Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1919

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Chronique n° 2103
30 novembre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les élections législatives du 16 novembre ont marqué une volonté très nette : toute la France demande la paix sociale et une politique sage. Nous avions raison de faire confiance au bon sens de la nation qui a montré pendant cinq années de guerre tant de belles et solides qualités. La consultation électorale qui vient d’avoir lieu et qui est la plus importante que nous ayons eue depuis longtemps a répondu à l’attente de ceux qui espéraient en elle : partout, en Europe et hors d’Europe, elle a été considérée comme une manifestation favorable de notre esprit public et de notre vitalité. Au seuil d’une ère nouvelle, après une terrible épreuve d’où il sort victorieux et meurtri, notre pays était appelé à dire ce qu’il pensait et ce qu’il voulait. Vers quelles destinées se dirigeait-il ? Que lui avait enseigné la guerre ? Était-il obscurément tourmenté d’un besoin de changements brusques et d’un désir d’aventures ? Il a répondu d’un seul élan qu’il voulait de l’organisation, de la concorde, du travail. Il a condamné les révolutions et les solutions extrêmes. Cette ardeur généreuse et simple pour le sens commun, qui est parfois le sens rare, a sa grandeur, si l’on songe aux événements redoutables et glorieux qui l’ont inspirée. Le jugement prononcé cette fois par les électeurs est plein de cette droite raison, accordée à l’expérience, qui est bien dans la tradition de notre histoire.

Les deux faits qui caractérisent les élections législatives sont l’échec des socialistes et le progrès des idées modérées. Ils sont d’ailleurs en fonction l’un de l’autre : ils impliquent une appréciation sommaire et nette des directions données à la politique française dans la période qui a précédé la guerre. Pendant quinze ans, notre vie publique a été dominée, malgré des tentatives pour réagir, par le parti radical et le socialiste. Il y a beaucoup de raisons de croire que le régime ainsi institué répondait mal aux volontés de la plus grande partie de la nation ; mais il existait. Notre pays a ainsi donné ce spectacle paradoxal et qui a souvent trompé les observateurs étrangers qui ne nous connaissent pas bien : à la surface, une politique agitée, des querelles dissolvantes, des divisions, des concessions excessives aux partis d’extrême-gauche, des injustices, des finances publiques médiocrement administrées, et comme conséquence une défense nationale négligée ; — et en réalité une nation travailleuse, économe, sage, pratiquant les vertus familiales, attachée à ses traditions, raisonnable et docile. La guerre a passé. La nation a jugé la politique qu’elle avait supportée, disons même qu’elle avait acceptée. Or cette politique, examinée à la lumière des événements, n’a pas seulement contre elle bien des souvenirs regrettables : une certaine opinion en France supposait qu’il n’y aurait plus de guerre et au besoin elle l’affirmait. Tous les partis peuvent avoir des illusions ; seulement il y a des sujets sur lesquels l’erreur est impardonnable. Brusquement attaqué, notre pays s’est levé pour se défendre ; il a donné héroïquement ses enfants. Mais il se souvient. Aucun peuple n’aime être trompé, et quand il se trompe lui-même, il lui faut pour vivre réparer ses fautes. C’est Louis-Philippe qui disait à Claremont, sa dernière résidence : « Le peuple n’est jamais coupable. » Par cette formule d’une sage indulgence, le vieux roi voulait dire sans doute qu’une nation finit toujours par voir clair. Notre pays a été témoin des événements et il les a compris. A l’échec des socialistes et des radicaux les plus compromis dans l’alliance socialiste, il y a d’abord cette cause essentielle, l’erreur de leur passé : rien de ce qu’ils avaient annoncé ne s’est produit ; ce qu’ils avaient nié est arrivé.

Il existe une autre cause : c’est qu’après avoir reçu l’enseignement si rude de l’histoire d’hier, les socialistes ont persisté à vouloir régenter l’histoire de demain. Le socialisme français a eu durant la guerre l’occasion de choisir sa voie, et il a paru vouloir le faire. Il avait commencé par participer à l’union sacrée, par collaborer à la défense nationale, par entrer même dans les gouvernements qui avaient la responsabilité de la conduite de la guerre. Malgré les doutes qu’inspiraient les aventures de Kienthal et de Berne, et les velléités d’aller à la conférence de Stockholm, il semblait possible qu’il mît l’intérêt national immédiat au dessus des destinées du rêve de l’Internationale. Mais la révolution russe est venue et lui a versé une sorte de fatale ivresse. Par un aveuglement difficilement explicable, les socialistes se sont faits les défenseurs du régime qui a mené la Russie à un effroyable cataclysme, et c’est cette anarchie tyrannique des Soviets qu’ils prétendaient proposer comme un modèle. Si forte a paru cette obstination que, dans le parti unifié même, il y a eu des résistances. Dans tout le pays, il y a eu davantage encore ; il y a eu un refus absolu, qui vient d’être exprimé par les élections avec une parfaite clarté. C’était une singulière audace que de proposer à des hommes qui ont supporté cinq ans de sacrifices sublimes et qui ont un immense labeur à accomplir, un bouleversement qui ne doit les mener aux temps futurs qu’après les avoir faits passer par la misère et la douleur. C’était une folle conception que de vouloir substituer au travail de reconstitution et de production qui s’impose une paralysie systématique de grèves aboutissant au dépérissement, puis à la ruine. Pour illustrer par un exemple frappant à la veille des élections le caractère de leur politique, les partis extrêmes avaient imaginé d’empêcher par une grève les journaux parisiens d’être publiés. Ce qui n’était arrivé ni durant les guerres de l’Empire, ni pendant la révolution de 48, ni dans les années douloureuses de 70 et 71, ni au cours de la guerre de 1914, s’est accompli par la volonté de quelques meneurs. Ce régime de ténèbres, imposé à un peuple si fier de ses libertés publiques, a pu être atténué par l’initiative des directeurs de journaux et par la publication d’un quotidien dû à l’union de tous, la Presse de Paris. Il n’a pas été, au moment même du vote, une intimidation : il a été au contraire un enseignement. Les projets de révolution n’ont été populaires ni dans la masse du public, ni même chez la grande majorité des ouvriers plus sage et meilleure juge de ses intérêts que ceux à qui elle consent à obéir.

Mais il est une partie considérable de la population à laquelle ces vues d’avenir ont inspiré une particulière défiance : c’est aux paysans. Les campagnes ont cruellement souffert de la guerre, parce que c’est d’elles que venaient un très grand nombre de combattants qui ont fait preuve de la plus simple, et de la plus émouvante résistance devant l’ennemi. Au point de vue économique, pendant la durée même des hostilités et au lendemain de l’armistice, elles ont connu la prospérité matérielle. Le renchérissement des produits agricoles a beaucoup accru les gains. Des fermiers sont devenus propriétaires ; des propriétaires ont levé les hypothèques dont leurs biens étaient grevés ; d’autres ont étendu leur domaine. Notre pays est depuis longtemps un pays de petite propriété, où la possession de la terre est très divisée. La guerre n’a pas changé cette situation : elle en a accentué le caractère. Si toute révolution a pour programme final un changement de propriété, on peut dire qu’en ce sens chez nous la révolution est accomplie. La population des campagnes n’a aucune envie d’y rien modifier. Exception faite de quelques départements fort peu nombreux, qui se vantent d’être les plus avancés de France, le socialisme agraire, qui a été longtemps la préoccupation du parti unifié, est sans clientèle. De cet ensemble de circonstances, il est résulté qu’aux élections du 16 novembre, le socialisme a été nettement battu. De cent quatre sièges qu’il possédait dans l’ancienne Chambre, il a passé à cinquante-six. Les chefs les plus connus, les plus actifs et les plus audacieux, de M. Renaudel à M. Longuet, de M. Raffin-Dugens à M. Brizon, ont perdu leurs sièges. Encore les cinquante-six élus comprennent-ils les plus notoires des unifiés qui ont manifesté leur tiédeur à l’égard du bolchévisme et ceux qui étaient entrés dans les ministères de défense nationale. Dans un Parlement de 626 membres, le groupe socialiste ne sera plus qu’un petit groupe d’opposition. Souvenir de son erreur passée d’un côté, instinct de son erreur future de l’autre, telle parait être la double formule de son échec.

Après s’être détourné des partis extrêmes, à quels hommes le pays allait-il faire confiance ? Il trouvait dans tous les départements une liste d’union républicaine et nationale qui rassemblait des candidats ayant appartenu jadis à des partis différents, mais groupés par un sentiment commun de l’intérêt public. Cet accord marquait la fin des anciennes étiquettes et des vieilles querelles. La liste de Paris où se trouvaient à la fois le nom de M. Millerand et celui de M. Maurice Barrès a été un symbole. Il a paru qu’à des temps nouveaux il fallait des formations nouvelles. Les candidats inscrits sur une même liste acceptaient un programme commun qui mettait hors de la discussion la question du régime et les lignes essentielles du passé, mais qui définissait l’esprit dans lequel devaient être examinés les grands problèmes de demain : c’était, selon le mot de M. Maurice Barrès, une amitié où nul ne se dénaturait ni ne se diminuait. Dans la constitution de ces groupements nouveaux, on discerne assurément l’influence qu’a exercée le pouvoir personnel de M. Clemenceau, et l’appel qu’il a lancé de Strasbourg. Mais on aperçoit aussi une solution politique qui répondait à la nature des choses. Ii s’agissait d’abord de vaincre les partis qui représentaient des éléments de trouble et de décomposition, et il s’agissait ensuite de rassembler pour l’œuvre considérable qui reste à accomplir les bonnes volontés et les compétences. Cette discipline n’a pas été partout aussi strictement suivie qu’elle aurait pu l’être et ainsi s’expliquent quelques résultats qui, surtout dans la région parisienne, auraient pu être meilleurs. Mais dans l’ensemble elle a été observée par les candidats comme par les électeurs, et elle a réussi. Là où il n’y avait pas de ces listes d’union, les votes se sont répartis entre les diverses listes et souvent en faveur des conservatrices plutôt que des radicales. Partout où elles existaient, ce sont ces listes d’union nationale qui ont déterminé le sens des élections. L’Alsace-Lorraine a été tout de suite favorable à cette conception. Au moment où nous avons la joie de voir reparaître parmi les résultats des élections de France les noms de Metz, de Strasbourg, de Colmar sous le vocabulaire de Haut-Rhin, de Bas-Rhin et de Moselle, nous pouvons admirer aussi avec quel sens patriotique s’est accomplie l’union des fédérations de gauche et des catholiques. Dans la très grande majorité des départements, le même phénomène politique s’est produit.

Les élections ainsi comprises avaient pour conséquence une transformation du parti radical : si elle n’est pas achevée, on peut dire qu’elle est inévitable. Le parti qui s’intitulait radical et radical-socialiste, et qui a été si prépondérant dans les précédentes Chambres, portait en lui une conlradiction.il était composé d’éléments antithétiques, dont les uns inclinaient vers les idées modérées, et dont les autres avaient d’étroites affinités avec les idées socialistes. Il n’a pas été gêné par ce paradoxe aussi longtemps que la politique a supporté plus de paroles que d’actes. Mais les faits devaient fatalement dissocier un jour cette combinaison illogique et ce moment est venu. Le scrutin nouveau, qui a fonctionné le 16 décembre, a d’ailleurs beaucoup aidé à rendre la situation claire. Tant que les élections ont été faites au scrutin d’arrondissement, le jeu du parti radical a été simple. Au premier tour de scrutin, tous les candidats couraient leurs chances et, là où les modérés avaient une situation personnelle assez forte, ils pouvaient l’emporter. Mais au second tour, les radicaux et les socialistes pratiquaient une alliance étroite. Dès qu’ils se trouvaient en présence d’un candidat modéré, ils présentaient un seul candidat radical ou socialiste, qui additionnait toutes les voix de gauche, et ils gagnaient presque tous les sièges. Si le candidat modéré, voyant la partie perdue, se retirait de la lutte, le radical et le socialiste pouvaient demeurer en présence l’un de l’autre, mais il ne restait plus aux électeurs modérés qu’à choisir entre deux maux le moindre. Le nouveau scrutin a fait périr ce système d’alliances. Assurément il n’est pas sans défaut, et l’expérience a révélé des imperfections qu’il faudra corriger. Mais c’était un expédient, un scrutin de transition et il a fait son office. Il a révélé qu’il était viable ; il a même prouvé que les calculs qu’il imposait étaient faciles et plus rapides qu’on n’imaginait. Malgré les railleries dont la nouvelle mathématique électorale a été l’objet, toute la France a montré qu’elle avait passé par l’école et qu’elle ne voyait de mystères impénétrables ni dans une addition, ni dans une division, ni dans une moyenne, ni même dans un quotient. Elle a discerné tout de suite, ce qui est plus important, que si le nouveau scrutin permettait l’union d’hommes qui voulaient les mêmes choses, il ne facilitait plus le groupement de ceux qui voulaient au fond des choses différentes. Les socialistes unifiés ont tout de suite pris leur parti : ils ont déclaré qu’ils n’admettraient sur leurs listes que leurs affiliés. Qu’allaient faire les radicaux ? Beaucoup se sont délibérément rapprochés des listes d’union nationale, qui représentaient leurs préférences véritables et ils ont eu ainsi l’occasion de se changer en eux-mêmes. Les radicaux-socialistes ont été plus embarrassés : ils ont subi le sort qui leur était prédit depuis longtemps. Pris entre les socialistes qui ne voulaient pas d’eux et les républicains qu’ils ne trouvaient pas assez purs, ils sont demeurés seuls, et comme ils ne représentaient clairement ni la révolution ni la paix sociale, ils ont perdu beaucoup d’électeurs. Leurs chefs les plus représentatif, les partisans les plus connus de l’alliance avec le parti socialiste ont été battus. La part même que certains ont prise aux utiles travaux de la Commission de l’armée ne les a pas sauvés. Le parti radical-socialiste demain risque de n’être plus qu’un groupe vivant à l’ombre des unifiés : la plus grande partie des radicaux se trouve, par les conditions même des élections, rapprochée des républicains plus pondérés de l’alliance démocratique que préside l’honorable M. Adolphe Carnot.

Si l’on essaye de définir maintenant la physionomie du futur parlement, il est possible d’en fixer les deux traits essentiels. La Chambre sera d’abord dans l’ensemble beaucoup plus modérée que la précédente ; elle sera ensuite composée de nombreux éléments nouveaux. Dans l’Assemblée élue en 1914, l’extrême gauche avait 104 sièges, les républicains-socialistes avec leurs 36 sièges et les radicaux et radicaux-socialistes avec leurs 257 sièges formaient la majorité, les éléments modérés étaient représentés par les 77 républicains de gauche, les 59 progressistes et les 42 libéraux ; la droite conservatrice enfin avait 27 sièges. Les cinq années de 1914 à 1919 ont dissocié le bloc des 257 radicaux et radicaux-socialistes, et tandis que les uns se joignaient aux socialistes, le plus grand nombre soutenait avec les modérés les gouvernements de guerre. Les électeurs ont tiré les conséquences logiques de cette situation. Dans la Chambre nouvelle, si l’on fait abstraction du résultat des départements dévastés qui n’est pas encore connu avec précision, l’extrême gauche socialiste unifiée compte 56 élus et 5 socialistes dissidents ; les républicains socialistes 28 et les radicaux 129, mais un grand nombre de députés de ces deux groupes ont été élus sur des listes de conciliation. Les républicains de gauche ont 114 élus, les progressistes 138, les libéraux 15. La droite compte 79 sièges. Ces noms d’ailleurs ne répondent qu’à des groupements du passé qui devront être transformés. Ce qui apparaît nettement, c’est la majorité incontestablement acquise au programme d’union républicaine et nationale. La formation de partis neufs, répondant à la situation parlementaire, sera d’autant plus nécessaire que la Chambre future sera composée d’un grand nombre de députés nouveaux. Les électeurs, certes, ont accueilli largement les anciens élus ; ils en ont renommé plus de deux cents, et parmi eux, sans parler d’anciens Présidents du Conseil, tels que M. Briand, M. Barthou, M. Viviani, et de ministres d’aujourd’hui, M. Leygues, M. Klotz, M. Tardieu, la plupart des anciens ministres, M. Millerand qui, à la veille des élections, avait prononcé un discours précis et retentissant, M. Guislhau, M. Léon Bérard. Mais en même temps tous les partis se sont efforcés de rajeunir le personnel de leurs représentants, et ils ont préféré ceux qui avaient une réputation et qui avaient joué un rôle. L’extrême droite a envoyé à la Chambre une de ses personnalités les plus marquantes et les plus connues par les campagnes qu’elle a menées, M. Léon Daudet. L’extrême gauche a désigné pour siéger parmi les unifiés un intellectuel révolutionnaire, notoire dans ses Congrès, M. Léon Blum. Partout il y a eu un désir manifeste de nommer des représentants ayant fait déjà leurs preuves, signalés à l’attention publique par leurs talents, leurs actes, la notoriété de leur nom.

Les listes d’union nationale font paraître parmi les nouveaux députés des élus qui n’étaient pas des politiciens et que le pays a librement choisis, de grands chefs comme le général de Castelnau et le général de Maud’huy, des combattants comme le lieutenant-colonel Fabry et les jeunes et célèbres aviateurs Heurteaux et Fonck, les représentants de traditions anciennes mises en harmonie avec les temps nouveaux, le prince J. Murat, M. S. de Castellane, M. de Cassagnac, des hommes appartenant à la génération qui est arrivée à la maturité et dont la culture et le savoir sont un gage, M. Marc Sangnier qui a mis au service d’un véritable apostolat une généreuse éloquence, M. de Lasteyrie, dont la science financière a été si souvent utile au pays au cours de la guerre, M. Maurice Colrat, orateur mordant et chaleureux qui a la connaissance de la politique et des grands problèmes économiques, M. Gaston Deschamps, que les lecteurs de cette Revue connaissent bien et qui continuera la tâche utile de ceux qui ont à la Chambre bien représenté et bien servi l’Université. Enfin, et c’est un fait digne d’être noté, les électeurs ont voulu, au moment où tant de questions touchant le travail seront examinées, envoyer à la Chambre des hommes versés dans la connaissance des entreprises modernes, ayant l’habitude des responsabilités et des décisions, pourvus d’une large expérience, de grands industriels comme MM. de Wendel, des Présidents de Chambre de Commerce comme M. Artaud élu à Marseille, comme M. Auguste Isaac, élu à Lyon, qui a consacré sa vie à la plus féconde activité, qui a été le défenseur éloquent des intérêts nationaux et des libertés religieuses et qui joint à l’autorité que donne le savoir celle que confère le libéralisme élevé du caractère. Ce n’est pas les compétences qui manqueront à la nouvelle Chambre, si elle veut les écouter, et nous ne comptons pas toutes celles qu’elle nous révélera. Les nouveaux venus, choisis par le suffrage universel, auront sans doute à faire quelque effort pour instituer des méthodes nouvelles de travail, et pour chasser, s’il en reste encore sous la voûte du Palais Bourbon, des coutumes par où se discréditait le régime parlementaire : mais c’est précisément la mission que leurs concitoyens leur ont confiée.

La Chambre nouvelle a devant elle une œuvre immense et très difficile C’est en raison même de ces difficultés qu’elle a été élue. Toutes les fois que dans notre histoire politique est survenue une période particulièrement malaisée, le pays a fait appel aux hommes raisonnables, même quand il avait précédemment négligé leurs services C’est un rôle à la fois plein d’honneur et plein de péril. Après 1870, les électeurs ont nommé l’Assemblée nationale ; après le boulangisme, ils ont confié le gouvernement aux modérés ; après les excès du radicalisme et devant les signes annonciateurs des complications internationales, ils ont approuvé la politique d’apaisement de M. Briand et la politique d’union de M. Raymond Poincaré. Aujourd’hui qu’il y a toute une France à rénover et à reconstruire, ils donnent leurs suffrages à une Chambre sérieuse et mesurée. La déception qu’ils auraient, si elle n’arrivait pas à des résultats réels, serait à la mesure de leur confiance et de leur espoir. Le Parlement se trouvera dans une situation qui réclamera d’autant plus son attention qu’il aura une opposition socialiste dépourvue de responsabilités, n’ayant plus rien à perdre, et prête à répandre les promesses et les illusions. Et surtout il se trouvera en présence de problèmes multiples dont les solutions raisonnables, par exemple au point de vue financier, ne sont pas les plus facilement acceptées. Nous savons qu’il aura de la peine, mais nous savons aussi qu’il sera soutenu par l’opinion, et qu’il lui est possible de mener à bien une entreprise qui intéresse l’avenir même de notre pays. Pour réussir, il lui faudra tout de suite montrer qu’il a une méthode et qu’il a la volonté d’aboutir. On ne lui demande pas de tout faire : bien au contraire, l’abus des discours, la continuité des séances, le mélange de toutes les discussions sont parmi les mœurs parlementaires celles qui ont donné la plus fâcheuse impression d’impuissance. On lui demande de choisir ce qui est essentiel, de sérier les questions, de mettre de l’ordre dans les dépenses publiques, de faire appliquer le traité de Versailles, d’assurer la marche des grands services administratifs, de respecter les libertés publiques et les initiatives, de maintenir la paix sociale. Le Parlement n’est pas un instrument de gouvernement : c’est un moyen de contrôle. Il est sorti démesurément de ses attributions : on réclame avant tout qu’il consente à y rentrer.

Mais ensuite on réclame qu’il fasse bien ce qu’il fera. Il y a dans Renan une phrase admirable et dangereuse sur la sagesse politique. Parlant des difficultés que rencontra le christianisme à ses origines et de l’art avec lequel les dirigeants les laissèrent lentement se résorber, l’historien écrit : « Avec un bon sens profond, ces gens simples atteignirent le plus haut degré de la politique. Ils virent que le seul moyen d’échapper aux grandes questions est de ne pas les résoudre, de prendre des moyens termes, qui ne contentent personne, de laisser les problèmes s’user et mourir faute de raison d’être. » Cette maxime pleine de sérénité est sans doute applicable en bien des circonstances. Mais il en est où, si elle était suivie, elle conduirait à la pire des fautes. Nous sommes à un de ces moments où l’action est nécessaire. L’avènement d’une Chambre nouvelle et animée d’un esprit réaliste ne supprime pas les problèmes : il en confie l’étude et la solution à des hommes expérimentés. Il n’invite pas à l’immobilité d’un conservatisme étroit : il engage à l’élaboration active, généreuse et avisée de l’avenir. La guerre a précipité dans le monde entier l’évolution des sociétés ; elle a abouti à ce résultat que bien des questions qui auraient mûri au cours des années passent au premier plan, et que d’autres qui seraient venues beaucoup plus tard occuperont demain l’esprit public. L’histoire ne s’arrête pas. Ce que nous en disons n’est pas pour diminuer les espérances que les élections font naître : c’est au contraire pour qu’elles donnent tout ce qu’il est légitime d’en attendre. La Chambre nouvelle a besoin de sentir à la fois qu’elle peut compter sur le crédit de l’opinion et qu’elle doit elle-même se mettre méthodiquement à l’ouvrage. Devant le monde entier, elle a attesté par sa seule apparition le désir de la France d’assurer la paix et le travail : il n’y a pas de plus belle mission que d’être l’exécutrice fidèle de cette volonté de la nation.


Le 11 novembre, date anniversaire de l’armistice, M. le Président de la République était l’hôte de Londres, où avec Mme Poincaré il rendait visite aux souverains d’Angleterre. La réception qui lui a été faite dans la capitale britannique a été grandiose à la fois par l’éclat des cérémonies auxquelles les coutumes anglaises donnent tant de magnificence et par l’enthousiasme du peuple. Partout où a passé M. le Président de la République, à Douvres, dans la Cité, à Glasgow, il a reçu l’accueil le plus enthousiaste et le plus émouvant. Les années de souffrances et de gloire communes ont fait de l’entente Franco-anglaise, qui a été d’abord l’œuvre des gouvernements, une réalité plus profonde et une amitié qui est aujourd’hui sentie par les nations elles-mêmes. La Grande-Bretagne a accompli pendant les hostilités un prodigieux effort qui fera l’admiration de l’histoire. Elle a mis les immenses ressources de l’Empire à la disposition des Alliés ; elle a gardé la route des mers, condition du salut commun ; elle a levé et formé une aimée moderne, aussi belle par la perfection de son matériel que par l’héroïsme de ses soldats. De la guerre, elle sort victorieuse, et avec une force accrue. Mais elle sait aussi quel rôle a assumé notre pays dans le triomphe de tous, quels sacrifices il a consentis pour être l’armée de couverture de la coalition et quelles blessures il garde dans sa gloire ; elle sait que plus que jamais la collaboration confiante de nos deux nations est nécessaire à notre reconstitution comme à la paix du monde.

Ce sont ces sentiments qui ont été exprimés avec une grande élévation au palais de Buckingham par le roi d’Angleterre et par M. le Président de la République. Le souverain anglais a évoqué l’œuvre de rapprochement entreprise par son père le roi Edouard VII, dont le souvenir demeure dans notre pays environné de tant d’attachement et de respect ; il a retracé les grands événements qui viennent de se dérouler ; il a rappelé avec émotion les exploits accomplis par les deux armées alliées sous le commandement du maréchal Foch, auquel il a eu la noble pensée de donner le bâton de feld-maréchal des armées britanniques, et c’est à la fois avec chaleur et avec hauteur d’esprit qu’il a exprimé la confiance qu’il met dans l’alliance solide et durable des deux peuples pour assurer à toutes les nations un avenir de calme, de travail et de sécurité. M. le Président de la République, qui en maintes circonstances depuis sept ans a représenté notre pays avec tant de tact et d’autorité, a répondu au souverain en prononçant un discours où il a su tracer un tableau magnifique de ce que l’Angleterre a accompli pendant les hostilités, de ce qu’elle a fait pour la victoire, et de ce que promet aux deux nations comme à l’humanité entière l’union indissoluble de l’Empire britannique et de la France.

Ces manifestations ne sont pas seulement les signes heureux d’une fraternité étroite : elles répondent aux événements et elles assurent le règlement de bien des questions importantes. La paix est faite, mais son application pose encore tant de problèmes qu’elle réclame la pratique constante de la collaboration Franco-anglaise. La présence de M. Pichon à Londres au moment même où M. Poincaré s’y trouvait a donné au voyage du Président de la République un caractère plus important que celui d’une simple visite d’amitié. Au cours des conversations qu’il a eues avec les membres du Cabinet anglais, notre ministre des Affaires étrangères a pu aborder bien des sujets à l’égard desquels l’entente de Londres et de Paris permettra des solutions nécessaires. Les nouvelles qui viennent de Washington invitent l’Angleterre et la France à se préoccuper ensemble de l’avenir du traité de paix. Les nouvelles qui viennent de Russie exigent plus que jamais des Alliés la recherche et la définition d’une politique. Les nouvelles enfin qui viennent d’Orient, rendent opportune une action commune pour constituer une Turquie viable, respectueuse de ses voisins comme de la vie et des intérêts de ses sujets chrétiens. L’accord de l’Angleterre et de la France est indispensable à la stricte application du traité de Versailles et à la sécurité de l’Europe. Après avoir servi à gagner la guerre, il aidera à gagner la paix. L’opinion de notre pays a appris avec une particulière sympathie l’accueil que le peuple britannique avait fait au représentant de la nation française et elle y a vu avec une confiante satisfaction une preuve nouvelle de l’amitié qui nous unit à notre alliée.

Il est déjà permis d’attribuer eux entretiens de Londres un résultat qui nous est connu et qui nous paraît d’une grande importance. Le Conseil suprême a décidé que le traité de Versailles devait être mis en vigueur le 1er décembre. Cette résolution était nécessaire et nous avions déjà exprimé ici le vœu qu’elle fût prise. Le traité de paix est ratifié depuis plusieurs semaines par quatre grandes puissances. Le Conseil Suprême a eu besoin de temps pour arrêter toutes les mesures indispensables à son application. Ce travail est achevé ou près de l’être ! La plupart des commissions sont constituées et le maréchal Foch a réglé l’envoi des délégations militaires ainsi que les questions relatives aux troupes d’occupation. Le moment est venu où l’Allemagne doit exécuter les conditions qui lui ont été imposées et où toutes les conséquences politiques, économiques et de tout ordre du document signé à Versailles, doivent passer dans les faits. Il n’y a pas de raison pour que le débat qui se poursuit à Washington retarde la mise en vigueur du traité. La question des attributions respectives du Congrès américain et du Président que discute le Sénat est une affaire d’interprétation et une affaire de politique intérieure. On imagine mal que Les réserves votées à ce sujet puissent mettre en jeu le traité lui-même qui est d’un intérêt universel. Nous gardons jusqu’au bout cette confiance. La guerre a créé un lien trop fort entre les États-Unis et nous pour que la France doute jamais du peuple américain. Le Conseil suprême a été bien inspiré en décidant que le traité déjà ratifié par l’Angleterre, la France, l’Italie, le Japon, et qui touche si fort l’Europe et le monde entier devait devenir le Ier décembre une réalité.


ANDRÉ CHAUMEIX.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.