Chronique de la quinzaine - 14 mars 1909

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1846
14 mars 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’impôt sur le revenu a été voté par la Chambre à une majorité de 388 voix contre 129. Ce vote ne surprendra personne, il était attendu. La Chambre n’était plus libre de rejeter un projet de loi de ce genre ; elle a pris des engagemens aux élections dernières, et elle ne pourrait pas se représenter devant les électeurs sans les avoir tenus. Mais le plus mauvais service qu’on pourrait lui rendre serait d’appliquer la loi avant les élections prochaines. Heureusement pour elle, cela n’est pas possible. Si la loi, par un miracle de soudaineté, était appliquée tout de suite, telle qu’elle est sortie des débats du Palais-Bourbon, elle produirait des déceptions qui ne tarderaient pas à se convertir en colères, et le pays, qu’on a trompé, ferait sentir à ses représentans le poids de sa déconvenue. Mais le Sénat est là. On aurait tort de croire qu’il rejettera cette loi mal faite, qui condamne nos finances publiques à la plus périlleuse épreuve ; ce serait trop attendre de lui. Il ne rejettera pas la loi, mais il l’étudiera longtemps, consciencieusement, scrupuleusement, et il l’amendera sur plus d’un point. Très probablement même, pour ne pas dire très certainement, il liera la réforme des centimes additionnels à celle du principal : beaucoup d’eau coulera encore sous les ponts avant que cette réforme soit faite et puisse être incorporée à la loi.

La Chambre a joué une véritable comédie au sujet des centimes additionnels : le peu de prestige qui lui restait en a été atteint. Comment aurait-il pu en être autrement, au milieu des contradictions continuelles dans lesquelles elle est tombée et des démentis qu’elle s’est donnés ? Un jour par exemple, sur la proposition de M. Magniaudé, qui est pourtant un partisan résolu de la loi, elle a voté des dégrèvemens d’une certaine importance au profit des familles nombreuses. Le gouvernement et la Commission s’y étaient opposés en vain : la Chambre, quelque pliée qu’elle fût à la docilité, a fait ce jour-là acte d’indépendance. — Cela creuse un trou de 50 millions dans le budget, s’écriait M. Caillaux. — De 20 à peine, assurait M. Magniaudé, et d’ailleurs, on ne ferait rien si on s’occupait de ces vétilles. — La Chambre s’est séparée, ce jour-là, toute fière de la leçon qu’elle venait de donner au gouvernement. Mais, le lendemain, elle a retrouvé devant elle le même gouvernement qui lui montrait un front sévère, menaçant même, et lui enjoignait de revenir sur son vote. Elle l’a fait sans hésiter, car sa vertu commençait à lui peser : elle a repoussé par cent voix de majorité l’amendement Magniaudé qu’elle avait voté la veille exactement par le même nombre de voix. Après cela, le gouvernement était le maître : il pouvait tout faire de cette Chambre infiniment maniable. La question des centimes additionnels n’était plus pour lui un embarras. Pendant plusieurs mois, cette question, qui avait pris le nom parlementaire d’amendement Mulac, avait causé quelques inquiétudes, et on se demandait ce qu’il en adviendrait au dernier moment : au dernier moment, le nuage s’est dissipé. M. Mulac lui-même qui, jusque-là, avait eu l’air d’être une barre de fer est devenu aussi flexible qu’un jonc, et tout le monde s’est mis d’accord sur une formule équivoque qui peut-être voulait dire la même chose que l’amendement Mulac, mais peut-être aussi, voulait dire autre chose : c’est ce qu’on ne saura bien que plus tard. M. Mulac a paru croire que la formule du ministre et de la Commission avait le même sens que la sienne, de même que, dans Molière : « Belle marquise, vos beaux yeux, » ou : « Vos beaux yeux, belle marquise, etc., » sont évidemment des expressions équivalentes. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi changer un texte qui était plus clair, contre un autre qui l’est moins ? C’est ici une de ces finesses du parlementarisme qui laissent bien loin derrière elles celles de l’ancienne philosophie scolastique. M. le ministre des Finances a expliqué que, le Centre et la Droite s’étant montrées favorables à l’amendement Mulac, le vote de cet amendement aurait l’air d’être un succès pour eux, tandis que, si on changeait les mots en conservant la chose, le pays verrait bien que l’opposition était battue. Ce raisonnement est juste à la hauteur de l’esprit de la Chambre, qui s’est empressée de s’y associer.

Mais, avons-nous dit, le Sénat fera de l’amendement Mulac une réalité. Il avait pour objet de dire que la réforme fiscale ne serait appliquée que lorsqu’elle aurait été étendue aux centimes additionnels qui, venant se greffer sur nos quatre vieilles contributions directes, alimentent les budgets des départemens et des communes. On sait que les centimes, aujourd’hui, tantôt se rapprochent beaucoup du principal, tantôt l’atteignent, tantôt même le dépassent, de sorte qu’ils sont pour le contribuable la moitié de l’impôt. Cette seconde moitié n’existant, en quelque sorte, qu’en fonction de la première, on se demande ce qu’elle deviendra si la première disparaît. La première ne disparaîtra pas sans doute ; ce serait trop beau si un impôt quelconque disparaissait ; seulement, nos quatre contributions sont si profondément modifiées dans le nouveau système qu’on ne les reconnaît plus et que l’existence même des budgets départementaux et communaux en est compromise. Aussi, rien de plus sensé que l’amendement Mulac. Oui, certes, le Sénat le reprendra et lui fera un sort. Le plus sage de sa part sera d’attendre patiemment que la Chambre ait voté la seconde partie de la réforme avant de s’attacher sérieusement à l’étude de la première, car la loi qu’on lui renvoie est une loi d’ensemble ; elle ne peut vivre qu’à la condition d’être complète ; nous la défions bien de faire même un pas à cloche-pied. Le gouvernement l’a senti, quoiqu’un peu tard, et il a déposé sur les centimes additionnels un projet qui ne nous est encore connu que par les brèves analyses des journaux. Ce projet est compliqué, et il est à croire que la discussion en sera longue.

Cette difficulté écartée, ou plutôt ajournée, on en est venu au vote sur l’ensemble de la loi : nous en avons fait connaître le résultat. Avant le vote, un nombre assez considérable d’orateurs se sont succédé à la tribune, non plus pour discuter mais pour conclure, non plus pour faire connaître leur opinion qu’ils avaient déjà développée, mais pour la résumer en quelques mots. C’est ce qu’on appelle expliquer son vote. Ce défilé, qui n’est pas toujours intéressant, l’a été cette fois, et il ne pouvait pas en être autrement lorsque des hommes comme M. Jules Roche, M. Thierry, M. Charles Benoist, M. Raiberti, etc., y prenaient part. Les déclarations qu’ils ont faites, le premier surtout, sont des modèles du genre : il est difficile d’être en même temps plus sobre et plus fort. M. le ministre des Finances a compris que le retentissement de ces manifestations ne s’arrêterait pas aux murailles du Palais-Bourbon, et a cru devoir, puisque l’opposition expliquait son vote, expliquer aussi celui de la majorité. Il a naturellement affirmé l’importance de la réforme, et nous reconnaissons qu’il ne l’a pas exagérée lorsqu’il a dit que, depuis l’Assemblée constituante, il n’y a pas eu une autre Chambre qui ait entrepris et achevé une tâche aussi vaste. Rien de plus vrai puisque cette tâche a consisté précisément à démolir celle de l’Assemblée constituante. Tous les principes qui ont été proclamés et appliqués en 1789, en opposition à ceux de l’ancien régime, ont été désavoués et violés : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le progrès ! M. Caillaux a voulu pourtant se montrer généreux et équitable envers le régime d’impôt qu’il venait de condamner : il lui a reconnu deux qualités, mais il lui a attribué trois défauts. Quelles sont les deux qualités ? C’est, a dit M. Caillaux, « une remarquable productivité, une productivité mathématique en quelque sorte, qui n’est pas liée — et c’est là son grand vice, — au développement de la richesse publique, mais enfin une productivité réelle. En second lieu, le régime actuel implique le minimum de collaboration entre le fisc et le contribuable. » Cela est court et paraît peu : en réalité cela est beaucoup, et il faut remercier M. Caillaux d’avoir si bien défini les mérites de notre régime fiscal au moment où il lui porte un coup mortel.

Existe-t-il, en effet, pour un régime fiscal, une plus grande qualité que cette productivité mathématique dont parle M. Caillaux sans y insister assez ? Il n’est d’ailleurs pas vrai que la productivité de notre système d’impôts soit indépendante des progrès de la richesse publique, et la preuve en est que le rendement des impôts augmente tous les ans dans un pays dont la population reste stationnaire. Nous serions curieux de savoir à quoi tient cette augmentation, si ce n’est pas à celle de la richesse générale. Mais il est vrai, et c’est un grand bien, que cette progression suit un mouvement modéré. M. Caillaux aimerait-il mieux qu’il y eût des hauts et des bas beaucoup plus accentués, et ne craindrait-il pas que les difficultés avec lesquelles on l’a vu quelquefois aux prises ne devinssent encore plus graves si, aux années faibles, correspondaient des budgets dont le déficit serait encore plus marqué ? La seconde qualité qu’il veut bien reconnaître au régime actuel est à nos yeux la plus précieuse et la plus merveilleuse de toutes : ce régime implique, en effet, comme il l’a dit, le minimum de collaboration entre le fisc et le contribuable. C’est en grande partie pour obtenir ce résultat qu’on a fait la Révolution : qu’en restera-t-il demain, si le projet de M. Caillaux est définitivement voté ? Rien que des ruines. En dépit des protestations contraires de M. le ministre des Finances, son système est celui de la déclaration que des vexations systématiques rendront obligatoire, et qui sera contrôlée par l’inquisition administrative. Quand bien même ce système aurait toutes les qualités qu’il lui attribue, nous le repousserions parce qu’il implique le maximum de collaboration forcée entre le contribuable et le fisc.

Faut-il nous attarder aux trois défauts que M. le ministre des Finances découvre dans notre régime fiscal ? Le premier est de manquer de souplesse : nous avouons humblement ne pas savoir ce que cela veut dire. On peut trouver que nos impôts ne sont pas parfaits, et en effet ils ne le sont pas, mais les accuser de manquer de souplesse alors qu’on les a augmentés, sans qu’ils aient fléchi, de 700 millions après la guerre, et de trois milliards en quatre-vingts ans, est un non-sens absolu. S’ils ont laissé une trop large place aux privilégiés, — et c’est leur second défaut aux yeux exercés de M. Caillaux, — rien n’aurait été plus simple que de faire porter sur ce point la réforme ; tout le monde s’y serait prêté ; mais il aurait fallu pour cela corriger l’édifice et non pas le renverser. Nous en dirons autant du troisième défaut qui est, paraît-il, de renfermer des « coins de démagogie. » Puisse le nouveau n’y en renfermer que des coins ! « En un mot, a conclu M. le ministre des Finances, notre fiscalité actuelle est disparate et fragmentaire. S’il m’était permis de me servir d’une image, je dirais que notre régime d’impôts m’a fait souvent souvenir d’un de ces anciens corps de logis que nous rencontrons dans nos campagnes, qui datent de plusieurs siècles et auxquels des propriétaires successifs ont juxtaposé des pavillons de tous les styles, construits au hasard, dont ni l’architecture, ni les proportions ne s’accordent. » Ces constructions, qui choquent le goût de M. Caillaux, sont parfois très commodes à habiter, précisément parce qu’elles sont l’œuvre spontanée du temps et qu’elles correspondent à des besoins successivement sentis. Nous nous défions quant à nous des constructions régulières et homogènes, ou qui ont la prétention de l’être. Mais est-ce vraiment le cas de celle que M. Caillaux nous impose ? Il en a emprunté une partie à l’Angleterre, une autre à l’Allemagne, — et le reste à M. Jaurès.

Il n’a pas été difficile à M. Aynard, qui est maître en la matière, de réfuter tant de sophismes, et de mettre une fois de plus au grand jour les vices de la réforme. Cette réforme est faite d’hypothèses en ce qui concerne le rendement attribué à certains impôts, et d’inquisition administrative. Son but est de surcharger arbitrairement une classe de contribuables : c’est ce qu’on appelle la justice fiscale. La conséquence pourrait bien être de compromettre la fortune de la France. Discours prophétique, on le verra dans quelques années. Celui de M. le ministre des Finances flagornait l’assemblée, la couvrait la glorifiait aux yeux du pays ; celui de M. Aynard la condamnait ; aussi l’accueil fait à l’un et à l’autre a-t-il été bien différent. Sans doute, M. Aynard a été applaudi par tous les hommes de bon sens, par ceux qui connaissent l’histoire, par ceux qui ont étudié, à travers la complexité des choses, les répercussions mystérieuses mais sûres de tous les actes accomplis dans le domaine économique ou fiscal. Malheureusement ce n’est là qu’une minorité. M. Caillaux a eu pour lui la majorité. Cette majorité n’était pas sans inquiétudes ; elle avait le sentiment plus ou moins vague de ce que son œuvre enfermait d’incertain et de périlleux ; elle éprouvait le besoin d’être rassurée. Combien rassurant a été M. Caillaux ! Aussi l’a-t-on applaudi avec enthousiasme. Enfin on a voté l’affichage de son discours, ce qui est assurément une des manifestations les plus vaines auxquelles des Chambres puissent se livrer, mais une de celles qui flattent le plus le goût qu’elles ont de se regarder elles-mêmes dans un discours comme dans un miroir, et elles accrochent ce miroir à tous les murs. Mais que reste-t-il, au bout de quelques semaines, de tant de discours que nous avons vu afficher ?

Il restera pourtant quelque chose de celui de M. Caillaux : il en restera le souvenir d’une réforme mal faite. Tous les partis en sentaient la nécessité et l’avaient préparée depuis longtemps. Malheureusement, les socialistes eux aussi en avaient préparé une, et parmi tant de projets entre lesquels il aurait pu choisir, M. Caillaux a choisi le leur. Or quel est le but des socialistes ? Ils ne font aucune difficulté à l’avouer : c’est de connaître la fortune privée, le revenu privé de chaque citoyen. Après cela, ils verront ce qu’ils auront à faire. M. Caillaux leur a donné l’instrument d’inquisition qu’ils cherchaient. Les exécutions viendront ensuite.


La situation en Orient continue de présenter les mêmes symptômes inquiétans et déconcertans. Un jour les choses vont mieux, le lendemain, elles vont plus mal, comme si un génie malicieux avait pris à tâche de soumettre l’Europe à un régime alternatif d’espérance et de déception, de douche chaude et de douche froide, de manière à la préparer à tout. L’incertitude dans laquelle nous vivons ne semble pas près de se dissiper. Parfois on croit apercevoir comme une vague lueur à l’extrémité de l’obscur couloir où on se trouve engagé. Puis elle vacille et s’éteint.

Nous avons rendu compte dans notre dernière chronique de la démarche que la France et l’Angleterre, avec l’approbation de la Russie et le concours de l’Italie, avaient faite à Berlin pour demander, au gouvernement allemand s’il ne lui conviendrait pas de faire avec elles une démarche amicale à Vienne et à Belgrade et d’y conseiller la modération. À Belgrade, oui, avait répondu le gouvernement allemand, mais à Vienne, non. L’opinion du gouvernement impérial, — et pouvait-elle être indifférente ? — était qu’on avait complètement tort à Belgrade et pleinement raison à Vienne, et que dès lors, c’était seulement dans la capitale de la Serbie qu’il convenait d’agir. Si la France, l’Angleterre et l’Italie étaient de cet avis, l’Allemagne se joindrait volontiers à elles pour apporter à Belgrade des conseils de sagesse ; mais c’est tout ce qu’elle pouvait faire, et il ne fallait pas compter sur elle si les trois puissances croyaient avoir des conseils à donner aussi au gouvernement austro-hongrois. Les trois puissances auraient pu être découragées par cette réponse, et elles l’auraient été si elles avaient obéi à des considérations d’intérêt personnel ; mais elles s’étaient proposé un but beaucoup plus élevé ; elles travaillaient seulement au maintien de la paix. Aussi se sont-elles montrées disposées à se tourner du côté de Belgrade ; mais, cette fois, elles avaient besoin de l’adhésion formelle et du concours du gouvernement russe. Quelles dispositions devaient-elles trouver à Saint-Pétersbourg ? Qu’on nous permette de nous citer nous-même. Après avoir envisagé l’hypothèse où la Russie se refuserait à une démarche commune, nous disions que, dans ce cas, ce serait à elle seule qu’ « appartiendrait le soin de faire entendre à Belgrade la voix de la prudence et de la raison, » et nous ajoutions qu’ « en sortant de sa bouche cette voix aurait d’ailleurs une autorité qu’aucun concours ne pourrait sensiblement augmenter. » Il semble qu’en écrivant ces lignes, nous ayons prévu ce qui allait se passer. La Russie, en effet, a jugé inutile de se joindre à une manifestation collective ; elle a pensé, puisqu’on se tournait vers elle, que son intervention ne serait pas moins efficace quand même elle serait isolée, et elle est intervenue à Belgrade avec l’influence que lui donne tout son passé. Peut-être était-il facile de prévoir qu’elle ne voudrait pas partager avec d’autres l’espèce de patronage qu’elle exerce sur les populations slaves des Balkans ? Elle ne s’est donc consultée avec personne, et elle a agi.

Les conseils qu’elle a donnés à Belgrade ont été pleins de bon sens. Il lui a fallu quelque courage d’esprit pour les énoncer, car elle risquait de provoquer une grande déception et, en même temps, un vif mécontentement à Belgrade ; mais elle s’est inspirée par-dessus tout de l’intérêt général, et elle s’est sentie assez forte pour faire prévaloir son opinion. Cette opinion était d’ailleurs celle que les autres puissances auraient exprimée, si elles avaient été appelées à se joindre à la Russie dans une démarche commune, à savoir que la Serbie devait renoncer à soutenir des revendications territoriales. Le moment n’étant pas opportun pour discuter les questions de droit, la Russie est restée sur le terrain du fait. Il est incontestable, et tout le monde le sentait bien, qu’en aucun cas l’Autriche-Hongrie n’aurait fait à la Serbie des concessions territoriales qu’elle ne croyait pas lui devoir et qu’effectivement, elle ne lui devait pas. S’obstiner dans ces revendications conduisait à une impasse dont on ne pouvait sortir que par la guerre, et la Russie n’en voulait pas plus que les autres puissances. Elle a fort bien vu que là était le nœud de toutes les difficultés, et elle y a porté tout son effort, avec rapidité et avec décision. Il vaut mieux que cette démarche ait été faite par la Russie seule. Si la Russie l’avait faite avec l’Angleterre, l’Allemagne, la France, l’Italie, on aurait pu croire à Belgrade qu’elle avait, elle aussi, cédé à une certaine pression et que, pour concilier son sentiment avec celui de l’Europe, elle avait été obligée sinon d’en sacrifier, au moins d’en atténuer une partie. En agissant isolément, la Russie assumait au contraire toute la responsabilité d’une démarche, qui cessait dès lors d’être suspecte de complaisance ou de faiblesse, et qui n’en avait que plus d’autorité. Mais si telle a pu être notre impression, celle qu’on a éprouvée à Vienne et à Berlin a été un peu différente. On y a senti qu’une phase nouvelle de la question venait de s’ouvrir, et que la Russie entendait exercer seule son rôle historique de protectrice des Slaves. Elle l’avait déjà montré entre la Bulgarie et la Porte, lorsqu’elle s’est offerte à payer à la seconde la dette de la première, sauf à régler ensuite ses comptes avec celle-ci ; elle le montrait une fois de plus en se plaçant entre la Serbie et l’Autriche. L’Autriche ne pouvait pas se plaindre, puisque la Russie tenait précisément à Belgrade le langage que les autres puissances y auraient tenu, si elles avaient été mises en situation de le faire ; mais nous aurions été surpris si l’initiative russe avait causé seulement de la satisfaction à Vienne, et par contre-coup à Berlin, où on joue si bien, à son tour, le rôle de brillant second.

Il s’en faut aussi de beaucoup qu’on ait éprouvé seulement de la satisfaction à Belgrade, en y recevant les conseils de la Russie. Les esprits, depuis longtemps surchauffés, y avaient atteint un degré de surexcitation très dangereux. Lorsqu’on jette de l’eau froide sur un fer rouge, il se produit comme un grincement au milieu de la fumée. Cependant, en Serbie, les hommes sages, — il en restait quelques-uns, — sentaient bien qu’on allait aux pires aventures, et, au fond de l’âme, ils ont été reconnaissans à la Russie de les avoir aidés à sortir de l’impasse.

Ici encore, nous demanderons de quoi l’Autriche pourrait se plaindre. N’est-ce pas elle qui a fait comprendre nettement aux Serbes la nécessité pour eux de trouver un appui au dehors, et qui a fait comprendre à la Russie l’opportunité pour elle de fournir cet appui aux Serbes ? Gardons-nous d’incriminer le gouvernement austro-hongrois lui-même ; il n’a pas parlé publiquement et nous ignorons quel langage il a tenu en réalité ; les discours malavisés de deux ministres hongrois n’engagent pas la politique générale du ministère ; mais le langage des journaux a été d’une véhémence, d’une violence extraordinaires, qui devaient faire sentir de plus en plus aux Serbes combien ils avaient besoin d’un tuteur plus fort qu’eux. Le Fremdenblatt, dont on connaît les attaches, s’est distingué dans cette mêlée confuse par la brutalité de ses affirmations. Il a fait savoir aux Serbes qu’ils devaient, seuls, désarmés, humiliés, traiter avec l’Autriche, et que celle-ci ne traiterait avec eux que si, venus à résipiscence, ils déclaraient approuver l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie et renoncer pour jamais à des compensations auxquelles ils n’avaient aucun droit. L’Autriche verrait alors, dans sa condescendance, si elle devait leur accorder quelques avantages économiques. En somme, le roi Pierre de Serbie devait commencer par aller à Canossa : on connaît le cérémonial de ce genre d’opération. La Serbie a eu des torts dans toute cette affaire ; elle a souvent dépassé la mesure ; elle a émis des prétentions qu’elle n’était pas en mesure de soutenir et que personne n’était disposé à soutenir pour elle, étant donné les conséquences qui pouvaient en résulter ; mais on lui faisait expier tout cela avec une véritable férocité : il est naturel qu’elle se soit, à la première occasion qui lui en a été offerte, jetée entre les bras d’un ami. Les menaces ont continué de plus belle dans la presse viennoise et dans la presse allemande. Quand l’une, peut-être fatiguée, baissait un peu le ton, l’autre l’exhaussait : le concert n’y perdait rien. On se serait ingénié pour mettre de plus en plus la Serbie à la discrétion de la Russie qu’on n’aurait pas procédé autrement, et le jeu continue. L’Autriche a quelquefois montré plus d’habileté.

Les choses étant ainsi, la Serbie n’avait pas deux partis à prendre. Elle a pour ministre des Affaires étrangères un homme sensé, M. Milovanovitch, qui ne s’est pas mépris sur la manœuvre à faire : sa réponse, ou, pour parler plus exactement, son projet de réponse lui fait honneur. Nous disons « projet de réponse, » parce que ce projet doit être soumis au gouvernement russe avant d’être communiqué aux puissances, c’est-à-dire avant de devenir réponse définitive. Le texte en sera certainement connu au moment où paraîtra cette chronique, mais il ne l’est pas encore au moment où nous l’écrivons. En voici le résumé, tel que les journaux l’ont publié. — La Serbie commence par déclarer que l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine ne pouvait créer et n’a pas créé de conflit austro-serbe. Elle ajoute que ses relations diplomatiques avec la monarchie dualiste sont restées correctes. Elle estime que si, de l’avis des puissances, l’accord austro-turc suffit pour régler la question posée par l’annexion des deux provinces, elle n’a pour sa part rien à dire. Si, au contraire, les puissances pensent que l’annexion, par le changement qu’elle a apporté aux stipulations du traité de Berlin, rend nécessaire une négociation internationale, elle s’en remet à leur sagesse. Au surplus, elle ne demande à l’Autriche aucune concession, ni dans l’ordre politique, ni dans l’ordre économique. — En somme, la réponse serbe se réduit à ces mots : — Tout cela regarde l’Europe, et ce que l’Europe fera sera bien fait. — La Serbie renonce, pour son compte, à rien demander à l’Autriche ; on l’a accusée d’émettre des revendications excessives, elle n’en émet plus aucune. Cette réponse est habile. L’Autriche, en la lisant, a éprouvé sans doute quelque chose de l’impression du taureau qui, au moment de fondre sur l’homme à banderilles, prend son élan et ne trouve plus rien devant lui, l’homme ayant tourné sur son talon et s’étant mis à l’abri quelque part. De même l’Autriche ne voit plus la Serbie devant elle ; la Serbie s’est mise en sûreté derrière la Russie. Ce n’est pas du tout ce que veut l’Autriche. Sa politique consistait à amener la Serbie à un tête-à-tête avec elle, dans lequel elle en aurait fait ce qu’elle aurait voulu ; et peut-être, alors, se serait-elle montrée plus humaine que sa grosse voix ne le faisait espérer. Ce rêve est définitivement dissipé. Il est possible, il est très désirable même que la Serbie et l’Autriche reprennent entre elles des rapports directs ; mais, si elles le font, on sentira toujours la Russie à côté de la Serbie, qui ne fera rien sans avoir pris conseil auprès de sa grande amie du Nord et sans s’être mise d’accord avec elle : et cela change la situation.

La suite des événemens continue d’être très intéressante, piquante même par instans. L’Autriche, ne voyant plus la Serbie devant elle, a senti qu’il lui manquait quelque chose. Elle a donné l’ordre à son ministre à Belgrade, M. le comte Forgach, de se rendre chez M. Milovanovitch et de lui remettre la note que voici : « Le gouvernement impérial et royal d’Autriche-Hongrie se voit, à son regret, dans la nécessité de porter à la connaissance du gouvernement royal serbe ce qui suit : En présence de l’attitude observée depuis quelque temps par le gouvernement royal serbe, il parait impossible aux deux gouvernemens de la monarchie austro-hongroise de soumettre au vote du Parlement à Vienne et à Budapest le traité de commerce conclu l’année dernière et dont le terme de la ratification est du reste échu. En communiquant ce qui précède au gouvernement royal serbe, le gouvernement impérial et royal d’Autriche-Hongrie se plaît à espérer que la Serbie, se rendant aux conseils des puissances, changera son altitude au sujet de la Bosnie-Herzégovine et exprimera en même temps son intention bien arrêtée de reprendre avec l’Autriche-Hongrie des rapports de bon voisinage. Le gouvernement impérial et royal attend une communication dans ce sens en vue d’entamer de nouvelles négociations pour les relations relatives au commerce et au trafic entre la monarchie austro-hongroise et le royaume de Serbie. » Que signifie cette note ? L’Autriche semble faire la première un geste conciliant pour ramener la Serbie à négocier avec elle. Ses exigences préalables se sont adoucies : la Serbie est invitée seulement à changer son attitude au sujet des deux provinces et à se déclarer disposée à entretenir avec l’Autriche des rapports de bon voisinage. Nous ne savons pas encore ce qu’elle répondra, mais certainement elle répondra ce que la Russie lui conseillera de répondre, et il y a là pour tous une garantie de modération. En attendant, la presse autrichienne parle un peu moins fort, bien qu’on y distingue toujours des notes stridentes, et la presse allemande fait entendre le lourd roulement d’un orage lointain, qui menace de se rapprocher.

Tout cela se terminera-t-il enfin par une conférence ? Nous l’avons toujours souhaité, et il semble bien que l’Autriche elle aussi commence à le faire. La conférence seule mettra un point final à toutes ces agitations. Mais que de difficultés encore ! On comprend très bien que l’Autriche n’ait pas voulu adhérer à la conférence avant d’avoir réglé directement les questions pendantes avec les puissances les plus intéressées ; mais elle s’est mise d’accord avec la Porte au sujet de l’Herzégovine et de la Bosnie, et si la Serbie, après avoir déclaré que la question est européenne et non pas serbe, renonce à demander des compensations territoriales, l’entente n’apparaît plus impossible avec elle. Par malheur, d’un côté comme de l’autre, les amours-propres sont très excités, et, pendant que les gouvernemens préparent des marches et des contremarches, les journaux continuent de se jeter des défis retentissans. Décidément, il est encore trop tôt pour parler de la conférence : les manœuvres préalables continuent.


Au moment où nous écrivons, les résultats des élections italiennes ne sont pas encore complètement connus ; mais il ne semble pas que ces élections doivent changer grand’chose à la situation antérieure. Faites sous la direction d’un homme aussi habile, et d’ailleurs aussi populaire que M. Giolitti, on pouvait être assuré que le ministère conserverait une forte majorité, et c’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Les résultats acquis donnent comme élus 237 ministériels contre 38 opposans constitutionnels, 23 socialistes, 11 catholiques, 27 radicaux, 17 républicains.

Les socialistes et les républicains ont gagné une demi-douzaine de sièges et on a beaucoup remarqué qu’un socialiste, M. Rissolati, avait été élu à Rome, ce qui n’était encore jamais arrivé. On se demandait avec curiosité ce qu’il adviendrait des catholiques qui, pour la première fois, sont sortis de l’abstention où les avait retenus ! le non expedit des prédécesseurs de Pie X. Il semble bien que celui-ci ait voulu maintenir l’ancienne règle ; mais il n’y a pas mis une énergie suffisante, et les catholiques ont fait campagne dans plusieurs circonscriptions. Non habitués à la lutte électorale, ils ont commis plusieurs maladresses, et n’ont généralement abouti qu’à coaliser contre eux les partis avancés et à aider les candidats de ceux-ci à passer. Le succès n’a pas répondu à leurs espérances : on les croyait plus forts qu’ils ne se sont montrés. Jusqu’ici, la majorité ministérielle a gagné quelques sièges ; mais il y a une trentaine de ballottages. Quels qu’en soient les résultats, on peut dire dès aujourd’hui que la situation de M. Giolitti est fortifiée.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.