le oui a fait des trouées significatives. Par contre, on ne doutait pas un instant que l’armée ne dût voler comme un seul homme, au pas de charge et au commandement supérieur ; il n’en est rien, il y a eu dans l’armée 40,000 non dont on dénaturerait étrangement le sens, si on y voyait le symptôme d’une défection possible, mais qui prouvent simplement que l’armée a voté avec une suffisante liberté d’abord, qu’elle est en outre dans sa vie morale l’image du pays, puisque le vote militaire reproduit les mêmes proportions de majorité et de minorité que le vote civil. Les soldats ont dit oui ou non, comme ils ont voulu, puisqu’on leur donnait ce droit ; ils ont respiré l’air ambiant dans lequel ils vivaient : ils ne restent pas moins après cela les serviteurs fidèles et disciplinés du drapeau partout où ce drapeau sera engagé.

Ainsi tout a été véritablement assez imprévu dans ce dernier scrutin, et c’est à travers les surprises et les apparentes contradictions que s’est précipitée cette avalanche qui a fait le vote du 8 mai. On interprétera ou l’on groupera les chiffres comme on voudra, on se donnera la maigre consolation d’opposer certaines villes aux campagnes ou de démontrer que la minorité est la majorité, on triomphera de telle ou telle circonstance particulière ; en définitive, le résultat est là, éclatant, caractéristique, — 7,300,000 oui contre 1 million 1/2 de non, — et plutôt que de s’attacher à de puériles décompositions de chiffres ou aux plus obscurs détails d’un scrutin frappant surtout par son ensemble, mieux vaudrait voir de plus haut cette éclatante manifestation publique, et en dégager le sens, chercher ce qu’il y a de réellement instructif pour le gouvernement aussi bien que pour les partis. Au lieu de se perdre en toute sorte de vaines récriminations ou de subterfuges complaisans pour se déguiser la vérité, mieux vaudrait prendre telle qu’elle est la situation nouvelle créée aux uns et aux autres, et reconnaître qu’il y a là effectivement pour tous un nouveau point de départ. Il en est de certains votes comme de ces faits tout-puissaus contre lesquels il est inutile de se révolter, « parce que cela leur est parfaitement égal : » ils existent, ils ont de plus pour eux tout ce qui peut légitimer un fait, et cela suffit.

Que signifie donc ce vote du 8 mai ? Il peut être obscur et complexe tant qu’on voudra, quoiqu’il n’y ait pas plus de confusion et d’obscurité dans le oui que dans le non, il peut se composer d’une multitude d’élémens ou répondre à toute sorte d’aspirations et d’instincts. En définitive, pris en lui même, dégagé de tous ses détails subalternes, il a un sens clair comme le jour ; il est l’expression d’un sentiment universel qui s’est traduit sous mille formes dans les derniers temps, qu’on a pu suivre au courant des choses ; il signifie que le pays ne veut point de révolutions violentes. Jusqu’ici, il n’y avait assurément aucun doute pour les esprits clairvoyans ; cette volonté du pays était écrite dans toutes les manifestations qui se sont succédé depuis un an, mais elle était en quelque sorte éparse et insaisissable ; cette fois elle se résume et se condense dans un seul mot foudroyant comme toutes ces explosions de volonté populaire. Cette lutte vague et incohérente engagée depuis quelque temps entre ce qui existe et une révolution radicale est venue se concentrer à heure fixe dans un duel décisif entre le oui et le non, et dans ce duel multiple, redoutable, c’est le non qui a été décidément et souverainement vaincu. Voilà la première signification du scrutin du 8 mai. C’est une victoire pour le gouvernement sans aucun doute, mais c’est surtout la répudiation des moyens, des procédés révolutionnaires, c’est la déroute de tous ceux qui se sont fait jusqu’au bout l’illusion que leurs polémiques violentes exprimaient la pensée de la France, et qui se sont mépris au point de ne pas voir que, bien loin de préparer leur propre triomphe, ils travaillaient au succès du gouvernement. De toute façon, le parti radical a fait une triste campagne qui se termine pour lui par une étrange déception, et la gauche parlementaire elle-même expie aujourd’hui les erreurs, les équivoques et les faiblesses de ce qu’elle appelle sa politique depuis plus de six mois. La vérité est que depuis les élections dernières la gauche n’a eu aucune politique, et que si elle est vaincue en ce moment, si elle est placée dans une situation incontestablement fausse, elle a mérité ce qui lui arrive.

Ce n’est rien d’être vaincu en politique, c’est quelque chose de mériter sa défaite et d’aller au-devant d’un de ces éclatans désaveux qui compromettent pour longtemps un parti. C’est là qu’en est aujourd’hui la gauche ; elle est dans le parlement un parti provisoirement désavoué par la masse du pays, et elle a mérité sa mésaventure d’abord par une faute de tactique, parce qu’elle n’a pas su résister à cette tentation de risquer un grand coup, de jouer le tout pour le tout. Si elle n’a pas eu de son propre mouvement cette pensée, elle l’a subie, ce qui est la même chose. Le jour où s’élevait cette question du plébiscite qui a réveille tant de doutes dans bien des esprits libéraux, c’était évidemment la plus habile politique de bien choisir sa position de combat, de ne pas se laisser traîner à l’aventure. Si on était resté sur le terrain d’une opposition définie, circonscrite, en face d’un expédient qui au premier instant était reçu avec une certaine hésitation dans le pays, on n’aurait peut-être pas réussi encore ; mais on aurait pu rallier en faisceau toutes ces hésitations, ces doutes, ces scrupules, qui se manifestaient à l’idée d’une commotion dont l’instinct public n’entrevoyait pas la nécessité. Il était évident au contraire qu’en poussant la question à outrance, en laissant la lutte changer de caractère au point de devenir un duel entre l’empire réformé et la république par une révolution soudaine, on rendait au gouvernement tous ses avantages ; on rejetait vers le plébiscite tous les instincts conservateurs effrayés et même les instincts libéraux qui ne voulaient pas aller là où le radicalisme prétendait les conduire. Tout ce que perdait une opposition parlementaire et réfléchie, le gouvernement le regagnait nécessairement ; tout ce qui se détachait du camp des modérés, des hésitans, des scrupuleux, devenait un appoint naturel pour le plébiscite, et il en est résulté cette situation où des députés qui avaient été élus l’an dernier par d’immenses majorités, M. Grévy, M. Jules Simon, M. Ernest Picard, ont été abandonnés dans le combat par une partie de ceux-là même qui les avaient nommés : d’où il faut conclure évidemment que ces électeurs avaient choisi leurs mandataires comme libéraux, comme promoteurs de réformes progressives, non pour poser ou pour accepter une question de vie ou de mort entre l’empire et la république. La gauche a donc été une mauvaise tacticienne, et ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’elle n’a pas même été emportée par une ardeur de tempérament. La gauche a mérité sa défaite par une raison bien autrement grave, parce qu’en désertant le terrain où elle aurait pu nouer une action encore assez sérieuse, elle n’a pas su ou elle n’a pas osé secouer des alliances qu’on appelle aujourd’hui compromettantes, elle s’est laissé traîner à la remorque par toutes les passions d’un radicalisme effréné.

Par le fait, il n’y a point à s’y tromper, la gauche n’a rien conduit, elle s’est bornée à pratiquer la maxime de celui qui disait en parlant de ses hommes : « il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef, » Les vrais héros de cette campagne démocratique et républicaine qui se poursuit depuis plus de six mois et qui vient d’aboutir à la dure déception du plébiscite, ce sont tous ces médiocres agitateurs de clubs et de journaux radicaux qui sont parvenus à assourdir le pays, et qui ont fini par se croire des dictateurs prédestinés, les dépositaires inviolables des grands principes de 1793. Ils ne sont pas plus les fils de 1793 que d’une autre époque. Les hommes de 1793, avec leurs fureurs sanguinaires, étaient du moins d’énergiques patriotes, qui avaient encore l’orgueil farouche de la France, s’ils n’avaient pas le sentiment de sa vraie grandeur. Ceux d’aujourd’hui ne voient dans le patriotisme qu’une superstition surannée ; ils sacrifieraient parfaitement la France à un cosmopolitisme socialiste de fantaisie, et ils commencent par la défigurer dans ses goûts, dans ses idées, dans ses mœurs, jusque dans son langage. Il y a déjà quelque temps qu’ils se sont mis à l’œuvre pour convertir le monde à leur séduisante politique, et pendant les huit jours de pleine liberté qu’ils ont eus avant le plébiscite, ils ont surtout déployé une verve telle que le gouvernement, avec la meilleure volonté, ne pouvait leur demander une plus utile propagande en sa faveur. Ils auraient été payés pour cela qu’ils n’auraient pas mieux fait. Que veut-on que pense le pays de ces déclamations violentes ? Le pays recule, parce que la France après tout veut rester la France, et il s’en va tout droit à l’urne où l’on vote pour la monarchie. La gauche aurait pu certainement jouer un rôle utile pour la cause qu’elle défend, honorable pour elle-même, en se séparant du clan démagogique. Malheureusement elle n’y a pas songé ou elle a craint de se compromettre ; elle a fait toute sorte de manifestes, excepté celui qu’elle devait faire. M. Gambetta seul a prononcé quelques paroles d’un bon sens énergique dans un discours, et il a écrit une lettre pour désavouer les doctrines spoliatrices. M. Jules Favre, lui aussi, nous a envoyé d’Afrique un discours où il répudie les tentatives de la force. Pour les autres, nous ne savons trop ce qu’ils ont fait, ou plutôt nous nous trompons. Un des députés de la Seine qu’on croyait un peu plus homme d’esprit, M. Jules Ferry, a laissé croire un peu trop longtemps qu’il pouvait écrire dans ses lettres le faubourg Antoine, le comité Antoine, et dans une réunion un autre député de Paris, porteur d’un nom illustre, laissait récemment subordonner ce nom à celui d’un homme que la justice jugera comme elle l’entendra, mais qui dans tous les cas n’a jusqu’ici d’autre recommandation que le meurtre d’un agent de la force publique. Il ne faut pas se brouiller avec les tout-puissans héros des réunions populaires.

On commence pourtant bien à sentir aujourd’hui la faute qu’on a commise, et par un honorable retour quelques-uns des journaux de l’opinion démocratique avouent qu’on a eu tort de paraître pactiser avec des folies : ils rudoient assez vertement la queue de leur parti. C’est un fort bon sentiment pour l’avenir ; mais c’est il y a six mois, il y a un mois qu’il aurait fallu parler ainsi ; maintenant le mal est fait. Si la gauche veut reprendre position et devenir un parti sérieux, il faut évidemment qu’elle suive un autre chemin, et qu’elle commence par dégager absolument ses opinions de toutes les solidarités compromettantes ; il faut même jusqu’à un certain point qu’elle change de langage. Jusqu’ici, elle a eu trop souvent des procédés d’éloquence tout trouvés sur le 2 décembre, sur l’asservissement de la France. Ce sont désormais des thèmes un peu usés qu’il faudra laisser à M. Emmanuel Arago. Le 2 décembre 1851 disparaît derrière le 8 mai 1870, et M. Ernest Picard, sans être d’ailleurs très content, vient de le dire avec une parfaite bonne foi : « ainsi tombe cette illusion qui présentait la France comme retenue de force dans des liens qu’elle était impatiente de briser ; ainsi est condamnée cette action bruyante qui depuis un an surtout a été si étourdiment substituée à l’œuvre sérieuse d’une politique prévoyante et dévouée. » On ne peut mieux dire. Le fait est que, s’il y a un vaincu aujourd’hui, c’est la gauche, qui se trouve prise entre cette « action bruyante » dont parle M. Ernest Picard et un plébiscite dont le succès n’a dépassé peut-être toutes les prévisions que par la faute de ceux qui l’ont combattu.

On a fait ce qu’on a pu pour que le vote du 8 mai, qui n’a plus maintenant qu’à être promulgué, eût clairement, ostensiblement, ce caractère d’une défaite des idées révolutionnaires ; il a évidemment cette grande et supérieure signification aujourd’hui, quelles que soient les dissidences qui ont pu se manifester un instant dans les partis modérés. Il serait puéril de le nier, c’est une force pour l’empire, qu’on croyait miné, ébranlé, tout près d’être abandonné par le pays, et qui se relève de toute l’autorité de ses 7 millions de voix. Si ce n’est pas une seconde jeunesse, puisqu’il n’y a point deux jeunesses, pas plus pour les gouvernemens que pour les hommes, c’est au moins un élément nouveau de sécurité et d’aisance dans l’action politique. Est-ce à dire que par ce dénoûment victorieux nous soyons tout à coup ramenés aux beaux jours de 1852, et que le germe plébiscitaire laissé dans la constitution nouvelle suffise pour vicier le régime parlementaire qui s’efforce de renaître parmi nous ? Ce serait interpréter étrangement les faits et compter pour bien peu le chemin parcouru. Le pays consulté n’a point séparé la liberté de l’empire dans son vote ; mais c’est une autre question de savoir s’il eût voté encore une fois l’empire sans la liberté, de telle sorte que les deux choses se tiennent aujourd’hui, le vote les a confondues, et c’est la liberté qui a triomphé tout autant que l’empire. Sans doute, nous le savons bien, ce système plébiscitaire mis en tête-à-tête avec le système parlementaire forme une machine d’un ordre particulier, qui jusqu’ici n’a point trouvé place dans les catalogues de mécanique constitutionnelle. C’est une combinaison de ressorts qui en se heurtant peuvent voler en éclats. De toute façon, mieux eût valu s’en tenir à des rouages plus simples, plus rationnels, et tout ce qu’on a pu dire pour prouver que le plébiscite est le signe distinctif des monarchies démocratiques laisse le problème parfaitement intact.

ne faut cependant rien exagérer, ni la prépondérance que ce régime est censé assurer au chef de l’état, ni la subordination qu’il semble infliger aux assemblées. En théorie, c’est beaucoup ; dans la pratique, tout reste nécessairement soumis à la puissance de l’opinion, et, quoi qu’il arrive, un appel au peuple ne sera jamais qu’une ressource exceptionnelle et suprême, dont on ne sera tenté de se servir que lorsque l’opinion sera d’avance acquise à ce qu’on lui demande, c’est-à-dire lorsqu’on n’en aura pas besoin. Croit-on qu’il soit facile de tirer ainsi un plébiscite du fourreau à la première difficulté, au premier conflit ? Sait-on bien ce que c’est que de mettre pendant quelques jours l’existence d’une nation en suspens, de paralyser toutes ses affaires, tous ses intérêts par la perspective d’un coup de dé à heure fixe, de créer ces agitations qui ébranlent tout ? À jouer ce jeu légèrement et trop fréquemment, le moins qu’on puisse risquer, c’est de dégoûter le pays et de l’amener à se demander si en fin de compte il a bien besoin d’une monarchie qui ne lui offre pas les garanties nécessaires de permanence et de sécurité. L’expérience d’aujourd’hui, si brillante qu’elle soit, n’est point absolument de nature à encourager les velléités plébiscitaires. Tout a marché fort convenablement, il est vrai ; à quoi cependant a-t-il tenu que les populations, faute de comprendre la nécessité du vote qu’on leur infligeait, ne soient restées chez elles froides et indifférentes ? Il a fallu, pour les amener au scrutin, un effort tel qu’on ne sera pas tenté de recommencer de si tôt. Dans cette dramatique soirée de dimanche, lorsqu’on ne recevait encore que les votes défavorables de quelques villes, le gouvernement lui-même paraît bien avoir eu ses anxiétés. À de certains momens, dit-on, M. Émile Ollivier et quelques-uns de ses collègues n’ont pu se défendre de ce trouble qu’éprouvent des hommes qui vont pour la première fois comme généraux au feu des grandes batailles du scrutin. Ils en étaient à se demander s’ils ne s’étaient pas trompés. Ils avaient raison, c’était de leur part une marque d’honnêteté et de sincérité, et c’est aussi une garantie contre le retour des plébiscites. D’ailleurs, si l’on ne se fie pas à la prudence des hommes, qu’on croie du moins un peu aux conseils de l’intérêt bien entendu. L’empereur a pu avoir un intérêt dans le plébiscite actuel, il n’a plus aucun intérêt maintenant à tenter l’aventure. Après avoir été un empereur autoritaire né d’un coup d’état, il pouvait avoir l’ambition très légitime d’être un empereur réconcilié avec la liberté et couvert de nouveau par un vote incontesté du pays. Désormais les appels au peuple ne l’aideraient pas à revenir en arrière, et, pour marcher en avant, il n’en a pas besoin. Le plébiscite n’est donc qu’une arme de luxe mise en dépôt pour les grands jours, et dont on ne pourrait se servir dans tous les cas que si l’opinion s’y prêtait ; mais à côté il y a ce dont on peut se servir tous les jours : il y a l’initiative rendue aux chambres, l’action directe du parlement sur un ministère responsable, le droit pour les assemblées de réformer la législation tout entière, d’introduire la liberté et le progrès dans l’administration publique ; il y a pour le pouvoir parlementaire tous les moyens réguliers, permanens, d’exercer son influence, même d’annuler ces armes exceptionnelles dont on pourrait le menacer. En un mot, à côté de ce droit d’appel au peuple dont on ne se servira peut-être plus, qu’on peut tenir en respect si l’on veut, il y a les libertés essentielles du régime parlementaire, et voilà ce qui précise le sens de ce vote du 8 mai, voilà ce qui maintient à ce curieux succès d’un expédient qu’il ne faudrait pas renouveler, le caractère d’une victoire libérale excluant toute pensée de réaction.

C’est un changement complet de situation pour le gouvernement comme pour les partis, il ne faut point se le dissimuler. Que dans cette victoire de scrutin le gouvernement trouve, au moins pour l’instant, une force considérable, cela n’est point douteux. La question est maintenant de savoir ce qu’il fera de cette force dont il peut en vérité être embarrassé. Et d’abord le ministère en est aujourd’hui nécessairement à se renouveler ou à se reconstituer. Depuis le premier démembrement causé par la retraite de M. Buffet et de M. le comte Daru, il est resté incomplet. M. Segris est passé aux finances, M. Maurice Richard a pris l’intérim de l’instruction publique, et M. Émile Ollivier, sans cesser d’être garde des sceaux, s’est chargé provisoirement de la direction des affaires étrangères. Aujourd’hui M. le marquis de Talhouët à son tour paraît disposé à se retirer. Le ministère se recomposera-t-il en totalité, ou bien se bornera-t-on à remplacer les ministres démissionnaires ? De toute façon, dans quelle partie de la chambre ira-t-on chercher de nouveaux ministres ? Essaiera-t-on de renouer l’alliance de janvier avec quelques-uns des membres de ce pauvre centre gauche auquel le plébiscite a porté un si rude coup ? C’est là le grand problème autour duquel s’agitent toutes les ambitions. Des candidats, ce n’est pas ce qui manque certainement ; il y en a de tous les genres, toujours prêts à offrir leur bonne volonté et rôdant sans cesse autour du pouvoir, M. de La Guéronnière, par exemple, ne demanderait pas mieux que d’entrer au ministère de l’instruction publique, puisqu’il ne peut pas arriver aux affaires étrangères ; il entrerait même au besoin au ministère de la guerre ou au ministère de la marine, si on le voulait, au risque d’avoir le chagrin de supplanter M, le maréchal Lebœuf ou M. l’amiral Rigault de Genouilly. Il serait propre à tout, tout lui serait bon, pourvu qu’il fût ministre. Être du comité plébiscitaire, avoir fait son discours-programme au sénat, avoir écrit une brochure-manifeste et ne pouvoir atteindre au portefeuille, c’est là ce qui le désole. Il erre comme une âme en peine à la recherche d’un uniforme que M. Émile Ollivier, avec sa facilité ordinaire, lui a promis pour la première occasion ; malheureusement il trouve plus d’un obstacle sur son chemin, sans parler des concurrens. Pour le moment donc, il ne serait pas impossible qu’on se bornât simplement à compléter le cabinet en remplaçant les ministres démissionnaires, et M. le duc de Gramont, ambassadeur à Vienne, semble particulièrement désigné pour les affaires étrangères. — Pour les autres, on s’attend à de l’imprévu, en y comprenant même M. de La Guéronnière. Cette reconstitution ministérielle, préliminaire de toute action politique, n’est point cependant sans quelque importance, puisque M. Émile Ollivier, qui reste naturellement le chef du cabinet, qui paraît l’homme indispensable, ne peut suffire à tout. Orateur, il l’est à coup sûr, et il tient sa place au premier rang un jour de bataille ; mais il n’est pas à lui seul un ministère, et c’est un ministère qu’il faut.

Cette reconstitution ministérielle, une large et sérieuse reconstitution, est d’autant plus pressante aujourd’hui que les circonstances sont plus décisives, et que la victoire du 8 mai, au lieu de diminuer les difficultés, les a peut-être augmentées au contraire d’une certaine façon. Entendons-nous. Il ne faut pas croire qu’on provoque une crise comme celle qui vient d’agiter le pays sans mettre tous les esprits en mouvement, sans exciter partout des espérances qui demandent à devenir des réalités, sans avoir à compter enfin avec cet élan de confiance qu’on a sollicité, et qui se manifeste par des millions de voix. Il y a les ambitions personnelles, les impatiences d’action, les désirs irréalisables, tout ce qui se mêle dans ces votes où le peuple, ce grand millénaire, cherche invariablement un morceau d’Eldorado. Au lendemain de ces scrutins, il s’élève une sorte de sentiment assez impérieux, un besoin de savoir ce qu’on va faire de cette force qu’on a demandée et qu’on a reçue. Le pays veut naturellement le prix de la confiance qu’il a témoignée. Le gouvernement, nous disait-on tout récemment, ressemble aujourd’hui au chef d’une grande entreprise qui appelle de nouveaux capitaux pour doubler ses affaires. Les capitaux affluent gagnés par l’attrait d’un bon placement ; mais ils sont exigeans, ils réclament de prompts dividendes. — Le pays, lui aussi, veut ses dividendes, de bonnes lois, des réformes utiles, de libérales mesures, l’activité rendue aux affaires, — et il faut prendre garde, si les dividendes ne viennent pas, c’est la réaction qui viendra. Au premier vote, — et il va y en avoir deux ou trois cette année même, pour les conseils généraux, pour les conseils municipaux, — l’armée de 7 millions de voix sera de nouveau débandée. On ne sera pas plus avancé qu’on ne l’était il y a quelques mois.

Voilà la situation en face de laquelle se trouve le gouvernement. M. Émile Ollivier ne doit pas s’y tromper : c’est pour lui maintenant une heure décisive. On a pu jusqu’ici lui tenir compte des embarras d’une transition, de toutes les difficultés d’une transformation politique, des crises successives et quelquefois violentes avec lesquelles le cabinet du 2 janvier a été obligé de se mesurer pendant les premiers mois de son existence ; il a eu à livrer toute sorte de batailles ou de semblans de batailles assurément fort gênantes pour une action politique régulière et suivie. Maintenant tout est changé, le vote du 8 mai le remet en équilibre en lui rendant la liberté pour décider, la force morale pour agir. Que fera-t-il ? Voilà la question. Une réaction nouvelle, ce n’est pas ce qui est à craindre sérieusement ; elle n’est pas dans l’intention des hommes et elle ne ferait que compromettre de nouveau la sécurité qu’on vient de se créer. D’ailleurs on est désormais suffisamment armé contre une réaction, si on le veut bien ; mais le danger, c’est que cette force qu’on vient d’acquérir soit gaspillée dans l’irrésolution, qu’elle s’épuise dans une politique traînante, c’est qu’on se prélasse dans une victoire sans résultats. On nous a demandé un vote, nous l’avons donné par un simple instinct de patriotisme, et nous avons d’autant plus le droit d’être difficiles sur l’usage qu’on doit faire de cette victoire. On n’a pas certainement à exiger de M. Émile Ollivier qu’il remue tout à la fois, qu’il porte la main sur tout, ce qui est le plus souvent le moyen de ne rien faire, nous l’avons vu pendant les premiers mois du cabinet du 2 janvier ; mais on a tout au moins le droit de lui demander de ne point laisser s’effacer le caractère libéral des récentes transformations et de se mettre résolument à l’œuvre, de réaliser enfin ces programmes des premiers jours, qui n’ont pas disparu, que nous sachions, dans la fumée de la bataille plébiscitaire.

En un mot, le vote du 8 mai une fois acquis, il faut reprendre ce travail d’acclimatation de toutes les libertés régulières en France, il faut se hâter d’aborder d’un esprit ferme tous ces problèmes politiques, économiques, qui s’agitent aujourd’hui, et ici, nous en convenons, ce n’est pas le ministère seul qui est en cause. Le ministère nous doit de savoir bien lui-même ce qu’il veut, de ne pas faire de sa politique un roman coupé de péripéties toujours nouvelles. Les partis, à leur tour, se doivent à eux-mêmes, et ils doivent au pays de se grouper, de se discipliner, s’ils ont l’intention de faire une réalité des institutions parlementaires, si l’on veut enfin que la liberté ne soit pas un vain mot ou une menace. Ce sont les partis surtout qui viennent de passer par une véritable crise ; on ne sait plus trop aujourd’hui où ils en sont, et il est fort possible que dans les prochaines séances du corps législatif on voie d’étranges combinaisons. Dans tous les cas, il y a des déplacemens inévitables qui produiront peut-être d’abord une certaine confusion. Centre droit, gauche modérée, centre gauche, où sont maintenant les limites entre tous ces groupes qui commençaient à se multiplier singulièrement ? Le plébiscite a un peu renouvelé la situation de tout le monde, il faut l’avouer, et c’est parce que la situation est nouvelle pour tous qu’il faudrait peut-être faire un peu de nouveau. La vérité est que toutes les subdivisions anciennes où se complaisent les vanités et les amours-propres sont un peu usées, elles ne répondent à rien de bien sérieux, et au lieu de petites églises où s’enferment quelques importances, le mieux serait qu’en dehors de toutes ces vaines et artificielles démarcations il se formât enfin un véritable parti libéral. Nous avons l’air de dire une plaisanterie et de demander une chose qui existe, mille voix sont prêtes à l’attester. Rien n’est cependant plus sérieux, et rien ne serait plus nécessaire dans la situation. Il y a des hommes libéraux sans aucun doute, il n’y a pas une force libérale organisée, et la liberté vraie, réelle, est toujours ce dont on s’occupe le moins.

Qu’on regarde de près dans cette confusion de notre vie politique : est-ce qu’il s’agit le plus souvent de liberté ? Pas le moins du monde. C’est une question de gouvernement qui est au fond de tout. Il s’agit de savoir qui gouvernera, qui aura la main sur la machine par laquelle tout est mis en mouvement. Sera-ce l’empire, sera-ce la république ? Là-dessus les irréconciliables les plus violens se confondent avec les impérialistes les plus autoritaires. Dès qu’il y a un vote, c’est à l’extrémité qu’on va tout de suite ; il s’agit toujours de démolir ou d’imposer quelque chose. On tient absolument à nous gouverner, lorsque nous ne tenons, en vérité, qu’à être gouvernés le moins possible, ce qui est après tout la liberté vraie et pratique. Voilà pourquoi il serait utile qu’après toutes nos expériences il se formât un parti indépendant et modéré, s’inspirant largement de ces idées, beaucoup moins occupé d’escalader le pouvoir que de développer patiemment toutes les libertés sérieuses et efficaces, les libertés dont tout le monde profite et qui ne menacent personne. Le plébiscite, en mettant le gouvernement hors de cause, est peut-être l’occasion la plus favorable pour la formation de ce parti, où peuvent se rencontrer tous les hommes qui ne comptent que sur la propagande pacifique de leurs idées. Si on ne fait pas cela, nous continuerons à nous agiter et à nous dire libéraux sans avoir plus de liberté réelle, et nous aurons encore plus d’une crise comme celle que nous Venons de traverser, sans y trouver autre chose que des déceptions toujours nouvelles, des espérances et des désillusions également exagérées après la bataille. Nous aurons des trêves, nous n’aurons pas la vie féconde et sûre dans une liberté incontestée.

Ce plébiscite victorieux, le grand fait et le seul fait d’aujourd’hui, a donc des enseignemens pour tout le monde, pour le gouvernement comme pour les partis. C’est une révolution de plus, une révolution pacifique cette fois. On ne compte plus désormais dans notre histoire ces transformations à travers lesquelles la France continue heureusement à être la France, et les hommes se succèdent après avoir dit leur mot sur cette scène mobile. L’autre jour, au moment même où l’on allait voter à Paris et dans la France entière, dimanche matin, mourait silencieusement un homme qui, lui aussi, a joué son rôle et qui a éié une des plus brillantes personnifications contemporaines de l’esprit français : c’est M. Villemain, le secrétaire perpétuel de l’Académie Française. Il s’est éteint sans bruit, vaincu par l’âge ; il avait plus de quatre-vingts ans, et depuis un demi-siècle c’était un personnage de la publique et de la littérature. Depuis longtemps, M. Villemain avait quitté la vie publique, et, à vrai dire, il n’avait jamais été que par occasion dans la politique active. Ministre de l’instruction publique ou pair de France sous Louis-Philippe, il n’avait fait que passer dans tous ces postes pour revenir à l’Institut, sa vraie patrie. Ce n’était point un homme d’état, c’était avant tout un orateur éminent sur les choses de l’esprit, un juge pénétrant et habile, ce qu’on appelait au temps passé un arbitre du goût et des élégances littéraires. Que de fois n’a-t-il pas renouvelé ce tour de force du rapport académique annuel, qu’il rajeunissait sans cesse, où il semait les traits fins et brillans ! Sans être de ceux qui conduisent leurs contemporains par l’action, M. Villemain avait eu cependant un grand rôle politique sous la restauration ; il avait exercé la plus vive influence sur la jeunesse du temps par ses cours de la Sorbonne. Il était un des trois maîtres qui captivaient tous les esprits en animant leurs leçons d’un souffle libéral. De ces trois maîtres, l’un, Cousin, est mort il y a quelques années ; M. Villemain disparaît aujourd’hui ; le dernier survivant, celui qui est le plus âgé et qui a eu le rôle politique le plus actif, M. Guizot, porte toujours vertement sa vieillesse, et ne se désintéresse de rien. Ces trois noms représentaient une époque, ils personnifiaient l’histoire, la philosophie, l’éloquence littéraire. Sans être un novateur, même en littérature, M. Villemain avait cependant renouvelé la critique dans ces larges tableaux où il retraçait le mouvement tout entier du xviiie siècle ; il avait été un des premiers à sentir l’importance de la littérature du moyen âge, des littératures étrangères. M. Villemain a été dépassé depuis, mais il avait ouvert la route, il avait été un des initiateurs, et de ce beau temps de sa jeunesse où le succès lui avait souri de bonne heure, il avait gardé une inspiration libérale qui s’est cachée plus d’une fois dans ces derniers vingt ans sous l’allusion ironique, et qui ne s’est éteinte qu’avec lui.

Nous enterrons nos morts en votant nos plébiscites, et l’Europe nous regarde, non sans s’étonner quelquefois de nos agitations et des dénoùmens qui les suivent. L’Europe, quant à elle, vit sans trouble et sans émotions. En Allemagne, les grandes questions dorment pour le moment d’un sommeil tranquille. L’Angleterre ne se détourne pas des œuvres intérieures qu’elle poursuit avec une calme et énergique résolution. En Espagne, rien de bien sérieux n’apparaît ; on vit dans une situation sans lendemain, entre la république, dont on ne veut pas, et la monarchie, qu’on ne peut point rétablir. L’Espagne est toujours un étrange pays. De temps à autre, sur un point quelconque, en Andalousie ou en Catalogne, éclate une insurrection républicaine qu’on réprime sans aucune faiblesse, presque avec violence, comme on l’a vu récemment dans la lutte sanglante qui a eu lieu près de Barcelone à propos de la conscription militaire ; puis, si i’on s’inquiète de cette situation précaire, le général Prim paraît devant les cortès, rassurant tout le monde, déclarant que tout cela va finir, que d’ici à un mois, deux mois au plus, l’on aura trouvé un roi. Quel roi ? Voilà toujours le grand problème. Il y a les princes qu’on pourrait avoir et dont on ne veut pas en compensation des princes qu’on rêve et sur lesquels on ne peut pas mettre la main naturellement. Depuis bientôt deux ans, on en est là, et le provisoire se perpétue, provisoire d’autant plus dangereux que les scissions se multiplient entre les partis qui ont fait la révolution. Il y a peu de temps, le ministère ou, pour mieux dire, le général Prim rompait avec éclat avec l’union libérale ; il est vrai que depuis ce moment il a rompu avec les radicaux, et que, tout compensé, ces évolutions parlementaires, qui n’aboutissent jamais à des ruptures décisives, n’ont d’autre effet que de neutraliser toutes les forces. L’Espagne s’accoutume à cette crise prolongée, qui finira peut-être, comme toujours, par l’imprévu.

Il y a un pays moins accoutumé que l’Espagne aux conflits intérieurs, et qui a malheureusement aujourd’hui l’embarras ou l’ennui d’une sorte d’insurrection ; c’est l’Italie. Depuis quelques mois, sur divers points de l’Italie, il s’est produit un certain nombre d’échauffourées décousues, presque aussitôt réprimées, et qui semblaient se relier à un plan général d’agitation. En ce moment, c’est dans les Calabres, dans les campagnes de Catanzaro, que vient d’éclater un mouvement avec drapeau républicain et chemises rouges. Une bande s’est formée sous des chefs qui procèdent gravement au nom de la république universelle, et en réalité cette prise d’armes ne laisse pas d’offrir quelques particularités assez mystérieuses. Il faut savoir que les deux fils de Garibaldi, Ricciotti et Menotti, ont obtenu une concession considérable de travaux de chemins de fer dans les Calabres ; ils occupent de nombreux ouvriers, venus un peu de tous côtés, au percement du tunnel de Staletti. Or c’est là que le mouvement a pris naissance, c’est principalement parmi les ouvriers de Staletti que la bande insurrectionnelle paraît s’être recrutée. Lorsqu’on a connu l’événement à Florence, le président du conseil, M. Lanza, en a fait part aux chambres en leur donnant la bonne nouvelle que Menotti Garibaldi était allé lui-même offrir au préfet de Catanzaro de marcher contre les insurgés. Le fait est que la nouvelle était piquante. Le vieux solitaire de Caprera passant ses derniers jours à écrire des romans baroques qui arrivent jusqu’à nous, et son fils Menotti se faisant carabinier pour aller mettre à la raison des chemises rouges, c’était un spectacle imprévu et curieux. Malheureusement M. Lanza, trompé par des rapports flatteurs, ne paraît pas avoir été tout à fait dans le vrai. Voilà qu’on dit maintenant que Ricciotti était parmi les rebelles, et que son frère Menotti n’attendait que le moment de prendre à son tour les armes. On paraît avoir pris un certain nombre d’insurgés, parmi lesquels se trouvait un domestique de Ricciotti Garibaldi, et sur ces prisonniers on aurait trouvé des lettres dévoilant toute l’organisation du mouvement. Ce qui est certain, c’est que, depuis cette levée de boucliers, les troupes de la province sont eu mouvement. On est à la poursuite des factieux, on leur a fait essuyer une déroute, et on les a réduits à se disperser dans les montagnes. Il n’est point douteux qu’on n’arrive rapidement à dompter cette sédition et à pacifier la province de Catanzaro,

Cette insurrection était-elle d’ailleurs entièrement imprévue, et a-t-on fait ce qu’il fallait pour la prévenir ? C’est-là une autre question fort agitée aujourd’hui en Italie. Malheureusement on paraît avoir traité un peu à la légère des menées qu’on connaissait ; on semble s’être un peu endormi et ne s’être réveillé qu’en présence d’un accident qu’un peu plus de vigilance eût déjoué. Le ministère avait été lui-même informé, dit-on, des préparatifs qui se faisaient, et son attention avait été éveillée sur le danger de ces grandes agglomérations d’ouvriers dans des provinces comme les Calabres sous la direction des fils de Garibaldi. Comme il arrive quelquefois, on n’a cru à l’événement que lorsqu’il a été réalisé, et alors le gouvernement s’est mis en disposition d’agir. Il le peut d’autant plus aisément qu’il a pour lui la population tout entière contre une poignée d’agitateurs réunis sous un drapeau de hasard au nombre de deux ou trois cents. L’incident de Catanzaro pourrait avoir quelque gravité, s’il ne restait pas isolé, si d’autres bandes se levaient et paraissaient dans les provinces voisines ou même ailleurs. Sans être un danger sérieux, ces éruptions multiples et combinées ne laisseraient pas d’être le signe d’un plan général et prémédité. Il resterait à savoir si cette prise d’armes de la république universelle n’a coïncidé que par hasard avec la crise qu’on supposait devoir éclater en France, et si elle n’est pas l’œuvre des éternels conspirateurs qui menacent toujours l’Italie. Que les fils de Garibaldi aient été pour quelque chose dans l’apparition de la bande de Catanzaro, c’est ce qu’on saura bientôt. Malheureusement il n’est guère permis de douter que toutes ces agitations qui courent à la surface de l’Italie depuis quelque temps ne soient excitées, entretenues par le grand et invariable agitateur Mazzini, On a vu récemment encore cette lettre étrange où Mazzini se posait en grand-prêtre révolutionnaire. Par exemple, il ne jugeait pas ses contemporains, ses compatriotes, avec trop d’indulgence-, n’importe, il entendait bien s’en servir jusqu’au bout, et ses tristesses d’apôtre méconnu étaient sans découragement. C’est certainement le type le plus complet des conspirateurs passés et futurs. Rien ne peut le désarmer ; il conspirera jusqu’au bout, il refusera de plier devant ce qu’il n’a pas fait. Ainsi voilà une nation qui depuis dix ans est arrivée à s’émanciper complètement ; des Alpes à l’Adriatique, du lac de Côme au golfe d’Otrante, les Italiens sont indépendans et libres, formant un seul peuple. Ce que tout le monde eût considéré comme un rêve il y a quelques années est une réalité. Que faut-il de plus ? Ce n’est pas assez, il faut que tout cède devant l’orgueil implacable et solitaire d’un homme. Voilà ce qu’on appelle une politique libérale et éclairée ! ch. de mazade.

REVUE MUSICALE.


L’Opéra-Comique cherche sa voie, ou plutôt il essaie et tâtonne en attendant d’engager sa partie, car pour ce théâtre la voie est dès longtemps trouvée, il ne s’agit que de savoir s’y maintenir, chose d’ailleurs moins facile qu’on ne croit, vu que, si le genre ne manque pas, ce sont les auteurs et les chanteurs qui aujourd’hui manquent au genre. Ce serait bien singulièrement apprécier la situation que de vouloir introduire ce qu’on est convenu de notre temps d’appeler de grandes réformes dans un théâtre où, quand le mauvais sort cherche à faire des siennes, une reprise bien organisée du Pré aux Clercs, de Zampa ou de Fra Diavolo a suffi et suffira toujours à le conjurer. Les théories tapageuses n’ont ici rien à voir, l’Opéra-Comique est un coin de terre privilégié où, grâce à Dieu, n’a point cours ce progrès dont partout on nous assomme; sa route, à lui, c’est la routine, qu’il ne l’oublie pas et laisse dire les mécontens, qui, en pareille matière, peuvent bien être un public, mais assurément ne sont pas le public. Les Dragons de Villars, Mignon, Lara, voilà pour le moment la vraie note : ni trop ni trop peu. Entre l’Académie impériale et les Bouffes-Parisiens, il y a certes assez d’espace pour se donner ses coudées franches; mais, s’il fallait absolument pencher d’un côté, mieux vaudrait encore que ce fût du côté de la rue Le Peletier. Gardons-nous surtout de l’opérette et de son affreuse contagion, tenons-nous à égale distance et de la cascade et du genre exclusivement ennuyeux : ni Robinson Crusoé ni Déa. Si nous étions directeur de l’Opéra-Comique, nous ne voudrions pas d’autre programme. Sans aller aussi loin que Pascal, qui, après avoir écouté tout au long un beau chef-d’œuvre de tragédie classique, se demandait : « Qu’est-ce que cela prouve ? » il nous est souvent arrivé, en voyant tel ouvrage que l’on représente, de nous dire : A quoi bon jouer de pareilles choses?

Prenons cet opéra de Déa pour exemple. Où est l’intérêt, la raison d’être d’un semblable spectacle? Comme action dramatique, cela touche à l’enfance de l’art; imaginez un conte moral de Marmontel ou de Mme de Graffigny dialogué et mis en poésie par le bonhomme Bouilly. Nous n’avions jusqu’ici que Jaguarita et l’Africaine, c’était donc le cas d’inventer une couleur nouvelle. Va donc pour les sauvages et les sauvagesses; encore la tribu des Alpanchas en guerre avec celle des Alcofribas! Une pauvre mère a perdu sa fille, traîtreusement enlevée par les Peaux-Rouges. Le Tonnerre qui marche a poussé l’oubli des bienséances jusqu’à venir sous les murs mêmes de Lima cueillir la Fleur qui chante, audace à tous les points de vue fort criminelle; mais où la gaîté commence, c’est quand on voit cette pauvre mère représentée par la joyeuse Mme Ugalde, la Virginie du Caïd et le Roland des Bavards. Cet éclat de rire légèrement galvaudé, remontant sur le premier théâtre de ses succès pour y grimacer l’élégie en deuil, ne laissait pas d’avoir son côté pittoresque; personne autour de nous ne voulait le prendre au sérieux, on se disait : C’est une charge. Se figure-t-on en effet Mme Ulgalde en matrone gémissante, et berçant dans des voiles de crêpe un bébé fantastique? Ajoutons cependant que la situation, pour récréative qu’elle soit, a le tort de se reproduire trop souvent; on n’en a jamais fini avec cette complainte qui certes n’eût pas demandé mieux que de ressembler à la berceuse du Pardon de Ploërmel, et n’est au demeurant qu’une insignifiante psalmodie. Vous l’entendez au commencement et à la fin du premier acte, vous la retrouvez au second, car elle est la mélodie télégraphique au moyen de laquelle la pauvre mère et la pauvre fille correspondent à travers les pampas. Puissance ineffable des sons, mystérieuse et sympathique électricité de l’harmonie, quels services ne rendez-vous pas aux mortels en détresse! Une mère affligée exhale un douloureux motif du fond de sa litière, qui l’emporte vers la capitale du Pérou, et cet appel, recueilli par la brise, va réveiller au cœur de la jeune sauvage les plus doux souvenirs de son enfance! C’est ainsi, par le seul charme de la mélodie, que deux âmes séparées se retrouvent ou plutôt croient se retrouver, car, à vrai dire, la Fleur qui chante n’est point la fille de la bonne dame péruvienne : celle dont Mme Ugalde est la sainte mère mourut jadis égorgée par les Peaux-Rouges. Telle est la vérité sur cette catastrophe; seulement, pour donner une ombre d’espérance à Mme Ugalde, on a pointé le fameux motif de ralliement dans le gosier de la fille des pampas; dès que la matrone liménienne entame sa romance, la Fleur qui chante y répond aussitôt par le second couplet, et l’illusion durerait encore, si le fils de la bonne dame ne s’était avisé d’aimer Akansie. Pour épouser Juarès, il faut que la Fleur qui chante ne soit point sa sœur, circonstance prévue par les auteurs, qui du reste s’en expliquent devant le public au dénoûment, préférant briser le cœur de cette malheureuse femme plutôt que de laisser un frère et une sœur brûler l’un pour l’autre d’une flamme incestueuse.

De pareilles pièces ne s’analysent pas sérieusement; autant vaudrait se confondre en révérences devant les magots d’un paravent de la Chine. Même chose peut se dire de la musique. Qu’un auteur trouve bon de réunir ses amis pour leur faire entendre de semblables compositions, personne n’y saurait contredire; mais on ne nous persuadera jamais qu’un théâtre comme l’Opéra-Comique soit sans reproche lorsqu’il les admet ainsi de plein jeu. Quel est le mérite de cette partition? quelle raison lui vaut l’honneur d’être représentée de préférence à tant d’autres? D’idée mélodique, pas une ombre, et, comme style, cette habileté de main cent fois plus fâcheuse que l’inexpérience, ce talent de facture qui ne doute de rien. Plongez gaîment la main dans le vieux sac aux ressources, agitez, remuez tous ces motifs qui depuis Nicole Isouard jusqu’à M. Auber, jusqu’à M. Thomas, ont tant servi, et des parties de ce genre vous en gagnerez aussi souvent qu’il plaira aux directeurs de vous en laisser jouer. Sur ce point, M. Jules Cohen n’a certes pas à se plaindre : avec lui, le tapis vert ne chôme guère : pas plus tôt les chandelles se sont éteintes d’un côté qu’on les rallume de l’autre; le Théâtre-Lyrique, l’Opéra-Comique et la Comédie-Française elle-même se disputent ses ouvrages, un de ces soirs nous le verrons à l’Opéra. Ce n’est pas que ses ouvrages réussissent, au contraire; Mlle Nilsson en personne n’a pu sauver de l’oubli les Bleuets, et qui se souvient de José-Maria? Mais qu’importe à un auteur de ne réussir jamais complètement, si, pour les résultats qu’il en retire, ses demi-chutes équivalent à des succès? Au théâtre, cela s’appelle avoir de la chance, et le mot est fort juste, car, sachons-le bien, une seule chose compte : être joué ! Talent, succès, le reste peut n’être ensuite que matière à controverse ; soyez tranquille, la critique, la discussion, se chargeront d’embrouiller tout. Si le public regimbe, on lui dira qu’il en est au théâtre comme dans la grammaire, où deux négations valent une affirmation, et le plus beau c’est que le public finira par le croire et s’étonner que cet auteur, dont les journaux ramènent périodiquement le nom sous ses yeux, ne soit pas encore de l’Institut.

Au lieu de donner les débuts de Mme Dalti comme circonstance et raison d’être à cette malencontreuse partition, pourquoi n’avoir pas tout simplement produit la nouvelle cantatrice dans un rôle du répertoire? Le public et la critique eussent au moins été mis tout de suite en pleine connaissance de cause, tandis qu’avec ces rôles taillés, ajustés et rembourrés sur patron, on ne sait jamais que penser d’un sujet, quels sont en fin de compte ses avantages et ses défauts. D’ailleurs admettons que musicalement cette fois la mesure eût été bien prise, comment ne pas reconnaître en même temps tout ce que ce costume de sauvagesse avait de disgracieux pour la femme? Ces cheveux en broussaille, ce ventre qui pousse en avant, ces pieds épatés sur des bateaux de liège, ces haillons, ces verroteries, tout cela est horrible, et l’élégant costume de Liménienne au second acte s’est trouvé là fort à propos pour effacer une impression dont la moins coquette aurait souffert. Mme Dalti sait chanter, mais sa voix manque absolument de charme et de jeunesse. Pour l’agilité, c’est une Cabel; malheureusement nous en avons eu trop de ces gammes chromatiques et de ces feux d’artifice, tout cela est passé, démodé. L’influence de Mme Dalti ne prolongera pas de beaucoup, je le crains, l’existence de l’ouvrage qui s’est mis là sous son invocation, et d’autre part Déa n’aura pas été pour elle une rare aubaine. Chanter de mauvaise musique est un triste droit qui n’appartient qu’aux grandes cantatrices; le simple talent s’userait en pure perte à cet exercice, et Mme Dalti ne serait pas de force à soutenir la gageure; mieux vaut donc, pour la juger définitivement, attendre de la voir reparaître dans un rôle du répertoire, la Zerline de Fra Diavolo par exemple, ce bijou d’Auber délicieusement remonté, et qui pour le moment brille à la montre. Toujours peut-on dire que M. Capoul y réalise l’idéal parfait d’un brigand d’opéra-comique. Qu’en jouant, en chantant, il se manière, que le sigisbéisme en tout cela perce beaucoup, je l’accorde très volontiers; il n’en est pas moins vrai que ce prétendu ténorino sans conséquence n’a maintenant son égal sur aucune scène de Paris. Qu’on aille, par une de ces bonnes soirées de Fra Diavolo, entendre M. Capoul dans le grand trio du premier acte, dans la barcarolle du second et l’adagio de l’air du troisième, et qu’on nous dise après si c’est M. Colin qui saura jamais rien de cet art de poser le son, de phraser et de lier ensemble la voix de poitrine et la voix de tête.

La troupe de l’Opéra-Comique, où quelques brèches se sont faites, a besoin d’être surveillée, réparée. M. Sainte-Foy n’est pas remplacé, Mlle Tual, épaissie, essoufflée, ne peut plus rendre aucun service; on fera bien de l’ôter au plus vite de la Dame blanche, où c’est une pitié de la voir et de l’entendre dans ce joli rôle de Jenny, tout palpitant encore des plus aimables souvenirs. C’est donc du côté des femmes qu’il s’agit de se pourvoir : une Carvalho viendrait en ce moment fort à point pour aider à ces rééditions d’ouvrages du passé qui sont et seront toujours, aux heures difficiles, une source inépuisable de recettes. A défaut de Mme Carvalho, retenue à l’Opéra, pourquoi ne s’adresserait-on pas à Mlle Battu, talent éprouvé, comédienne intelligente et cantatrice d’une distinction rare, qui d’emblée exercerait sur le public une autorité que de longtemps à coup sûr n’aura point Mlle Priola et que Mme Zina Dalti n’aura jamais? La tête de troupe ainsi dûment formée, les ouvrages ne manqueront pas : j’en compte à l’horizon, et des meilleurs. Verdi travaille, et la sympathie toute particulière qui l’attache au nouveau directeur, se reportant sur le théâtre, nous vaudra peut-être un autre Rigoletto. En attendant, voici l’Ombre de M. de Flotow qui se dégage des brumes du crépuscule et se rapproche; ombre errante s’il en fut que cette partition, toujours en rupture de ban, voyageant sans fin de l’Opéra-Comique au Théâtre-Lyrique, et qui cette fois, il faut le croire, va mettre un terme à son odyssée. On a déjà beaucoup trop parlé de l’ouvrage de M. de Flotow, et il est grand temps que la lumière se fasse. J’en dirai autant du Paul et Virginie de M. Victor Massé; c’est toujours un gros dommage pour une œuvre d’art de ne pas être produite à l’heure même de sa venue au monde. Je comprends qu’un auteur accepte avec résignation un tel dommage quand il y est forcé, ce qui n’arrive, hélas! que trop souvent; mais se l’imposer de gaîté de cœur me semble une imprudence ; d’ailleurs il ne convient qu’aux Meyerbeer, et encore ! de rêver ces distributions impossibles qui marient le Grand-Turc avec la république de Venise. On a M. Capoul pour jouer Paul, on veut avoir Mme Patti pour Virginie, joli spectacle, en vérité, dont un directeur de théâtre quelque peu sérieux contestera la vraisemblance, mais qu’un musicien fantaisiste peut se donner librement dans son fauteuil à l’heure des songes! Nous regretterions de voir un homme du talent de M. Victor Massé se laisser aller à de pareilles chimères, surtout dans un moment où le soin de sa réputation lui commande de ne pas rester davantage en dehors de la lutte. Quand on a cette rare chance de tenir sous sa main M. Capoul, on serait mal venu de ne pas vouloir se contenter de Mlle Priola. D’ailleurs, à remettre ainsi du jour au lendemain, les choses passent, le goût change; un sujet, par le temps qui court, a bientôt fait de tourner à la caricature. Rien n’empêcherait en effet les brillans esprits auxquels l’art dramatique et musical doit tant de funambulesques épopées de renouer une fois de plus leur précieuse collaboration et d’égayer à son tour le vénérable Bernardin de ce charivari dont ils ont si ingénieusement poursuivi les dieux d’Homère. Que dirait l’auteur des Noces de Jeannette, des Saisons et de la Reine Topaze, si, pendant qu’il s’attarde aux bagatelles de sa mise en scène, il venait à lui naître aux Folies-Dramatiques, aux Variétés ou aux Bouffes-Parisiens un Petit Paul et Virginie, pour continuer et compléter la dynastie de la Belle Hélène, d’Orphée aux enfers, du Petit Faust et de Chilpéric?

Mlle Nilsson, en quittant Paris, a très généreusement abandonné à la caisse des secours des artistes dramatiques le produit de sa représentation à bénéfice. La recette s’étant élevée à 20,000 fr., c’est une simple offrande de 11,000 francs que, tous frais déduits, la diva suédoise aura tirée de sa chatulle particulière. Que maintenant les bonnes âmes interprètent un pareil acte à leur manière, qu’elles y voient un trait de plus d’habileté, cela va sans dire; pour nous qui n’y mettons point tant de malice, et qui appelons les choses par leur nom, un bienfait est un bienfait; nous souhaitons que l’exemple fasse des petits, et que la race se perpétue de ces intrigantes dont les manœuvres se traduisent par des charités de 11,000 francs. C’était du reste une soirée presque théologale que cette représentation, laquelle, si de tels bruits avaient besoin d’être démentis, répondrait victorieusement à ces accusations d’avarice et d’ingratitude que l’envie se plaisait à propager sur le compte de Mlle Nilsson. En même temps que la sympathique bénéficiaire renonçait à tout profit, elle suscitait, activait, dirigeait les répétitions d’un oratorio de Sainte Cécile, voulant, avec le zèle et l’autorité qu’on lui connaît, que cette circonstance servît au moins à mettre en évidence à Paris l’œuvre d’un compositeur très haut placé dans son estime. Si l’événement n’a pas rempli toute son espérance, il n’en faut accuser personne, ni les solistes, ni les chœurs, ni l’orchestre, pas même le public, qui distrait, ému d’avance, n’apportait à cette représentation d’adieux aucune des dispositions nécessaires pour goûter une œuvre de style dont la place serait au Conservatoire. Il eût donc mieux convenu de ne point tant se hâter de juger en dernier ressort. Sobrement pensée, exécutée, pleine de qualités, qui n’ont d’autre défaut que celui de ne pas sauter aux yeux, d’un dessin toujours correct et pur, la partition de M. Bénédict, comme ces fresques de Flandrin, ne saurait être appréciée sans un certain recueillement qu’on ne trouve guère au milieu du brouhaha d’une salle de spectacle. En ce sens, Mlle Nilsson, par son zèle un peu aventureux, aura plutôt nui à la cause qu’elle avait pris à cœur de servir; mais, je le répète, l’insuccès ici ne prouve rien : après comme avant, la Légende de Sainte Cécile reste une composition des plus remarquables. L’auteur est un de ces honnêtes émigrans de la vieille et classique Allemagne qui de tout temps sont venus chercher fortune en Angleterre, où, pour un musicien, avoir la tête assez carrée pour coiffer la perruque de Haendel équivaudra toujours à ce qu’était pour un paladin du moyen âge la faculté d’endosser l’armure de Roland. On peut dire de M. Bénédict qu’il possède la tradition, chose en tout lieu fort considérable, mais dont le prix sur le sol britannique ne se calcule pas. Sa science, l’auteur de Sainte Cécile la tient de la bouche même des Hummel, des Weber, et s’il peint dans la demi-teinte, du moins a-t-on affaire à quelqu’un qui connaît son métier. Il y a là un chœur d’anges d’une inspiration tout adorable; comme sentiment, poésie et délicatesse de touche, c’est exquis. J’insisterais également sur l’air final que chante la sainte en exhalant son âme vers le ciel, si ce n’était aller contre la pensée même de l’artiste de procéder par citations au sujet d’une œuvre dont les morceaux ne sauraient se détacher, et qui veut être surtout envisagée, étudiée dans son ensemble, d’un ton décidément très distingué, bien qu’un peu gris.

C’était du reste, cette semaine-là, comme une poétique octave de sainte Cécile; il semble que de tous côtés on se fût donné le mot pour célébrer les vertus et la gloire de la vierge martyre. Le surlendemain du jour où l’Opéra venait d’exécuter l’oratorio de M. Bénédict, la même légende renaissait sous forme de tragédie à l’hôtel des travaux publics, dans une fête de bienfaisance, et Mlle Favart procurait aux vers de M. Anatole de Ségur des applaudissemens que Christine Nilsson n’avait pu réussir à soulever en faveur des harmonies de son maître adoptif. Involontairement, pendant cette double audition musicale et littéraire, nous songions au Polyeucte que prépare en ce moment M. Gounod, et nous nous disions : Combien serait utile à notre musicien l’étude comparée de ces deux ouvrages, si différens d’ailleurs de pensée et de style, et n’ayant de commun que le sujet! Le vrai génie ne se lasse pas de méditer sur ce que les autres ont fait avant lui du motif qu’il traite. M. Gounod a trop de clartés dans l’esprit pour ne pas savoir déjà tout ce que contient de précieux la partition de M. Bénédict, fût-ce à seul titre de renseignemens sur une matière donnée; mais il nous restait à diriger son attention vers la tragédie sacrée de M. de Ségur, où le mysticisme musical de l’auteur de Faust et de Roméo et Juliette ne peut qu’aller puiser avec profit.

Revenons à cette soirée de Mlle Nilsson, et mettons franchement que l’oratorio, avec son personnel de chanteurs en habit noir et de cantatrices en toilette de bal, ne devait pas être convié à pareille fête. On n’imagine pas quel froid jette dans une salle le spectacle de tout ce monde assis et tenant en main des cahiers de musique. M. Faure surtout se distinguait par sa mine d’enterrement, et, quand il s’est levé pour arrondir sa paraphrase, il y a mis une telle condescendance qu’on aurait presque été tenté de s’écrier : Comment donc! est-ce bien possible, monseigneur, que vous daigniez ainsi chanter vous-même? L’intérêt de la représentation se concentrait cette fois tout entier sur la maîtresse de la maison, prenant congé de ses amis, de son public. On voulait la voir en une même soirée dans chacun de ces encadremens poétiques, où sa physionomie étrange et pittoresque s’est tour à tour ineffaçablement dessinée; on voulait surtout l’entendre dans le trio des masques de Don Juan, et, disons-le, grâce à elle, ce ravissant morceau a produit un effet encore sans exemple à l’Opéra. Nos souvenirs sur ce point ne remontent pas au-delà de la Frezzolini; nous ignorons donc ce qu’était la Sontag, appelée en son temps la dona Anna par excellence, et peinte dans ce rôle de prédilection par Paul Delaroche, qui se connaissait en musique : aussi nous eût-il été précieux de recueillir à ce propos l’opinion d’un homme ayant toute qualité pour prononcer sur la comparaison, de M. Vitet par exemple, qui, à une époque où toutes les grandes places du siècle étaient à prendre, fut au sérieux le maître de l’esthétique musicale française, comme Stendhal en fut le maître fantaisiste. Mlle Nilsson a pour interpréter cette page idéale des secrets vraiment féeriques; sa voix monte et s’y déploie légère, flexible, impondérable, on dirait qu’elle a des ailes pour évoluer dans l’azur de cette mélodie; ces quelques mesures passent comme un rêve, on s’y oublie, on se rappelle ce chant d’oiseau où la légende fait tenir un siècle, alors qu’il semble n’avoir duré que trois minutes. Ceux qui demandent en quoi consiste l’art de Mme Nilsson n’ont qu’à l’entendre dans ce trio de Don Juan. Il se peut que le beau ait des règles, le charme ne se raisonne pas. Qu’est-ce qui fait le prix de tel objet que les amateurs vont se disputer à coups de surenchères forcenées? La rareté. Voilà deux tasses sorties de la même fabrique, pétries dans la même pâte, l’une vaut quinze cents francs, l’autre à peine deux écus.

La voix de Mlle Nilsson est un objet rare entre tous, une curiosité dont pas un théâtre n’est assez riche pour se donner le luxe à lui seul, Londres nous l’a prise; après l’Angleterre, ce sera le tour de l’Amérique, et qui sait si l’Opéra la reverra jamais? « Vous ne m’avez pas ménagé les sévérités, nous disait-elle en souriant, vous me trouvez mauvaise dans Alice ; c’est égal, vous me regretterez, » Mme Nilsson prévoyait-elle que Mme Marie Sass prendrait si tôt sa place, et son œil, toujours grand ouvert, perçait-il déjà les secrets desseins de la politique administrative? « Pourquoi, mon Dieu, parmi tant de pères, m’avoir justement donné celui-là?» s’écrie le don Carlos de Schiller; pourquoi, parmi tant de rôles qui s’offraient pour la rentrée de Mme Marie Sass, avoir été choisir celui d’Alice, le plus ingrat de tous, un rôle où de tout temps la sveltesse, l’agilité, la grâce et la coquetterie féminines furent de tradition, et que la cantatrice avait résolument abandonné depuis ses débuts, tant elle s’y trouvait déplacée et mal à son aise? Nous aurions mainte observation à faire à Mme Marie Sass sur l’état dans lequel sa voix nous revient d’Italie; mais rien ne nous dit que les défauts qui nous ont frappé se reproduiront lorsqu’elle se montrera dans Sélika ou Valentine. Il serait vraiment par trop cruel de vouloir rendre une artiste responsable des maladresses qui lui sont imposées d’autorité par son directeur. Le principal attrait de cette prétendue reprise de l’ouvrage de Meyerbeer fut d’abord, on le sait, M. Colin, et force nous est aujourd’hui d’en revenir à M. Villaret. Il convient qu’au théâtre toutes choses soient assorties, et s’il importe que les voix des chanteurs s’harmonisent entre elles, c’est également une nécessité que leurs natures physiques n’affectent pas de grotesques disproportions. Or, à côté d’une aussi vigoureuse Alice, M. Colin devenait un Robert impossible; de ce chevalier normand si mince, si fluet sous son armure, la robuste Marie Sass n’eût fait qu’une bouchée, et comme il fallait absolument que la gentille Alice trouvât un embonpoint à qui parler, on a dû s’empresser d’aller quérir l’ancien Robert, qui, par bonheur, n’avait point encore eu le temps de maigrir dans son exil. C’est ainsi que nos plus profondes combinaisons aboutissent trop souvent à nous démontrer qu’en somme, en nous agitant énormément, nous n’avons rien fait du tout. Après force digressions, expérimentations et caracolades, petit à petit on revient à son lancer, comme on dit en termes de vénerie. C’était en vérité bien la peine de tant parler d’une distribution nouvelle à propos de cette reprise de Robert le Diable, pour se retrouver, au bout de quelques représentations, nez à nez avec la vieille affiche d’il y a dix ans : M. Villaret jouera Robert, M. Belval jouera Bertram, et Mme Marie Sass — Alice, ce qui produit des représentations détestables qui se liquident par des recettes de 11,500 francs, argument victorieux et non moins irrésistible que celui des gros bataillons!

Les répétitions du Freischütz tirent à leur fin. Encore une reprise dont nous ne nous plaindrons point, surtout si elle est conforme au texte du maître et telle que l’esprit de notre temps la réclame. Pour la question des décors et des costumes, nous savons d’avance qu’elle n’aura pas été négligée. Le Freischütz est un de ces ouvrages qu’un directeur quelque peu artiste se fait une fête d’avoir à remonter. Vivre des mois entiers en rapport avec l’inspiration d’un Weber, commenter par la mise en scène une musique aussi profondément pittoresque, n’est-ce point là un plaisir des plus délicats? J’imagine qu’on doit finir par croire que c’est arrivé, et que le vrai monde en ce monde est celui que la rampe éclaire. J’ai rencontré jadis à Vienne un brave homme dont Hoffmann aurait fait le héros d’un de ses contes. Après avoir été pendant trente ans directeur de divers théâtres en Allemagne, il s’occupait à cette époque à rédiger ses souvenirs, publiés depuis en deux magnifiques volumes avec gravures en taille-douce. Assez d’autres ont parlé ou parleront de Gluck, de Mozart, de Weber, de Spontini, d’Auber même, au point de vue musical et dramatique; ce qui l’intéressait, lui, uniquement, c’était le programme décoratif, la notation exacte et didactique de la mise en scène des pièces qu’il avait montées, et sa pensée sur Alceste mérite d’être connue. « Le rideau se lève, dit-il, la trompette retentit, un héraut s’avance ; nous sommes à Delphes. Alceste paraît, les prêtres d’Apollon s’approchent en longues robes flottantes, ils marchent d’un pas solennel, deux par deux, en mesure, entrent par la gauche, sortent par la droite, après avoir fait une demi-conversion sur le devant de la scène ! » La seule place qui eût convenu à l’auteur de ce curieux ouvrage eût été, s’il fallait l’en croire, à l’Opéra de Paris, car jamais son génie n’eut d’égal pour disposer des groupes et faire mouvoir des masses. « Où sont-ils, lisons-nous dans sa préface, ceux qui ont comme moi médité sur le second acte d’Orphée, ceux qui seraient capables de diriger le chœur des furies et de régler la pantomime de ce terrible non, admiration de tout un siècle, et qu’on prononce en portant la jambe gauche en avant, — ceux qui ont vécu avec Iphigénie sur les rivages de la Thrace? Qu’on me montre l’homme ayant réfléchi sur toutes ces hautes questions et passé quarante ans à se rendre compte scène par scène du geste, de l’intonation, des costumes, ainsi que des moindres effets de la perspective. »

L’homme qui certainement a le mieux médité sur ces sujets, c’est Gluck lui-même, et je renvoie le lecteur curieux de s’en convaincre au recueil de lettres éditées nouvellement d’après l’Allemand M. L. Nohl par M. Guy de Charnacé[1]. La plupart de ces lettres ont été écrites en français, quelques-unes seulement sont traduites. Gluck connaissait à fond la prosodie de notre langue, qu’il maniait à son propre usage avec un accent dont la rudesse n’aidait point médiocrement à l’autorité de son discours. Il faut le voir tomber à bras raccourcis sur La Harpe et rouler dans la poussière l’infâme cuistre qui s’est permis de maltraiter Armide. Il ne peut admettre « qu’un poète, un homme de lettres juge despotiquement en musique, qu’on discute sur l’art de la guerre en présence d’Annibal, » et ne s’aperçoit pas que le despote c’est lui, le grand homme, aveuglé par l’orgueil de son génie au point de ne vouloir souffrir ni contradicteur ni rival. Lorsque La Harpe écrit ces lignes : « Le rôle d’Armide est presque d’un bout à l’autre une criaillerie monotone et fatigante; le musicien en a fait une Médée et a oublié qu’Armide est une enchanteresse et non pas une sorcière, » je trouve sa critique au moins peu sensée, mais j’avoue en revanche ne pas me sentir porté d’une bien chaude sympathie vers ce musicien qui se compare à Annibal, et nous dit le plus naïvement du monde à propos de Piccini : « Je lui ai frayé le chemin, il n’a qu’à me suivre, » ajoutant sur un ton de rogue persifflage : « Je ne vous parle pas de ses protecteurs. Je suis sûr qu’un certain politique de ma connaissance donnera à dîner et à souper aux trois quarts de Paris pour lui faire des prosélytes, et que Marmontel, qui sait si bien faire des contes, contera à tout le royaume le mérite excessif du sieur Piccini! » Quant aux protections, Gluck aurait pu se dispenser de toucher à ce point délicat, vu qu’on était à deux de jeu, car si l’auteur de Didon avait pour lui Mme du Barry et la cabale de Luciennes, c’était sous les auspices de la reine de France que l’auteur d’Alceste et d’Armide faisait son double métier d’homme de génie et d’agitateur. Gluck avait le sentiment intime du mérite et de la dignité de ses ouvrages; mais cette conviction formait en somme toute son esthétique : en dehors de lui, ce grand esprit n’admire rien, pardon, il admire... le Devin du Village! Parlez-moi de ces hommes intraitables, de ces héros carrés par la base, pour savoir plier leur échine devant toutes les puissances! Rousseau exerce une influence considérable sur l’opinion, c’est un critique qu’il ne faut point avoir contre soi ; à celui-là, on n’aura garde de reprocher d’être un homme de lettres, un poète, un philosophe, à Dieu ne plaise! on le traite en confrère, en maître! On l’appelle « le fameux Rousseau de Genève, » on célèbre la sublimité de ses connaissances, et, tandis qu’on affecte un suprême dédain pour les œuvres d’un Piccini, on se prend de bel enthousiasme pour la dernière des rapsodies. « J’ai vu avec satisfaction que l’accent de la nature est la langue universelle. M. Rousseau l’a employé avec le plus grand succès dans le genre simple; son Devin du Village est un modèle qu’aucun auteur n’a encore imité. ». On dénie aux philosophes le droit de discourir sur la musique; mais, quand ils se nomment Rousseau et que leur plume vous tient en respect, on se plaît à reconnaître qu’ils en savent composer de sublime.

Nous avons raconté dans notre étude sur Gluck[2] la part d’influence que prit Marie-Antoinette au mouvement réformateur de son illustre compatriote. On trouvera dans la correspondance publiée par M. de Charnacé les marques les moins équivoques de cette intelligente et courageuse sympathie, «Enfin, écrit la reine à sa sœur Marie-Christine, voilà un grand triomphe; nous avons eu le 19 (avril 1774) la première représentation de l’Iphigénie de Gluck; j’en ai été transportée. On ne peut plus parler d’autre chose; il règne dans toutes les têtes une fermentation aussi extraordinaire sur cet événement que vous le puissiez imaginer, c’est incroyable; on se divise, on s’attaque comme s’il s’agissait d’une affaire de religion, A la cour, quoique je me sois prononcée publiquement en faveur de cette œuvre de génie, il y a des partis et des discussions d’une vivacité singulière. Il paraît que c’est bien pire encore à la ville. J’avais voulu voir M. Gluck avant l’épreuve de la représentation, et il m’avait développé lui-même le plan de ses idées pour fixer, comme il l’appelle, le vrai caractère de la musique théâtrale et le faire rentrer dans le naturel; si j’en juge par l’effet que j’ai éprouvé, il a réussi au-delà de ses désirs. M. le dauphin était sorti de son calme, et il a trouvé partout à applaudir. Comme je m’y attendais, à la représentation, s’il y a eu des morceaux qui ont transporté, on avait l’air en général d’hésiter. On a besoin de se faire à ce nouveau système, après avoir eu tant l’habitude du contraire; aujourd’hui tout le monde veut entendre la pièce, ce qui est un bon signe, et Gluck se montre très satisfait. Je suis sûre que vous serez heureuse comme moi de cet événement. » À cette lettre de Marie-Antoinette, on peut en joindre une autre non moins caractéristique de la princesse de Lamballe : « Gluck composa son Armide pour faire une allusion flatteuse à la beauté de Marie-Antoinette. Je n’ai jamais vu sa majesté manifester plus d’intérêt à quoi que ce fût qu’à la réussite de cette pièce. On peut dire qu’elle était l’esclave d’Armide. Elle avait l’extrême complaisance d’écouter toutes les pièces de Gluck avant que celui-ci les mît en répétition au théâtre. Gluck disait lui-même qu’il avait toujours amélioré sa musique d’après l’effet qu’elle avait produit sur la reine. » Où sont aujourd’hui les souveraines jalouses d’exercer sur le génie une si gracieuse influence? Où sont les dames du palais capables de ne point préférer Orphée aux enfers au véritable Orphée? Il fallait entendre vers sa fin Meyerbeer s’exprimer sur ce sujet avec l’ironie et l’amertume des froissemens ressentis! Experto crede Roberto. Cette reine, au demeurant si frivole, était une musicienne exquise : « Gluck me compose des airs que je joue sur mon clavecin! » Sans aucun doute, on avait tort de gaspiller le temps, de compromettre sa renommée en mille absurdes amusettes; mais on savait au besoin se déclarer ouvertement pour les choses de l’intelligence, on faisait campagne pour Iphigénie, et somme toute, en dépit des chiffons, des charades et des jeux innocens, c’était encore la cour de France.


F. DE LAGENEVAIS.

REVUE LITTÉRAIRE.

Fleurs du midi, mes Primevères. — Les Renaissances, par M. Armand Silvestre. — Les Nuits persanes, par M. Armand Renaud.

Il faudrait avoir à un degré presque maladif l’amour des classifications pour vouloir grouper sous le drapeau d’une ou de plusieurs écoles les volumes de poésie dont nous allons parler. Un seul est un regain du romantisme, ou plutôt c’est presque une réédition de pièces publiées pour la première fois, il y a près de quarante ans, sous un autre titre. Qu’il nous en est revenu de ces fleurs, jadis printanières, aujourd’hui sans parfum et sans coloris ! Que d’or réputé pur en un autre temps n’est plus pour nous qu’un plomb vil ! Il n’est pas difficile de s’expliquer ces déchéances littéraires. À l’époque où le mouvement romantique était au plein de sa vogue et de son éclat, tout ce qui gravitait dans l’orbite des grands noms, tout ce qui poussait en quelque sorte sous le couvert des belles œuvres en possession de captiver la curiosité en reçut un reflet de lumière et de succès. Où les chefs passèrent, le bataillon sacré eut aisément voie frayée. L’intérêt ne suivit pas seulement le mérite et le talent, il suivit aussi le drapeau. De tout temps, en littérature comme en politique, on s’est rallié dans notre pays aux panaches connus qui ondoient parmi la mêlée. Aujourd’hui l’ancien champ de bataille est rentré dans le silence et la solitude, la gloire des généraux reste entière ; mais le menu peuple des combattans demeure ignoré, et, si l’un d’eux, se redressant du sépulcre obscur, vient réclamer sa part de renom, la postérité, prise de scrupules, demande à voir les titres et à les peser. Elle sait trop comment les simples soldats du premier ban romantique et les poètes plus modernes qu’on peut appeler les épigones du romantisme ont dévié des voies de la saine et vraie poésie. Elle en a tant vu de ces floraisons soi-disant juvéniles, où la verve, qui devrait jaillir de l’idée ou du sentiment, est remplacée par le cliquetis plus ou moins sonore qui naît du mot ou du tour ! Qui reconnaîtrait en effet notre langue française, si concrète, si logique d’allures et partant si claire, dans cet abus du terme abstrait, de l’inversion, de l’ellipse, et jusque dans ces suppressions arbitraires d’articles ? Qui donnera le nom de lyrisme et d’inspiration à ces métaphores et à ces images qui, loin d’agrandir l’idée, la rapetissent et en somme la dépoétisent ? Ces excès ont malheureusement été recueillis comme un legs charmant et précieux par toute une génération de poètes postérieurs, et voilà pourquoi il est utile d’en faire ressortir aujourd’hui encore l’insanité littéraire. Plus d’un écrivain de la jeune phalange s’attarde volontiers à comparer les couleurs empourprées du soleil couchant à des « tentures moirées » que Dieu « baisserait du firmament pour ses grandes soirées; » plus d’un adopte et pratique le procédé qui assimile par exemple la lune à une « belle de nuit du ciel » ouvrant « sa fleur, » ou les vastes horizons aux « bords d’un grand vase. » — « Ne doit-il pas toujours y avoir une idée dans un mot? dit un écolier dans le drame de Faust, — Oui, si cela se peut, répond Méphistophélès; cependant il ne faut pas trop s’en tourmenter, car là où les idées manquent, les mots viennent à propos pour y suppléer. » Voilà une maxime diabolique, — l’épithète est ici de mise, — qui a conquis bien des adeptes parmi nos jeunes poètes, sans compter, cela va sans dire, nos prosateurs.

Ces réflexions s’accommodent en partie comme une préface naturelle aux Renaissances de M. Armand Silvestre. La langue, il est juste de le reconnaître, est chez lui meilleure que chez beaucoup d’autres; mais tâchons, car c’est la chose essentielle, de saisir l’idée. L’inspiration est ici tout individuelle; c’est le caractère le plus saillant de la poésie comme du roman contemporain. Chacun se donne carrière à son aise, chacun, à ses risques et périls, se taille un chemin vers les régions qui lui semblent inexplorées : c’est dire qu’entre la plupart des nouveaux poètes il n’y a d’autre lien commun que le même désir de rajeunissement et le même effort pour innover. Et d’abord, que signifie le titre choisi par M. Silvestre? Les Renaissances, c’est, pour emprunter au poète lui-même sa définition, — qui rappelle fort, à vrai dire, les définitions comiques de Molière, — la vie des morts, la vie de tout ce qui n’est pas animé ou de ce qui, l’ayant été, a cessé de l’être; c’est comme un appel de résurrection jeté à tous les éléments du monde physique et du monde moral, qui, à une heure donnée, nous paraissent rentrer dans le néant. Le panthéisme brumeux de l’auteur est formulé, comme un défi à notre entendement, dans ces quatre vers de la pièce d’introduction :

L’esprit n’habite pas sous les confusions
D’atomes entraînés dans les métamorphoses :
— C’est la forme, oscillant sous des vibrations,
Qui nous montre la vie au plus secret des choses.

Il n’est pas défendu d’essayer d’éclaircir, d’après la lecture du livre, l’idée de M. Silvestre. Tant que l’être n’a pas revêtu la forme, reçu le contour, pour parler la langue du poète, il ne se manifeste pas : il faut que f âme vienne se loger dans la forme, s’emprisonner au creuset palpable et visible, et cette âme, une fois dégagée des liens de la matière, emporte avec elle le «secret de la forme » et garde pour la pensée

Un souvenir flottant des corps évanouis.
Comme une empreinte vague et par l’âge effacée.

Prenons les arbres : les arbres recèlent en eux les débris de l’humanité, morte, en eux. se fige l’esprit, qu’on retrouve matérialisé en quelque sorte dans l’immobilité symbolique des choses. Et les broussailles? Les broussailles, c’est l’âme des aïeux « debout dans leur vieillesse héroïque et superbe. » La source claire et pleurante, c’est la vie à son aurore, c’est l’émerveillement d’un jeune esprit qui, comme l’Eve de Milton dans ce paradis si tôt perdu, s’éveille curieux au monde qui s’empare de tous ses sens. Dans les astres, dans la mer, se retrouve également la vie des morts. Je n’ai pu comprendre, par exemple, ce qu’est la neige, ni ce que disent les voix, « chant nocturne des morts, » ni comment la dernière haleine de l’âme des morts s’exhale dans les parfums.

Quittant le monde matériel, le poète pénètre ensuite dans celui de la pensée et du sentiment. Le doute n’est pas permis, nous dit ici la muse de M. Silvestre; il y a une force, une faculté d’aimer qui survit après la mort. C’est tout simplement, sous un de ses aspects, la théorie de l’immortalité, qui, par malheur, ne gagne pas en clarté à être ainsi exprimée dans la langue des dieux. Les idées philosophiques de M. Silvestre ne parviennent pas à se dégager sous sa plume; elles s’enfoncent, en s’y perdant, dans les obscurités d’un mysticisme bizarre où le lecteur ne suit qu’à tâtons, La pièce qui célèbre la double vie nous présente un type achevé de poésie incohérente et de pêle-mêle métaphysique.

Avec les nouveaux Sonnets païens, la gamme change complètement. M. Silvestre entonne l’hymne du « superbe torse », du désir qui « brûle les reins » de l’amant, et des baisers qui sont des « morsures. » Nous voilà loin des visions vaporeuses et des aspirations idéales. Le bonheur ici, c’est d’être, comme une bête égorgée par le couteau du boucher, servi en pâture à la faim d’une impure beauté ou de devenir la proie des Ménades, d’être écrasé comme Orphée, « vendange épouvantable, » sous les pieds des vierges de Thrace « aux crinières d’archange. » — Nous parcourons ensuite une galerie de Paysages métaphysiques : dans l’Aube, nous retrouvons le sommeil rêveur des morts mêlé aux bruissemens du peuple des vivans, dans le soleil couchant un supplicié sur lequel la mer se ferme en éclaboussant la nue, tandis que la vague chante un miserere, et que la lune, pour continuer l’image jusqu’au bout, ressemble, en montant au ciel, à la « tête sans cheveux » du soleil décapité. Quant à la nuit, le poète y voit un immense tombeau dont Dieu comble la profondeur béante en y jetant les astres innombrables qui peuplent la voûte éthérée pendant les ténèbres.

Pour métaphysiques, à coup sûr ces paysages le sont, et rappellent le mot de Voltaire, qui, bien que décoché à l’adresse des philosophes ontologistes, n’en atteint pas moins à l’occasion les poètes en pleine poitrine : mais ne nous arrêtons pas à examiner par le menu tous les paysages de M. Silvestre. Là-bas s’entr’ouvre devant nous un autre sanctuaire de l’art, avec cette enseigne : A travers l’âme. Jetons-y un coup d’œil. L’Héroïsme, où le poète chante la gloire des soldats républicains, des héros de Sambre-et-Meuse, le Passé, Virginis Amor, où il revient plus modestement à la note élégiaque du premier amour, Deux petites filles, Enfantillage, ne sont pas assurément des chefs-d’œuvre; mais la pensée de l’écrivain gagne enfin à se préciser sobrement un peu plus de relief et de couleur. Évidemment le talent de M. Silvestre est plus à l’aise dans les petits tableaux de genre et les mignonnes fantaisies que dans les pièces de haute allure ou les peintures d’inspiration psychologique. Sa muse n’est pas propre à débrouiller les vastes chaos d’idées, ni à faire planer des hauteurs bibliques l’esprit de Dieu sur les eaux. Le tort de M. Silvestre, à en juger par le recueil dont nous avons essayé de pénétrer le sens, est de prendre le pêle-mêle amphigourique, l’entassement des mots sonores et de vaste compréhension, pour la majesté grandiose du penseur en vers. Ce qui domine, par exemple, dans ses métaphores, c’est ce que l’on pourrait nommer la couleur sanguinolente : pour lui, le flambeau de Sirius est «sanglant, » le « sang » des vestales a des chaleurs qui dessèchent, les vents du ciel boivent, comme une coupe pleine, le « sang» des morts, le « sang » des cœurs s’incruste aux lèvres de la beauté; la mer, elle aussi, a son «sang » lumineux, comme les illusions tombées ont leur « sang » vermeil et doux. On nous permettra d’en passer.

L’esprit d’innovation poétique, qui s’égare visiblement avec M. Silvestre, nous a paru mieux inspiré chez M. Armand Renaud. M. Renaud commence par nous prévenir qu’il repousse toute école, toute théorie littéraire; il ne veut ni drapeau, ni joug, ni esthétique a priori ; sa devise est « point d’art vrai sans la liberté. » Dans un recueil précédent intitulé Pensées tristes, M. Renaud s’était pris aux réalités sociales, aux problèmes de la vie moderne; il passe maintenant d’un bond à l’Orient, à l’Asie musulmane, à la Perse. Son livre des Nuits persanes est une épopée mystique inspirée par diverses productions orientales traduites chez nous dans ces derniers temps, entre autres le Livre des rois, le Langage des oiseaux, de Farid-Uddîn-Attâr, les quatrains de Khéyam.

La première partie du volume, Gul et Bulbul, représente l’amour dans la nature sous l’enveloppement mystérieux et primitif de la création. Ici l’homme n’agit pas encore; il écoute le rossignol, amoureux de la rose insensible, et dont les modulations provoquent les moqueries des autres oiseaux. Bulbul, irrité, veut frapper Gul (la rose) d’un coup d’aile; mais, le moment venu, il n’en a pas le courage, il se contente de dérober à la fleur dormante un petit brin de feuille, puis s’envole avec son butin. Un soir, pensant de nouveau voir son amante endormie, il s’approche : c’était la lèvre fraîche et entre-close de Zouleika, une des femmes du harem. Triste et plaintif, Bulbul pour la rose dédaigne la houri elle-même et le paradis. Quand, sous les feux torrides de midi. Gul, oppressée, va périr, Bulbul vole vers un lac situé à plus d’une lieue de distance, et revient faire tomber sur la fleur une goutte de rosée qui la sauve; mais arrive plus tard la saison de la bise : le rossignol et la rose meurent ensemble, l’un sans avoir pu se faire aimer, l’autre sans avoir daigné aimer.

Après ce prélude, nous entrons dans une série de chants portant le nom bizarre de Gazals en N. C’est, dans la poésie lyrique de l’Orient, une suite de distiques où la recherche du nombre et de la consonnance est poussée à l’extrême. M. Renaud essaie de nous en donner, non pas tout à fait l’équivalent, c’est chose impraticable dans notre langue, mais une imitation aussi rapprochée que possible. Ici, l’homme apparaît, indifférent encore, suivant le fil de ses rêves ondoyans et vagues; son âme n’a pas soulevé le « couvercle d’airain. » Puis dans les Rhythmes le rêve commence à devenir plus lucide, sans cependant céder la place à l’idée précise. L’âme entrevoit et désire la volupté; mais le dégoût vient, la volupté obtenue a gâté « le frêle parfum du rêve, » le réel a brisé le ressort de l’idéal, et l’homme envie tristement les pures amours des palmiers que le vent transporte sur ses ailes

De l’amant ignoré toujours
A l’amante toujours surprise.

Cette inspiration, toute d’emprunt, est assez heureuse. En puisant à la source de la poésie orientale, M. Renaud se ménageait une veine abondante et vraie dans son genre; le succès ne dépendait plus que du choix à faire entre ces élémens poétiques qui sans doute ne se prêtaient pas tous à la traduction. L’auteur a eu l’art difficile de les filtrer avec goût. Le triage une fois accompli, il importait de trouver la forme d’interprétation. Un poème compacte sur un même rhythme eût paru lourd et monotone; l’extrême diversité du sujet appelait tout naturellement une variété analogue dans le mode de versification. Continuons l’analyse de ces Nuits persanes. La seconde partie sort de l’idylle pour entrer dans le drame. Une jeune fille au fond d’un harem, c’est la Solitaire, sent son cœur battre pour un homme aux traits altiers, un tueur de gazelles, qui passa un jour devant sa litière. Les ardeurs mélancoliques de la recluse vont vers lui. En vain le marchand de perles offre à la vierge les splendeurs de son bazar, le marchand de roses son royaume purpurin, le poète ses chants qui répandent la gloire de ceux qu’ils célèbrent; la solitaire préférerait avoir la gorge broyée « sous l’étrier » du bien-aimé. Le trait, on le voit, est tout oriental. Enfin le tueur de gazelles aperçoit la recluse. Comment, dans quelles circonstances? M. Renaud ne le dit pas. Cette partie du poème manque de clarté, et laisse trop à deviner au lecteur. Toujours est-il que tous les deux, s’étant compris probablement du regard, s’enfuient dans la Vallée de l’Union; mais bientôt la jeune fille meurt, et le tueur de gazelles, pour s’étourdir, se lance au milieu des combats, de la guerre fatale et musulmane, au cri de : Dieu est grand! Il n’épargne personne, pas même les saints derviches, auxquels il accorde volontiers le martyre, objet de leurs vœux.

Puis, quand il a renversé les empires, anéanti les Sodomes, n’ayant fui qu’un jour, un seul, devant des bataillons de sauterelles affamées, sur le dos desquelles se lisait ce quatrain mystérieux :

Notre ponte, peu féconde,
Est de quatre-vingt-dix-neuf;
En pondant chacune un œuf
De plus, nous aurions le monde!


après, dis-je, ces exploits, il est las de son sanglant métier, il s’en va laissant sa « fauve canaille s’entre-tuer. » Il s’aperçoit

Qu’il a broyé le monde en vain.
Mieux vaut, pour bâtir un rêve,
La moindre coupe avec du vin.

C’est bien la vie orientale que le poète déroule à nos yeux avec toutes ses phases, toutes ses ivresses, d’abord, on l’a vu, l’ivresse de l’amour innocent et pur, puis l’ivresse des combats, les Fleurs de sang; voici maintenant l’ivresse brutale de la taverne profonde et mal famée, les Fleurs de vin.

Toutefois, malgré la coupe et l’échanson, le tueur de gazelles a du mal à éteindre sa pensée; enfin il dompte le chagrin, il arrive à l’ivresse céleste.

J’ai dans ma tête une araignée
A tapisser embesognée,
Ayant longs bras et corps velu.


Cette araignée lui chante en tissant un vers mystique auquel il ne comprend rien et qui le ravit : c’est la période de l’ascétisme oriental. L’araignée, à force de tisser, de tisser sans cesse, a entre-croisé en lui les fils divins du firmament et de l’infini; le buveur voit Allah, « celui qui est, » face à face; il vit dans une mosquée idéale et mystérieuse, se nourrissant d’herbes et de roseaux, occupé d’ablutions, de jeûnes et de génuflexions, célébrant religieusement la « nuit sainte » et l’anniversaire du jour où le fils de Fatma, Hussaïn, le préféré du prophète, tomba sous les coups de ses assassins dans le désert de Kerbéla.

Mon poème d’à présent porte
Une page, et la page un mot :
Dieu ! Chefs-d’œuvre de toute sorte.
Vous n’atteindrez jamais si haut.

Il est arrivé à la béatitude immobile et inerte du brahmane, à cet état d’adoration pareil à la mort où les oiseaux, dit-on, nichent en sécurité entre les bras et sur les épaules du bienheureux en extase ; mais cela ne lui suffit pas, il aspire à d’autres hauteurs, il veut escalader les étages inexplorés de l’infini où nul n’a encore atteint. Dès lors il appelle à son secours l’ivresse tournoyante de l’opium... Sa tête devient une féerie incessante. Tantôt il boit en songe tout l’océan, tantôt il se jette vivant, morceau par morceau, en pâture aux crocodiles. Ces vertiges et ces cauchemars sont entremêlés de joies calmes, de recueillemens délicieux, d’harmonies intérieures, de visions vaporeuses et charmantes; mais, tandis que, siégeant sur le trône céleste à la place de Dieu écroulé, il sent tour à tour s’éveiller en lui, s’endormir et se réveiller l’immensité, voilà que de l’abîme mal clos du passé sort tout à coup un être muet qu’il croit reconnaître. C’est l’amour d’autrefois, la femme adorée, qui revient prendre possession de ce cœur. Le fier égoïsme de l’ancien tueur de gazelles tombe pour ainsi dire d’un bloc, les enchantemens factices et les mirages de l’ivresse mystique se dissipent, le souvenir a eu raison du rêve; mais, en y regardant bien, ce fantôme du passé se présente transfiguré : ce n’est plus une femme, une créature humaine, c’est l’être aimé, l’idéal que l’étreinte terrestre et matérielle ne saisit pas, c’est « un marbre au doigt sur la lèvre, » et l’ascète de tout à l’heure qui voulait, à l’aide de l’opium, fondre Dieu en lui se fond maintenant et s’anéantit lui-même en Dieu; — il devient, selon l’idéal de l’Orient, «rien » en Dieu.

Tel est le poème de M. Renaud. Il marque, comme nous le disions, toutes les différentes phases par où passe fatalement l’imagination des Orientaux : épuiser la vie pour arriver « hors de la vie. » Le style de l’auteur est généralement net et vigoureux; M. Renaud a su éviter les couleurs trop empourprées et tamiser doucement pour nos yeux d’Européens l’éclatante lumière des pays où le soleil se lève. Le livre des Nuits persanes, que nous nous sommes attaché à faire connaître en détail, n’est assurément pas une de ces productions puissantes et originales qui mettent un poète hors de pair; ce n’est qu’une œuvre d’imitation bien venue, et, pris dans son ensemble, un succès d’habile versification. Cet effort néanmoins n’a pu que rendre service à M. Renaud en le rompant aux procédés poétiques les plus délicats, et surtout en le forçant de descendre par une analyse minutieuse dans les profondeurs les plus intimes de l’âme humaine. Qu’il revienne maintenant au monde occidental, qu’il cherche parmi nous, dans les passions et les réalités de la vie présente, une veine large, féconde, et, s’il est possible, nouvelle.


J. GOURDAULT.


G. BULOZ.

  1. Lettres de Gluck et de Weber, publiées par M. L. Nohl, professeur à l’université de Munich, traduites par Guy de Charnacé. Paris, Henri Plon.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1866, le chevalier Gluck.