Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1915

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Chronique n° 2006
14 novembre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous disions, il y a quinze jours, que le ministère Viviani avait obtenu une fois de plus la majorité à la Chambre, mais que ce vote ne l’avait pas consolidé : il éprouvait cette difficulté de vivre que Fontenelle ressentait à la veille de sa mort. On ne lui reprochait cependant rien de précis ; mais tout s’use, et il faut bien avouer que ce ministère n’avait pas été constitué pour traverser une étape aussi longue que la guerre devait l’être. Il avait des points faibles, des élémens insuffisans et ne représentait pas d’une manière complète cette « union sacrée » dont on a tant parlé. Il ne représentait même pas le parti républicain tout entier : à plus forte raison la droite en avait-elle été exclue. Sur tous ces défauts on avait fermé les yeux par patriotisme, et on aurait continué de le faire si des espérances qui semblaient raisonnables s’étaient réalisées, si des mécomptes ne s’étaient pas produits. Depuis quelque temps, un malaise régnait dans les esprits. En pareil cas, le besoin de changer devient de plus en plus impérieux : il était inévitable qu’on finît par y céder. A peine l’a-t-on eu fait, qu’un mouvement de sympathie a eu lieu en faveur du Cabinet démissionnaire. On s’est demandé si on n’avait pas été un peu injuste envers lui, surtout envers le ministre de la Guerre, M. Millerand, qui a été un bon ouvrier de la défense nationale, et qui, par un travail acharné, a réparé pour une bonne part des défauts de préparation dont il n’était pas responsable. On lui battait froid la veille ; les mains se sont chaudement tendues vers lui le lendemain. Mais le ministère Viviani n’était déjà plus : le ministère Briand occupait la scène.

C’est un grand ministère, non seulement par le nombre de ses membres qui dépasse tout ce qu’on avait vu jusqu’ici, mais par la notoriété ou l’illustration de plusieurs d’entre eux. Cette fois, le pays était vraiment représenté dans tous ses élémens politiques, depuis l’extrême gauche jusqu’à la droite, depuis M. Jules Guesde jusqu’à M. Denys Cochin, en passant par M. Combes qui représente la vieille garde du parti radical-socialiste, et par M. Malvy qui continue d’y représenter la nouvelle. Si nous étions dans un temps normal, il y aurait de notre part plus que des réserves à faire sur quelques-uns de ces noms, et leur assemblage pourrait paraître étrange; mais nous sommes dans un temps exceptionnel où la tolérance des uns envers les autres est la seule garantie possible de l’union de tous. M. Méline, M. Denys Cochin l’ont compris et, puisqu’on leur demandait leur concours, ils ne pouvaient pas le refuser. Ils représentent avec une fidélité qui ne s’est jamais démentie, le premier, la république modérée et progressiste, le second, la droite bienveillante à toutes les bonnes volontés qui mettent la France au-dessus des partis.

Au reste, il n’y a plus de partis pour le moment. Bien coupable serait celui qui travaillerait à faire prévaloir ses préférences personnelles sur celles du voisin. Une même pensée, un même sentiment unissent tous les Français dans une seule préoccupation, celle de la victoire qui chassera les Allemands de notre territoire et les refoulera sur le leur. Toutes les préoccupations de nos ministres sont et resteront tournées vers le salut du pays, et, si quelque germe de discorde venait à s’introduire entre eux, ils n’auraient qu’à songer à la présence de l’ennemi à quelques kilomètres de Paris pour se retrouver d’accord aussitôt. Une des caractéristiques du ministère actuel est l’institution des ministres d’État, ainsi dénommés parce que, n’ayant pas de portefeuille spécial, ils n’ont à s’occuper que des intérêts généraux. Quelques-uns d’entre eux, M. de Freycinet par exemple, n’ont peut-être plus, vu leur âge, les forces physiques nécessaires au labeur quotidien d’un département ministériel, mais leur vigueur d’esprit restée intacte, et leur grande expérience en font les meilleurs conseillers d’un gouvernement, et M. Briand a eu grandement raison de se les attacher. Il y a enfin, dans le ministère, une nouveauté qui, en ce moment surtout, ne saurait être trop approuvée : un général à la Guerre et un amiral à la Marine. La présence du général Galliéni rue Saint-Dominique y fera moins regretter le départ de M. Millerand, et celle de l’amiral Lacaze rue Royale a produit dans la marine une impression de soulagement et de confiance. On se demandait entre quelles mains serait placé le portefeuille des Affaires étrangères, qui, toujours si important, l’est aujourd’hui plus que jamais. M. Briand l’a gardé pour lui. La souplesse de son intelligence et la bonne grâce de sa parole, jointes à la facilité avec laquelle il s’adapte aux tâches les plus variées, sont chez lui des dons précieux, qui lui seront d’un grand secours au quai d’Orsay. Il s’est cependant défié, sinon de ses forces et de ses aptitudes, au moins de ce que sa préparation pouvait avoir de provisoirement incomplet, et il a prié M. Jules Cambon d’être son collaborateur immédiat. C’était un devoir pour M. Cambon de donner cette collaboration, dans un moment où sa compétence diplomatique, éprouvée dans des postes divers et qui s’est manifestée d’une manière si éclatante dans le dernier, pouvait en effet être précieuse entre toutes. Qui connaît mieux que lui l’Allemagne, choses et hommes? Sous le titre modeste de secrétaire général, le seul qu’il ait voulu accepter, il rendra, nous n’en doutons pas, de grands services au ministère des Affaires étrangères. En l’y appelant, M. Briand s’est inspiré du sentiment public qui le désignait et lui a donné satisfaction. Le nouveau ministère se présente donc dans les meilleures conditions de succès et de durée, et nous souhaitons de grand cœur qu’elles se réalisent, car rien ne serait pire en ce moment que l’instabilité gouvernementale. Il aurait fallu conserver le Cabinet Viviani, si on l’avait pu. Le patriotisme bien entendu doit s’appliquer aujourd’hui à soutenir le Cabinet Briand et à le faire vivre jusqu’à la fin des hostilités.

Quand viendra cette fin? Suivant toutes les apparences, elle est encore lointaine, et il faut savoir gré à M. Briand de l’avoir dit à la Chambre avec une courageuse franchise. Sa première rencontre avec le parlement a été heureuse. La déclaration ministérielle, qui s’est bornée à parler de la défense nationale, a été bien accueillie et applaudie au Luxembourg et au Palais-Bourbon. Comme on devait s’y attendre, sa lecture a été suivie, à la Chambre, d’une demande d’interpellation dont le gouvernement a demandé la discussion immédiate. Elle a eu lieu en effet tout de suite et s’est terminée le mieux possible, puisque M. Briand a obtenu, pour un vote de confiance, l’unanimité des voix, moins une. Il a fort bien parlé, suivant son habitude, et sa péroraison, animée du plus ardent patriotisme, a soulevé l’enthousiasme de la Chambre entière. Il a affirmé la résolution la plus ferme de poursuivre la lutte jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au refoulement de l’ennemi au-delà de nos frontières et de celles de la Belgique. Et après? demandera-t-on peut-être. A chaque jour suffit sa peine : le moment n’est pas encore venu de parler des conditions de la paix. M. Renaudel avait eu l’imprudence de le faire dans une phrase où il repoussait par avance toute pensée de conquête et d’annexion. On a cru, — il avait été mal compris et s’en est expliqué aussitôt — qu’il parlait de l’Alsace-Lorraine pour l’exclure de nos revendications et l’émotion de la Chambre s’est traduite par des protestations indignées. L’unanimité sur le point qui nous touche le plus s’est manifestée avec une sorte de violence. M. Briand l’a constatée et il a demandé, « puisque nous avons, hélas ! une longue route à parcourir ensemble avant d’atteindre notre but, à quoi bon des discussions et pourquoi nous séparer pendant la marche? » Jamais observation n’a été plus sage. M. Briand a continué en opposant la France, qu’on ne saurait accuser d’être une nation de proie et qui, quarante-cinq ans, a fait tant de sacrifices au maintien de la paix, à l’Allemagne qui, non contente des immenses profits qu’elle a tirés de sa victoire, a rêvé d’étendre par la force brutale son hégémonie sur le monde entier. En faisant allusion à ses emblèmes : « Tant qu’elle gardera, a-t-il dit, ses serres, son bec et ses intentions homicides, il ne saurait être question de paix avec elle. C’est seulement lorsqu’elle se sera résignée à reprendre son rang parmi les nations avec la pensée de se développer selon son génie en respectant le génie des autres, c’est seulement lorsque nous l’aurons mise dans l’impossibilité d’attenter à l’indépendance des autres peuples, que nous pourrons parler de la paix. » La Chambre a couvert d’applaudissemens ce passage de son discours où M. Briand a indiqué à la fois l’étendue de nos résolutions et aussi leurs limites. C’est à nos yeux le programme de l’avenir.


Mais, comme l’a dit M. le président du Conseil, nous avons encore une longue marche à faire et les incidens qui se sont passés depuis quelques jours en Orient ne sont pas de nature à en abréger le parcours. La situation de la Grèce reste troublée, incertaine, inquiétante: il semble qu’on y soit toujours à la veille d’une surprise nouvelle. Quoi de plus naturel, puisque le Roi gouverne avec une constitution faussée et un ministère que la majorité parlementaire est toujours maîtresse de renverser? Chambre et gouvernement, lorsqu’ils sont enfermés face à face dans le même local, arrivent vite tous deux et l’un contre l’autre au paroxysme de l’énervement. Alors la moindre étincelle allume un incendie. Un de ces derniers jours, le ministre de la Guerre s’est déclaré insulté, et il est parti en faisant claquer les portes. Cette incartade a révolté la Chambre. M. Zaïmis, sentant son ministère ébranlé, a voulu avoir un vote de confiance pour le remettre en équilibre. Aussitôt M. Venizelos a pris la parole : la question politique se trouvant posée, il n’a pas cru pouvoir garder le silence, ni donner plus longtemps l’appui de la majorité dont il dispose à un gouvernement qu’il juge néfaste pour le pays. Il a été vivement interrompu par plusieurs ministres qui, à leur tour, ont condamné sa propre politique et ont déclaré que, si elle avait été suivie, elle aurait entraîné la Grèce à sa perte. Entre M. Venizelos et le gouvernement, l’opposition est donc irréductible ; ils se lancent mutuellement les mêmes accusations à la tête ; rien ne saurait les réconcilier. On sait malheureusement que la politique du ministère est celle du Roi, de sorte que celui-ci est découvert et que la lutte qui se poursuit a l’air directement d’être entre lui et M. Venizelos. Avons-nous besoin d’en montrer l’inconvénient ? Il a été mis très en relief par une interruption et une interrogation imprudentes qui ont été adressées à l’orateur. — Croyez-vous donc, lui a-t-on demandé, que le Roi travaille contre le pays ? — M. Venizelos a fait remarquer ce qu’une telle question avait d’incorrect et, après avoir dit que, pour son compte, il s’était toujours abstenu de mêler le nom du Roi, constitutionnellement irresponsable, à des débats auxquels il devait rester étranger, il a repoussé comme absurde la mauvaise pensée qu’on lui prêtait, mais il a conclu que, si le Roi était un bon stratège, sa préparation politique était insuffisante. On sait que l’opinion, en Grèce, attribue au roi Constantin le mérite des récentes victoires que l’armée a remportées ; de là le titre de bon stratège que M. Venizelos lui décerne ; mais à quoi sert un bon stratège quand on est décidé à ne pas faire la guerre? La neutralité fait évidemment perdre au Roi quelque chose de son mérite. Quoi qu’il en soit, la Chambre a voté dans une grande effervescence et, la majorité, continuant de suivre M. Venizelos, a mis le ministère en minorité de 33 voix. Aussitôt M. Zaïmis a donné sa démission et la crise ministérielle a été ouverte.

Comment la dénouer? L’obstination du roi Constantin est connue : aussi croit-on généralement que la Chambre sera dissoute et que le gouvernement procédera à des élections nouvelles. Quelque violente que soit cette solution, si on songe que les dernières élections sont toutes récentes et qu’il n’y a pas lieu de croire à un changement dans la volonté du pays, elle aurait pu être jugée strictement légale à un autre moment; mais peut-on y recourir à un moment où, l’armée étant mobilisée, une grande partie des électeurs est sous les drapeaux et ne peut pas voter? Le cas est embarrassant pour tout le monde : pour le gouvernement, qui s’expose de plus en plus à violer dans leur esprit les institutions fondamentales du pays, et pour M. Venizelos, qui risque de perdre un grand nombre d’électeurs, mis dans l’impossibilité de voter. On comprend le peu d’empressement qu’ont montré à le prendre ceux à qui le Roi a offert le pouvoir dans ces conditions. Pendant plusieurs jours, il a cherché des ministres; tous se récusaient : d’abord M. Zaïmis, qui n’est pas un homme de coup d’État, puis M. Rhallys, qui ne l’est pas davantage, mais sur lequel on a un moment compté parce qu’il s’est brouillé avec M. Venizelos. Enfin le Roi a mis la main sur M. Skouloudis, qui n’est pas à proprement parler un homme politique, mais plutôt un diplomate et qui, arrivé aujourd’hui à un âge avancé, semblait avoir renoncé aux affaires. M. Skouloudis est d’ailleurs un homme modéré, sympathique, indépendant par sa fortune et par son caractère : on ne peut pas le regarder a priori comme un adversaire de M. Venizelos, qui l’avait choisi pour second à la conférence de Londres. En revanche, tout le reste du ministère étant conservé, on y introduit un homme nouveau, M. Michelidakis, ennemi d’autant plus acharné de M. Venizelos que, Crétois tous les deux, ils ont toujours combattu l’un contre l’autre. En somme, M. Skouloudis entre dans le ministère pour rassurer les Alliés; M. Michelidakis y entre contre M. Venizelos, et le général Yannakitsas, ministre de la Guerre, y reste contre la Chambre : ces trois traits suffisent pour caractériser la politique du Roi dans sa persévérance, dans son entêtement. Nous serions très en peine de dire ce qui en résultera. Les dernières nouvelles présentent la dissolution comme de plus en plus probable : alors, c’est l’aventure.

Ce qui nous touche personnellement dans cette crise, ou plutôt dans ce conflit, c’est le trouble qui peut en résulter, non pas pour la situation intérieure de la Grèce, mais bien pour sa situation internationale, que nous envisageons plus particulièrement dans ses rapports avec nous. Il n’est que juste de reconnaître, et nous le faisons volontiers, que M. Skouloudis s’est empressé d’user des meilleures formes envers les Alliés. La note qu’il a fait remettre à Londres, à Pétrograd, à Rome et à Paris vaut la peine d’être reproduite en son entier; elle est ainsi conçue : « Veuillez donner à M. le Président du Conseil l’assurance, de ma part, la plus formelle de notre ferme résolution de continuer notre neutralité avec le caractère de la plus sincère bienveillance vis-à-vis des Puissances de l’Entente. Vous voudrez bien ajouter que le nouveau Cabinet fait sienne la déclaration de M. Zaïmis au sujet de l’attitude amicale du Gouvernement royal vis-à-vis des troupes alliées à Salonique, qu’il a trop conscience des vrais intérêts du pays et de ce qu’il doit aux Puissances protectrices de la Grèce pour s’écarter le moins du monde de cette ligne de conduite, et que, dès lors, il espère que les sentimens d’amitié de ces Puissances pour la Grèce ne pourront être à aucun moment influencés par les nouvelles malveillantes et tendancieuses qu’on met à dessein en circulation dans le vain espoir d’altérer les bons rapports de l’Entente avec la Grèce. » Voilà qui est bien et qui ne saurait manquer de produire l’impression la meilleure sur « les Puissances protectrices » de la Grèce, qui, d’après les traités, sont l’Angleterre, la France et la Russie; mais pourquoi M. Dragoumis, dans une conversation avec des journalistes, a-t-il fait entendre des paroles différentes? Peut-être les a-t-on mal rapportées. Il est singulier que, au moment même où le gouvernement hellénique sollicite de la France et de l’Angleterre une avance de 40 millions qu’elles se montrent disposées à lui faire, ce soit justement le ministre des Finances qui envisage l’hypothèse où, si les Alliés ou les Serbes venaient à pénétrer sur le territoire grec, il y aurait lieu de les désarmer et de les interner. M. Dragoumis veut bien reconnaître que l’opération serait particulièrement délicate sur les Alliés, et nous le croyons avec lui, plus que lui peut-être. S’il a été vraiment tenu, que signifie ce langage qu’on croirait combiné pour faire manquer l’emprunt? N’aurait-il pas mieux valu s’en tenir à celui de M. Skouloudis?

Si nous portons nos regards plus au Nord, jusqu’à la Roumanie, là aussi l’horizon n’est pas sans nuages. La Roumanie a bien de la peine à prendre un parti quelconque, car la neutralité n’en est pas un, elle en est au contraire l’absence et la négation. La neutralité ne peut être qu’un état provisoire et on le sait d’autant mieux en Roumanie qu’on y a été plus d’une fois au moment d’en sortir : et ce moment reviendra sans nul doute. Que fera alors la Roumanie? Elle n’en dit rien; peut-être ne le sait-elle pas elle-même. L’opinion, à Bucarest, est agitée en sens opposés. L’intervention immédiate a des partisans très ardens, très généreux, très éloquens, aux premiers rangs desquels il faut mettre MM. Filipesco et Take Jonesco ; ils ont toutes nos sympathies et nous croyons en toute sincérité qu’ils ne se trompent pas sur l’intérêt de leur pays, Les succès que remportent les Austro-Allemands, joints aux Bulgares, sont malheureusement réels; mais ils sont très disputés, très difficilement acquis; l’armée serbe continue d’être héroïque et, quelle que soit l’insuffisance momentanée des contingens que l’Angleterre et nous avons envoyés à Salonique, les choses auraient certainement pris une tournure très différente si la Roumanie et la Grèce, au lieu d’être fascinées et paralysées par l’espèce de terreur que l’Allemagne exerce sur les âmes pusillanimes, avaient pris fait et cause pour la Serbie. Elles ont hésité, elles hésitent encore, elles persistent dans la neutralité : en attendant, les événemens se précipitent. M. Bratiano cache ses incertitudes sous un silence d’où il est, malgré tout, obligé de sortir quelquefois. Il parle alors en termes qu’il s’efforce de rendre aussi sibyllins que possible et il y réussit. C’est devant la majorité parlementaire dont il est sûr qu’il aime à s’expliquer à huis clos. « Je répudie, dit-il fièrement, toute politique qui exige des bénéfices sans prévoir des sacrifices, mais je ne veux pas non plus, ajoute-t-il prudemment, faire des sacrifices sans probabilité de succès. » Toute l’équivoque est dans ce mot de probabilité ; il n’en est pas de plus élastique, le calcul des probabilités n’ayant pas de certitude absolue en politique ; la peur en tire tout ce qu’elle veut. La véritable pensée de M. Bratiano est sans doute dans ses dernières paroles, où il dit que la guerre ne se décidera pas dans les Balkans, même si les détroits étaient pris par les Allemands. Son avis, sur ce point, est aussi le nôtre, mais il n’en est pas moins vrai que les échecs qui se produisent dans les Balkans rendent ailleurs la lutte plus difficile et plus longue. Si M. Bratiano attend la décision de la guerre hors des Balkans avant de prendre parti lui-même, cette conduite, quoi qu’il en dise, ressemble beaucoup à attendre des bénéfices sans avoir participé aux sacrifices. On veut tout avoir sans rien hasarder, sans rien risquer, c’est la mode balkanique, et, pour mieux justifier son abstention, on exagère les hasards et les risques. Chaque pays est libre de choisir sa politique, mais nous ne voudrions pas de celle-là pour la France. Au surplus, ce n’est pas celle qu’elle a suivie lorsqu’elle est partie pour Salonique.

Quelques personnes lui reprochent son intervention, et nous n’avons pas dissimulé ce qu’il y avait de sérieux dans les raisons qu’elles donnent. Ces raisons ont été invoquées ailleurs qu’en France et y ont produit assez d’effet pour que, après notre débarquement à Salonique, nous y soyons restés seuls, ou peu s’en faut, pendant quelques jours. Pourquoi ne pas dire toute la vérité? L’Angleterre a éprouvé des hésitations. Sans doute on trouverait dès ce moment chez ses ministres quelques affirmations énergiques dans le sens de l’action; les hommes d’État anglais aiment à balancer longtemps une idée entre ses deux pôles avant de se décider à l’adopter ou à la rejeter, et il n’est pas rare qu’ils enferment le pour et le contre, le oui et le non, dans une même phrase, ce qui rend leur vraie pensée difficilement saisissable. Cependant, il y a quelques jours, lord Lansdowne a prononcé un discours dont le sens n’était que trop clair ; il a opéré sur ceux qui s’intéressent au sort de la Serbie comme une terrible douche d’eau froide. Son avis était évidemment qu’il n’y avait rien à faire, parce qu’il était trop tard et que, quelque diligence qu’on y mît maintenant, on arriverait quand tout serait fini. L’impression produite a été vive; on s’est demandé si l’opinion de lord Lansdowne était définitivement celle du Cabinet anglais dont il fait partie. Une discussion nouvelle était nécessaire ; elle a eu lieu le 2 novembre à la Chambre des Communes; M. Asquith y a pris la part principale. Il a parlé, suivant son ordinaire, avec une grande franchise et a avoué tout de suite que cette guerre avait été « féconde en surprises et en désenchantemens. » La déception a porté plus particulièrement sur les Dardanelles, et à ce sujet nous pouvons dire que ce n’est pas nous qui avons eu l’idée première de cette expédition. L’Angleterre nous y a entraînés avec elle ; nous ne pouvions pas l’y laisser aller sans nous. Au reste, l’idée même de l’expédition était fort bonne ; c’est l’exécution qui a fait défaut. Bien des fautes ont été commises, mais à quoi bon y insister maintenant? M. Asquith a dit, peut-être à titre de circonstance atténuante, que nos forces dans la péninsule de Gallipoli, retenaient 200 000 Turcs. Soit, mais la question est de savoir si on ne combattrait pas mieux ces 200 000 Turcs ailleurs. L’épreuve que nous avons faite de la péninsule de Gallipoli n’encourage pas à y persévérer. Il ne faudrait cependant pas croire que, si l’Angleterre nous a entraînés dans la péninsule de Gallipoli, nous lui rendons la pareille en Serbie. Rien n’obligeait à aller dans les Dardanelles, tandis que c’était un devoir d’aller à Salonique. Dans quelles conditions ce devoir s’est-il présenté et imposé à nous? Sur ce point, M. Asquith a donné quelques renseignemens qui n’étaient sans doute pas inédits, mais qui n’avaient pas encore été présentés avec autant de clarté. Il n’est pas sans intérêt de les résumer ici.

M. Venizelos, il ne faut pas l’oublier, était alors à la tête du gouvernement hellénique ; il avait dans la Chambre une majorité que le pays, après une consultation solennelle, venait de lui donner; sa position semblait donc solide. La mobilisation bulgare a eu lieu subitement : c’était la guerre contre la Serbie. M. Venizelos avait en main le traité qui liait la Grèce à cette dernière, et il considérait qu’il y avait là un engagement d’honneur à tenir, en même temps d’ailleurs qu’un intérêt hellénique à défendre. Le parti à suivre ne faisait pas doute à ses yeux; mais, sentant toute la gravité des circonstances, il estimait prudent de prendre toutes les précautions et de s’assurer toutes les garanties possibles. Si le casus fœderis qui obligeait la Grèce à marcher venait à se poser, la Serbie s’était engagée à appuyer son action par 150 000 hommes. Mais le pourrait-elle, ayant affaire non seulement à la Bulgarie, mais à l’Autriche et à l’Allemagne? Pour plus de sûreté, le 21 septembre, aussitôt après la mobilisation bulgare, M. Venizelos demanda aux Alliés l’envoi de ces 150 000 hommes, sous la condition expresse que la Grèce mobiliserait aussi. Cette condition fut remplie aussitôt, la Grèce mobilisa comme M. Venizelos l’avait promis, et, moyennant une protestation de pure forme, les Alliés furent autorisés à débarquer à Salonique. C’est donc la Grèce qui nous avait appelés. Mais, entre-temps, un fait déconcertant s’était produit: M. Venizelos avait été renversé par le Roi. Ce coup de théâtre remettait tout en question. Il ne s’agissait plus, pour les Alliés, de marcher avec la Grèce, puisque la Grèce ne marchait plus, mais bien d’aller seuls à Salonique avec 150 000 hommes, qui n’étaient pas tous prêts et qui, dans les circonstances nouvelles, ne constituaient plus qu’un appoint insuffisant.

Il était permis d’hésiter. Nous ne l’avons pas fait, mais on l’a fait à Londres : de là, les lenteurs qui ont été reprochées au gouvernement anglais et dont M. Asquith s’est efforcé de le défendre. « Le résultat, a-t-il dit, a été que la Serbie s’est trouvée exposée, sans l’appui de la Grèce, à l’attaque de face des Puissances centrales, et à l’attaque de flanc de la Bulgarie : » situation dont les Alliés ont tous partagé l’angoisse, mais à laquelle ils n’ont pas tous pourvu avec la même rapidité. D’après la déclaration de lord Lansdowne, il n’y a eu pendant quelques jours que 13 000 Anglais à Salonique. M. Millerand est alors allé à Londres, et le général Joffre s’y est rendu à son tour un peu après. Ces visites n’ont pas été inutiles et le langage de M. Asquith montre que le gouvernement anglais a pris enfin des résolutions plus énergiques. « L’Angleterre, la France et la Russie, a-t-il dit, ne pouvaient pas permettre que la Serbie devînt la proie d’une combinaison sinistre et mystérieuse. Il y eut, entre les états-majors anglais et français, la plus intime collaboration, marquée par la visite bienvenue du général en chef de l’armée française. Je suis bien aise de déclarer que le résultat de cette visite a été un accord complet sur le but et sur les moyens, et j’ajoute que la Serbie peut être assurée que nous regarderons son indépendance comme un des buts essentiels de la guerre. » Ce sont là des paroles solennelles, où il faut voir, de la part de l’Angleterre, un engagement définitif. M. Asquith l’a d’ailleurs souligné par un autre qui en est la confirmation et la garantie. Après avoir exprimé, plutôt, semble-t-il, le désir que l’espérance de voir ce qu’on appelle le projet de lord Derby donner une accélération et un accroissement suffisans aux engagemens volontaires, il s’est engagé, dans le cas contraire, à recommander, sous une forme quelconque, l’obligation légale du service militaire. L’idée de l’obligation fait chaque jour des progrès sensibles, et quand on songe à la répugnance ou, pour mieux dire, à l’horreur que, hier encore, elle leur inspirait, on se rend compte que les Anglais s’acclimatent enfin, quoique trop lentement encore, aux obligations nouvelles pour eux que les autres nations de l’Europe ont acceptées depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, l’accord semble bien s’être établi désormais entre la France et l’Angleterre sur le but à poursuivre : en est-il de même sur les moyens? Lord Kitchener, il y a quelques jours, a traversé Paris pour se rendre en Orient, où il va faire une rapide étude de ce que doivent être ces moyens. Nous souhaitons un prompt retour de lord Kitchener et une entente finale entre les deux gouvernemens, non seulement sur ce qu’il faut faire, mais sur la manière de le faire et sur les lieux où doit se poursuivre notre action commune. Après beaucoup de temps perdu, on ne saurait agir trop vite. M. Asquith, qui le sent bien, a annoncé l’intention de former, au sein même du Cabinet anglais, un comité de guerre, composé de trois membres au moins et de cinq au plus. C’est une excellente pensée et un bon exemple : nous ferons bien de nous en inspirer. Notre gouvernement, en y comprenant les sous-secrétaires d’État, se compose de vingt-trois ou de vingt-quatre membres : nous ne nous rappelons plus le chiffre exact, on s’y perd. C’est déjà beaucoup pour délibérer, c’est certainement trop pour agir.

On a vu par ce qui précède comment l’affaire de Salonique est née, et par suite de quelles circonstances quelques-uns des élémens sur lesquels on comptait ont malheureusement fait défaut. La conséquence en a été grave. Quel que soit le concours que nous donnons à la vaillante Serbie, ni ses troupes, ni les nôtres ne sont encore assez nombreuses pour l’emporter de prime abord sur celles de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Bulgarie réunies. Nous devons donc nous attendre à des sacrifices provisoires et nous y résigner. Mais, après être allés à Salonique, il n’y aurait pas de faute plus grande que de ne pas y demeurer. Il faut, au contraire, s’y affermir, s’y retrancher solidement et s’y tenir prêts à profiter des événemens ultérieurs qui ne manqueront pas de se produire. En Allemagne même, tout le monde n’approuve pas, tout le monde n’admire pas les conceptions grandioses qui ont amené l’empereur Guillaume à étendre démesurément sa ligne d’opérations et à la prolonger jusqu’au Bosphore. Il est immanquable que cette ligne apparaisse un jour plus faible sur un point ou sur un autre, d’autant plus que les armées allemandes, obligées de combattre sur tant de fronts à la fois, perdent chaque jour des milliers de soldats et ont de plus en plus de peine à combler les vides. La crise des effectifs prend chez elles un caractère préoccupant. Il s’en faut au contraire que l’Angleterre, en voie de passer du régime du volontariat à celui de l’obligation, ait mis en jeu toutes ses ressources militaires, et, quant à la Russie, les siennes, qui sont en principe inépuisables, ne sont limitées que par le nombre des armes qu’elle peut fournir à ses admirables soldats. Or ces armes, grâce aux progrès de son industrie et au concours de ses alliés, augmentent quotidiennement entre ses mains. Bientôt un concours puissant nous viendra de ce côté. Nos moyens d’action croissent donc et se multiplient. Nul n’en dira autant de ceux de nos ennemis, et c’est ce qui explique les bruits de paix qui viennent périodiquement d’Allemagne et se répandent partout, comme pour chercher un peu au hasard l’endroit où ils trouveraient de l’écho. On en remarque une recrudescence en ce moment même.

Dès le début de la guerre, prévoyant qu’elle serait longue, nous avons recommandé la patience comme la condition de notre victoire certaine; elle l’est toujours. Restons à Salonique, puisque nous y sommes. Maîtres de la mer, nous y courons peu de risques. Il est bon que nous ayons un pied dans les Balkans et que nous y demeurions à l’état d’observation attentive et de menace active, prêts à profiter des chances qui s’offriront et à opérer, à notre tour, notre jonction avec nos amis d’aujourd’hui ou de demain.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.