Chronique de la quinzaine - 14 mars 1914

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Chronique n° 1966
14 mars 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La quinzaine qui vient de s’écouler appartient tout entière à M. Caillaux : il l’a remplie par les évolutions les plus étranges et les plus imprévues. Pendant ce temps, les autres ministres mènent une vie obscure et tranquille ; on ne pense pas à eux, on ne se demande pas ce qu’ils font, on oublie presque leurs noms, la célébrité de leur collègue des Finances les éclipse complètement. Cela ne veut pas dire que cette célébrité de M. Caillaux soit enviable. Il a trouvé le moyen d’ajouter beaucoup, en quelques semaines, à la déconsidération où le gouvernement parlementaire était déjà tombé chez nous. Mais il dure, et le Cabinet dont il fait partie continue de durer avec lui. C’est à la proximité des élections que le gouvernement doit son salut. A quelque degré de bassesse qu’elle soit tombée, la Chambre se révolterait si elle avait seulement quelques mois devant elle, mais elle a quelques semaines à peine, et cette considération la paralyse. Les élections ont été fixées au 26 avril ; la campagne électorale commencera donc avec les premiers jours du mois. Le temps est passé de chercher et de trouver des combinaisons parlementaires nouvelles. Advienne que pourra ; le sort en est jeté.

On a pu le voir au dernier vote important que la Chambre a eu à émettre à la suite d’une interpellation sur la politique financière du Cabinet. Rien n’était plus inopportun que cette interpellation. Le gouvernement venait d’être battu au Sénat : la prudence la plus élémentaire conseillait à l’opposition de vivre sur ce succès pendant quelque temps. Au lieu de cela, une grande bataille a été annoncée et s’est effectivement engagée au Palais-Bourbon. Dans ce milieu très différent de celui du Luxembourg et profondément travaillé par les sentimens divers, appréhensions et espérances, que les élections font naître, le dénouement qui s’est produit était fatal. Le gouvernement a eu une majorité de 114 voix ! Si on analyse le scrutin, la signification en devient encore plus apparente. On s’aperçoit qu’un assez grand nombre de députés qui, le lendemain de la formation du ministère, se montraient tout disposés à partir en guerre contre lui et s’exprimaient sur son compte avec une juste sévérité, lui ont donné subitement leur confiance. Faut-il croire que leur opinion intime se soit modifiée ? Non sans doute, et s’ils étaient bien sûrs de renverser le Cabinet en votant contre lui, ils s’en donneraient vraisemblablement la satisfaction. Mais ils ont peur de le manquer et encore bien plus, dans ce cas, de n’être pas manqués par lui aux élections du 26 avril. Tout le monde sait, en effet, que les préfets ont reçu des instructions précises pour prendre une part active aux opérations électorales. Ils se sont aussitôt mis en campagne, et le vote de la Chambre, à l’examiner dans les détails, montre qu’ils ont déjà passé plus d’un traité de paix avec plus d’un député qui n’étaient pas assurés de leur réélection. Les choses en étant là, il serait naïf d’espérer encore qu’un accident heureux pourrait nous débarrasser du ministère. Les marchés sont conclus, les positions sont prises, la parole n’appartient plus qu’au pays.

Nous avons déjà parlé, il y a quinze jours, de la discussion qui se poursuivait alors au Sénat. Pour simplifier les choses, il suffit de rappeler que le dissentiment entre M. le ministre des Finances et la Commission avait l’objet suivant : le ministre voulait faire voter, sous la forme de cédules, un impôt sur tous les revenus, avec le couronnement d’un impôt général complémentaire, tandis que la Commission proposait de détacher deux titres du projet, les seuls dont l’étude fût achevée, de les voter et de s’en tenir là pour le moment. Ces deux titres sont ceux qui se rapportent à la réforme de l’impôt foncier sur les propriétés bâties et non bâties et à l’impôt sur les valeurs mobilières. Vouloir faire plus, et surtout vouloir faire tout à la fois, était se condamner à l’avortement sur toute la ligne. M. Ribot, en particulier, l’a démontré avec une clarté à laquelle on ne pouvait se soustraire qu’en fermant de parti pris les yeux à la lumière. C’est malheureusement ce qu’a fait M. Caillaux. Pourquoi ? Il est difficile de pénétrer dans la complexité de sa conscience, d’ailleurs prodigieusement mobile, et nous ne voudrions pas porter ici un jugement téméraire ; mais la suite a prouvé que M. Caillaux n’était pas libre, que sa volonté ne lui appartenait pas tout entière, et qu’elle obéissait finalement à des influences du dehors. On a pu se demander quelquefois si c’était bien lui qui était ministre des Finances, ou si ce n’était pas plutôt M. Jaurès. Or le parti socialiste unifié tient essentiellement à ce que la réforme de l’impôt sur le revenu ne soit pas divisée. Sa politique est celle du tout ou rien.

C’est donc dans les termes que nous venons de rappeler que la bataille s’est poursuivie au Luxembourg et qu’elle s’y est dénouée. Au dernier moment, le ministère s’est nettement rallié à l’amendement Perchot qui supprimait d’un seul trait de plume nos quatre contributions directes et les remplaçait par des impôts cédulaires sur toutes les catégories de revenus. M. Perchot, dans la discussion, s’était énergiquement prononcé contre l’inquisition fiscale, il s’était montré hostile à la déclaration contrôlée, il avait prononcé les paroles les plus propres à satisfaire M. Mascuraud et son Comité, enfin il avait jeté du lest, beaucoup de lest, mais il avait conservé la carcasse du projet, ou le cadre, pour parler plus noblement. On espérait que le Sénat tiendrait compte de tant de sacrifices qu’on faisait provisoirement à ses répugnances, à ses résistances, et qu’il voterait un projet aussi expurgé. Tout avait été préparé pour lui arracher un vote en douceur, sauf à donner ensuite à ce vote sa pleine signification et sa portée. Cependant, à la dernière minute, on a craint de n’avoir pas encore assez diminué, atténué, émasculé la réforme pour obtenir de sa faiblesse que le Sénat en votât le principe, et alors, après M. Perchot, est venu M. Codet. Faisons-nous encore plus petits, a pensé M. Codet, nous passerons plus facilement. M. Perchot avait proposé qu’après avoir supprimé les quatre contributions, on les remplaçât par des impôts sur les revenus de toutes catégories ; M. Codet a supprimé les mots : de toutes catégories. La manœuvre était adroite. En visant les revenus de toutes catégories, on aurait atteint la rente et les bénéfices agricoles, ce qui soulevait de graves difficultés : ne valait-il pas mieux admettre, au moins par prétérition, que des exceptions pourraient être faites ? Tant de précautions ont été inutiles. Le Sénat ne s’est pas laissé prendre au piège qu’on lui tendait. Il a repoussé l’amendement à une majorité de six voix, majorité faible sans doute, suffisante toutefois pour renverser l’échafaudage si péniblement construit par M. Caillaux.

Il aurait fallu, comme nous l’avons dit, s’en tenir là. Quoi de plus inutile que d’interroger, à la Chambre, le gouvernement sur sa politique financière ? Cette politique n’était-elle pas connue, autant du moins qu’elle pouvait l’être à travers les variations incessantes de la pensée de M. Caillaux ? La Chambre ne savait-elle pas ce qui s’était dit, ce qui s’était passé au Sénat ? Pouvait-elle obtenir davantage ? Si elle l’a espéré, elle s’est trompée. M. Briand a prononcé un discours que tous ceux qui l’ont entendu ont déclaré avoir été fort éloquent, mais qui, à la lecture, nous a un peu déconcerté. En effet, qu’a reproché M. Briand, à M. Caillaux ? Il lui a reproché de n’avoir pas défendu assez vigoureusement devant le Sénat son impôt sur le revenu, et de n’avoir pas, en posant la question de confiance, exercé sur l’Assemblée une pression assez forte pour le faire voter. Ce n’était pas ainsi qu’il aurait fallu faire, a déclaré M. Briand, et il a rappelé des exemples fameux. Il y a eu autrefois un projet qui heurtait toutes les convictions du Sénat, c’est celui du rachat de l’Ouest ; la haute Assemblée n’en voulait pas, certes ! elle en prévoyait les funestes conséquences ; livrée à sa conscience, elle n’y aurait jamais adhéré. Mais M. Clemenceau, qui était alors président du Conseil, a posé la question de confiance et il a fait capituler le Sénat. Admirable exemple ! s’est écrié M. Briand. Après avoir cité M. Clemenceau, il s’est cité lui-même. N’a-t-il pas, étant président du Conseil, posé la question de confiance à propos de la réforme électorale ? Il est vrai qu’il a été renversé, mais n’importe, il avait fait son devoir. M. Caillaux n’a pas fait le sien, et M. Briand ne le lui pardonne pas. On aurait cru, à l’entendre, qu’il était grand partisan des projets financiers de M. Caillaux et on avait besoin de faire un effort pour se rappeler qu’il y a quelques semaines à peine, à Saint-Étienne, il les avait condamnés et flétris en y dénonçant l’emploi de la pince-monseigneur, expression qui nous avait paru énergique presque à l’excès. Il semble donc que M. Briand ait cédé simplement à une préoccupation d’artiste dans les reproches qu’il a adressés à M. Caillaux, et cela nous laisse froid. On connaît l’anecdote de ce vieux monsieur, ancien militaire sans doute, qui, pendant les journées de Juillet 1830, voyait un insurgé tirer à tort et à travers des coups de fusil sans atteindre personne. — Ce n’est pas ainsi qu’il faut s’y prendre, lui dit-il : je vais vous montrer. — Et, chargeant et rechargeant deux ou trois fois le fusil, épaulant bien et visant juste, à chaque coup, il abattait un garde du corps qui défendait les Tuileries : après quoi, il rendit le fusil à l’insurgé. — Gardez-le, lui dit celui-ci ; vous vous en servez trop bien ; — Non, répondit l’autre, ce ne sont pas mes opinions. — Sont-ce ou ne sont-ce pas ses opinions que M. Briand accuse M. Caillaux d’avoir si mal défendues ? En vérité, on n’en sait rien. On le saura peut-être dans quelques jours, car on annonce un prochain discours que M. Briand doit prononcer hors de la Chambre et où il dissipera vraisemblablement ces obscurités.

Revenons au Sénat. Le voyant résolu à ne voter pour le moment que l’impôt foncier et l’impôt sur les valeurs mobilières, M. Caillaux a dû en prendre son parti et s’accommoder à cette situation. L’impôt foncier, avec les réformes heureuses, bien qu’un peu précipitées, qu’on y a introduites, a été voté avec une extrême rapidité ; le Sénat a tenu sa promesse d’aller vite ; mais, au moment d’en venir à l’impôt sur les valeurs mobilières, le gouvernement lui a soumis un nouveau texte. Lorsqu’on l’a lu, la surprise a été grande ; on s’est frotté les yeux pour le relire avec plus d’attention encore et la surprise n’a fait qu’augmenter. Qui l’eût cru ? Tous les revenus mobiliers étaient soigneusement énumérés pour être soumis à l’impôt, tous…, à l’exception de la rente.

Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons ; mais comment oublier que M. Caillaux a renversé M. Barthou et M. Dumont sur cette même question de l’immunité de la rente dont il se déclarait alors un adversaire résolu ? Il fallait l’entendre déclarer que la réforme de l’impôt sur le revenu était impossible, si la rente n’y rentrait pas au même titre que tous les autres revenus. On en était resté là. Aussi le projet de M. Caillaux sur les valeurs mobilières, qui donnait ou semblait donner un démenti imprévu à son opinion d’il y a deux mois, a-t-il été accueilli avec une clameur universelle : les partisans de l’impôt sur la rente étaient indignés, ses adversaires étaient satisfaits, mais scandalisés. Devant l’émotion générale, M. Caillaux a compris qu’une explication était nécessaire et n’a fait publier une note par l’Agence Havas pour déclarer qu’il n’avait rien abandonné de ses opinions et de ses intentions premières. La note était brève et insuffisante. M. Jaurès a porté la question à la tribune, et on a connu enfin l’explication de M. Caillaux. C’est, paraît-il, pour des motifs d’un ordre purement technique, qu’il a cru devoir distinguer la rente des autres sources de revenus ; mais il n’a jamais songé à l’exempter de l’impôt et il a annoncé que son tour viendrait bientôt. Il a dit tout cela sans grande chaleur, sans énergie, comme s’il parlait sous une pression à laquelle il ne pouvait échapper et dont M. Jaurès n’a d’ailleurs pas dissimulé l’inexorable étreinte. M. Jaurès parlait, lui, en homme qui a l’habitude d’être obéi et qui sait qu’il le sera. Peu satisfait des premières explications du ministre, il est remonté à la tribune et l’y a ramené pour l’obliger à préciser davantage. Bref, M. Caillaux a promis de déposer sans plus tarder un nouveau projet qui soumettrait à l’impôt la rente ou le rentier, car on fait une distinction artificielle entre celle-là et celui-ci, comme pour rendre un dernier et hypocrite hommage à un principe qu’on ne respecte plus. M. Jaurès a retiré alors son interpellation : il avait ce qu’il voulait, mais, le lendemain, dans son journal, il a dédaigneusement constaté que le ministre s’était exécuté d’assez mauvaise grâce.

Faut-il croire vraiment que M. Caillaux, ayant changé de point de vue en passant de l’opposition au pouvoir, avait renoncé à taxer la rente ? Tout est possible de sa part ; il nous a donné déjà l’étonnement de plusieurs brusques conversions du même genre ; les journaux s’amusent, matin et soir, à le mettre en contradiction avec lui-même au moyen de citations de ses discours, qui disent tantôt blanc et tantôt noir avec une surprenante désinvolture. Cependant, nous hésitons à croire, de sa part, à une volte-face aussi complète : le plus probable est que, se rendant fort bien compte du mauvais effet que produirait l’impôt sur la rente, il a voulu l’ajourner jusqu’après les élections, ce qui est d’ailleurs une manière de plus de tromperie pays. Mais n’est-ce pas la politique du gouvernement de tout ajourner ? Le programme de Pau n’est-il pas devenu une lettre à échéance ? Dans les élections, les candidats auraient promis tout ce qu’ils auraient voulu ; peu aurait importé, ils n’auraient engagé qu’eux ; aux yeux des rentiers, et ils sont nombreux, le gouvernement aurait paru avoir conservé sa liberté. Par malheur pour lui, il ne l’a plus, et M. Jaurès le lui a fait bien voir. Sans doute M. Caillaux avait-il espéré que M. Jaurès, entrant dans son jeu et en comprenant la finesse, se serait appliqué à ne pas le déranger. Il n’en a rien été, et M. Caillaux a été obligé de s’exécuter. Dès le jour même de l’interpellation, en descendant de la tribune, il a écrit une lettre à M. Poirrier, président de la Commission du Sénat, pour lui annoncer et lui envoyer un projet d’impôt sur la rente : la Commission, il est à peine besoin de le dire, l’a repoussé à l’unanimité.

Il est un point sur lequel nous n’insisterons pas ; à quoi bon ? Nous ne pourrions rien dire qui ne soit venu naturellement à tous les esprits. Parmi les oublis extraordinaires qu’a commis M. Caillaux, l’un d’eux a été particulièrement regrettable : à côté du ministère des Finances et du Parlement, il y a la Bourse, et, bien que ce soient là des institutions très différentes, elles ne laissent pas d’avoir des relations entre elles ; elles influent les unes sur les autres ; elles ne peuvent pas s’ignorer. Ce qui devait arriver est arrivé. Quand M. Caillaux a présenté un projet d’impôt sur les revenus, à l’exclusion de la rente, naturellement celle-ci a monté : quand il a déposé en effet un nouveau projet qui la soumettait à l’impôt, naturellement la rente a baissé. De là des spéculations dont on a beaucoup parlé. — Tout le monde n’y a pas perdu, — a dit M. Barthou dans une interruption qu’il a expliquée ensuite. Il a mis M. le ministre des Finances hors de cause, mais il a exprimé la confiance que M. le ministre de la Justice ferait son devoir. A parler franchement, nous ne comptons pas beaucoup sur l’intervention de M. le ministre de la Justice, non pas que nous doutions de lui, mais parce que les opérations dont il s’agit, lors même qu’elles sont incorrectes, ne sont pas facilement saisissables, elles ont bien des moyens de se dissimuler. Le mal est fait. La femme de César ne devait pas être soupçonnée : il devrait en être de même de nos institutions et de la façon dont elles fonctionnent. En réalité, on a vécu pendant quelques jours dans une atmosphère empestée de soupçons, et la responsabilité de M. le ministre des Finances y est inévitablement engagée. Les oublis qu’il a commis et la manière même dont il les a réparés provoquent également des regrets.

Toutefois, la Bourse, après le dépôt du projet d’impôt sur la rente, n’a pas baissé autant qu’elle l’aurait fait si ce projet avait été pris comme une menace dont l’effet devait être immédiat. Les hésitations mêmes de M. Caillaux ont montré qu’il prévoyait des difficultés et des résistances telles qu’il aurait voulu, au moins provisoirement, s’y soustraire. Et puis il y a le Sénat. On comptait sur lui et non sans raison. Peut-être M. Jaurès obtiendra-t-il de la Chambre quelque manifestation nouvelle ; peut-être M. Caillaux fera-t-il à son tour, pour satisfaire M. Jaurès, quelques-unes de ces démonstrations dont il a parlé en termes un peu mystérieux ; ce seront les dernières contorsions d’une Chambre expirante et d’un ministère qui est peu sûr de son avenir. Le pays se rendra-t-il compte de ce qu’il y a d’humiliant pour le gouvernement parlementaire dans la manière dont il a fonctionné depuis quelque temps ? Jamais, à coup sûr, le gouvernement n’a montré plus d’inconsistance, de mobilité, d’incohérence, ni la Chambre plus d’inconscience de sa dignité et de ses devoirs. Si le pays est content de ce régime, il le dira le 26 avril ; mais alors, nous tremblerons pour le lendemain. M. de Lanessan, dans un article de journal qui a produit quelque impression, assurait récemment que les choses ne pouvaient plus durer ainsi. Il y a longtemps que nous l’entendons dire, et cependant, les choses durent, mais elles s’aggravent terriblement de jour en jour, et le malheur est qu’à la longue tout s’use au lieu de se renouveler, les institutions et les hommes. Quand on en est là, les anciens disaient que fata viam inventent : la fatalité intervient par des voies qu’elle trouve toujours. Les élections prochaines pourraient, si le pays comprenait où nous en sommes, fournir une dernière chance de salut : mais le pays comprendra-t-il ?


La situation extérieure continue, elle aussi, de donner des sujets de préoccupation : nous parlons de la situation générale, car dans les Balkans, comme nous le disions il y a quinze jours, la phase aiguë semble sur le point d’arriver à un point de rémittence et, si l’avenir reste très incertain, le présent est un peu plus calme.

Cette amélioration toute relative s’arrête cependant à la frontière de l’Épire et de l’Albanie. Là, les populations helléniques, abandonnées par les troupes grecques et sur le point de tomber sous le joug détesté des Albanais, n’écoutent que leur désespoir et proclament leur indépendance. On ne saurait éprouver une sympathie trop profonde pour ces malheureux qui, après avoir vécu quelque temps sous la protection du drapeau hellénique, se croyaient rattachés pour toujours à la Grèce, qu’ils considèrent, non sans raison, comme la mère patrie. Mais la politique a ses exigences et, quelque cruelles qu’elles soient, on ne saurait, dans le cas actuel, reprocher au gouvernement d’Athènes d’y avoir cédé. Au cours du voyage qu’il vient de faire en Europe, M. Venizelos a certainement tout tenté pour obtenir le droit de conserver dans l’orbite hellénique les populations du Nord de l’Épire : s’il ne l’a pas obtenu, c’est qu’il s’est heurté à une impossibilité. Après avoir montré, pendant la guerre, des vertus guerrières qui ont dépassé les espérances de ses amis, la Grèce a montré depuis des qualités politiques qui ne sont pas moindres : elle a su se borner. Elle a certainement éprouvé une douleur très vive en renonçant à conserver dans son giron les populations du Nord de l’Épire, mais elle a remis à plus tard le couronnement de son œuvre et s’est résignée à n’avoir pour le moment que ce que l’Europe lui donne. Nous admirons les résolutions prises par les Épirotes : il faut désirer toutefois qu’ils n’y persévèrent pas, car, s’ils y persévéraient, le sang coulerait encore, et cette fois inutilement : or trop de sang a déjà coulé. Que les Épirotes attendent la justice de l’avenir ! La nouvelle principauté d’Albanie n’aura pas une vie facile et bien des chances pourront se présenter pour ceux qui, se tenant prêts à en profiter, auront su les attendre : ce serait peut-être les compromettre que de vouloir brusquer les événemens.

Mais ce n’est plus des Balkans que nous avons à parler aujourd’hui, c’est de l’Europe : elle éprouve depuis quelque temps un malaise qui, au lieu de se dissiper, a empiré dans ces dernières semaines, sans qu’on puisse dire avec certitude à quoi est due cette recrudescence du mal. Il ne s’est, en effet, rien produit qui l’explique. Quoi qu’il en soit, l’opinion est arrivée, en Allemagne et en Russie, à un état de surexcitation qui ne pourrait pas se prolonger sans danger, et cet état s’est manifesté subitement par un article de la Gazette de Cologne qui, en le dénonçant, l’a encore aggravé. Cet article n’était pas une production ordinaire ; il était d’une longueur inusitée, occupait la place la plus importante dans le journal et portait tous les caractères, sinon d’une communication officieuse, au moins d’un écrit qui avait lui-même été communiqué en haut lieu et n’y avait pas été désapprouvé. On a dit depuis qu’il était venu originairement de Russie et était l’œuvre d’un correspondant allemand bien placé pour voir ce qui se passait autour de lui. Or que se passe-t-il ? On accuse la Russie d’augmenter ses forces militaires dans des proportions considérables et redoutables, de les acheminer vers sa frontière occidentale, de construire ou de se disposer à construire des chemins de fer qui rendront sa mobilisation plus rapide, afin d’entreprendre un grand effort où il serait impossible de voir, de sa part, une intention amicale a l’égard de l’Allemagne. L’article dit d’ailleurs formellement que cette amitié prétendue traditionnelle des deux pays est une légende à laquelle il est désormais impossible d’ajouter foi, trop de déceptions en ayant prouvé la vanité.

L’article de la Gazette de Cologne pourrait passer pour un de ces simples mouvemens de mauvaise humeur qui se produisent quelquefois entre pays voisins, si l’abondance et la précision des griefs invoqués ne donnaient pas à croire qu’on se trouve en présence de quelque chose de très sérieux : aussi l’impression qu’il a produite a-t-elle été très vive, soit en Allemagne où l’on s’est montré ému du danger qu’il dénonçait, soit en Russie où l’on a éprouvé un sentiment non moins vif à la pensée qu’en face d’une Allemagne qui accroissait chaque jour ses forces, on ne pouvait pas faire un effort correspondant sans s’exposer à être dénoncé comme un ennemi de la paix. Si la Gazette de Cologne a cru donner un avertissement salutaire, il est à craindre qu’elle ne se soit trompée : l’article a jeté de l’huile et non pas de la cendre sur le feu, et les commentaires qui en ont été faits n’étaient pas de nature à apaiser les esprits qu’on avait si fort agités. Tous les journaux allemands ont plus ou moins emboîté le pas derrière la Gazette de Cologne. La thèse qu’ils ont développée est que, la Russie voyant croître d’année en année sa population avec sa force militaire, il convient de se demander, dès maintenant, s’il ne serait pas prudent de prévenir par une action immédiate un péril qui va sans cesse en augmentant. La théorie de la guerre préventive est discutée en ce moment dans toute l’Allemagne : on y rappelle avec complaisance que Bismarck y a eu recours avec un succès tout à fait propre à encourager l’imitation. On suppute froidement quelle augmentation de forces la Russie aura dans un an, dans deux ans, dans trois ans, et on affecte de s’en effrayer : peut-être même le fait-on sincèrement.

II va sans dire que nous ne sommes pas oubliés dans cette affaire et bien que, pour le moment du moins, le gros de l’orage ne porte pas sur nous, on recommence contre notre Légion étrangère la campagne qui, après avoir été poursuivie avec la violence et la mauvaise foi que l’on sait, avait fini par s’apaiser. Des bourrasques du même genre s’élèvent quelquefois en Allemagne ; nous en avons subi nous-mêmes un grand nombre qui, après avoir grondé terriblement sur notre tête, n’ont pas eu d’autres suites : aussi avons-nous fini par nous y habituer, les prenant toujours au sérieux sans doute, mais ayant cessé de les prendre au tragique. Le plus souvent, l’intention assez transparente était de préparer l’opinion allemande à s’entendre demander et à obtenir d’elle un nouvel effort militaire, et il est bien possible qu’il en soit ainsi cette fois encore. Il y a toutefois, dans la campagne actuelle, quelque chose d’imprévu : c’est que, au lieu d’être tournée spécialement contre nous, elle l’est contre la Russie. Naturellement, c’est notre alliance qu’on accuse, et on va jusqu’à déclarer que, aussi longtemps qu’elle existera, la Russie méritera et justifiera toutes les défiances. Faut-il s’en alarmer ? Si nous en jugeons par notre propre expérience, les menaces de ce genre produisent, auprès d’une nation fière, un effet diamétralement opposé à celui qu’elles se proposent. Il y a quelques années, on nous menaçait des pires catastrophes si, au lien qui nous unissait déjà à la Russie, nous en ajoutions un autre avec l’Angleterre. Nous avons fort bien senti le danger, mais pour le conjurer nous avons pensé que le mieux de notre part était justement de resserrer avec l’Angleterre le lien que nous avions déjà commencé à former, et nous ne nous en sommes pas mal trouvés. Il est à croire que la Russie éprouvera un sentiment analogue en songeant qu’elle ne peut pas procéder à la défense de son immense empire sans provoquer, de la part d’un voisin ombrageux, des attaques du genre de celle qui se produit en ce moment. On exagère sans doute beaucoup les moyens de défense et de protection dont la Russie cherche aujourd’hui à s’assurer ; mais que fait-elle, en somme, sinon ce que nous avons fait nous-mêmes, et de quel côté sont venus les premiers armemens, sinon du côté de l’Allemagne ? L’Allemagne a jugé bon, un jour, d’accroître ses forces militaires dans des proportions formidables ; c’était son droit absolu, jamais nous ne l’avons contesté ; mais, quoique l’obligation qui nous était imposée nous parût très lourde, nous n’avons pas hésité à en accepter la charge et nous avons fait le service de trois ans. La Russie, à son tour, pratique trop loyalement l’alliance pour n’avoir pas senti que le danger qui nous visait l’atteindrait fatalement par contre-coup et, si elle prend ses dispositions en conséquence, il n’y a rien là qui ne soit très naturel et très légitime. Ce sont les armemens allemands qui ont déterminé ceux de ses voisins. L’Allemagne a voulu être assez forte pour imposer son hégémonie à l’Europe ; nous avons voulu être assez forts, et la Russie l’a voulu également, pour conserver notre indépendance. Nous l’avons fait avec un élan de patriotisme où on a dénoncé une manifestation de nationalisme, dans le mauvais sens du mot, c’est-à-dire de chauvinisme. Rien n’est plus faux que cette accusation : nous n’avons eu d’autre but que de nous faire respecter. Les journaux allemands peuvent fouiller tous les nôtres : ils ne trouveront chez aucun d’eux la préoccupation de savoir s’il y a lieu de faire une guerre préventive, de provoquer des hostilités, de les commencer brusquement. Nous laissons ces thèses à l’Allemagne, qui les développe avec sa science consommée du droit des gens. Quant à nous, nous ne pensons qu’à notre sécurité. Nous n’attaquerons certainement pas les premiers, mais, si on nous attaque, nous voulons être à même de nous défendre, et il en est de même de la Russie. Il est triste d’avoir à envisager une hypothèse semblable : la lecture des journaux allemands nous en fait malheureusement une nécessité. Nous ne pouvons ni fermer nos yeux pour ne pas voir, ni fermer nos oreilles pour ne pas entendre : on parle d’ailleurs trop haut pour que nous n’entendions pas.

On espérait que l’article de la Gazette de Cologne, journal à demi officieux, serait l’objet, de la part de la Gazette de l’Allemagne du Nord, journal officieux et demi, d’observations qui en atténueraient l’effet et, pendant quelques jours, on a ouvert cette feuille avec une curiosité empressée ; mais rien n’est venu et on n’attend plus rien maintenant. La Gazette de l’Allemagne du Nord a même montré son parti pris de ne rien dire elle-même en se contentant de reproduire une note du ministre des Finances Russe qui, sous le titre de Rectification, a remis les choses au point et protesté des intentions pacifiques de son gouvernement. Ce ministre n’est plus M. Kokowtzoff, qui, disons-le en passant, a donné sa démission de la présidence du Conseil où il a été remplacé par M. Goremykine, et du ministère des Finances où il a été remplacé par M. Bark. Sa démission est due à des motifs de l’ordre intérieur et il n’y a nullement lieu de craindre que la politique extérieure de la Russie n’en soit modifiée, car c’est l’Empereur qui la dirige souverainement ; mais M. Kokowtzoff a toujours pratiqué trop loyalement et trop cordialement l’alliance pour ne pas emporter toutes nos sympathies dans sa retraite. Son successeur au ministère des Finances, justement préoccupé de l’inquiétude que l’article de la Gazette de Cologne a fait naître dans le monde des affaires, a essayé de la dissiper par sa note : en reproduisant celle-ci, la Gazette de l’Allemagne du Nord a quelque peu renversé les rôles, comme si elle voulait faire croire que c’est le gouvernement russe qui donnait des explications, alors qu’on en attendait du gouvernement allemand. Le silence de ce dernier, ou de ses organes attitrés, montre qu’il est loin de désavouer l’article de la Gazette de Cologne. Les Journaux mêmes qui signalent quelques exagérations dans cet article et dans ceux qui sont venus depuis, disent qu’il contient des énonciations de fait dont il convient de tenir grand compte. Et la campagne continue.

Il est clair que le gouvernement allemand, qu’il ait ou non connu l’article avant sa publication, en approuve l’esprit. Le coup porté demeure donc et on ne l’oubliera pas de sitôt à Saint-Pétersbourg. La tranquillité de l’Europe n’en sera sûrement pas augmentée. Il ne faut pourtant rien exagérer : nous sommes trop habitués à ces campagnes virulentes de la presse germanique pour nous en émouvoir outre mesure, et si la Russie n’en a pas la même expérience, elle l’acquerra. Mais, en attendant, le malaise qui pèse sur l’Europe s’alourdit de plus en plus, au lieu de s’alléger.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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