Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1849

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Chronique n° 422
14 novembre 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1849.

Le message du président et le changement du ministère ont donné la scène politique une face toute nouvelle. On ne s’attendait pas à cette péripétie ; mais depuis qu’elle s’est faite, on ne veut plus ne pas s’attendre à quelque chose, et le Moniteur a cru devoir déclarer qu’il ne fallait s’attendre à rien de plus qu’à ce qu’on avait vu. Soit : nous commençons à croire que, depuis la révolution de février, les gens qui ne s’attendent à rien sont plus près de la vérité que ceux qui s’attendent à tout. Nous pensons cependant que la vraie sagesse doit se composer un peu de ces deux sortes d’attente, celle de tout et celle de rien. Faisons, après coup et avec le sentiment d’un simple spectateur du parterre, l’histoire de cette péripétie du 31 octobre.

On croyait que la crise était entre la majorité et le ministère, et il s’est trouvé qu’elle était entre le président et le ministère. Nous devons remarquer à ce sujet quelle illusion les habitudes du gouvernement parlementaire faisaient à l’assemblée tout entière, et combien les diverses fractions de l’assemblée étaient loin de se douter qu’elles vivaient sous l’empire de la constitution de 1848. Elles se croyaient encore sous la monarchie constitutionnelle, dans le temps où le ministère ne pouvait durer que s’il se conformait aux opinions et aux sentimens de la majorité, à moins que le ministère ne crût qu’il était lui-même plus conforme aux opinions du pays que ne l’était la majorité. Dans ce cas, la chambre était dissoute, et le pays jugeait. De cette manière, c’était le pouvoir élu et législatif qui, au premier degré, avait la prépondérance, et le pouvoir électif et populaire qui, au second, décidait la question. Ce système était peu libéral et peu populaire : apparemment, puisque nous l’avons supprimé. Maintenant le ministère n’a plus à s’inquiéter de savoir s’il est ou s’il n’est pas conforme à la volonté et aux opinions de la majorité législative, mais s’il est conforme à la volonté et aux opinions du président de la république. C’est par là, en effet, qu’il vit ou qu’il meurt. Le pouvoir législatif n’a pas le dernier mot au premier degré, ni le pouvoir électif le dernier mot au second degré, comme ils l’avaient dans le gouvernement parlementaire. Pendant trois ans, le président peut tout ce qu’il veut ; au bout de trois ans seulement il est destitué, qu’il ait bien ou mal usé de sa dictature triennale. Vous verrez que nous serons forcés de le faire roi ou empereur irresponsable ou inviolable, afin de rendre un peu de liberté et de force au pouvoir législatif et au pouvoir électif.

On ne connaît les constitutions qu’à l’usage. Les gens qui jugent sur les mots s’imaginaient qu’un pouvoir responsable était plus dépendant qu’un pouvoir irresponsable. C’est tout le contraire, et si les idées qui avaient cours dans l’opposition constitutionnelle, pendant les dernières années de la monarchie avaient prévalu dans la constitution de 1848, s’il n’y avait pas eu un flux de préjugés grossiers et d’idées ignorantes, qui est venu tout submerger et substituer les théories creuses des mauvais jours de la révolution aux doctrines libérales et politiques de la monarchie constitutionnelle, nous sommes convaincus qu’on n’aurait pas fait la faute de créer une présidence responsable, c’est-à-dire toute-puissante On savait, en effet, que même dans des ministres soumis au contrôle de la majorité, la responsabilité confère la toute-puissance temporaire, et cela est surtout vrai dans un gouvernement centralisé comme le nôtre. Les ministres, y disposant de tous les emplois et se trouvant par là les arbitres du sort de beaucoup de personnes, se croient aisément tout-puissans. La dépendance où ils se sentent de la majorité est la seule chose qui contienne leur toute-puissance. Inventez maintenant une combinaison ou une constitution dans laquelle les ministres ne dépendront plus de la majorité, dans laquelle surtout un pouvoir supérieur au leur et responsable comme eux pourra les faire, et les défaire à sa volonté et devenir, pour ainsi dire, ministre suprême ; faites que ce ministre suprême, qui pourra nommer à tous les emplois et faire le bien ou le mal de je ne sais combien de familles, soit lui-même indépendant de la majorité, qui ne peut le contrôler qu’en le brisant et en brisant peut-être avec lui le plus grand ressort de la machine sociale, et dites-nous maintenant ce qu’il reste encore du gouvernement, parlementaire.

Nous venons de pousser la constitution de 1848 à ses effets extrêmes, afin de la bien caractériser. Les choses assurément n’en sont pas là. Le 31 octobre a seulement montré que le ministère désormais dépendait du président de la république beaucoup plus que de la majorité de l’assemblée nationale. C’est un fait considérable.

À Dieu ne plaise que nous soyons disposés à triompher de ce fait, nous serions plutôt d’humeur à nous en affliger par deux raisons : la première, c’est que, comme le grand nombre, nous avons encore les habitudes du gouvernement parlementaire, et qu’il est toujours désagréable de changer ses habitudes, surtout quand on les croit bonnes ; la seconde, c’est que nous défendions le ministère contre la mauvaise humeur de nos amis, et que nous ne pouvons guère applaudir à sa chute. Nous pensons même que, dans la majorité, il y a peu de personnes maintenant qui s’applaudissent de cette chute, puisque surtout ils ne l’ont pas faite ; et que le ministre est tombé eux, nous allions presque dire, contre eux.

Quel que soit l’avenir du gouvernement parlementaire, le dernier ministère aura une place honorable dans les annales de ce gouvernement, et s’il est le dernier ministère de ce genre de gouvernement, il n’aura certes rien fait pour le discréditer avant de le voir tomber. Il avait dans son sein des hommes en qui un grand talent oratoire était au service d’une bonne et noble conscience. Nous ne voulons pas, en effet, louer l’éloquence de M. Odilon Barrot, de M. Dufaure, de M. de Tocqueville, de M. de Falloux. Nous mettons leurs sentimens et leur caractère au-dessus de leur talent, et c’est pour nous un nouveau motif de ne pas les séparer de leurs collègues, à qui nous aimons à rendre le même hommage. Arrivés au pouvoir à un moment où il s’agissait de résister énergiquement aux factions, ils l’ont fait ; de concilier les diverses nuances du grand parti de l’ordre, ils l’ont fait avec beaucoup de tact pendant long-temps ; de réparer les brutales injustices que le gouvernement provisoire avait faites dans l’administration, ils les ont réparées avec beaucoup de fermeté et une juste appréciation des hommes. Dans le département des affaires étrangères par exemple, M. de Tocqueville avait beaucoup à faire, et c’était là surtout qu’il était important de redresser les erreurs de la révolution de 1848, car c’est sur les choix du ministère des affaires étrangères que nous sommes jugés et même traités au dehors. Nous avons, dans la plupart des grandes villes politiques ou commerciales du monde, des groupes plus ou moins nombreux de nationaux qui s’y livrent aux professions industrielles et commerciales. Selon que nos ambassadeurs et nos consuls sont plus ou moins bien choisis, selon qu’ils savent se faire plus ou moins estimer par leur conduite et par leur capacité, nos nationaux, sachons-le bien, sont plus ou moins bien traités, et la France elle-même est plus ou moins bien jugée. Sous la monarchie de juillet, la France était, en général bien représentée au dehors, et cela nous avait fait un crédit sur lequel nous avons eu grand besoin de vivre depuis deux ans. Il y a eu en effet, dans le choix des ministres et des consuls que la révolution de février a nommés, une légèreté et une insouciance singulières. La carrière diplomatique et consulaire a cela de mauvais, que tout le monde s’y croit propre, sans s’y être préparé. Quand arrivent les révolutions, cet empressement des vocations après coup devient plus grand et plus importun que jamais. La révolution de février avait fait une large part à ces vocations vaniteuses et besoigneuses. De là un grand échec à notre réputation au dehors. Nous qui n’avons jamais eu grande prédilection pour la révolution de février, nous pourrions consentir à ce qu’elle fût jugée sur les représentans consulaires qu’elle s’était donnés au dehors, si derrière la révolution de février nous ne voyions pas toujours la France. Le masque est peu agréable ; mais c’est toujours le visage chéri de notre patrie. Cela nous rendait pénibles les mauvais propos que nous entendions au dehors, quand arrivaient les solliciteurs des barricades déguisés en diplomates et en consuls. M. de Tocqueville est l’un des ministres qui ont le plus résolûment sondé cette plaie étalée au dehors. Il a écarté les incapables et les indignes, et, pour les remplacer, il a choisi parmi les capacités de l’ancienne administration. C’est ainsi que M. His de Butenval a été réintégré dans son poste de ministre au Brésil, d’où la révolution de février l’avait arraché. M. Loève-Veimars, un de nos meilleurs agens consulaires, révoqué aussi par M. de Lamartine, a été envoyé comme consul-général à Caracas. M. Alletz, un des plus anciens fonctionnaires des affaires étrangères, ancien consul-général à Gènes et destitué par les hommes de février, a été replacé à Barcelone. M. Herbet, qui avait occupé pendant plusieurs années les fonctions de sous-directeur aux affaires étrangères, qui est honoré de l’amitié de M. Guizot et qui ne l’a jamais désavouée, avait également été destitué après la révolution de février. L’estime générale dont il jouissait, la capacité qu’il avait montrée dans les diverses négociation commerciales qu’il avait conduites avec les puissances du Nord, l’avaient déjà fait replacer à Rotterdam ; il a été récemment appelé au consulat-général d’Anvers, où ses connaissances spéciales en feront l’un des plus utiles agens de l’administration des affaires étrangères.

Loin de craindre que le 31 octobre recule dans cette voie de réparations et de redressemens légitimes, nous sommes persuadés que le président de la république, qui connaît l’étranger et qui sait mieux que personne l’importance qu’y ont les choix diplomatiques et consulaires, avancera dans cette voie d’un pas plus ferme et plus décisif que jamais. Au dedans et au dehors, les bons choix caractérisent l’administration. La véritable administration n’est pas dans le bulletin des lois et des ordonnances ; elle est toute entière dans les administrateurs ; elle vaut ce que valent ceux qui l’exercent.

Nous avons volontiers rendu justice au ministère tombé : arrivons maintenant aux causes et aux conséquences de l’acte du 31 octobre.

Quelles en sont les causes ? Nous écartons d’abord les petites causes, parce que nous n’y croyons pas, et nous prenons les causes de l’acte du 31 octobre telles qu’elles sont exposées dans le message du président.

Depuis un an, le parti modéré exerce le pouvoir, et c’est à lui que nous devons les retours de prospérité que nous voyons. Il a beaucoup fait déjà pour la sécurité du pays, et nous croyons qu’il peut beaucoup faire encore, s’il continue à rester uni : seulement les conditions de l’union sont changées. Les trois grands partis qui ont formé, en se réunissant, le parti modéré, avaient consenti à abdiquer chacun sa personnalité ; ils n’étaient plus le parti bonapartiste, le parti légitimiste, le parti orléaniste ; ils étaient un parti nouveau, fait pour des circonstances nouvelles. Chacun avait renoncé à l’espoir de faire triompher la partie de ses opinions qui le distinguait des autres, afin de mieux faire triompher la partie de ses opinions qui l’en rapprochait. La question sociale enfin primait la question politique. Cette alliance, où il entrait une part si considérable d’abnégation, pouvait-elle toujours durer ? Le dépouillement des préjugés et des espérances personnelles pouvait-il devenir persévérant ? Non, et le message du président accuse les anciens partis d’avoir relevé leurs drapeaux et réveillé leurs rivalités. Nous ne croyons pas, quant à nous, que cela se soit fait avec préméditation, mais nous croyons volontiers que cela s’est fait naturellement et par la force des choses ; ce qui nous le fait croire ainsi, ce sont surtout quelques-unes des réflexions les plus significatives du message.

De quoi en effet se plaint le message ? Il se plaint qu’on ne voie pas dans la direction des affaires la main, la volonté du 10 décembre. Tout un système a triomphé au 10 décembre, car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme. Traduisons en langage vulgaire la pensée du président. Cela veut dire que la volonté et la pensée du parti bonapartiste et du chef qui le personnifie disparaissaient dans la pensée commune du parti modéré, et que cette disparition devenait chaque jour plus pénible et plus désagréable au président et à son parti. Loin de nous plaindre de ce sentiment, nous le concevons ; il nous semble fort naturel et fort admissible. Il est tout simple qu’ayant la responsabilité des affaires, le président et son parti veuillent en avoir la direction ; il est tout simple qu’ayant donné à la combinaison du parti modéré une tête illustre et significative, il ne veuille pas que cette tête ne soit qu’un nom et une enseigne. Ou voulait changer la présidence en un titre ; le président la ramène à un emploi. Soit ; mais cette impatience de mettre en relief la main, la volonté du 10 décembre, et la pensée du parti bonapartiste, cette impatience de tirer ce parti de l’éclipse qu’il subissait en commun dans le parti modéré, cette revendication de la personnalité, que nous ne blâmons pas et que le message exprime d’une manière vive et fière, qu’est-ce autre chose que relever son drapeau ? Maintenant le parti bonapartiste a-t-il été, le seul à le faire ? D’autres partis ne se sont-ils pas aussi lassés de cette abnégation prolongée ? N’ont-ils pas voulu paraître et primer ? N’y a-t-il eu enfin que le parti bonapartiste qui ait eu l’intention de donner son nom particulier à la raison sociale qui s’appelle le parti modéré ?

Franchement, le parti bonapartiste n’est pas le seul qui ait voulu être en nom. Comme nous souhaitons vivement que l’union du parti modéré puisse durer sous la nouvelle forme que lui donne le message du président, nous nous garderons bien d’insister sur les griefs que peuvent avoir les unes contre les autres les diverses portions de ce parti, et d’ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, nous mettons les torts, s’il y en a, sur le compte de la force des choses. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas nous dissimuler que, si la crise du 31 octobre a surtout été causée par la revendication que chaque parti a faite de sa personnalité, la plus éclatante et la première de ces revendications a été celle que le parti légitimiste a faite par la bouche de M. Berryer. Nous y avons applaudi de grand cœur, et non-seulement nous l’avons trouvée admirable, nous l’avons même trouvée inévitable. Oui, une fois que la question du bannissement était posée, une fois qu’on proposait de rappeler les princes exilés de la maison de Bourbon, il fallait que M. Berryer, qui refusait ce rappel, dit pourquoi il le refusait, et il est impossible de le dire en termes plus énergiques et plus magnifiques. Mais il est arrivé alors une chose singulière. On aurait cru que le pouvoir d’aujourd’hui devait surtout s’offenser de ceux qui voulaient faire rentrer en France les plus élevés représentans du pouvoir d’hier et d’avant-hier ; ç’a été tout le contraire, parce que le pouvoir d’avant-hier a pris dans le discours de M. Berryer une attitude plus décisive en restant en dehors il ne l’eût fait en rentrant en dedans.

Faut-il croire que le message du président n’a été que le contre-coup du discours de M. Berryer ? Non. M. Berryer, remarquons-le bien, proclamait un principe ; mais il ne réclamait aucune part de pouvoir pour ce principe ni dans le présent ni dans l’avenir la marche des choses avait amené chaque portion du parti modéré à revendiquer son principe ; M. Berryer revendiquait le sien.

Cette revendication réciproque montrait en même temps que, dans le parti modéré, il y avait toujours, trois partis, au lieu de n’y en avoir plus qu’un, comme le président avait pu l’espérer. Du moment qu’il y avait toujours trois partis, et que ces partis continuaient leur à parte sur certains points, il était juste peut-être que le président et son parti réclamassent la primauté. Le parti du président ne pouvait renoncer à être le parti directeur qu’à la condition que tout le monde renoncerait à être un parti.

Nous n’avons point parlé jusqu’ici du parti orléaniste. Est-ce que par hasard il n’a pas paru dans les débats qui ont précédé le 31 octobre ? Nous le regretterions, car nous sommes pour fa politique d’abnégation, mais non pour la politique de suicide. La conduite du parti orléaniste a été, ce nous semble, fort simple et fort naturelle. Elle s’est trouvée du même coup prudente et sage. Le parti orléaniste, en effet, n’a pas un autre principe que les gouvernemens qui se sont succédé depuis soixante ans en France : l’expression légale de la volonté nationale. Il n’attache pas absolument l’expression de cette volonté au suffrage universel, pas plus que ne le faisait l’empire lui-même, il ne croit pas que tout le monde doive voter dans le pays, afin que le pouvoir soit régulier ; il ne croit pas non plus que le gouvernement soit d’autant plus régulier, qu’il est l’expression d’un plus petit nombre. Avec ce principe, la parti orléaniste est à son aise pour demander l’abolition du bannissement des princes de la maison de Bourbon ; il ne nie pas le pouvoir de la loi française en général : il nie seulement la justice de la loi particulière du bannissement. De plus, tout en niant la justice de la loi, il admettait, ou du moins beaucoup de personnes dans son sein admettaient, que ce n’était pas encore le moment d’abolir cette loi. Le parti orléaniste obéissait, comme le parti légitimiste, à la force des choses, et, dans une discussion où chacun était amené nécessairement à professer son principe ou à le désavouer, il professait son principe ; mais il le professait, sans que ce principe eût rien de provoquant pour les pouvoirs établis, car il leur était analogue ; de plus, ce principe était professé sans impatience et sans calcul. Qu’on relise la discussion de la loi de bannissement, qu’on relise la discussion du douaire de Mme la duchesse d’Orléans, qu’on voie même la lettre que M. Vavin a publiée sur la liquidation de la liste civile du roi Louis-Philippe, car le hasard a voulu que ces trois incidens se succédassent à de courts intervalles, et que, pendant les quinze jours qui ont précédé le 31 octobre, il fût beaucoup question de l’ancienne famille royale. Quel a été le caractère de ces incidens ? ont-ils été provoquans ? ont-ils eu un air de conspiration ? Non assurément : tout le monde a parlé avec respect et avec affection de Mme la duchesse d’Orléans ; la montagne elle-même a rendu hommage à son caractère par la bouche de M. Lagrange, et, dans cet hommage, il n’y a eu aucune malice parlementaire faite contre le pouvoir présent : ç’a été un hommage simple et naturel. Un interrupteur anonyme s’est seulement scandalisé qu’on ait révélé une bienfaisante intention de Mme la duchesse d’Orléans et cela a, dès le lendemain, amené dans les journaux la révélation d’une nouvelle bonne action. À l’égard des princes, mêmes sentimens exprimés de la même manière, sans calculs et sans espérances. Enfin ce vieux roi, tant et si injustement calomnié, tant accusé d’avarice, il arrive un moment où sa fortune publique et sa fortune privée sont liquidées par ses adversaires, et il se trouve qu’au lieu de devoir être accusé d’avarice, c’est de prodigalité qu’il eût fallu l’accuser, si on peut appeler prodigalité dans un roi des dettes contractées pour achever et pour embellir les grands monumens et les grands souvenirs nationaux qui font la gloire de la France. Les trois incidens que je viens de rappeler ont eu plutôt l’air d’une enquête ouverte par le temps et le hasard en faveur de la vérité que d’une combinaison politique. Les témoignages impartiaux qu’a recueillis la famille d’Orléans ont justifié ses dix-huit ans de règne et honoré dans leur fidélité les amis de cette famille ; mais il n’y eu dans tout cela ni préparatifs, ni intrigue, ni malice.

Le 31 octobre n’a donc pas été non plus le contre-coup de la part un peu plus grande que de coutume que la famille d’Orléans a eue à la publicité parlementaire dans les quinze derniers jours du mois d’octobre. Aussi nous en revenons toujours à notre pensée primitive, que le 31 octobre n’a été autre chose que le désir fort naturel que le président a eu de rendre à son parti la personnalité qu’il devait avoir, puisque chaque parti entendait garder la sienne, et d’ajouter à cette personnalité l’initiative que doit naturellement avoir un président responsable.

Nous venons de dire les causes du 31 octobre comme nous les voyons ; venons aux conséquences et expliquons-les brièvement, telles aussi que nous les conjecturons.

La première conséquence, celle que tout le monde a redoutée dès le premier coup d’œil, c’est la désunion du parti modéré. Nous ne la craignons plus. Nous ne blâmons pas la persistance que chaque portion du parti modéré a en sa personnalité ; nous la trouvons honorable et même utile dans une certaine mesure. Le parti modéré doit voir cependant quel est un des dangers de cette personnalité. Il n’en faut donc pas pousser le sentiment jusqu’à la séparation ; il faut rester amis sur le plus grand nombre de points ; il faut donner à ces points le plus de relief possible, augmenter enfin par la bonne volonté réciproque toutes les causes d’union qui sont dans le présent, et diminuer les causes de rupture qui sont dans l’avenir et dans la théorie.

Ce qui doit rendre facile la continuation de la bonne intelligence, c’est que la majorité n’a pas à se plaindre de la composition du ministère. Il est pris dans son sein ; ce ne sont pas les mêmes hommes, ce sont les mêmes opinions, et jusqu’ici du moins, loin qu’on puisse voir dans les actes du gouvernement un affaiblissement de la pensée du parti modéré, il semble que c’en soit une reprise plus décisive et plus ferme. Dès le commencement, le ministère, dans son programme, a protesté de son attachement aux principes d’ordre et de sécurité qui font la force du parti modéré. « Le nouveau cabinet, a dit le général d’Hautpoul, n’est pas formé contre la majorité de cette assemblée ; au contraire, il développe avec énergie ses principes avoués. » Pour arriver à faire prévaloir partout ces principes, le président veut « que le sentiment impérieux du devoir soit partout réveillé dans l’esprit des fonctionnaires de l’état. » Le but à atteindre par les efforts réunis du gouvernement et de l’assemblée, « c’est le maintien énergique et persévérant de l’ordre au dedans, l’administration plus que jamais vigilante et économique des deniers de l’état. » Ajouterons-nous que nous savons quelque gré au nouveau gouvernement d’avoir indiqué parmi les biens qu’il veut rendre au pays le retour aux travaux de l’intelligence ? Tout homme qui écrit est aisément suspect de se laisser prendre à cette espérance ; nous sommes persuadés cependant que la reprise des travaux de l’intelligence et le goût de ces travaux dans le public seraient un des meilleurs témoignages du retour de la sécurité publique.

Les actes du gouvernement n’ont pas démenti jusqu’ici les paroles de ce programme ; le président a tenu un langage ferme et élevé dans son discours d’installation de la magistrature Le ministre de l’intérieur, interpellé sur le maintien de la dissolution de la garde nationale de Lyon, a répondu avec énergie et décision. Le ministre de l’instruction publique, sans s’expliquer sur le renvoi au conseil d’état de la loi de M. de Falloux, a déclaré que le gouvernement comptait pourvoir par quelques mesures promptes et efficaces au redressement des plaintes, fort exagérées selon nous, qui se sont élevées sur la conduite des instituteurs primaires. Une loi sur la déportation a été présentée, qui assure à la répression pénale ses justes effets. Enfin M. le ministre des finances a aujourd’hui même abordé résolûment la question financière en préposant le maintien de l’impôt sur les boissons pour 1850, en retirant le projet de loi sur le revenu, et en apportant à l’assemblée diverses sources le produits et quelques réductions qui permettront d’équilibrer les recettes et les dépenses. Nous venons d’énumérer rapidement les actes politiques du ministère depuis son installation, et nous nous arrêtons avant le projet de loi sur les caisses le retraite, projet de loi encore un peu nuageux qu’a annoncé M. le ministre du commerce. Ces actes n’ont rien assurément qui puisse inquiéter la majorité.

Enfin, et c’est le point que nous voulions toucher en dernier, M. le général Changarnier reste chargé du commandement des troupes.

De ce rapide exposé nous tirons quelques conclusions simples et rassurantes. La première, c’est que, loin de s’écarter de la route que s’était ouverte le parti modéré, le président veut y marcher d’un pas ferme, et qu’il veut même faire savoir que personne ne l’y conduit. Il croit en même temps qu’il n’y a de vraie popularité et de vrai succès en France que pour ceux qui marcheront dans cette route. Nous pensons que le président a tout-à-fait raison sur ce point. La seconde conclusion, c’est que la majorité doit, selon nous, se féliciter de voir faire par d’autres hommes que par ses chefs naturels l’œuvre qu’elle désire accomplir. Elle y gagne deux points importans : elle ne répond, d’une part que de ce qu’elle approuve explicitement par ses votes ; elle réserve, d’autre part, sa force et son ascendant pour les occasions où le gouvernement, au bout de quelque temps, croirait devoir venir la réclamer sous une forme plus directe. Voyons, parlons franchement : est-on si pressé par le temps qui court de faire soi-même ce que d’autres veulent bien se charger de faire ? Nous nous sentons, nous autres simples citoyens, une si sincère reconnaissance pour ceux qui veulent bien tâcher de gouverner ce temps peu gouvernable, que nous prêtons involontairement aux autres les sentimens que nous avons là-dessus, et que nous sommes persuadés qu’il n’y a personne dans la majorité qui ne soit enchanté de voir faire par d’autres ce qu’il eût fallu faire soi-même.

Ce sentiment qui n’exclut pas la surveillance et le contrôle, mais qui exclut la mauvaise humeur, rend facile l’union du gouvernement et de la majorité. Le président et son parti prennent à leur compte les difficultés générales du gouvernement et la difficulté particulière de gouverner avec la constitution de 1848 : tant mieux ! ils veulent faire à leur compte l’expérience du système politique qu’a fondé la constitution de 1848 : tant mieux ! mille fois tant mieux ! et tout ce que nous craignons, c’est qu’ils ne réussissent pas ; et tout ce nous souhaitons, c’est que la suite du nouveau gouvernement réponde au commencement, pu a, nous l’avouons, mieux tourné que nous ne le pensions. Pourquoi, aux difficultés spéciales que nous venons d’indiquer, la majorité voudrait-elle ajouter des difficultés d’un autre genre, de celles que le gouvernement parlementaire peut toujours créer ? Si le gouvernement parlementaire veut vivre ou revivre, il faut, nous le disons avec un certain embarras, il faut qu’en ce moment il dorme un peu, sans cependant avoir les yeux trop décidément fermés. Il faut même que l’éloquence politique fasse un peu la morte. Cela nous coûte à dire, parce que cela a l’air de signifier que le pays ne serait pas très disposé à l’écouter et à prendre d’elle une consigne ; mais, quoique triste, cela est possible, et ce qui nous le fait croire, c’est qu’une grande crise ministérielle s’est accomplie, sans que personne ait dit un mot pour demander pourquoi et comment cette crise s’est faite. Ce changement à vue, sans paroles, est un phénomène dans un gouvernement parlementaire, ou plutôt cela prouve la profonde altération qui s’est faite depuis le 24 février 1848 dans le gouvernement parlementaire. La haine de la licence nous fait craindre jusqu’à l’usage de la liberté, et voilà pourquoi personne n’a parlé à la tribune de l’acte du 31 octobre, voilà pourquoi le gouvernement parlementaire a dormi, quoiqu’il eût toutes sortes de raisons d’être éveillé ; voilà pourquoi ce qui en d’autres temps eût fait un fracas épouvantable n’a pas fait le plus léger bruit. Nous sommes donc persuadés qu’en demandant à la majorité parlementaire d’appuyer le gouvernement dans la mesure de ses convictions et des nécessités sociales, nous prêchons des convertis.

Le procès de Versailles vient de s’achever au milieu de l’indifférence qui l’a accompagné pendant tout le cours, des débats. Cette indifférence est la première et la plus grande punition des accusés. Ils n’y voulaient pas croire. Ils ne pouvaient pas se résigner à penser que la France, l’Europe et le monde n’avaient point les yeux tournés sur eux. On dit même qu’un des accusés, s’étant mis un jour furtivement à la fenêtre du palais de justice, a été consterné de la solitude qu’il a vue autour de la salle des séances. Il a eu, il est vrai, la ressource de croire que c’était la police qui s’arrangeait pour faire le vide. La police n’y est pour rien, hélas ! et le vide s’est fait tout seul autour des conspirateurs du 13 juin. Nous avons dit hélas ! et le mot mérite explication. Est-ce que par hasard nous regrettons que l’émeute ne soit pas venue hurler autour du palais de justice de Versailles ? Assurément non. Seulement nous croyons que, si les méchans prenaient plus de part au péril des leurs, les bons, à leur tour, prendraient plus de part aussi et plus d’intérêt au péril de la société, que les témoins, par exemple, se sentiraient soutenus ces vifs mouvemens de sympathie publique qui ont de l’action et de l’effet sur les magistrats eux-mêmes, qui donnent a leur accent plus d’ascendant et plus de force, qui empêchent enfin que le prétoire de la justice ne semble se partager également entre les accusés et les magistrats, se faisant tour à tour leur procès les uns aux autres. Voilà Pourquoi nous nous plaignons de l’indifférence que les accusés ont rencontrée dans leurs amis ; nous en regrettons le contre-coup.

Rendons cette justice aux accusés, et surtout à leurs avocats, qu’ils ont tout fait pour triompher de cette désespérante indifférence. Ils ne se sont épargné aucune violence de langage, aucun appel aux passions populaires ; mais tous leurs coups se sont perdus, et le grand silence de Versailles a fini par tout envahir. Ce silence a son bon côté. Il n faut cependant pas qu’il nous fasse perdre les leçons qui sortent du procès du 13 juin.

C’est dans l’instruction de ce procès que l’on peut apprendre à connaître la nature et le caractère du parti du 13 juin, ce qu’il croit, ce qu’il veut, comment il entend gouverner ce pays-ci le jour où il l’aurait envahi, de quelle manière aussi il entend l’envahir et par quels moyens. Comme cet avenir est toujours possible, grace aux, fautes que nous sommes chaque matin en train de faire, quitte à nous y arrêter chaque soir, il est bon que nous sachions tous d’avance à quoi nous en tenir. Que disait, par exemple, le secrétaire-général de la solidarité républicaine, vaste association destinée à s’étendre sur toute la surface du pays, que disait-il dans une lettre citée aux débats ? « Il faut replacer au sommet de notre république la déclaration des droits et la constitution de 93. C’est, comme le disait la charte de Louis XVIII, le moyen de renouer la chaîne des temps, et le respect de la tradition a une valeur incontestable. » N’admirez-vous pas ce goût des antiquités et des traditions de 93 ? 94 est pour les ces hommes une sorte de syllabe sacrée. Et qu’on ne vienne pas leur dire que le pays a horreur de leur sanguinaire religion ! Le fanatisme s’inquiète bien des goûts et des dégoûts du pays ! Le peuple souverain est fait pour obéir ! La république, ont-ils déclaré, est au-dessus des majorités. Heureux alors ceux qui sont républicains et qui le sont de naissance ! Ils ont un droit prédestiné à gouverner la France. Il est bien entendu que les hommes qui s’arrogent ce droit insolent, si vous leur parlez de la sainte ampoule de Reims, de l’huile qui consacrait le roi et qui en faisait le maître légitime du peuple, ces hommes vont rire de la superstition. Ils ne voient pas que cette ampoule dont ils se moquent, ils l’ont tous dans leur poche, et que la leur, pour n’être pas descendue du ciel et pour s’être formée et élevée de la boue du ruisseau, n’en est pas plus sainte et plus sacrée. Nous n’avons pas voulu supporter le droit divin qui passe par la religion, et nous supporterions celui qui provient de la fantaisie du premier turbulent incapable !

Le procès de Versailles dit le but des factieux ; il dit aussi leurs moyens, qui ne valent pas mieux. En effet, ils ne comptent pas sur la persuasion et sur le raisonnement ; ils comptent sur la violence ; et en attendant la violence, ils emploient la menace. Ecoutez ce que disait un clubiste, le 9 juin, au club Roisin : « Nous avons le droit de dire à un fonctionnaire de la république qu’il a trahi la république, et Bonaparte est fonctionnaire. Louis XVI a conspiré, et peu de temps s’écoula entre le retour de Varenne et l’expiation. » Le 10 juin, un journal dit, en parlant des membres de la majorité : « Le peuple connaît l’article 5 de la constitution il les mettra hors la loi avec les Bonaparte, les Barrot, et quand il rend des arrêts de cette sorte, il sait les exécuter. Souvenez-vous du 10 août ! » M. Considérant n’a-t-il pas proposé à ses collègues de la montagne 1° de faire déclarer, séance tenante, le pouvoir exécutif déchu ; 2° de faire déclarer la majorité complice de la violation de la constitution ; 3° de constituer en permanence l’assemblée, réduite à ce que M. Considérant appelait les représentans constitutionnels ? La violence et la force brutale, voilà donc les armes du parti, et les souvenirs qu’il invoque sont ceux des jours où la violence l’a emporté sur le droit, où la minorité, à l’aide de l’émeute, a vaincu la majorité. Nous savons bien que ces appels à la force ne réussissent pas toujours au parti. Il a été battu le 24 juin 1848, il a été battu le 13 juin 1849 ; mais n’oublions pas qu’il lui suffit d’une seule victoire pour réparer tous ses échecs. La société est tenue de gagner toutes les parties sous peine de périr ; le parti factieux, au contraire, n’a besoin que d’une victoire pour tout gagner. Les chances ne sont pas égales. À quoi tient, dira-t-on, cette désastreuse inégalité de chances ? Elle tient à ceci : c’est que les partis sont vaincus, mais qu’ils ne sont jamais désarmés. L’ennemi battu se réfugie dans les lois comme dans un asile, y refait à loisir ses forces, et, une fois rétabli, il revient offrir le combat, espérant toujours saisir un moment où la société sera prise en défaut. Ce jour-là, l’affaire de la société sera faite. Les hommes qui seront les maîtres de sa destinée sont ceux qui ont juré de ne respecter les droits de la famille et de la propriété que dans la mesure des besoins actuels. Dans le texte originel du serment, il avait été dit que les droits de la famille et de la propriété dérivaient de la nature des choses ; mais, cela ayant paru trop conservateur, le texte définitif a dit qu’il ne fallait respecter la famille et la propriété que dans la mesure des besoins actuels. C’est plus commode.

Nous respectons sincèrement les droits de la défense ; mais nous sommes convaincus que c’est surtout dans l’exercice de la profession d’avocat qu’il faut se souvenir de ces belles paroles de saint Bernard : Esto sollicitus circa custodiam ordinis, ut ordo te custodiat ; gardez l’ordre, si vous voulez que l’ordre vous garde. La défense peut beaucoup dire ; mais elle ne doit pas devenir accusatrice ; elle doit respecter le caractère des témoins qui déposent devant la justice, ou, si elle croit de son devoir d’attaquer le caractère de quelques témoins, elle doit le faire avec réserve et s’abstenir soigneusement de toute déclamation violente et pompeuse. La défense a-t-elle toujours gardé cette exacte mesure ? C’est au barreau même que nous nous adressons, non pas au barreau de la défense ; nous nous adressons à tout le barreau de Paris. Pourquoi le barreau de. Paris n’a-t-il pas pris fait et cause quand la défense de Versailles s’est prétendue injuriée ? Pourquoi la protestation n’a-t-elle eu pour chef et pour organe que M. Crémieux ? Il nous est permis de croire que, quand une grossièreté a répondu à une déclamation, quand la caserne a riposté au club, le barreau n’a pas cru dans ce débat.

Nous avons entendu un vieux professeur de rhétorique soutenir qu’après avoir longtemps cherché comment le corps-de-garde pouvait répondre au club, il n’avait rien trouvé de mieux que ce qui avait été dit. Songez en effet à la différence de langue des deux sortes de personnes que le débat mettait en présence, l’homme habitué à toujours déclamer, l’homme habitué à toujours agir, la parole pompeuse, le sabre hardi et décisif. Si l’un se permet tout dans sa langue solennelle et creuse, s’il pousse la métaphore jusqu’à l’injure, que fera l’autre ? Ne pouvant pas répondre dans le même idiome et opposer métaphore a métaphore il est forcé d’en revenir à l’apostrophe, et il la fait grossière pour la faire énergique. Nous n’excusons pas la grossièreté ; mais nous ne croyons pas non plus qu’il suffise d’être déclamatoire pour n’être pas grossier. Il n’y a pas d’injures que dans les corps-de-garde ; il y en a partout, et elles ont beau porter la robe et le bonnet carré, cela ne les cache pas.

Ce qui nous fait vivement regretter les scènes de turbulence qui ont signalé ce procès, c’est que, dans nos temps de guerres civiles, nous craignons toujours que la justice ne renonce quelque jour à l’œuvre qui lui est demandée, et que les tribunaux militaires ne remplacent les tribunaux civils, de même que l’épée a remplacé dans la place publique le bâton du constable. Un changement appelle l’autre, et quand la loi ne suffit pas à trancher les débats de la politique, le magistrat ne suffit pas non plus à réprimer les délits politiques. En parlant ainsi, nous ne nous défions pas du courage et de la fermeté de la magistrature française : ce sont chez elle des vertus de tradition ; mais la magistrature de nos jours ne rend pas seule la justice, et nous comprenons dans les interprètes de la justice les jurés qui jugent le fait, et même les témoins qui viennent en déposer. Sans la fermeté des jurés et sans la sécurité des témoins, la justice est impossible, et c’est par là, nous le craignons, que s’ébranlera chez nous la justice. Quand les jurés penseront qu’ils pourront quelque jour être recherchés pour leur verdict, ou quand leur famille le pensera autour d’eux et les détournera de l’accomplissement de leurs pénibles devoirs, quand les témoins sauront qu’ils ont à lutter à l’audience contre une armée d’avocats soutenue d’une armée d’accusés, quand une déposition sera sinon un péril, du moins un combat, quand les gardes nationaux qui ont combattu dans la rue insurgés, et qui les ont combattus avec des balles anonymes, seront forcés de venir les combattre encore à l’audience, et entendront leurs noms répété par tous les échos de la presse, alors les tribunaux militaires, où le juge siége l’épée au côté et où cette épée fait respecter le magistrat et le témoin qui dépose devant lui, les tribunaux militaires seront la seule justice politique possible.

Quand nous parlons ainsi, nous souvenant de quelques-unes des séances de la haute cour, ce n’est pas que nous entendions révoquer en doute la fermeté des magistrats et des jurés de la haute cour ; nous dirons même à ce sujet qu’à mesure que les accusés, et surtout les défenseurs, se sont montrés plus violens et plus provocateurs, à mesure la haute cour s’est montrée plus ferme et plus digne. Ce contraste a surtout éclaté dans les dernières séances. On sait comment la défense, par une résolution qui pourrait passer pour une combinaison, a prétendu plaider une thèse impossible, la thèse de l’insurrection. Évidemment les avocats du 13 juin, ou se repentaient de n’avoir pas assez attiré l’attention publique sur eux et sur leurs cliens et voulaient faire un grand bruit en finissant, ou ils ne voulaient pas plaider, tout en donnant à leur silence l’éclat d’une plaidoirie provoquante. Ils se sont donc concertés pour plaider que l’insurrection du 13 juin était une insurrection légale. C’est ce que la déclamation aux abois appelait dresser une vaste tente pour abriter la défense. En vérité, la tente de Me Michel de Bourges ne devait pas servir seulement d’abri à l’insurrection du 13 juin, mais à toutes les insurrections passées, présentes et futures. À ce compte aussi, si l’insurrection du 13 juin était légale, la haute cour était illégale. L’avocat-général, M. de Royer, a réfuté avec un grand talent cette théorie sage de l’insurrection légale. S’il suffit, en effet, que quelqu’un s’avise de croire que la constitution est violée, pour qu’aussitôt on ait droit de s’armer et de commencer la guerre civile, supprimons la constitution, les lois, les tribunaux, et fondons des balles. Il n’y a plus ni bien ni mal dans ce monde ; il n’y a plus que des batailles perdues ou gagnées. M. de Royer ; a si bien réfuté cette théorie grossière, que Me Michel de Bourges, en lui répondant, a dit que M. l’avocat-général avait sans doute été prévenu d’avance du plan de la défense, qu’il s’était préparé, et que c’est pour cela qu’il avait si bien parlé. Plaisante naïveté ! et qu’il finit relever comme un trait des mœurs du parti : d’abord défiance et soupçon au sein du parti, et par conséquent ail sein de la défense. Il y a eu parmi les avocats du 13 juin un faux frère qui a prévenu M. de Royer : de là un grand effet manqué. On proclamait une théorie pompeuse, et on croyait prendre le parquet en défaut ; on croyait remporter une grande victoire. Tout au contraire, on est battu : il est évident qu’il y a eu des traîtres. Le parti démagogique n’est jamais vaincu que parce qu’il est trahi ; c’est une règle de foi. Soit ; mais d’où vient alors qu’il est toujours trahi ?

L’arrêt par lequel la haute cour a repoussé la prétention de la défense restera comme la meilleure et la plus solennelle réfutation de la théorie de l’insurrection légale ; ce sera un des grands arrêts de la magistrature française.

Ne pouvant pas plaider l’insurrection, les avocats ont déclaré qu’ils ne plaideraient pas. Ils ont trouvé cela magnanime. La cour alors a nommé des avocats d’office ; les accusés, ne voulant pas être en reste de magnanimité et ayant en cieux. Ils n’ont donc été défendus que par le résumé du président, qui, avec une rare impartialité, a fait ressortir les charges et les décharges des débats. C’est une leçon qu’il adonnée aux avocats ; il les a remplacés dans tut ce que sa conscience de magistrat lui permettait de faire, et les accusés y ont gagné ; nous sommes sûrs que les jurés aussi s’en sont félicités. La société est vengée, reste à la défendre.


— Que les docteurs en constitutionnalité se voilent la face : les chambres espagnoles ont été ouvertes sans discours d’ouverture. À quoi faut-il attribuer cette innovation ? Est-ce au désir d’écarter toute question indiscrète sur la dernière révolution du palais ? Est-ce à la netteté même de la situation, qui dispense les partis de s’expliquer ? Est-ce enfin à une intelligente économie de temps ? Quel que soit le motif, c’est là un progrès réel. L’opposition y perd son meilleur champ de bataille, mais les questions d’affaires y gagneront un bon mois. N’est-ce pas un fait curieux que les bons exemples politiques nous viennent cette fois encore d’au-delà des Pyrénées, et que la première entre les pays constitutionnels l’Espagne soit en mesure d’avoir ses budgets votés avant le 1er janvier ?

L’opposition a voulu prendre sa revanche en demandant, par l’organe de M. Olozaga, que les documens de nature à éclairer le congrès sur les événemens survenus tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, depuis la dernière session, fussent communiqués par le ministère. Deux points excitaient principalement la curiosité de M. Olozaga : l’expédition d’Italie et la retraite de M. Mon. Le général Narvaez n’a pas même attendu, pour en déblayer le terrain, que la proposition fût prise en considération. Sur la question d’Italie d’abord, la tâche du gouvernement était facile. L’expédition française, en prenant les devans sur l’expédition espagnole, n’a laissé à celle-ci qu’un rôle purement expectant, de sorte que l’E pagne ne s’est pas trouvée un seul instant mêlée aux conflits qui ont failli dénaturer le caractère de notre intervention. Dégagé de toute complication internationale, l’envoi d’une expédition espagnole en Italie se réduisait ainsi à un heureux coup de main de politique intérieure. C’était le signe visible de la réconciliation accomplie entre l’Espagne constitutionnelle et le saint-siège, c’était la solution définitive de la question religieuse, la ruine des espérances rétrogrades dont cette question était le dernier, l’unique boulevard. Les convenances gouvernementales interdisaient au président du conseil une réponse aussi explicite, mais cette réponse était au fond de tous les esprits.

M. Olozaga, malgré le tact, les ménagemens étudiés de ses insinuations, n’a pas été plus heureux en cherchant à diviser la majorité. Sans être pessimiste on pouvait supposer jusqu’ici que plus d’un germe d’aigreur subsistait entre M. Mon et ses anciens collègues. Celui-ci avait, il est vrai, refusé de disputer la présidence du congrès au candidat du ministère ; mais c’était une question de savoir si ce refus était un acte de désintéressement ou un calcul, et si M. Mon avait obéi, en cette circonstance, bien moins à des vues conciliatrices qu’au désir de garder pleine et entière sa liberté d’action dans les débats. Grace à M. Olozaga, le doute n’est plus permis. Le général Narvaez, avec autant de loyauté que d’adresse, a pris la défense de M. Mon, qui le lui a bien rendu en promettant, dans toutes les questions de politique et d’administration, son concours au cabinet. De l’aveu de l’ancien ministre des finances, les motifs de sa retraite se réduisaient à des querelles de famille (riñas de familia), qui n’avaient qu’une signification de circonstance, et dont la cause même est oubliée. Voilà qui est donc bien entendu : toute éventualité de crise basée sur les ressentimens et sur l’importance personnelle de M. Mon a disparu. Si les circonstances rappellent M. Mon aux affaires, il y rentrera non par la brèche, mais par la grande porte, non comme vainqueur, mais comme renfort.

Tout en tenant compte des bonnes intentions du nouveau ministre des finances, nous applaudirions volontiers, quant à nous, à cette réinstallation pacifique de M. Mon. Depuis sa retraite, la pensée réformiste semble comme enrayée ; on sent l’absence de cette volonté tenace, de cette obstination intelligente qui mettaient au service de la régénération financière du pays les qualités et les défauts de l’amour-propre d’auteur. Ces réflexions nous sont surtout inspirées par la lecture du nouveau tarif. M. Bravo Murillo s’est rigoureusement conformé, si l’on veut, à la lettre de la dernière loi des douanes ; mais en a-t-il bien interprété l’esprit ? M. Mon, et cela résulte de tous ses discours, poursuivait un double résultat anéantir à tout prix la contrebande, assurer à l’Espagne sa liberté d’action extérieure en livrant les importations des autres pays à leur équilibre naturel. Dans ce but, il avait su obtenir des chambres que d’assez nombreux détails d’application fussent laissés au pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Or, nous craignons bien que M. Bravo Murillo n’ait usé de ce pouvoir discrétionnaire dans un sens différent. Le nouveau tarif, loin de fortifier le principe de la dernière loi des douanes, semble en être, sur beaucoup de points, le correctif.

Il ne reste plus aucune trace de l’intrigue Fulgencio-Patrocinio. Voici ce qu’on nous écrit à ce sujet de Madrid : « Après le rétablissement du cabinet Narvaez, tout est rentré ici dans le calme le plus profond. Le roi lui-même ne boude plus ; il a reçu les ministres de la manière la plus affectueuse, et a embrassé avec effusion le duc de Valence. La reine en est aux petits soins pour réparer sa faute ; elle a fait cadeau au duc de son plus beau cheval de selle, et lui a écrit une longue lettre remplie de protestations d’amitié et de reconnaissance. Les hauts employés du palais, qui s’étaient démis de leurs charges, sont rentrés en fonctions et se résignent tranquillement à dépendre du ministère d’état. C’est sous ces auspices que la législature a été ouverte. Dans la formation du bureau, le ministère a obtenu une grande majorité, résultat d’autant plus remarquable, que, par suite de la dernière crise, on n’avait pas eu le temps d’organiser le parti conservateur, qui se trouvait ainsi abandonné à ses propres instincts.

« Dans le projet de budget pour 1850, les recettes présumées des douanes sont évaluées à plus de 175 millions de réaux, somme bien plus considérable que le produit de cette branche du revenu pendant la dernière année. Cette argumentation est basée sur les résultats plus que probables du nouveau tarif, qui permet l’importation des tissus fins de coton. On sait que de grandes expéditions de cette marchandise se préparent dans les ports de la Grande-Bretagne, et n’attendent pour sortir que la publication officielle de la nouvelle loi. Les négocians portent beaucoup plus haut leurs calculs, car ils supposent que les Anglais joindront à leurs expéditions de cotons un grand nombre d’autres articles dont la consommation n’est pas assez forte pour qu’on puisse en former des cargaisons spéciales, tels, par exemple, que de la quincaillerie, de la papeterie, des objets de fantaisie, qui sont très recherchés en Espagne.

« Puissent ces innovations financières être l’avant-coureur d’un système large et généreux, fondé sur le principe du libre échange ! C’est aujourd’hui la grande nécessité de l’Espagne ; on commence à s’en convaincre, et l’esprit de spéculation et d’entreprise fait en ce sens de grands progrès. On sent le besoin d’exporter les produits de l’agriculture, dont l’abondance écrase le pays. Dans la plus grande partie des provinces intérieures, le prix d’une arroba de vin (à peu près vingt bouteilles) n’excède pas 6 réaux (1 franc 50. cent.). La rareté et le mauvais état des voies de communication entravent, il est vrai, le transport de ces produits ; mais ces obstacles disparaîtraient devant l’accumulation des capitaux qui serait la conséquence nécessaire de la liberté du commerce. L’esprit d’association remplacerait, pour, l’ouverture des communications, l’action aujourd’hui indispensable du gouvernement. »


Études comparatives sur l’Armement des vaisseaux en France et en Angleterre[1]. — Ainsi que Polybe a comparé la légion romaine et la phalange macédonienne, faisant ressortir les avantages et les inconvéniens des deux ordonnances, et se prononçant en faveur de la légion, de même l’auteur de cet écrit met en parallèle, terme à terme et dans les plus minutieux détails, l’instrument principal des combats sur mer de la France et de l’Angleterre, le vaisseau de ligne anglais. La comparaison des coques, de cette partie de la carène qui plonge dans l’eau, en un mot, de ce qu’on nomme les œuvres vives, nous est favorable. À cet égard, nos ingénieurs ont dépassé, dans la construction des grands bâtimens de guerre, tous leurs rivaux des marines étrangères : cette supériorité ne leur est point contestée ; mais, dans la partie émergée, les œuvres mortes, l’accastillage, pour nous servir du mot technique, il semble que nous embarrassions nos hauts de murailles démesurées, trop lourdes, mal posées, qui gênent la manœuvre des voiles inférieures, restreignent d’une manière dangereuse l’étendue du champ que peuvent balayer nos boulets, et dont l’inutile poids tend à briser rapidement nos vaisseaux. Là, il faut l’avouer, les Anglais paraissent avoir sur nous l’avantage. Mais que dire de l’arrimage, c’est-à-dire de l’arrangement à bord de tout ce qui sert à la navigation et au combat ? Les Anglais ont trouvé le moyen de loger beaucoup plus de choses que nous, d’une manière moins embarrassante, plus pratique, infiniment moins coûteuse, moins pesante, et dans un plus petit espace Pour ce résultat, l’Anglais, homme de fait, allant droit au but, s’est inspiré de l’esprit du négociant dans un grand magasin ; le Français, qui cherche en tout l’éclat, a imité le tabletier dans sa boutique ; il a disposé l’intérieur du vaisseau de ligne à peu près comme un nécessaire de voyage. On comprendra l’importance de cette différence par ce seul fait qu’en Angleterre on a pu, en moins de quarante-huit heures, mettre un vaisseau entièrement vide en état de prendre la mer : chez nous, un vaisseau armé pourrait à peine, dans cet espace, de temps, embarquer et arrimer pour six mois de vivres. La voilure, la mâture, le gréement, décèlent chez les Anglais la même supériorité pratique : tout ce qui n’est pas strictement nécessaire, indispensable, tout ce qui n’a pas une utilité incontestable, est chez eux rigoureusement écarté. Rien n’est laissé à l’arbitraire ni au caprice ; une tradition consacrée par l’expérience des siècles a fixé la règle, et tout le monde sait s’y conformer. Il est à désirer que cet esprit exact, dédaigneux d’inventions frivoles, et surtout ennemi de tout changement qui n’est pas provoqué par un besoin urgent, pénètre chez nous et devienne un élément de notre caractère national. Qu’on se souvienne que le vaisseau de guerre n’a d’autre but que la navigation et le combat ; toute dépense faite à bord qui n’y tend pas directement est un gaspillage ; tout objet embarqué qui n’y contribue pas de la manière la plus immédiate est un embarras, une cause de destruction ; toute disposition qui pourrait entraver ce double but, ou qui ne le facilite pas, est à repousser.

Rien ne coûte à l’Angleterre pour assurer à ses vaisseaux la supériorité comme instrumens de guerre, mais elle écarte violemment et flétrit toute dépense qui ne tend qu’à en faire des machines de parade. Econome, jusqu’à la sévérité dans le matériel de sa marine, elle, est généreuse, grande, magnifique même, quand il s’agit de récompenser et d’entretenir ses marins. La France aussi peut être fière de ses équipages ; il n’en est pas de meilleurs au monde. Ce qui donne à l’armée navale de l’Angleterre cette sécurité dans sa force, c’est sa perpétuité, c’est la continuité de ses traditions : quelque chose d’analogue commence à s’établir chez nous depuis quelques années ; malheur au gouvernement qui le laisserait périr ou se perdre !

Certainement c’est une pensée nationale qui a inspiré le livre que nous venons d’analyser. L’auteur n’a pas voulu faire connaître son nom ; que notre voix lui apprenne ce que sans doute le témoignage de sa conscience lui aura déjà révélé : qu’il a fait une bonne œuvre, une œuvre utile, et que son livre sera lu avec intérêt.



V. de Mars.

  1. Librairie de L. Mathias ; Paris, quai Malaquais, 15.