Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1915

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Chronique n° 2007
30 novembre 1915


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation commence à s’éclaircir du côté d’Athènes, mais elle demeure obscure à Salonique. Les Puissances alliées ont remis au gouvernement hellénique une note destinée à lui faire connaître les conditions indispensables à leur sécurité à Salonique et à lui demander des garanties à ce sujet. Cette note n’a pas encore été rendue publique, non plus que la réponse qui lui a été faite avec une rapidité de bon augure, mais on assure que cette réponse est satisfaisante. Nous n’aurons donc plus rien à redouter, du moins du côté des Grecs, à Salonique : il reste seulement à savoir ce que nous y ferons. Quelques lumières sur ce point ne seraient pas inutiles, mais peut-être y aurait-il inconvénient à les demander dès maintenant trop précises. Aussi nous contenterons-nous de raisonner avec celles du simple bon sens.

Peut-être faut-il remercier M. Dragoumis, ministre des Finances du royaume hellénique, de l’indiscrétion avec laquelle il a parlé le premier du désarmement éventuel des Serbes et même des Alliés ai, à la suite d’une action militaire, ils étaient refoulés sur le territoire grec. M. Dragoumis a-t-il prévu la tempête qu’il a soulevée? Probablement non, sans quoi il s’y serait pris avec plus de ménagemens. M. Skouloudis lui-même, quoiqu’il soit diplomate, a par le avec la même imprévoyance et il a expliqué ensuite, pour s’excuser, qu’il l’avait fait en quelque sorte in abstracto, sans qu’il y eût dans sa pensée aucune intention de viser les Serbes et les Alliés. Il n’y pensait même pas. C’est, à la vérité, un principe du droit des gens que, lorsque des troupes armées entrent, en temps de guerre, sur un territoire neutre, elles y sont désarmées et internées ; mais il n’y a pas de règle sans exception, et les circonstances dans lesquelles nous sommes allés à Salonique sont elles-mêmes si exceptionnelles que les suites n’en sauraient être strictement, judaïquement soumises au droit commun. Il ne faut pas oublier en effet que, si nous sommes à Salonique, c’est que nous y avons été appelés par le gouvernement grec, pour concourir avec lui à la défense de la Serbie. Il a depuis changé d’avis ; c’est peut-être son droit; mais à côté du sien, le nôtre subsiste, et, quoi qu’il arrive demain, nous ne pouvons pas être traités sur le territoire grec comme des réfugiés et presque des intrus. Aussi, lorsque nous avons été menacés de l’être, lorsque des paroles inconsidérées ont fait croire que le gouvernement hellénique pouvait avoir quelque vague intention de ce genre, notre conscience s’est-elle révoltée. La presse française et anglaise a protesté avec énergie, avec indignation. Désarmer les Serbes! Désarmer les Alliés ! Les interner ! L’acte aurait été monstrueux, s’il avait pu être accompli; mais, certainement, il ne pouvait pas l’être, car ni les Alliés ni les Serbes ne s’y seraient prêtés: ils auraient résisté par la force, et aucun gouvernement hellénique n’aurait pris la responsabilité d’un pareil conflit. Il ne l’aurait pu, ni moralement, ni matériellement. Mais, comme le dit le titre d’une des pièces de théâtre du regretté Paul Hervieu : « Les paroles restent. » Celles de MM. Skouloudis et Dragoumis continuaient de peser sur la situation. La moindre imprudence aurait pu devenir fatale. Le gouvernement grec l’a compris et il a senti le besoin de pousser au superlatif les protestations de sa bienveillance envers nous. Des démarches dans ce sens ont été faites par ses ministres auprès des Puissances alliées : nous avons reproduit, il y a quinze jours, la note qui nous a été remise. Mais les protestations ne pouvaient plus suffire : il fallait autre chose.

Ce n’est pas que nous ayons douté de la sincérité du gouvernement hellénique. On ne rompt pas du jour au lendemain avec une longue tradition d’amitié. La Grèce sait fort bien ce qu’elle doit à la France, à l’Angleterre, à la Russie, et nous lui rendons la justice qu’elle se plaît à le reconnaître. Nous travaillons d’ailleurs pour elle, quand nous luttons pour l’indépendance des Balkans. D’où viennent donc ses hésitations, ses réserves, ses réticences? D’où vient qu’elle affirme sa neutralité sur un ton tragique et presque éperdu ? Nous l’avons déjà dit, c’est qu’on a peur à Athènes. Le Cabinet Zaïmis écrivait déjà qu’en intervenant, la Grèce s’exposerait aux pires dangers sans le moindre espoir de sauver la Serbie, et il ajoutait : « La Serbie ne saurait évidemment souhaiter un pareil résultat. » Attendez, disait-il encore, « l’intérêt commun commande que les forces grecques soient tenues en réserve en vue d’une meilleure utilisation ultérieure. » Que valent ces demi-promesses? L’avenir le dira, s’il se présente dans des conditions où la Grèce n’aura plus rien à craindre. Pour le moment, elle craint tout. M. Zaïmis, qui parlait officiellement, s’exprimait avec une modération étudiée. Depuis, M. Rhallys, dans une interview avec le correspondant du Daily Mail à Athènes, n’a sans doute rien retiré de ces promesses, mais, dans l’épanchement d’un langage qui n’avait plus rien d’officiel, il a laissé voir toute son épouvante. M. Rhallys, ministre de la Justice, est, avec M. Skouloudis, l’homme le plus important du Cabinet : ses paroles ont donc un intérêt particulier. Comme son interlocuteur invoquait le vœu du pays : « Le vœu du pays, s’est-il écrié, je vais vous dire ce qu’il est : attendez !» Et il sortit précipitamment de la pièce où avait lieu l’interview. Il y rentra une minute après avec un vieux numéro de l’Illustration, où une image représentait des cadavres de Grecs décapités et mutilés, et des décombres de villages mis à sac par les Bulgares. « Voilà, dit-il avec émotion : le vœu du pays est d’éviter cela. Nous ne voulons pas devenir une autre Belgique, une autre Serbie. La Serbie, nous l’aimons! Mais, quand votre père, ou votre femme, ou votre frère, ou quelqu’un qui vous est cher se noie, vous voudriez bien sauter à l’eau vous-même ; mais vous devez cependant vous assurer d’abord que l’eau n’est pas trop profonde et que votre effort n’aboutira pas à un sacrifice inutile. » Ce que M. Zaïmis avait dit en style diplomatique, M. Rhallys le répète en style mélodramatique : au fond de leur pensée, leurs sentimens sont les mêmes. La Grèce se trompe d’ailleurs sur l’inefficacité à laquelle son intervention était irrémédiablement condamnée. Et nous en dirons autant de la Roumanie. Rien n’est plus imprudent que l’entreprise des Austro-Allemands dans les Balkans, même avec l’appui des Bulgares. Si la Roumanie et la Grèce avaient annoncé la résolution de s’y opposer avec celui des Alliés, leur succès était aussi assuré que les choses humaines et militaires peuvent l’être. Bien mieux : jamais les Austro-Allemands n’auraient tenté l’aventure. Malheureusement, ils ne l’ont pas fait. Là est la faute initiale, la défaillance qui a entraîné tout le reste. Pour l’éviter, il aurait suffi d’un peu plus de cœur : mais le cœur a manqué.

Aussi ne pouvons-nous pas plaindre la Grèce de l’embarras où elle se trouve. Une situation fausse est toujours embarrassante, et c’est pourquoi il ne faut pas s’y mettre: la Grèce s’y est mise, les conséquences suivent avec cette logique immanente des choses contre laquelle rien ne prévaut. Nous avons notifié à Athènes que nous ne laisserions désarmer ou interner ni les Serbes, ni nous. On assure que M. de Jagow, ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, a notifié à son tour au ministre de Grèce à Berlin que, dans le cas où les troupes alliées, refoulées sur le territoire hellénique, n’y seraient pas désarmées, les troupes allemandes seraient obligées de les y poursuivre. Il fallait s’attendre à cette déclaration. Tout ce que nous pouvons dire au gouvernement hellénique est que nous ferons notre possible pour lui épargner l’épreuve qu’il redoute, et que nous espérons y parvenir. À bout de prodiges, l’armée serbe paraît être en voie de se réfugier, non pas en Grèce, mais en Albanie et au Monténégro. Quant à nous, nous sommes à Salonique, et nous avons l’intention d’y rester. Au surplus, notre droit de le faire n’est pas contesté, puisque M. Rhallys, dans sa conversation avec le rédacteur du Daily Mail, a repoussé avec force toute idée de nous inquiéter Le contraire, a-t-il dit, « serait fou. » Et il a ajouté que les troupes alliées pourraient « creuser des tranchées et se défendre comme en France. » Nous ne pourrions, en effet, nous contenter à moins. Le port de Salonique, le territoire adjacent, les voies d’accès doivent rester à notre disposition. Ce n’est pas tout : nous demandons que les troupes grecques qui ont été concentrées et comme accumulées à plaisir autour de Salonique, en soient éloignées, car elles n’y peuvent faire rien d’utile, ni pour elles, puisque nous répondons de la place, ni pour nous, qu’elles ne peuvent que gêner.

Ici, nous serons tout à fait franc. Le gouvernement hellénique ne cesse pas de protester de sa bonne volonté à notre égard et, comme nous l’avons déjà dit, nous croyons à sa parole. Ce n’est pas une raison, parce que le gouvernement bulgare s’est conduit à notre égard avec une ruse perfide et grossière, pour que nous soupçonnions tous les autres d’en faire autant, et jusqu’ici, rien, dans la conduite de la Grèce à notre égard, ne nous permet de la confondre avec sa voisine. Elle est, en somme, autrement civilisée. Mais, si nous ne nous mêlions pas de sa loyauté, comment ne prendrions-nous pas des précautions contre ses faiblesses ? N’a-t-elle pas montré, ne montre-t-elle pas encore aujourd’hui, qu’il y a des situations plus fortes qu’elle, où sa volonté hésite, tâtonne, se dément ? Quand elle a signé son traité d’alliance avec la Serbie, elle avait indubitablement l’intention d’y rester fidèle. L’a-t-elle fait ? Le gouvernement grec s’est montré, pour le moins, très mobile depuis quelque mois : où sont nos garanties contre cette mobilité ? Nous aurions pu en trouver dans la constitution du royaume, si elle avait été respectée, mais elle ne l’a pas été et, pour tout dire, elle n’existe plus. Nous aurions incontestablement le droit de dire, avec la presse anglaise, que les trois Puissances protectrices de la Grèce, dont nous sommes, n’ont reconnu et garanti en elle qu’un gouvernement constitutionnel ; mais c’est une question délicate à laquelle nous ne toucherons que si on nous y oblige. Laissons le Roi s’entendre avec son peuple et son peuple s’entendre avec lui comme ils voudront, nous contentant de leur demander d’être envers nous ce qu’ils doivent être. Par malheur, la crise qu’il traverse a si fort augmenté l’instabilité du gouvernement grec que nous ne saurions songer au lendemain sans préoccupation. Si le sort d’un pays dépend de lui-même et d’un ensemble d’institutions qui se font mutuellement équilibre, on peut avoir confiance qu’il persévérera dans un certain ordre d’idées ; mais, s’il dépend d’un seul homme, l’histoire nous apprend que tout est incertain.

On aurait sans doute tort de voir dans le roi Constantin un ennemi de la France, et si la terrifiante pensée de l’Allemagne n’agissait pas sur lui comme une tête de Méduse, on s’expliquerait mal pourquoi ce Danois aurait contre nous une prévention quelconque. Son pays d’origine n’a-t-il pas souffert de l’Allemagne comme le nôtre, et son pays actuel en a-t-il jamais tiré le moindre bienfait? M. Venizelos vient de faire, sur lui, une révélation qui a fait réfléchir. Causant avec un rédacteur de l’Écho de Paris, il lui a raconté qu’au mois d’août 1914, au moment où les Allemands marchaient sur Paris et où rien ne faisait prévoir l’issue de l’événement, il s’était rendu auprès du ministre français à Athènes et que, « avec l’assentiment du Roi, » il l’avait prié de faire savoir à Paris « que la Grèce, amie de la France, était prête à l’aider dans la mesure de ses forces et de ses moyens. » Eh quoi ! le même roi Constantin, qui depuis... Oui sans doute : il faut le croire, puisque M. Venizelos le dit. Et ce n’est pas tout : n’avons-nous pas appris que, par la suite, le lendemain même de la chute de M. Venizelos, son successeur M. Gounaris, lui aussi avec l’assentiment du Roi, avait fait faire à la France de nouvelles propositions d’action commune? Que conclure de là, sinon que le roi Constantin, la seule autorité qui reste provisoirement debout en, Grèce, s’il n’est pas hostile, est du moins versatile. Le flux l’apporte, le reflux le remporte. Il est donc naturel que la présence autour de Salonique d’une partie importante de l’armée grecque nous ait paru plus inquiétante que rassurante, et que nous ayons désiré avoir un peu plus d’air autour de nous. En somme, que faisait cette armée? Que pouvait-elle y faire ? Sa présence était un danger pour elle encore plus peut-être que pour nous. Elle risquait, en effet, placée au centre d’opérations militaires qui se poursuivaient entre les Alliés d’une part et les Germano-Bulgares de l’autre, de s’y trouver mêlée malgré elle et d’être entraînée dans cette guerre dont la seule image a causé à M. Rhallys une si impressionnante attaque de nerfs. Mieux vaut à tous égards mettre une assez grande distance et comme une large marge entre les troupes grecques et les nôtres. Nous pensons bien que c’est ce qu’a nettement demandé la note des Puissances et ce à quoi la réponse hellénique a consenti.

Telle était la situation entre la Grèce et nous, telles étaient les questions que nous avions à résoudre ensemble. Fidèles à la vieille tradition qui a dominé notre histoire commune, nous n’avions que de bonnes intentions pour elle, mais il fallait lui faire comprendre que ses imprudences passées nous obligeaient à lui demander pour l’avenir des garanties tout à fait sûres. Le gouvernement de la République a cherché et a trouvé un moyen de tout concilier. Un de ses membres, M. Denys Cochin, en tout temps et sous toutes les formes, n’a pas cessé de témoigner à la Grèce la plus vive, la plus ardente sympathie. Il y a beaucoup de philhellènes en France, aucun ne l’est plus que lui, et les Grecs le savent si bien que, depuis plusieurs années déjà, ils ont donné son nom à une des rues d’Athènes. M. Denys Cochin était d’ailleurs, par sa bonne grâce naturelle et son charmant esprit, tout à fait à même de soutenir la bonne réputation qu’il s’était faite. Il devait plaire et, puisqu’on n’avait pas l’intention de rompre avec la Grèce, puisqu’on voulait au contraire la ramener à nous par un mélange de bienveillance et de fermeté, c’était une pensée heureuse de lui envoyer M. Denys Cochin avec un rameau d’olivier. Cette pensée a été comprise. L’accueil que M. Cochin a reçu à Athènes a été enthousiaste. Bien qu’il y soit arrivé la nuit, à onze heures du soir, toute la ville était debout pour l’attendre ; on se pressait à la gare, on chantait la Marseillaise, on criait à tue-tête : Vive la France ! Un grand nombre de maisons avaient été illuminées. On a beau se tenir en garde contre ces manifestations populaires qui, quelle qu’en soit la sincérité, n’expriment parfois que le sentiment d’un jour, comment ne serions-nous pas touchés de cet hommage spontané rendu à la France dans la personne d’un de ses fils dont on savait, à la vérité, qu’il aimait profondément la Grèce? Ces élans du cœur ne déterminent sans doute pas la marche des événemens, mais ils ont leur prix. La population d’Athènes a voulu marquer qu’en dépit des difficultés présentes, elle avait le souvenir du passé et qu’elle désirait y rattacher l’avenir.

Puis, la politique a eu son tour, et nous n’avons pas besoin de dire que M. Denys Cochin n’a pas oublié un seul instant l’objet sérieux de sa mission. Il a d’ailleurs trouvé à Athènes un ministre français qui, bien que nouveau dans ce poste, a su déjà y faire apprécier ses intentions et son caractère. M. Guillemin a donné à M. Cochin tous les renseignemens qui devaient lui être utiles et il a parlé lui-même, au nom de son gouvernement, de manière à se faire écouter. L’un et l’autre ont préparé les esprits à recevoir la note que les Alliés étaient occupés à rédiger. Entre temps, lord Kitchener, dont nous avons, il y quinze jours, annoncé le départ pour l’Orient, est arrivé, lui aussi, à Athènes et y a été accueilli avec le respect que mérite le plus grand soldat de l’Angleterre. Il ne pouvait pas être reçu comme M. Denys Cochin ; il n’est pas un philhellène notoire; sa visite a eu un caractère plus austère, mais elle n’a pas eu moins d’importance, et son séjour à Athènes, qui a été bref, a exercé sur les esprits une influence très efficace. La Grèce n’était d’ailleurs pas l’objet spécial de sa mission. D’après les renseignemens donnés par le gouvernement à la Chambre des Communes, il est allé en Orient faire une enquête générale sur la situation et plus spécialement sur la question des Dardanelles. Le général Monro, qui a remplacé sir J. Hamilton, n’a pas hésité à en conseiller l’évacuation, et sans doute il a eu raison ; les troupes des Dardanelles seraient probablement mieux employées à Salonique ; il y a là toutefois une très grave détermination à prendre, et on comprend sans peine que le gouvernement britannique n’ait voulu rien décider avant que la plus haute autorité militaire du pays ait été mise à même de se prononcer.

Les négociations d’Athènes n’ont pas été sans quelques difficultés. Il semblait impossible que l’accord final ne se produisît pas, mais il a été précédé d’explications assez laborieuses. A un certain moment, les gouvernemens alliés ont dû faire sentir toute l’importance qu’ils attachaient à une bonne et prompte solution des questions en cause et la légation d’Angleterre a communiqué à la presse une note qui a produit une impression profonde.

« En présence, y lisait-on, de l’attitude adoptée par le gouvernement hellénique au sujet de certaines questions concernant la sécurité des troupes alliées et la liberté d’action à laquelle elles ont droit en vertu des conditions mises à leur débarquement en territoire grec, les Puissances alliées ont jugé nécessaire de prendre certaines mesures ayant pour objet d’interrompre les facilités d’ordre commercial dont, jusqu’à présent, la Grèce jouissait de leur part... Dès que leurs doutes à cet égard, dus peut-être à un malentendu, auront été dissipés, les Puissances alliées seront heureuses de lever les obstacles qu’elles opposent actuellement à l’arrivée des marchandises à destination de la Grèce et d’accorder derechef à cette dernière toutes les facilités qui découlent naturellement des relations normales. »

Quelles étaient les mesures prises? Le bruit a couru que l’Angleterre avait mis l’embargo sur les navires grecs en partance dans ses ports. Il n’en était rien; l’Angleterre n’avait eu aucune intention de ce genre; les navires grecs ont toujours pu partir, mais vides ; or la Grèce n’a pas de ressources suffisantes pour son alimentation, et elle ne peut vivre qu’à la condition de les recevoir du dehors. Tout le monde sait d’ailleurs qu’elle est un pays essentiellement commerçant et que presque tout son commerce est maritime; c’est par la mer que la Grèce importe et exporte ; c’est par la mer qu’elle respire. Elle a dès lors un intérêt vital à entretenir de bons rapports avec les Puissances qui en sont maîtresses. Elle ne peut pas rompre avec ces Puissances, car toute la machinerie allemande ne la protégerait pas contre leur hostilité. Mais il ne s’agissait pas d’hostilité : les Puissances ont voulu seulement rappeler la Grèce au sentiment de ses vrais intérêts, et elles l’ont fait très doucement. Il leur aurait été facile, si la situation s’était aggravée, de procéder a des démonstrations successives et graduées qui auraient donné la preuve de leur force. La Grèce, en effet, est aussi insulaire que continentale. Ses îles qui, dans ces derniers temps, ont augmenté en nombre et en importance, sont une grande partie de sa richesse, et son avenir est sur l’eau beaucoup plus sûrement que celui de l’Allemagne. Mais aussi, par ses îles, elle est continuellement accessible et vulnérable. Comment ces pensées ne seraient-elles pas venues en foule à l’esprit des Grecs, lorsqu’ils ont vu prendre à leur sujet une mesure qui pouvait sembler un commencement de rigueur? Ils se sont émus; ils se sont demandé ce qu’on attendait d’eux et si, par exemple, les Alliés n’avaient pas pour intention finale de les obliger à sortir de la neutralité et à participer au conflit qui ensanglante l’Europe. La note de la légation d’Angleterre aurait cependant dû les rassurer, car elle protestait contre tout projet de ce genre. En tout cas, s’ils en avaient encore l’appréhension, elle a été dissipée par les déclarations que notre ministre, M. Guillemin, a faites à un rédacteur du journal Patris. « La Grèce, a-t-il dit, a le droit de disposer à son gré de son sort et de son avenir. Les Puissances alliées lui ont offert de participer à la victoire et à la récolte des fruits. Elle a refusé. Les Puissances de l’Entente, qui ont huit ou dix millions d’hommes sous les armes, remporteront la victoire sans la Grèce. La seule chose qu’elles lui ont demandée est de conserver à sa neutralité, le caractère bienveillant qu’elle a promis formellement et de continuer à accorder les facilités spéciales qu’elle s’est engagée à donner. En somme, la situation se résume en ceci : que chacun soit fidèle à ses promesses et toutes les difficultés seront écartées. » A lire les remerciemens chaleureux que le journal Patris a adressés à M. Guillemin, après avoir reçu de lui ces explications rassurantes, on peut juger combien avait été vive l’alarme de l’opinion hellénique. Les Grecs d’aujourd’hui sont les plus pacifiques des hommes, Nous ne les entraînerons pas de force dans une guerre dont la seule pensée les fait tomber en syncope. Nous leur demandons seulement de nous laisser largement ouverte la porte où ils nous ont appelés eux-mêmes et qui ne peut plus être fermée qu’avec notre consentement. Mais il faut qu’elle soit ouverte et non pas seulement entrebâillée.

C’est à nos alliés et à nous de juger de ce que nous avons à faire à Salonique, et sur ce point, comme nous l’avons dit en commençant, la lumière n’est pas encore faite : il y aurait toutefois quelque chose de déconcertant et qui, confessons-le, ne serait pas de nature à faire prendre nos gouvernemens au sérieux si, après la négociation que nous venons de poursuivre obstinément à Athènes, après le voyage de M. Denys Cochin, après celui du maréchal Kitchener, après notre note au gouvernement hellénique pour lui demander notre pleine liberté d’action, nous venions dire que cette liberté, nous n’avons pas l’intention d’en user et que, satisfaction nous ayant été donnée sur le principe, nous nous en allons comme nous sommes venus. Un pareil dénouement ne donnerait pas une très haute idée de notre consistance morale, et nous espérons qu’il n’aura pas lieu, car il risquerait d’être sifflé. Nous savons bien que le but principal de notre expédition à Salonique était de secourir la Serbie et que notre effort, trop tardivement opéré, trop mesquinement mesuré, est resté impuissant. Nous avons assisté, avec l’angoisse au cœur, à la retraite des Serbes qui se sont une fois de plus couverts de gloire, mais dont la vaillance n’a pas été récompensée. Elle le sera un jour sans nul doute; un peuple qui a montré d’aussi hautes vertus militaires et politiques a l’avenir pour lui; il n’a pas voulu périr, il ne périra pas. Mais le présent est douloureux et nous en partageons l’amertume avec nos alliés. Il en est cependant, toute proportion gardée, de la Serbie comme de la Russie : l’ennemi a occupé son territoire, il n’a pas détruit son armée. Ce qui en reste est une force redoutable, et les Austro-Allemands, aussi bien que les Bulgares, ont pu s’en apercevoir encore ces derniers jours. Le sanglier acculé a retourné contre eux ses défenses et leur a fait des blessures cruelles. Où que soient les Serbes, s’ils ne sont pas anéantis, il y aura toujours en eux des ressources de vie. C’est pour cela que nous devons, non seulement rester à Salonique, mais nous y renforcer. Nous le devons, le ferons-nous? Comment pourrions-nous résoudre la question à nous seuls? Les Anglais, les Italiens, les Russes y ont un intérêt direct incontestablement supérieur au nôtre : qu’ont-ils fait jusqu’ici pour y pourvoir? Nous avons indiqué la voie; nous nous y sommes engagés hardiment, sans regarder si nous étions suivis ; mais, aujourd’hui, il faut bien que nous le regardions et, jusqu’à présent, nous ne le voyons pas clairement.

Il n’y a plus d’indiscrétion à dire ce qui s’est passé en Angleterre : sir Edward Carson a déchiré tous les voiles en pleine Chambre des Communes, et nul ne peut plus ignorer que le Cabinet britannique a commencé par décider qu’il n’enverrait pas de troupes à Salonique. Il s’est heureusement ravisé depuis, mais un mois a été perdu, et le retard est difficile à réparer. Faut-il rappeler que, parlant à un journaliste anglais, M. Rhallys a excusé l’inertie de la Grèce en invoquant celle de l’Angleterre? «Vous voulez, lui a-t-il dit, que nous venions à votre aide quand aucun soldat anglais n’a encore versé son sang en Serbie, quand il n’a pas tiré un seul coup de fusil, pour ainsi dire. Votre gouvernement, ayant accumulé fautes sur fautes et retards sur retards, et n’ayant envoyé que quelques milliers d’hommes capables de nous aider, veut nous forcer à marcher et à mourir ! » En reproduisant ces paroles, nous en repoussons la profonde injustice. L’Angleterre n’a nullement demandé à la Grèce de venir à son secours, ni de sortir de la neutralité où elle se complaît. Il n’est pas vrai non plus qu’aucun soldat anglais n’ait versé son sang en Serbie. Mais toute passionnée qu’est l’algarade de M. Rhallys, la conscience anglaise jugera si elle ne contient pas quelque partie de vérité.

En revanche, nous avons rarement éprouvé, depuis quelques mois, une satisfaction plus complète qu’en lisant l’admirable discours que M. Orlando, ministre italien de la Justice, a prononcé récemment à Palerme. Ce n’est qu’un discours, sans doute, mais, comme il a été prononcé devant M. Salandra qui le sanctionnait par sa présence, devant un très grand nombre de députés et de sénateurs, enfin devant une foule immense venue de tous les côtés pour l’entendre et pour l’applaudir, si ce n’est pas encore un acte, c’en est l’annonce et nous ne mettons pas en doute qu’il viendra bientôt. Jamais la solidarité qui unit tous les Alliés dans une même cause n’avait été affirmée avec plus de force. « Aucune personne de bon sens, s’est écrié l’orateur, ne croira que notre victoire puisse être isolée et indépendante de la victoire de nos alliés, et aussi que nous puissions envisager une paix isolée. La formule : « Tous pour un, un pour tous! » ne s’appuie pas seulement sur des raisons de dignité nationale ni sur de hauts sentimens ethniques, mais encore sur des réalités qui apparaissent chaque jour plus puissantes. » Quoi de plus vrai? Il faudrait plaindre autant que flétrir celui des Alliés qui, manquant au pacte signé par tous, croirait pouvoir faire une paix séparée. Cette paix lui attribuerait peut-être des avantages appréciables, mais, certes, elle ne les lui assurerait pas, car ils lui seraient enlevés un jour, à l’applaudissement de tous ceux qu’il aurait abandonnés et trahis. Dieu merci, rien de pareil n’est à craindre. En outre, l’Italie proteste contre l’idée que son intervention pourrait être déterminée par ses intérêts exclusifs dans les champs où elle s’exerce. « Notre abstention, comme notre intervention aux Balkans, a dit M. Orlando, ne saurait dépendre d’une autre raison que de l’appréciation de ce qui convient le mieux pour atteindre le but essentiel d’une commune victoire par la solidarité la plus absolue, la plus étroite, la plus cordiale avec les ennemis de nos ennemis. » Ce sont là de nobles paroles : elles ont retenti dans tous les pays alliés et nous en attendons l’effet avec confiance. Rien, en effet, n’obligeait le gouvernement italien à prendre devant le monde un engagement aussi solennel : s’il l’a fait, c’est après réflexion et à bon escient. La parole de l’orateur de Palerme a été comme échauffée et même enfiévrée par la pensée du dernier crime que l’Allemagne a commis, le torpillage de l’Ancona. Nous disons l’Allemagne plutôt que l’Autriche, parce que, quand bien même un sous-marin autrichien aurait été l’instrument de l’attentat, — ce que nous ne croyons d’ailleurs pas, — c’est l’Allemagne qui a créé la méthode et donné l’exemple. On sait que l’Ancona était un paquebot italien qui transportait en Amérique quelques centaines d’émigrans pauvres, hommes, femmes, enfans inoffensifs, dont les cadavres sont maintenant au fond des flots. Soit dit entre parenthèses et sans commentaires inutiles, c’est à la veille du jour où l’acte féroce a été perpétré, que le président Wilson, avec une opportunité douteuse, a cru le moment venu d’adresser à l’Angleterre une note comminatoire contre les abus d’un blocus des côtes allemandes, qu’il ne juge pas effectif. « Nous, de Palerme qui n’a jamais connu la peur, nous répondons, a dit M. Orlando, à cette nouvelle infamie de nos ennemis en renouvelant le serment que l’assassin n’obtiendra pas le prix de son crime. Nous combattions, jusqu’ici, sans haine et non par vengeance, mais maintenant... nous combattrons par haine et par vengeance, jusqu’à notre dernier centime, jusqu’à la dernière goutte de notre sang; nous ne combattrons pas seulement pour vaincre un ennemi, mais pour dompter une bête fauve et nous vaincrons ! »

On est heureux de voir qu’il y a encore des pays et des hommes chez lesquels les abominations de cette guerre sauvage ne produisent pas un effet de terreur qui les paralyse et les glace, mais bien d’indignation et de colère qui les porte, non seulement à crier vengeance et justice, mais à en assurer l’exécution. L’abstention, s’est écrié M. Orlando, aurait été une défaite acceptée d’avance, une défaite honteuse, car « il est moins grave d’être battu que d’être considéré comme incapable de se battre. » La voix de l’Italie a dominé toutes les autres, ces derniers jours : nous l’avons entendue, nous l’acceptons comme une espérance.


L’article que nous avons publié plus haut nous dispense de parler de l’emprunt dans cette chronique. On l’a appelé l’emprunt de la Défense nationale et aussi l’emprunt de la Victoire : il méritera sûrement cette double appellation. Que chacun y concoure suivant ses moyens : c’est un devoir envers la patrie et, s’il peut y avoir quelque chose au-dessus de la patrie, c’en est un envers la civilisation et l’humanité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES