Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1903

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Chronique n° 1714
14 septembre 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


Si, depuis quelque temps déjà, nous n’avons rien dit de nos affaires intérieures, c’est que les événemens qui se passent au delà de nos frontières absorbent toute l’attention. Au dedans, on constate une véritable atonie politique dont les discours de M. le président du Conseil eux-mêmes n’ont pas réussi à interrompre la parfaite insignifiance. Les conseils généraux, sur lesquels on comptait un peu pour éclairer la situation, n’y ont pas jeté la moindre lumière ; ils se sont tus, ou n’ont rien dit qui valût la peine d’être relevé. Aucun homme politique de quelque importance n’a jugé à propos de faire entendre sa voix, de sorte qu’au milieu d’une des plus graves crises morales qu’il ait traversées, le pays est resté muet. Les partisans du régime actuel en concluront sans doute que c’est là, de sa part, un signe de contentement. Nous ne sommes pas sûr qu’il en soit ainsi. Il est plus vraisemblable qu’après tant d’efforts infructueux vers une amélioration qui se fait toujours attendre, l’impression générale est celle d’une lassitude profonde : il y a partout une grande aspiration au repos.

Cette aspiration ne paraît pas destinée à être satisfaite. Le parti qui a réussi à s’emparer du pouvoir entend moins que jamais l’exercer modérément. Le gouvernement lui-même ne demanderait peut-être pas mieux que de s’arrêter un instant pour respirer et reconnaître sa route. Les discours de M. le président du Conseil sont tournés beaucoup plus vers le passé dont il dit beaucoup de bien, que vers l’avenir dont il ne paraît pas savoir que dire. On pourrait croire que M. Combes regarde son œuvre, sinon comme terminée, au moins comme très avancée. Mais le parti qui l’a soutenu jusqu’ici et qui à lui témoigner moins de confiance, se montre infatigable et demande à aller de l’avant, toujours de l’avant. M. Combes, avant même d’avoir quitté le ministère, est déjà assimilé à M. Waldeck-Rousseau depuis qu’il l’a abandonné : on le regarde comme un cheval de renfort qui, après avoir aidé à franchir une étape, en sort fourbu et a besoin d’être remplacé. Il est probable qu’à la rentrée des Chambres qui aura lieu, dit-on, le 20 octobre, les radicaux-socialistes lui mettront le marché à la main. S’il se soumet à leurs exigences, ils consentiront peut-être à faire un nouveau bail de quelques mois avec lui ; dans le cas contraire, ils lui donneront son congé. Et quelles seront les exigences nouvelles des radicaux-socialistes ? Deux réformes principales sont particulièrement recommandées et prônées par leurs journaux : la séparation de l’Église et de l’État et la suppression de la liberté de l’enseignement. On mène une campagne très active en leur faveur, sans dire pour laquelle des deux on livrera la première bataille. Peut-être commencera-t-on par la seconde, parce que la discussion en est toute prête au Sénat. C’est le Sénat aujourd’hui qui, semblant toujours de loisir alors que la Chambre se perd dans des discussions stériles, prend l’initiative des grandes réformes et les amorce. Au lieu de modérer le mouvement, il le précipite. Il fournit tant de besogne à la Chambre qu’on se demande si, au milieu de ses occupations multiples, elle aura le temps de la terminer, quoiqu’il la lui livre à moitié faite. Il a déjà voté le service de deux ans. En ce qui concerne l’enseignement, les principes de sa commission paraissent bien être ceux de la Chambre, c’est-à-dire ceux du jacobinisme le plus pur.

Un article que M. de Lanessan publiait, il y a quelques jours, dans Le Siècle indique le point de vue où se placent les radicaux-socialistes. La loi du 1er juillet 1901, dit-il, n’a visé que les associations et les congrégations ; elle est restée étrangère aux questions d’enseignement et n’a pas eu la prétention de les résoudre. Le ministère actuel a eu tort de lui demander plus qu’elle ne pouvait donner, et peut-être s’est-il vu obligé pour cela de la dénaturer ou de la fausser. S’il voulait porter atteinte à la liberté de l’enseignement, il fallait le dire et faire une loi nouvelle. Voilà la marche à suivre. Qu’on applique la loi de 1901 aux congrégations et qu’on en fasse une autre qui, posant en principe que le droit d’enseigner appartient à l’État seul et laissant à celui-ci la faculté d’en déléguer l’exercice à qui il voudra, fera enfin disparaître les derniers restes de la loi Falloux. Telle est la thèse de M. de Lanessan et de beaucoup d’autres ; mais c’est à lui que nous l’empruntons de préférence, parce qu’ayant appartenu au ministère qui a fait la loi du 1er juillet 1901, il semble mieux en situation d’en parler. Cependant nous ne croyons pas qu’il le fasse avec justesse.

Comment peut-il dire que cette loi est restée étrangère aux questions d’enseignement ? On croit rêver en entendant une pareille assertion. On se demande si on a mal écouté, mal entendu, mal compris la discassion. Avant même qu’elle s’ouvrit, M. Waldeck-Rousseau était allé prononcer à Toulouse un discours retentissant. Qu’y disait-il ? Que la jeunesse française était divisée en deux classes qui ne pouvaient ni penser, ni parler, ni agir de la même manière. C’était un grand mal à ses yeux : il provenait de l’éducation et de l’enseignement difîérens qu’on donne à cette jeunesse et qui détruisent en elle l’uniformité mentale que les jacobins ont toujours rêvé de réaliser. Comment croire que la loi qui est issue de cette pensée fondamentale aurait été étrangère à l’enseignement ? Non, certes ; elle ne pouvait pas l’être, elle ne l’a pas été. Il suffit pour s’en convaincre d’en relire les articles 13 et 44, dont le second est trop clair pour avoir besoin de commentaire et dont le premier, sur la demande de M. le ministre de l’Instruction publique, a été habilement obscurci par un avis du Conseil d’État. La loi de 1901 s’est proposé deux objets : supprimer un certain nombre de congrégations, — elle n’entendait pas les supprimer toutes, — et donner à l’État des garanties que ses auteurs jugeaient alors suffisantes contre certaines conséquences de la liberté de l’enseignement. Il est donc faux que les questions d’enseignement soient restées en dehors de ses préoccupations : il serait plus vrai de dire qu’elles y ont occupé la première place. Mais, comme il arrive si souvent, les mêmes hommes qui avaient fait appel à des passions violentes pour opérer ce qu’ils croyaient être une simple réforme intellectuelle, ont cessé bientôt d’être maîtres du mouvement qu’ils avaient déchaîné. Leur parole imprudente avait fait espérer plus qu’ils n’avaient l’intention de donner ; mais ceux qui avaient conçu ces espérances ne devaient pas se contenter d’une demi-satisfaction. On les avait associés au pouvoir, ils en restaient les maîtres. Tout ce que nous avons vu depuis quinze mois est la suite logique de cette situation. Est-ce que M. Waldeck-Rousseau s’était proposé de supprimer toutes les congrégations d’hommes ? Non, assurément ; il s’était contenté de créer l’instrument avec lequel on pourrait le faire et de se désintéresser de la question de savoir entre quelles mains il tomberait. De même pour la liberté de l’enseignement. Il ne voulait pas la supprimer ; mais il avait prononcé des paroles qui en avaient montré et exagéré les prétendus dangers, et ces paroles, destinées à être sans cesse invoquées par les partisans du monopole, devaient agir comme un excitant sur les esprits radicaux, socialistes et jacobins qui se chargeaient d’en tirer les dernières conséquences. Au surplus, si nous remontons à l’origine du mouvement actuel, c’est bien moins pour fixer des responsabilités sur lesquelles l’histoire ne saurait se méprendre, que pour mesurer, en montrant le point d’où nous sommes partis et celui où nous sommes arrivés, le chemin parcouru en quelques mois. La loi de 1901 avait la prétention de régler définitivement les questions qui se rapportent à la liberté de l’enseignement : déjà on la juge insuffisante.

Quel est, contre elle, le grief principal des journaux du parti avancé ? C’est que les anciens congréganistes, aujourd’hui sécularisés ou même laïcisés, s’en moquent outrageusement, puisqu’ils continuent d’enseigner ou se disposent à le faire ; qu’ils annoncent l’intention de rouvrir leurs écoles ; qu’ils adressent des lettres aux familles pour leur en faire part, en ajoutant que rien ne sera changé à leur enseignement. N’ayant pas vu ces circulaires, nous ne savons pas si l’analyse qu’on en donne est exacte ; mais, en admettant qu’elle le soit, qu’y a-t-il là de répréhensible ? Qui dit liberté dit diversité. Il est parfaitement légitime, au moins jusqu’à nouvel ordre, de donner un enseignement qui diffère dans son esprit de celui de l’État. On peut préférer celui-ci ou celui-là, et quant à nous personnellement, nous préférons celui de l’Université ; mais libre à chacun d’en aimer mieux un autre. La loi de 1901 a laissé à tout le monde le droit de choisir. Elle s’est contentée de condamner les congrégations à mort en les obligeant à demander au Parlement une autorisation qu’il ne devait pas leur donner. Les unes l’ont demandée ; on la leur a refusée et elles sont dissoutes. D’autres, « les plus rebelles, » dit M. de Lanessan, ont jugé inutile de faire une démarche dont elles regardaient, avec une juste prévoyance, le résultat négatif comme certain, et elles se sont dissoutes tout de suite. Nous avons beau chercher, nous ne comprenons pas pourquoi M. de Lanessan les appelle « les plus rebelles. » Singulière rébellion que d’aller spontanément aux dernières conséquences de la loi et de s’y conformer  ! D’une manière ou d’une autre, toutes les congrégations se sont soumises. Mais, les congrégations une fois dissoutes, restaient les anciens congréganistes. La loi leur interdit-elle d’enseigner ? Nullement. Si on a des raisons légitimes, ou qu’on estime telles, de contester la sincérité et la réalité de leur sécularisation, les tribunaux sont là ; c’est à eux à prononcer. En attendant, les anciens congréganistes peuvent enseigner comme vous et moi : c’est bien le moins, puisqu’on les a obligés à rentrer dans le droit commun, qu’ils en bénéficient. On les accuse encore, dans certains journaux, de « se moquer de la loi, » parce que, laïcisés et revêtus d’un costume civil, ils se contentent de changer de commune pour continuer de professer. Quelle comédie ! dit-on ; quelle duperie ! Peut-être accusera-t-on encore ces malheureux d’être « les plus rebelles » parce que, non contens de s’enfermer strictement dans les obligations que la loi leur impose, ils vont encore plus loin. Rien ne les oblige à changer de commune et cependant ils le font. On a présenté une loi pour le leur enjoindre ; mais, votée par la Chambre, elle ne l’a pas encore été par le Sénat. Néanmoins ils s’y soumettent par anticipation. Que veut-on de plus ? Si on veut qu’ils ne professent pas du tout, il faut le dire : la loi ne l’a pas encore fait jusqu’ici.

Précisément, on veut qu’elle le fasse ; c’est un nouveau pas en avant qu’on se propose d’exécuter dès la rentrée des Chambres ; seulement on se demande quelle sera la réponse du ministère lorsqu’on lui demandera de s’y prêter. Malgré les rodomontades de M. Combes et la complaisance avec laquelle il parle des services qu’il a rendus à la libre pensée, il n’inspire pas confiance à la partie avancée de sa majorité. On se rappelle qu’il a manifesté, à diverses reprises, de vagues tendances spiritualistes et déistes : c’est assez aujourd’hui pour être suspect. Sur la question de la liberté de l’enseignement on craint quelque difficulté. Viendra-t-elle de M. Combes ou de M. Chaumié ? Peu importe, car tous deux en pareille matière sont les organes également autorisés du gouvernement. M. Chaumié s’est toujours déclaré partisan de la liberté, et il a déposé un projet de loi qui en respecte le principe, bien que, dans la manière dont il en réglemente l’application, il y ait plus d’une disposition inacceptable. Peut-être a-t-il pensé que son projet, regardé comme insuffisant par les uns, mais comme un moindre mal par les autres, pourrait être accueilli par tous comme une transaction. Il est à craindre qu’il ne se soit trompé. Les libéraux n’accepteront certainement pas toutes les dispositions du projet, et, quant aux jacobins, ils sont déjà déchaînés contre son principe même : ce n’est pas avec aussi peu de chose qu’on les contentera. Que fera M. Combes, que fera M. Chaumié, que fera le gouvernement en face de l’ultimatum qui va leur être posé ? Essaieront-ils de résister ? S’ils le font, jusqu’à quel point pousseront-ils la résistance ? Ce qu’on sait déjà de nos ministres ne permet guère de compter de leur part sur un grand effort d’énergie. Tout porte à croire qu’ils capituleront, mais non pas assez peut-être pour se sauver eux-mêmes. Ils feront encore quelque mal, puis ils tomberont, laissant à d’autres le soin d’en faire davantage : et cela durera jusqu’au jour, que nous n’apercevons pas encore, où le pays se ressaisira. Pour le moment, il s’abandonne. La lassitude, comme nous l’avons dit, y domine, et le parti jacobin, surexcité par ses succès, s’apprête à livrer à la liberté de l’enseignement un assaut qui sera furieux.

C’est à le préparer qu’on emploie les vacances, dans des conditions que rend un peu obscures l’incertitude où l’on est encore sur les intentions définitives du gouvernement. Mais on se préoccupe peu du gouvernement, et, de part et d’autre, on agit comme s’il n’existait pas. Ce ne sont pas les libéraux et les modérés qui pourraient compter sur lui ; et quant aux autres, ils savent comment le faire marcher, ou sauter.

En Orient, la situation s’aggrave à mesure qu’elle se prolonge, sans aucune modification dans les élémens essentiels qui la constituent. Il était déjà assez difficile de savoir ce qui se passait en Macédoine ; cela le deviendra plus encore s’il est vrai, comme une dépêche l’a annoncé, que la Porte a interdit le territoire de la Macédoine aux correspondans de journaux. Toutes les nouvelles que nous recevrons venant désormais de la Porte elle-même, il ne faudra les admettre que sous bénéfice d’inventaire. Ce qui est sûr, c’est qu’au moment où on ferme en quelque sorte les portes et les fenêtres de la Macédoine à l’observation européenne, les choses y sont au pis. Le désordre y a fait de nouveaux progrès depuis la dernière fois que nous en avons parlé, et les chercheurs de solutions n’ont pas encore trouvé celle qui pourrait intervenir d’une manière prompte et efficace.

On a parlé d’une intervention à deux qui serait exécutée par l’Autriche et par la Russie. Nous n’y avons pas cru ; nous n’y croirons que lorsque nous la verrons se produire, ce qui arrivera peut-être : qui sait ? l’histoire montre qu’il ne faut jamais croire une imprudence impossible, même la plus grande de toutes. Cependant, comme l’Autriche, pour ne citer qu’elle, n’a pas besoin de faire un grand effort de mémoire pour se rappeler la manière dont peuvent tourner les aventures de ce genre, elle ne sera sans doute pas tentée d’en renouveler l’expérience. Un condominium militaire est le danger suprême : on sait comment il commence, on ne sait pas comment il finit. Il ne faut pas se tromper sur le caractère de l’arrangement que la Russie et l’Autriche ont conclu, en 1897, au sujet des Balkans : il ne pouvait être que négatif. Les deux gouvernemens ont pu se mettre d’accord pour ne rien faire, et pour imposer aux pays qui sont plus ou moins placés sous leur influence le maintien du statu quo ; mais c’est tout. Le jour où l’une des deux puissances voudrait vraiment faire quelque chose, elle se trouverait aussitôt en conflit avec l’autre ; et, le jour où elles voudraient opérer en commun, elles s’apercevraient que leurs intérêts sont trop différens pour que cette action puisse se prolonger sans amener entre elles, au bout de très peu de temps, des froissemens et des heurts. Le terrain de l’Orient est particulièrement difficile pour les puissances européennes. Lorsqu’elles agissent toutes ensemble, en vertu de ce concert que nous avons vu opérer quelquefois, et par exemple en Crète, il y a peu d’années, l’efficacité de leur action est en raison inverse, et leur propre sécurité en raison directe de leur nombre. Quand elles participent toutes au concert, elles s’embarrassent sans doute mutuellement, mais elles se contiennent, et celles qui n’ont pas d’intérêt personnel en jeu servent de tampon aux autres. En revanche, lorsqu’une seule intervient, l’efficacité de son action, même si elle consiste en une simple démonstration navale, est portée à son maximum ; mais toutes les autres l’observent avec une inquiétude jalouse, et on sent très bien qu’il serait dangereux de prolonger beaucoup l’expérience. Enfin, si elles sont deux à agir, et si ce sont précisément les deux qui ont le plus d’intérêts en cause, elles se suspectent mutuellement, et l’une appréhende toujours que l’autre ne joue le rôle le plus important. Il faudrait trembler pour la paix européenne le jour où la Russie et l’Autriche interviendraient ensemble, et seules, dans les Balkans. Nous serions plus rassurés si l’intervention était générale, mais elle serait certainement moins active, et la Porte, la première émotion une fois dissipée, y trouverait peut-être, en reprenant son sang-froid, des moyens tout diplomatiques de conserver ou de reconquérir son autorité. Mais tout cela est chanceux, et l’exécution n’en est pas désirable. Ceux qui parlent, et quelquefois bien légèrement, d’une intervention européenne, ne se rendent peut-être pas suffisamment compte des difficultés qu’elle rencontrerait. Les précédens qu’on invoque, et qui ont permis de détacher successivement quelques parcelles de l’empire ottoman pour en faire des principautés ou des royaumes, ne peuvent plus, cette fois, s’appliquer dans les mêmes conditions. Et la raison en est simple : c’est qu’il y avait autrefois une Moldavie et une Valachie dont on pouvait faire une Roumanie, parce que les Roumains y étaient effectivement la population dominante et que le pays leur appartenait. On a pu faire une Serbie et une Bulgarie pour les mêmes motifs : il n’y avait pas là seulement des Serbes et des Bulgares, mais les Serbes et les Bulgares y dominaient dans une très forte proportion. En remontant plus haut, nous dirions la même chose de la Grèce, et, en revenant plus près de nous, nous constaterions que la Crète est une île, ce qui la rend incontestablement plus facile à détacher de l’Empire. La grande difficulté pour faire une Macédoine est qu’il n’y a pas, à proprement parler, de Macédoniens. Le Macédonien est une expression ethnographique qui ne correspond, ou peu s’en faut, à aucune réalité. Il y a dans ce pays qu’on pourrait, en se servant d’un mot d’invention récente, appeler l’hinterland de tous les autres, des Serbes, des Bulgares, des Roumains, et beaucoup de débris d’autres races moins caractérisées, sans parler des Turcs, qui font entre eux tous une police très médiocre sans doute, mais qui y maintient toutefois un peu d’ordre et de paix. Cette diversité de races a encore été augmentée par la création politique des petits royaumes ou principautés dont nous avons parlé, les représentans des races étrangères qui se trouvaient sur leur territoire ayant cherché un refuge en Macédoine, où ils préféraient la souveraineté du Turc à celle d’un rival chrétien abhorré par-dessus tout.

Pour tous ces motifs, la Macédoine est devenue le carrefour banal d’une bonne dizaine de races orientales, et l’on ne peut pas essayer de dire que l’une d’elles y est en plus grand nombre, sans provoquer immédiatement la protestation indignée de toutes les autres. C’est ce qui arrive en ce moment pour les Bulgares. Ils sont vraisemblablement plus nombreux en Macédoine, non pas que toutes les autres races réunies, mais que les Grecs ; mais qu’on ose en faire la remarque, et aussitôt les Grecs entrent en ébullition. Ils jurent par Jupiter que rien n’est plus faux, et qu’ils le feront bien voir au besoin. C’est là qu’est l’autre difficulté, encore plus grande que la première, de la situation macédonienne. Malgré la multiplicité des races qui l’occupent, on pourrait donner un gouvernement autonome à la Macédoine, si elle était une île comme la Crète, c’est-à-dire si elle n’avait pas de proches voisins territoriaux dont chacun entretient en elle, avec une colonie plus ou moins importante, une conspiration à l’état permanent en vue de s’emparer du pays tout entier. Les Bulgares, auteurs incontestables de tout ce qui se passe actuellement, ont fomenté la révolution macédonienne parce qu’ils se croient, et peut-être ont-ils pour le moment raison, les mieux organisés ou les plus forts ; mais, le jour où la Grèce, la Grèce qui se montre aujourd’hui la meilleure amie de la Porte, éprouverait en ce qui la concerne la même impression, c’est elle qui jouerait à la révolution et qui chercherait à s’emparer de la Macédoine. Nous avons dit, il y a quinze jours, que les prétentions de la Serbie étaient moins étendues, mais elles sont tout aussi énergiques sur la partie du territoire qui l’avoisine et où elle se trouverait en conflit avec les Albanais. Il faut parler des Albanais. Les uns occupent une partie de la Macédoine et les autres l’Albanie proprement dite, qui a pour capitale Scutari : que ferait-on d’eux, dans l’hypothèse où la Macédoine deviendrait indépendante, soit par elle-même, soit par son rattachement à un pays qui le serait déjà lui-même ? Que ferait-on de l’Albanie, peuplée de la race la plus militaire des Balkans ? La population musulmane y dominant, est-ce qu’on la laisserait à la Porte ? Il devrait sans doute en être ainsi ; mais comment la Porte pourrait-elle conserver longtemps une province qui serait séparée de Constantinople par toute l’épaisseur de la Macédoine ? C’est là un côté de la question qu’on passe trop volontiers sous silence. L’Albanie détachée de l’empire ottoman deviendrait une proie offerte aux tentations qui pourraient s’exercer sur deux grandes puissances au moins, l’Autriche et l’Italie, et peut-être sur une autre encore, car la Russie ne cesserait pas de s’intéresser à un troisième larron qui s’appelle le Monténégro. Plus on réfléchit au problème macédonien, plus les complications inévitables en apparaissent menaçantes, et on se demande si une fausse démarche n’aurait pas pour effet, sous prétexte d’obvier aux désordres actuels, d’amorcer des événemens militaires d’une portée presque incalculable. Tout le monde le craint en Europe, et, comme on y est sincèrement pacifique d’intention, on recule devant ces dangers ignorés de ceux qui recommandent l’intervention des puissances comme une panacée. Cette panacée risquerait de mettre le feu partout.

On dit que la politique des réformes a fait banqueroute. Nous nous y attendions bien ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas faire des réformes. Il faut en faire dans l’intérêt de l’humanité. La situation intérieure de la Macédoine est épouvantable, et cela par la faute de la Porte, qui aurait tout intérêt, même à son point de vue le plus égoïste, à enlever aux révolutionnaires ce prétexte et à l’Europe cette cause sérieuse de réprobation. Toutefois il serait puéril de croire que le lendemain du jour où les réformes seraient faites, l’apaisement se produirait comme par enchantement. Au fond, la plupart des Macédoniens ne demanderaient qu’à rester tranquilles. Ce qu’on appelle bien à tort « l’organisation intérieure » est une organisation tout extérieure : elle s’élabore en Bulgarie. C’est de là que partent les bandes qui agitent la Macédoine et obligent de force les Macédoniens à s’insurger. Espérer que les meneurs mettraient bas les armes en présence de réformes quelconques serait une chimère. L’Europe demande des réformes ; ils veulent, eux, tout autre chose : ils veulent la Macédoine indépendante, pour s’en emparer ensuite. Dans ces conditions, que faire ? Sans doute on ne peut rien faire de bien brillant, rien surtout qui donne satisfaction à ces chevaliers errans, grands défenseurs du droit des nationalités, qui le défendent jusque dans un pays où il n’y a pas de nation. Non pas que les difficultés que nous avons énumérées plus haut ne puissent pas être résolues ; mais elles ne peuvent l’être que par une guerre, ou même par plusieurs, et personne n’en veut. Alors, encore une fois, que faire ? D’après les journaux anglais, — et ils paraissent avoir reçu des communications officieuses, — les gouvernemens russe et autrichien auraient présenté aux puissances une proposition conjointe en vue d’adresser « des représentations au gouvernement bulgare, pour le prier de rompre toutes relations avec les comités macédoniens et lui signifier qu’en cas de guerre turco-bulgare, la Bulgarie ne devait s’attendre à aucune aide des puissances. » Cela veut dire qu’il ne serait pas impossible qu’une guerre éclatât entre la Bulgarie et la Porte, que cette éventualité a été envisagée par les gouvernemens européens et qu’ils cherchent à se mettre d’accord sur l’attitude qu’ils devraient adopter en pareille occurrence. Il serait sans doute politique, sage et humain dans le meilleur sens du mot de ne laisser à la Bulgarie aucune illusion sur le concours de l’Europe, si l’Europe est d’ailleurs bien décidée à ne lui en donner aucun.

Ces illusions existent, à en juger par l’affirmation d’un journal bulgare qu’il y aurait un traité d’alliance défoisive entre la Bulgarie et la Russie. Si le fait était aussi vrai qu’il est peu vraisemblable, estce que la Russie se serait entendue avec l’Autriche pour adresser aux puissances la proposition publiée par les journaux anglais ? Dans la situation morale où elle se trouve, la Bulgarie peut être malheureusement entraînée à commettre une grande faute si on ne lui parle pas avec une parfaite clarté. La note communiquée aux journaux anglais dit que l’Allemagne, ayant pour politique constante d’adhérer à toute proposition conjointe de la Russie et de l’Autriche, se ralliera certainement à celle qui vient d’être faite, et qu’il semble évident que l’Italie est disposée à le faire aussi ; mais elle ajoute qu’on a quelques doutes sur l’attitude de la France. Il nous est impossible d’éclaircir actuellement ces doutes. Au surplus, que la France parle ou qu’elle juge plus à propos de se taire, la Bulgarie aurait certainement tort de croire trouver en elle une aide efficace. Quant à l’Angleterre, « il y a également, dit la note officieuse, des raisons de croire qu’elle donnera son adhésion ; mais on déclare que le gouvernement anglais désire que, quelles que soient les dispositions prises, toutes les puissances les adoptent. » Cela veut-il dire que l’adhésion du gouvernement anglais ne dépend plus que de celle du gouvernement français ? En toute hypothèse, l’unanimité morale de l’Europe parait bien exister : personne n’est disposé à encourager les entreprises de la Bulgarie. S’il en était autrement et si la Bulgarie pouvait à un degré quelconque s’y tromper, il est certain que la guerre éclaterait aussitôt. Nous espérons qu’elle n’éclatera pas. Le prince Ferdinand vient de rentrer à Sofia, après une Aillégiature assez longue dans l’Europe occidentale, et il faut convenir qu’il avait singulièrement choisi son temps pour la faire ! Dans les momens les plus graves, ce prince semble éprouver un besoin irrésistible d’aller se recueillir au loin : il faut souhaiter que cette bizarrerie ne devienne pas chez lui une habitude. Comme il a montré d’ailleurs en diverses circonstances un réel esprit politique, il comprendra sans doute que l’aventure actuelle est pour la Bulgarie sans issue, et que le mieux est d’y mettre fin tout de suite. En agissant ainsi, il rendrait un grand service à son pays, mais celui-ci ne lui en serait peut-être pas aussi reconnaissant qu’il le devrait, car les passions y sont très excitées. Entre les conseils de son bon sens et la recherche de la popularité, que fera le prince Ferdinand ?


François-Joseph est revenu à Pesth et l’a quitté de nouveau sans avoir réussi à dénouer la crise ministérielle, ou plutôt la crise gouvernementale qui pèse sur la Hongrie d’une manière de plus en plus inquiétante. Lorsqu’on songe à la situation de l’Orient et aux obligations qu’elle peut, d’un moment à l’autre, imposer à l’Autriche-Hongrie, on s’étonne de l’obstination que met le parti de l’indépendance à demander une réforme, ou plutôt une révolution militaire, dont la conséquence inévitable serait de diminuer la force de l’armée. Si le parti de l’indépendance est assez mal inspiré pour compromettre les immenses avantages que la Hongrie a retirés du dualisme, et s’il rêve une autre forme politique qui se rapprocherait davantage de l’autonomie, il semble que ce ne soit pas par l’armée qu’il faudrait commencer cette transformation périlleuse, mais que c’est plutôt par elle qu’il conviendrait de la terminer : encore le plus tard serait-il le mieux. Les Magyars ont la réputation, qu’ils ont justifiée jusqu’ici, d’avoir un esprit remarquablement politique. C’est grâce à ce don naturel que, tout en représentant une grande minorité dans l’ensemble de l’Autriche, et une minorité même en Transleithanie, ils sont arrivés à exercer une action souvent prépondérante sur l’ensemble de la monarchie, et à jouer un rôle que leur nombre, au milieu des races slaves qui les entourent, ne semblait pas leur destiner. Ce rôle a été certainement un chef-d’œuvre de politique, mais c’est en vertu de son union restée étroite avec l’Autriche que la Hongrie a pu le remplir : on se demande s’il en sera de même, soit d’un côté de la Leitha, soit même de l’autre, le jour où la Hongrie aura détendu, au point de le rompre presque, le lien qui l’attache moins à l’Autriche qu’il n’attache l’Autriche à elle : et celle-ci commence à trouver lourd le fardeau qu’elle supporte. François-Joseph, se plaçant au point de vue des intérêts communs à toute la monarchie, et naturellement soucieux de sa puissance militaire, n’a pas cru devoir consentir aux sacrifices qu’on lui demandait ; mais il n’a pas trouvé, parmi les hommes politiques hongrois, un ministre qui se chargeât de gouverner à l’encontre du parti de l’indépendance armé de l’obstruction. C’est une crise de nationalisme suraigu que traverse la Hongrie, sans qu’on en aperçoive la fin. François-Joseph a quitté Pesth, en laissant le comte Khuen Hedervary poursuivre un intérim dépourvu de toute autorité, et nous dirions même de toute dignité, s’il n’y en avait pas toujours dans le dévouement. L’empereur est parti pour les manœuvres, puis il recevra la visite de l’empereur de Russie. Lorsqu’il reviendra à Pesth, y trouvera-t-il une situation plus facile ? Le temps qui est galant homme, comme on dit en Italie, aura-t-il fait son travail d’apaisement ? Les esprits seront-ils moins absolus ? Nous le souhaitons, car les symptômes qui se produisent sont très alarmans pour l’avenir de l’Autriche, et nous sommes de ceux qui croient ce pays nécessaire à l’équilibre de l’Europe et au maintien de la paix.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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