Chronique de la quinzaine - 30 avril 1920

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Chronique n° 2113
30 avril 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Architectes, entrepreneurs, ouvriers, se sont mis au travail pour reconstruire la cité. Dans une discussion qui fait grand honneur à la Chambre et qui a révélé toute une floraison de talents nouveaux, les députés ont continué l’examen et le vote des impôts qui sont nécessaires à la restauration des finances publiques. La politique n’a fait, en ce débat, que de discrètes apparitions. Des orateurs socialistes, tels que MM. Vincent Auriol et Léon Blum, ont présenté, avec art, un système fiscal qui répondait mieux que celui du gouvernement et de la Commission à leurs conceptions de parti, mais hormis quelques inévitables lieux communs sur la bourgeoisie dirigeante et la société capitaliste, il ne s’est rien glissé dans leurs discours qui pût éveiller les passions de l’assemblée. La plupart des députés qui ont pris la parole ont cherché à être brefs et beaucoup y ont réussi. Pourtant, les premiers délais que s’était donnés la Chambre pour aboutir au vote d’ensemble ont été largement dépassés et la session des Conseils généraux a dû subir un nouvel ajournement. Ce n’est la faute, ni du rapporteur général, ni de ses deux adjoints. Tous trois ont accompli des prodiges d’activité pour soumettre, en temps utile, des propositions à la Chambre, et tous trois aussi lui ont renouvelé, à maintes reprises, les avertissements les plus solennels. M. de Lasteyrie, qui a fait preuve, au cours de ces longues délibérations, d’autant d’esprit que de science et d’autant de résistance physique que d’esprit, n’a pas hésité à déclarer : « Nous n’avons pas fait, depuis l’armistice, l’effort fiscal qui était nécessaire. Nous sommes actuellement en retard d’une année : une année d’impôts, une année d’emprunts. Ce retard a pesé sur notre situation financière, comme il a pesé sur nos négociations entre alliés. » De son côté, M. Charles Dumont a pris soin de dire, [1] dans son remarquable rapport général, que chaque jour passé depuis le 1er janvier représentait vingt-quatre millions de recettes perdues et qu’ainsi chaque heure de discours coûtait un million au budget. Mais la Commission, un peu plus exigeante que le gouvernement lui-même, demandait à la Chambre de voter huit milliards cinq cent millions d’impôts nouveaux, et il était fatal que des mesures aussi graves ne pussent être adoptées yeux fermés et bouches closes.

M. Charles Dumont en sera donc malheureusement réduit à défalquer de ses prévisions de recettes un nombre assez considérable d’heures de discours, sans compter les impôts tombés en route. Ce ne sera que demi-mal, si, comme il n’en faut pas douter, le but final est atteint. M. Charles Dumont a eu raison de faire, au nom de la Commission des finances, cette déclaration préliminaire : « Tant que nous n’aurons pas rétabli l’équilibre entre nos recettes normales et nos dépenses permanentes, nous n’aurons pas fait ce que le traité de paix nous impose comme une nécessité, ce que nos alliés et associés, bons conseillers et créanciers attentifs, considèrent pour nous comme un devoir. » Lui aussi, à la tribune du Sénat, M. Antonin Dubost a envisagé la situation budgétaire dans ses rapports avec les pays alliés et associés et il a repris avec force une thèse qui lui est chère, qu’il n’a cessé de défendre depuis l’armistice et qu’il a même exposée directement à M. Wilson, le jour où le Président des États-Unis a été reçu au Luxembourg. Il a exprimé le regret que nous n’eussions pas, dès la première heure, dans la préparation du traité, stipulé les conditions essentielles d’une vaste solidarité financière, qui eût été, à ses yeux, la vraie consécration de la victoire et la meilleure garantie de notre relèvement rapide. Il est malheureusement certain que, depuis plus d’un an, et dans les deux mondes, le temps a travaillé contre nous. Des ardeurs se sont refroidies, des souvenirs se sont effacés, des liens se sont insensiblement relâchés. Raison de plus pour qu’aujourd’hui nous sachions donner à tous ceux qui ont combattu auprès de nous et pour la même cause l’impression très nette que nos vertus civiques ne sont pas inférieures à nos vertus militaires; et les vertus civiques les plus indispensables à notre crédit extérieur sont la frugalité, l’économie, l’activité et la contribution volontaire aux charges nationales. Comme le remarquait très justement M. Aristide Briand, les Alliés s’étaient promis, en 1916, de mettre en commun toutes leurs ressources en hommes et en argent. Le jour où nos amis verront que nous supportons les sacrifices d’aujourd’hui avec autant d’abnégation que ceux d’hier, ils reviendront, sans doute, plus aisément à leurs dispositions premières. Je n’ignore pas le proverbe italien : passato il pericolo, gabbato il santo. Mais il suffit de jeter les yeux au-delà du Rhin pour voir que le péril n’est pas passé.

Et puis, à la réflexion, nos alliés eux-mêmes nous trouveront peut-être des excuses pour n’avoir pas, d’enthousiasme, au lendemain de l’armistice, voté huit milliards d’impôts. Le rapporteur général a invoqué des circonstances atténuantes qui ne peuvent guère nous être refusées : « Victime d’une agression injuste, envahie, exténuée par quatre ans et demi d’une résistance héroïque, épuisée par la mort d’une innombrable jeunesse, dévastée dans ses plus riches régions, à la fin cependant victorieuse, la France a cru longtemps que, qui avait voulu la guerre, l’avait conduite en barbare et avait été vaincu, la payerait. Le traité de Versailles la détrompa. »

Or, si le traité de Versailles a apporté à la France cette déception, si, à l’inverse du traité de Francfort, il n’a pas mis à la charge du vaincu tous les frais de la guerre, c’est que nos alliés en ont ainsi décidé. Nous devons donc, par leur volonté, supporter seuls la lourde dette que nous avons contractée, depuis 1914, pour mobiliser notre armée, pour fabriquer nos canons et nos munitions, pour démobiliser et enfin pour fournir au pays les vivres et les matières premières dont les hostilités et l’invasion l’avaient privé. Les arrérages de ces emprunts de guerre s’élèvent aujourd’hui à 9 380 millions. C’est dire que le total en dépasse le chiffre des impôts demandés aux Chambres et que, par conséquent, ces impôts sont intégralement destinés à gager une dette dont la justice aurait voulu que nous ne fussions pas grevés. On reconnaît, en général, que le Français a l’intelligence vive. Il a cependant été un peu lent à comprendre ce résultat inattendu de la victoire. S’il en a pris bravement son parti aujourd’hui, c’est parce que, le traité une fois signé, il s’est dit que tout le monde devait être appelé à l’exécuter de bonne foi.

Mais, s’il ne réclame pas ce que le traité lui refuse, il entend bien que personne ne lui contestera ce que le traité lui accorde. Dans le budget proposé, aucune des dépenses qui doivent rester à la charge de l’Allemagne n’a pour contre-partie un impôt ; le gouvernement et la commission n’ont voulu recourir à l’impôt que pour solder les frais dont l’Allemagne n’est pas déclarée débitrice et qui incombent définitivement à la France. Dommages causés aux habitants des régions envahies, pensions des réformés et des veuves de guerre, ne sont, si les signatures données à Versailles ne sont pas désavouées, que des avances à faire par la trésorerie française et à rembourser par l’Allemagne.

Pour bien marquer qu’elle ne voulait rien abandonner de notre créance, la Chambre a insisté sur cette distinction et, toutes les ressources qu’elle a créées, elle les a employées à payer, soit les intérêts de la dette, soit les dépenses permanentes des services publics. Même sans incorporer dans le budget ordinaire une somme de plus de six milliards six cent millions, qui représente certains frais de liquidation de la guerre, ni une somme de près d’un milliard prévue pour la reconstruction de notre outillage national, ni les déficits que traînent avec eux, depuis plusieurs années, quelques comptes spéciaux, tels que celui du blé, la Commission des finances a été obligée de puiser largement à presque toutes les sources d’impôts. Pour des raisons que le rapporteur général a mises en pleine lumière, elle n’avait pas voulu frapper directement le capital à une heure où les valeurs dirigeantes des biens meubles et immeubles auraient rendu incertaine, instable et arbitraire l’assiette de cette contribution exceptionnelle. Des points les plus divers de l’horizon politique, sont cependant venues des propositions variées d’impôts sur la fortune, dont le ministre a signalé les inconvénients et qui, pour le moment tout au moins, sont peut-être grosses de désillusions. C’est une discussion qui sera reprise et que personne n’a intérêt à écarter. En attendant, les valeurs capitalisées ont été surtaxées à la faveur d’une fiscalité ingénieuse qui les atteint dans les mutations à titre onéreux et à titre gratuit, dans les mutations entre vifs et par décès; et elles ont été surtaxées également dans leurs revenus, tant par l’impôt général que par l’impôt cédulaire. Apres avoir réclamé ces sacrifices nouveaux à toutes les formes de la richesse, la commission a dû se résigner à augmenter aussi tous les impôts qui pèsent sur la consommation : alcool, sucre, café, thé, cacao, chocolat, chicorée, glucoses, vins, cidres, bières, bougies, pétroles, benzols, électricité, elle n’a rien épargné. Elle a couronné son gigantesque édifice par l’établissement d’une taxe sur le chiffre d’affaires qui doit, d’après ses calculs, rapporter près de cinq milliards. Quel que doive être, après le vote des deux Chambres, le sort définitif de telles ou telles de ces propositions, il y a, dans l’ensemble de ce programme, un effort très sincère et liés louable de reconstitution financière et le spectacle d’un pays qui, après avoir enduré les pires souffrances, se remet aussi courageusement à la besogne, ne peut qu’influencer favorablement nos alliés et nos amis.

L’image que certains d’entre eux se sont faite de nous depuis l’armistice et qui est, à n’en pas douter, le funeste produit d’une grave erreur d’optique, ne se rectifiera pas, en effet, toute seule, automatiquement, dans la clarté de l’évidence; il faut que nous contribuions nous-mêmes à ce redressement et que nous prenions la peine de nous montrer enfin tels que nous sommes. « Le génie de la France, a écrit Michelet, c’est la propagande. » Et certes, dans le sens où il entendait le mot propagande, il avait raison. La France a toujours été et elle reste le porte-parole écouté des grandes idées qui conduisent le genre humain. Mais elle est d’une maladresse touchante dans l’art de mettre en valeur ses qualités et ses actions. Depuis quelques mois, c’est de l’Allemagne vaincue qu’a rayonné toute la propagande et nous pouvons maintenant mesurer, chaque jour, les progrès du mal qui nous a été fait. Pour un trop grand nombre de journaux américains, pour un trop grand nombre de journaux italiens, et même pour quelques journaux anglais, la France, enivrée par la victoire, est aujourd’hui dévorée d’ambition et empoisonnée d’impérialisme. Elle est sous la domination d’une caste militaire, a la tête de laquelle se trouve le maréchal Foch, et qui tire habilement les ficelles du gouvernement civil. Ce n’est pas à Berlin que Kapp et Lüttwitz ont tenté un coup d’État, c’est à Paris ; si M. Millerand a fait occuper Francfort, ce n’est pas parce que la Reichswehr était, en violation du traité, entrée dans la Ruhr, c’est parce que l’état-major français voulait amorcer ainsi de plus vastes entreprises. Ah ! Monsieur le Maréchal, comme vous cachez votre jeu ! Lorsque, l’autre jeudi, vous veniez à l’Académie examiner si consciencieusement les candidatures au prix Gobert, qui aurait pu supposer que vous portiez en vous des projets si criminels?

Mais peut-être qu’avant de vous les prêter, on ferait bien de se demander s’ils ne contrastent pas trop violemment avec votre caractère et avec votre passé. Vous n’êtes pas, j’imagine, étranger à la victoire des Alliés. Si brillant qu’ait pu être, sur le champ de bataille, le concours des chefs et des soldats anglais, américains, belges, italiens, serbes, grecs, portugais, polonais ou tchèques, les poilus et les chefs français ont supporté, pendant plus de quatre ans, avec une vigueur incomparable, le poids principal de la guerre. Vous étiez vous-même le chef des chefs, le commandant suprême, celui dont tout le monde attendait des directions, celui dont le mot d’ordre était immédiatement observé de la Mer du Nord à la Suisse, celui même dont les conseils étaient respectueusement suivis en Italie et dans les Balkans. Qui vous a vu, après de si éclatants services, faire ostentation de vos lauriers ou importuner le pouvoir civil de votre gloire? Vous êtes resté après la victoire ce que vous étiez devant l’ennemi : un homme de devoir et un patriote. Si, pendant les négociations de paix, vous avez demandé au gouvernement français de réclamer l’occupation de la Rhénanie par les Alliés et si le gouvernement français l’a, en effet, d’abord réclamée, était-ce donc, de la part du gouvernement ou de la vôtre, un rêve de grandeur ou un acte d’impérialisme? Que de telles calomnies aient cours en Allemagne, c’est trop naturel; mais qu’elles trouvent accès chez nos alliés, il y a là vraiment de quoi nous surprendre et nous attrister. L’occupation militaire de la rive gauche n’était, dans la pensée de ceux qui la croyaient nécessaire, qu’une garantie contre les retours offensifs de l’Allemagne et un gage de notre créance, et ce ne sont pas les événements actuels qui peuvent donner tort aux hommes qui jugeaient ces sûretés indispensables à l’exécution du traité et au repos de l’Europe.

Je ne sais s’il s’est rencontré en France, pendant la guerre, quelques esprits ardents pour caresser, à la dérobée, de fugitives idées d’annexions territoriales. Mais j’affirme qu’à aucun moment, ni dans les conseils du gouvernement, ni dans les Chambres, n’a été admise la possibilité d’arracher à l’ennemi, contre le vœu des populations, une parcelle de son sol et d’exposer le Parlement français à la présence humiliante de députés protestataires.

Il s’est trouvé à la Commission des Affaires extérieures de l’ancienne Chambre une majorité importante pour adopter une thèse dont des ministres socialistes n’avaient été eux-mêmes ni effrayés ni scandalisés et pour exprimer l’avis, parfaitement raisonnable, que la France avait le droit de récupérer l’Alsace et la Lorraine de 1790 ou de 1814, puisque cette Alsace et cette Lorraine étaient celles dont l’incorporation dans la République une et indivisible avait été solennellement consacrée aux fêtes de la Révolution, et puisque la Pologne, la Tchéco-Slovaquie, la Roumanie, la Serbie, l’Italie recouvraient, ou même obtenaient, sans les avoir jamais possédés, des territoires sur lesquels elles invoquaient des titres historiques, je ne dis pas plus contestables, mais moins positifs. Le traité a écarté cette revendication française, et tout le monde, en France, s’est incliné.

Il s’est également trouvé une multitude de nos compatriotes qui n’ont pas compris l’admiration professée par certains de nos alliés pour l’unité allemande et qui se sont étonnés que le traité laissât subsister à nos portes un Empire centralisé, destiné à subir, de nouveau, l’hégémonie de la Prusse. Il n’était pas, en effet, très facile de démêler les raisons qui avaient pu déterminer des Puissances victorieuses à maintenir, sous de vagues apparences de République, au cœur même d’une Europe bouleversée par une longue guerre, un État formidable, qui se refusait à reconnaître sa défaite militaire, qui conservait, au su du monde entier, la plus grande partie de son personnel impérial, qui dressait des arcs de triomphe à ses troupes vaincues et qui nourrissait déjà, dans l’ombre, des projets de revanche. Nombre de bons Français pensaient comme M. Jules Cambon, l’un de nos délégués à la Conférence de la paix, qu’en favorisant la naissance d’une fédération allemande et en restituant aux pays Rhénans leurs libertés anciennes, on ferait beaucoup pour la paix universelle. Le traité a encore écarté cette conception politique et la France a pris, de bonne grâce, son parti du fait accompli.

Ni dans les Chambres, ni dans le pays, personne ne s’est levé, depuis la ratification, pour demander un changement au texte signé. Ceux mêmes qui, à la tribune, avaient combattu le traité comme insuffisant, ceux qui s’étaient plaints de n’y trouver que des avantages pour nos alliés et des déconvenues pour la France, ceux qui, sans aller jusqu’à le repousser, ne l’avaient voté qu’à contre-cœur et avec des aveux d’inquiétude, tous se sont cependant retranchés derrière le seul rempart qui leur fût offert et se sont considérés comme tenus d’honneur à respecter la signature donnée par le gouvernement de la République. Reprocher aujourd’hui à la France un prétendu impérialisme, que dément toute sa conduite, c’est donc calomnier ses intentions et outrager la vérité.

Voici, du reste, que, par une dérision suprême, l’Allemagne enveloppe la noble Belgique dans les accusations qu’elle dirige contre nous. Au moment où je livrais à l’impression ma dernière chronique, le cabinet de Bruxelles n’avait pas encore pris la généreuse résolution d’envoyer des troupes, aux côtés des nôtres, sur la rive droite du Rhin. Mais, au lendemain du jour où il s’est courageusement associé à la mesure provisoire que nous avions adoptée pour empêcher le maintien de la Reichswehr dans la zone neutre, la Belgique s’est trouvée en butte aux plus violentes récriminations de l’Allemagne et le nouveau ministre des affaires étrangères du Reich, le docteur Koester, a osé dire, en pleine Assemblée nationale, que le peuple allemand ne reconnaîtrait jamais les résultats du plébiscite préparé, en vertu du traité, à Eupen et à Malmédy.

En même temps, le gouvernement de Berlin, encouragé par l’espoir de créer des divisions entre Alliés, nous signifiait officiellement, en trois notes dont la forme doucereuse dissimule mal l’insolence, que l’Allemagne comptait bien n’être point désarmée. On ne se borne plus à nous demander la prorogation du régime transitoire qui devait prendre fin le 10 avril et qui autorisait jusque-là l’entretien de troupes supplémentaires; on prétend déchirer le traité dans l’une de ses parties les plus essentielles. L’Allemagne s’était engagée, le 28 juin 19I9, à se contenter, avant le 31 mars 1920, d’une armée de cent mille hommes, dont l’article 160 fixait la composition; elle s’était engagée, dans les articles 164 et suivants, à ne garder qu’une quantité déterminée de pièces de campagne et à livrer tous ses canons lourds; elle avait promis, dans l’article 198, que ses forces militaires ne comporteraient plus aucune aviation. Elle entend aujourd’hui que tout cela soit lettre morte. Il lui faut douze divisions d’infanterie au lieu de sept. Il lui faut, en outre, cinq brigades d’infanterie organisées comme des divisions. Il lui faut de l’artillerie lourde pour chacune de ces unités. Il lui faut huit groupes d’aviation composés chacun de vingt appareils. Bref, à toutes les violations antérieures du traité, l’Allemagne se propose d’en ajouter une nouvelle, plus audacieuse encore et plus dangereuse pour la sécurité de la France.

C’est l’heure qu’ont choisie M. Lloyd George et M. Nitti pour essayer d’apitoyer M. Millerand sur les malheurs du Reich et de convaincre le Président du Conseil français qu’il serait bon d’inviter les Allemands à San-Remo. Une causerie an bord de la Méditerranée n’arrangerait-elle pas bien des choses? Ne se trompe-t-on pas, lorsqu’on croit le gouvernement allemand de mauvaise foi? Il est simplement à la tête ou à la remorque d’un pays infortuné, qui est menacé par la révolution et qui meurt de faim. à nous demande des troupes : n’est-ce pas qu’il a du mal à maintenir l’ordre et à conjurer le péril bolchevique? Il refuse de payer ce qu’il doit : n’est-ce pas qu’il est épuisé par notre victoire et qu’il se sent écrasé, d’avance, par les charges que nous lui voulons imposer? Si seulement nous pouvions, dès maintenant, le renseigner exactement sur le montant de la dette qui doit incomber à l’Allemagne, il serait en mesure de dresser ses plans, d’établir son budget et de prévoir à peu près l’avenir. Sortons-le de l’obscurité où il se débat. Fixons tout de suite la créance des Alliés. Sans doute, c’est une question qui intéresse l’Italie et moine l’Angleterre moins que la France. Mais la France elle-même ne comprend-elle pas qu’elle ne sera jamais dédommagée si l’Allemagne tombe dans le bolchévisme ou si elle s’effondre dans une catastrophe financière? Faire vivre l’Allemagne, c’est la première condition du salut européen. Commençons donc par ne pas lui imposer de trop lourdes charges. Que diriez-vous de cinquante milliards à nous partager entre Alliés? Ne serait-ce pas un chiffre rond? Il est vrai que, d’après le traité, l’Allemagne doit réparer toutes les ruines qu’elle a faites en France et il est vrai aussi que ces ruines représentent une perte bien supérieure à votre part éventuelle des cinquante milliards. Mais un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Si vous étiez bien inspirée, ma chère France, vous accepteriez une fraction de ces cinquante milliards et vous vous réconcilieriez avec l’Allemagne. On illuminerait peut-être à Berlin, mais la paix redescendrait sur la terre. Ne nous dites pas que le calcul de la créance alliée doit être fait par la Commission des réparations et que le traité, voulant une évaluation sérieuse, a laissé à cette Commission, pour achever son travail, un délai qui n’expire pas avant le 1er mai 1921. Mien ne nous empêche de devancer ce délai : ne sommes-nous pas le Conseil suprême? Ne nous dites pas que la Commission des réparations elle-même entend sans cesse les Allemands et tient compte de tout ce qu’il peut y avoir de juste dans leurs observations. Nous sommes beaucoup plus à l’aise à San Remo qu’à Paris pour causer avec d’anciens ennemis et pour apprécier raisonnablement la créance alliée. A Paris, ne souffle pas assez l’esprit de transaction...

M. Millerand a résisté de toutes ses forces à ces propositions amicales. Mais de telles instances révèlent, hélas! entre les gouvernements alliés et la France un malentendu déplorable qui dure depuis quelques semaines et qui ne pourrait, s’il durait, profiter qu’à l’Allemagne. Ainsi, nous aurons, pendant quarante-quatre ans, souffert en silence d’une affreuse mutilation ; nous aurons subi, sans vouloir les relever, les provocations continuelles de l’Empire des Hohenzollern; nous aurons été victimes de l’agression la plus inique ; nous aurons donné au monde l’exemple d’une bravoure et d’une persévérance sans égales ; nous aurons sacrifié, non pas seulement à notre propre défense nationale, mais à la cause universelle de la justice quatorze cent mille de nos enfants; nous aurons vu notre sol foulé aux pieds par les armées ennemies, nos contrées les plus industrielles transformées en champ de bataille de l’humanité, les troupes de toutes les nations installées dans nos villages ruinés comme dans les bastions du droit éternel; nous aurons assisté à la destruction de nos plus vieux monuments historiques, au bombardement de nos cathédrales, à l’incendie de Verdun, de Reims, de Soissons, de Montdidier, de Lens, de Cambrai et de cent autres de nos villes; nous aurons eu nos champs bouleversés et rendus incultes, nos forêts dévastées, nos maisons réduites en poussière; nous aurons dû recueillir, dans les régions que l’ennemi n’avait pas envahies, des centaines et des centaines de mille de réfugiés, condamnés à vivre de longues années en exil, loin de leur pays natal; et douloureusement exposés à ne plus même retrouver, au jour incertain de leur retour, les pierres de leur foyer; nous aurons été soutenus, dans ces effroyables épreuves, par la confiance en la victoire et par l’espoir de réparations légitimes; nous aurons considéré comme acceptable pour la France un traité où les avantages positifs de certains de nos alliés l’emportaient de beaucoup sur les nôtres; nous aurons eu foi en la signature de toutes les puissances qui avaient donné leur adhésion à ce traité et qui nous avaient promis d’en assurer avec nous l’exécution régulière ; et puis, à la première résistance des Allemands, au premier prétexte imaginé par eux pour se dérober à leurs engagements, à leur première comédie d’impuissance, on viendra nous dire : « Il y a maldonne. Recommençons. Révisons. Faisons un traité moins dur pour l’Allemagne et soyons, d’accord pour reconnaître que la France ayant été la nation la plus éprouvée, c’est à elle de faire des concessions. » Quelque puisse être le résultat final de ces tentatives trop souvent renouvelées, elles laisseront dans l’esprit et dans le cœur de la France une assez pénible impression.

Ce qui a encore accentué le caractère dramatique des conversations de San Remo, c’est qu’elles ont été entrecoupées d’intermèdes orientaux, où les intérêts de la France, depuis longtemps épiés, ont été assez vivement assaillis. Un jour, nous avions à protéger les droits de nos régions sinistrées; le lendemain, nous avions à sauvegarder notre influence traditionnelle dans le Levant. Par suite d’une série de circonstances qu’il serait trop long de rappeler aujourd’hui, mais sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, notre situation s’est complètement gâtée à Constantinople et en Asie-Mineure. Dans un pays où rien ne compte que le prestige de la force, nous avons peu à peu compromis notre autorité par nos hésitations et par la mobilité de notre politique. En Syrie, Feyçal, qui s’est proclamé roi à notre barbe, cherche à nous pousser insensiblement dehors, en exploitant les maladroites concessions que nous lui avons faites, à la demande de nos alliés, mais en évitant jusqu’ici une rupture déclarée. Des bandes irrégulières, mais menées par des officiers chérifiens, envahissent, au Nord et au Sud du Liban, l’arrière-pays de Tyr, de Sidon et de Tripoli. Elles arborent le drapeau du roi de Syrie et elles arrachent des pétitions aux populations terrorisées. A nos clients chrétiens on donne le choix entre la signature et le pillage. Pour mieux décourager nos partisans, on insinue que tout ce qu’on fait est convenu avec Paris. On interprète le malencontreux accord du 6 janvier comme une promesse d’abdication de la France. C’est ainsi qu’un journal de Damas, étroitement tenu en bride par Feyçal, présente l’invasion de la Caza de Tyr par des bandes chérifiennes comme une relève militaire opérée d’accord avec les autorités françaises. Pendant ce temps, nos amis du Liban, qui attendent en vain leur indépendance et leur statut et qui ont été stupéfaits de nous voir céder la Bekaa à Feyçal, se demandent avec anxiété si nous les abandonnons.

Espérons que le traité avec la Turquie sera réellement prêt à être signé le 10 mai, comme on vient de l’annoncer aux Turcs, et que de nouvelles solutions ne seront pas encore imaginées pour régler le sort changeant de Smyrne, de la Thrace et de l’Arménie. Lorsque nous aurons la certitude de nous trouver en face de solutions définitives, nous ferons, pour chacune des Puissances alliées, le bilan de ses gains et de ses pertes en Orient. Nous saurons alors où nous auront exactement conduits les conversations de San Remo et si nous ne sommes venus respirer l’air de la Méditerranée que pour nous consoler de laisser sombrer, dans la partie orientale de cette mer, le vieux renom de la France. Nous saurons aussi avec précision dans quelle mesure les négociations relatives à la Turquie auront réagi sur les négociations qui concernaient l’Allemagne et si, pour obtenir une trop faible partie de ce qui nous était dû, nous n’avons pas été forcés de payer à d’autres ce qui ne leur était pas dû.

Si je parle avec tant de liberté de toutes ces petites fissures qui se sont produites dans la coalition, c’est, d’abord, qu’il serait vain d’essayer de les cacher ; c’est ensuite que le silence ne remédie à rien et qu’entre amis on se doit la vérité ; c’est enfin et surtout que, s’il y a eu des fautes commises, elles n’ont jamais été celles des nations elles-mêmes et qu’elles n’ont pas altéré, entre les peuples vainqueurs, la force irrésistible des sympathies mutuelles. Les hommes ont pu se tromper et il est probable que d’autres, qui viendront après eux, se tromperont à leur tour. Mais il y a quelque chose qui résistera à toutes les erreurs et qui survivra à toutes les désillusions. C’est le souvenir des efforts grandioses accomplis en commun, c’est non pas seulement la fraternité d’armes, mais aussi le sentiment du devoir sacré dont ces peuples se sont acquittés ensemble envers la postérité. Que des intérêts un peu ardents paraissent étouffer un instant la voix de ce passé magnifique, on ne peut, sans doute, s’empêcher de le regretter. Mais quelques financiers ou quelques industriels, trop pressés de reprendre des affaires avec l’Allemagne et de la relever aux dépens de la France, ne sont pas l’Angleterre et l’Italie. L’Italie et l’Angleterre savent toutes deux ce qu’elles doivent à la France, comme la France sait ce qu’elle leur doit. Elles ne veulent pas plus se séparer de nous que nous ne voulons nous séparer d’elles. Elles reconnaissent qu’elles ont besoin de nous comme nous avons besoin d’elles. MM. Lloyd George et Nitti sont des hommes d’État trop avisés pour ne pas sentir que leur plus grande force sera toujours de pouvoir s’appuyer sur cette opinion fondamentale. Revenus de San Remo à Rome ou à Londres, qu’ils interrogent le peuple de la rue ! Il leur répondra : « Avant tout, restez unis avec la France. »

Avant même que la Conférence fût close, tous deux ont tenu à proclamer la nécessité de cet accord et les notes officielles les plus rassurantes ont aussitôt fait le tour du globe. Il va falloir maintenant, à l’épreuve, vérifier les réalités que recouvrent les formules diplomatiques. Quoi qu’on en dise, c’est réviser le traité, et le réviser à l’aveugle, que de laisser à l’Allemagne un délai supplémentaire pour faire des offres forfaitaires, et certaines des combinaisons envisagées à San Remo pour la fixation de notre créance paraissent tout à fait inacceptables. Désarmement effectif, réparations réellement égales aux dommages, tout cela devra être examiné de près. Attendons un peu plus de lumière.


RAYMOND POINCARE

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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