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Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1854

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Chronique n° 539
30 septembre 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 septembre 1854.

L’intérêt du moment reste plus que jamais concentré vers l’Orient, sur la Crimée et Sébastopol. C’est là que le regard de l’Europe est fixé, attendant l’issue de l’expédition commencée. Les armées alliées, parties dans les premiers jours de septembre, ont débarqué sans trouver de résistance, sans combattre, sur le sol russe, à Old-Fort, et ont marché immédiatement sur Sébastopol. À cette heure même, des événemens décisifs sont probablement accomplis. Malgré tout ce qu’il y a d’imprévu dans cette guerre, et quoique les forces de la Russie, toutes les fois qu’on a pu les aborder, aient singulièrement perdu de ce prestige que leur prête l’inconnu, il ne faut point compter sans doute sur un facile succès. C’est la citadelle de la puissance russe dans la Mer-Noire que nos soldats attaquent en ce moment, et une coïncidence étrange a placé, pour défendre cette citadelle, le hautain envoyé du tsar à Constantinople, le prince Menchikof lui-même. Le résultat de la campagne de Crimée, en le supposant favorable, comme il faut le croire, doit donc être d’un grand poids. Il peut changer la face de la guerre ; il peut aussi exercer une sérieuse influence sur le reste de l’Europe, sur ce qu’on peut appeler la partie diplomatique de la crise où nous sommes. Il faut souhaiter surtout qu’il mette un peu d’ordre et de netteté dans la politique de l’Allemagne, travaillée jusqu’ici par des tendances contraires et livrée à des tiraillemens qui se résolvent pour la Prusse dans l’inaction, pour l’Autriche dans une action qu’il est permis encore de ne point croire proportionnée à la grandeur de la question, ni même à la grandeur du pays qui la pratique. Ce n’est point que nous méconnaissions la position avancée prise par l’Autriche et les garanties sérieuses qu’elle a données à l’Europe. L’Autriche peut avoir une manière autrichienne de comprendre la question qui s’agite sur le Danube et dans la Mer-Noire. Dans le fond cependant, elle veut évidemment ce que veulent l’Angleterre et la France ; elle ne veut point de ce qui existait avant la guerre. Son armée occupe ostensiblement les principautés comme alliée de la Turquie, de la France et de l’Angleterre. Il y a mieux : si on a dû éprouver quelque surprise de la décision par laquelle elle a décliné toute pensée de guerre actuelle contre la Russie, des faits récens montrent que ce n’était point là l’indice d’un changement de politique. Une proclamation du commandant en chef des forces autrichiennes dans la Valachie, du général Hess, avait donné lieu à quelques interprétations fâcheuses ; des doutes s’étaient élevés au sujet de quelques faits qui semblaient transformer l’occupation en une sorte d’interposition armée entre les belligérans. Ces doutes se sont dissipés aux premières explications, et l’empereur François-Joseph a fait expédier au général Hess l’ordre de ne mettre aucune entrave aux mouvemens de l’armée turque sur Galatz et Ibraïla. Diplomatiquement, l’Autriche n’a point cessé de maintenir les garanties de paix du 8 août. Si, comme puissance allemande, elle est obligée de les restreindre dans les propositions à la diète, ainsi que l’atteste une circulaire adressée à ses représentans en Allemagne, afin de ne point engager une lutte avec la Prusse, — comme puissance européenne, elle reste fidèle à ces garanties. Dans une note adressée le 12 septembre à Saint-Pétersbourg, M. de Buol les considère encore, après le refus de la Russie, comme les seules qui eussent pu conduire, dans les circonstances actuelles, à une paix solide et durable. Il réserve les efforts et l’action de l’Autriche pour un moment où elle pourra avec plus d’efficacité les faire valoir dans l’intérêt d’une solution telle qu’elle convient aux besoins de l’Europe. Ceci n’exclut pas, comme on voit, toute pensée de guerre à un moment donné. Cependant plus on accumule les preuves de l’acquiescement moral de l’Autriche à la politique occidentale, moins le système d’action adopté par elle devient explicable. C’est justement parce qu’il y avait une certaine contradiction entre la politique avouée de l’Autriche et ses actes, que l’Europe a reçu avec quelque surprise une déclaration d’immobilité au moment même où venaient d’être repoussées avec hauteur des conditions que le cabinet de Vienne proclamait indispensables au rétablissement de la paix. Si l’heure n’est point venue de coopérer à la lutte commune par ces efforts et cette action dont parle M. de Buol, on peut se demander quand elle viendra, et si l’importance de l’Autriche ne se trouvera point diminuée dans une situation nouvelle qu’elle n’aura contribué à créer que par une expectative bienveillante, mais circonspecte. Tout cela est vrai aujourd’hui comme il y a quinze jours. La situation n’a pas changé ; elle peut changer d’un instant à l’autre, et c’est alors que l’Autriche pourrait regretter de n’avoir pas pris au moment voulu une attitude plus décidée.

Le motif qui a retenu, qui retient encore l’Autriche, ce n’est point sans doute un sentiment de considération pour la Russie, qu’elle sait bien avoir irritée profondément : c’est la défaillance de la Prusse, tout occupée à faire partager ses incertitudes à l’Allemagne. On ne saurait certes imaginer un rôle plus triste et plus incompréhensible que celui de la Prusse. C’est le rôle d’une puissance qui passe son temps à épuiser en contradictions et en inconséquences un crédit chaque jour moins efficace. Elle a donné son adhésion à des protocoles dont elle déchue les conséquences. Elle a signé avec l’Autriche un traité spécial dont elle se couvre justement pour ne rien faire et pour le cabinet de Vienne de mesurer sa politique active à ses intérêts, nous dirons presque à ses engagemens. Les mêmes conditions de paix du 8 août qu’elle appuyait récemment auprès du cabinet de Saint-Pétersbourg, elle les déclare inacceptables pour l’Allemagne dans une circulaire du 3 septembre, et à travers toute sorte de détours elle arrive en fait à cette neutralité que la Russie lui demandait au commencement de la guerre. Quant à ce que veut la Prusse, il serait fort difficile de le dire ; elle est parvenue à se créer un mythe qu’elle appelle l’intérêt allemand, et c’est au nom de l’intérêt allemand qu’elle se tient pour satisfaite de l’évacuation des principautés par l’armée russe. La circulaire de M. de Manteuffel aux représentans de la cour de Berlin en Allemagne n’est que le résumé singulier des tergiversations de la politique prussienne. Il faut admirer surtout avec quelle subtilité le président du conseil du roi Frédéric-Guillaume déduit ce qu’il y aurait de paradoxal à considérer comme un cas de guerre la possibilité d’un retour offensif des Russes dans les principautés, lorsque les puissances occidentales n’ont point vu ce cas de guerre, à l’origine, dans l’occupation même. D’abord l’invasion russe a-t-elle jamais été envisagée autrement que comme une violation de territoire qui entraînait pour la Turquie une situation de défense légitime et pour les cabinets des devoirs nouveaux ? L’Europe a attendu, elle a retenu la Turquie, non parce qu’elle méconnaissait le caractère de l’agression de la Russie, mais par modération, pour détourner encore, s’il se pouvait, les conséquences plus générales qui devaient sortir de ce fait. La Prusse peut s’applaudir d’un résultat tel que l’évacuation des principautés. Si cependant la Turquie eût laissé son territoire violé sans défense, si l’Angleterre et la France n’avaient pas envoyé leurs soldats, si l’Autriche elle-même, mobilisant ses armées, ne s’était pas montrée prête à agir, la Prusse pourrait-elle s’applaudir aujourd’hui de la retraite des Russes ? Si tout le monde continuait à l’imiter encore, atteindrait-on le but auquel le cabinet de Berlin lui-même a souscrit, et qui consistait à préserver l’Europe du retour de semblables perturbations ? N’importe, les principautés sont évacuées, l’intérêt allemand est satisfait, la Prusse propose à la diète de ne rien faire, et c’est ainsi que le cabinet de Berlin comprend le rôle d’une grande puissance ! Ce qu’il peut y avoir de péril dans cette politique, il n’est pas difficile de le pressentir. Qu’on le remarque bien : s’il y eut jamais une question claire et simple dans sa grandeur, c’est celle qui s’agite aujourd’hui. Un intérêt européen s’est présenté tout d’abord à la sollicitude des puissances de l’Occident, et elles en ont accepté la défense. L’union de l’Europe était une garantie non-seulement en faveur de cet intérêt, mais contre les complications d’un autre ordre qui pouvaient naître d’une divergence de politique, — et plus que personne peut-être la Prusse est en position de pressentir quelle pourrait être la nature de ces complications, sur qui elles pourraient principalement peser. L’union de l’Europe avait le double avantage de rendre la guerre contre la Russie plus prompte et plus décisive, et de ne laisser s’élever aucune autre question sur le continent. Et pour quel but la Prusse semble-t-elle abandonner cette politique ? Pour cette chimère destinée à colorer son inaction, l’intérêt allemand ! Peut-être aussi craint-elle d’aider à l’agrandissement de l’Autriche. Pendant ce temps, la France, l’Angleterre et la Turquie se battent sur le Danube et à Sébastopol pour la liberté et la sécurité de l’Europe. Nous ne savons, il est vrai, si la voix de la Prusse en sera plus écoutée au moment décisif de la paix. Tant que la politique de la Prusse d’ailleurs a pu être considérée comme l’effet d’une indécision qui ne nuisait qu’à elle-même en la mettant par degrés hors d’une des plus grandes affaires de ce temps-ci, on a pu ne point trop presser cette volonté irrésolue et flottante. Le jour où cette inaction de la Prusse ressemblerait trop à un système calculé pour cacher une connivence avec la Russie, les puissances occidentales auraient incontestablement le droit de demander au cabinet de Berlin d’accepter son rôle et d’en subir les sérieuses responsabilités.

La Turquie présente un spectacle particulier dans cette étrange guerre ; elle justifie les sympathies et le concours de l’Europe par ce qu’elle a déjà fait pour se défendre elle-même, et par les inspirations de sa politique intérieure. Rapprochée de l’Occident par un intérêt commun, elle en subit l’influence et en reçoit l’esprit. La guerre actuelle aura peut-être des résultats qu’on ne prévoyait pas ; elle remuera cet empire, ouvert aujourd’hui à nos soldats et à notre civilisation. Le sultan vient de publier un firman qui a pour objet d’assurer l’exécution de la charte de Gulhané, et qui est un pas de plus dans la voie des réformes. Le sultan se propose de corriger les vices de l’administration actuelle, d’élever la justice au-dessus des vénalités et des corruptions, trop habituelles aujourd’hui. L’amélioration du sort des rayas est un des points principaux de cette politique de réforme. L’égalité de tous les sujets, chrétiens et ottomans, du sultan doit devenir un fait après avoir été admise en principe. Chose singulière, ce malade que l’empereur Nicolas condamnait à une mort prochaine s’est montré assez vivace encore. Il l’a été assez pour soutenir la lutte avec héroïsme contre les Russes, et en même temps il travaille à sa régénération intérieure. Rattachée au système européen, la Turquie doit trouver dans ce contact le conseil permanent et la garantie d’une vie nouvelle.

Au milieu de cet ensemble de faits et d’incidens qui se mêlent dans le développement complexe de la crise actuelle, l’opinion publique aujourd’hui va naturellement saisir le premier, le plus simple, le plus décisif : c’est l’expédition commencée sur les côtes de la Crimée. Les considérations d’équilibre, le travail des négociations, les subtilités de la diplomatie, sont du domaine du petit nombre ; l’intérêt d’une grande action de guerre est du domaine de tous. L’instinct universel ne voit que les armées en présence et une lutte dont il attend l’issue avec anxiété. L’attention se partage dès lors d’une manière fort inégale entre ces opérations lointaines, objet d’une curiosité ardente, et des questions intérieures qui auraient suffi en d’autres instans pour intéresser et émouvoir l’esprit public. Depuis bien des années déjà, on discute, sans arriver à s’entendre, sur les meilleures conditions du régime commercial de la France, sur la protection et sur l’abaissement des tarifs. C’est une nécessité pressante et imprévue qui est venue provoquer une solution toute pratique, temporaire encore sans doute, mais faite pour servir d’expérience. C’est l’insuffisance des récoltes de céréales qui a déterminé l’an dernier une réduction des droits sur les grains étrangers ; c’est l’étrange fléau dont sont frappées toutes les contrées vinicoles de la France qui conduisait récemment à abaisser les tarifs sur les vins. Le gouvernement vient d’ajouter à cette dernière mesure en dégrevant également jusqu’à un certain point l’introduction des eaux-de-vie étrangères de toute nature. Jusqu’ici, le droit était de 30 fr. par hectolitre sur les eaux-de-vie de vin, de 200 fr. sur les eaux-de-vie de cerises et de riz, de 20 fr. sur les rhums et tafias de nos colonies ; toutes les autres eaux-de-vie étaient frappées d’une prohibition absolue. Le décret récent lève ces prohibitions et admet toutes les eaux-de-vie moyennant un droit uniforme de 15 fr. par hectolitre d’alcool pur. Ainsi se trouvent dégrevés ces objets principaux d’alimentation. L’intérêt des consommateurs est satisfait, autant que cela est possible aujourd’hui. Il n’en peut être de même par malheur de l’intérêt des producteurs, atteints dans leurs ressources les plus essentielles, dans leur travail, dans toute leur industrie. Ce n’est pas de l’abaissement des tarifs qu’ils ont à souffrir, le maintien de droits élevés ne serait point pour eux un remède. La triste gravité de leur situation est dans cette fatalité qui pèse sur leurs récoltes, et qui les laisse en face des mêmes charges sans qu’ils aient les mêmes moyens d’y suffire ; elle est dans un travail sans rémunération, dans la durée possible de cette stérilité de la production vinicole, dans l’extension même de ce fléau, dont on cherche vainement la nature et la cause, à d’autres fruits de la terre. Il y a là certes un fait qui mérite d’être considéré pour la place qu’il prend dans les conditions économiques du pays et pour les perturbations dont il est la source.

Le gouvernement a pourvu pour le moment à l’un des effets les plus désastreux de ces perturbations, en ce qui touche les consommateurs, par les mesures qu’il a récemment décrétées. Le gouvernement s’est occupé aussi, dans un ordre bien différent et tout spécial, d’une réforme dont la pensée est en discussion depuis longtemps : c’est la réforme de la police municipale de Paris, qui va être organisée à peu près sur le modèle de la police de Londres. Comme on voit, ce n’est pas par un caractère particulièrement politique que se distinguent les diverses questions intérieures qui ont aujourd’hui la première place. S’il fallait revenir à la politique, ce serait encore en passant par l’agriculture. Faute d’autres manifestations, l’agriculture n’a-t-elle point en effet ses comices, ses réunions annuelles où la politique se crée bien quelque issue, pour peu qu’il s’y trouve des hommes qui ont passé par les affaires ? M. Dupin a donc publié le discours qu’il n’a pu prononcer devant le comice agricole de Clamecy, par suite du triste état sanitaire de ces contrées. M. Troplong, président du sénat, adressait récemment une allocution à la société d’agriculture du département de l’Eure. Ces documens ont leur intérêt, ne fût-ce qu’en raison des hommes de qui ils émanent. M. Dupin, si l’on s’en souvient, a fait un peu parler de lui il y a quelque temps ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et ce n’est pas de cela qu’il a parlé. Il a parlé de bien des choses, notamment de la paix et de la guerre, et même, la prose ne suffisant pas, il a mêlé des citations poétiques sur la trompette guerrière, revenant encore une fois sur ce fameux mot qui lui a été faussement attribué : « Chacun chez soi, chacun pour soi ! » et qui était en réalité celui-ci : « Chacun chez soi, chacun son droit ! » À vrai dire, nous ne savons pas si la guerre actuelle peut passer pour une stricte application du mot de M. Dupin. Quoi qu’il en soit, raiicien président de l’assemblée législative l’entend ainsi. M. Dupin, du reste, rappelle dans son discours une parole récente de l’empereur, un fragment de dépêche du maréchal Saint-Arnaud ; il multiplie, dans ce langage familier et pittoresque qui lui est propre, les conseils d’hygiène à ses compatriotes de la Nièvre, les avis sur la culture des terres. Seulement, le discours n’ayant pas été prononcé devant son auditoire naturel et manquant son but spécial, on se demande à qui il s’adresse par l’impression.

Quant à l’allocution de M. Troplong, c’est une apologie des gens de campagne, qui ne pouvait certes mieux trouver sa place que dans une réunion d’agriculture, bien qu’elle prenne peut-être parfois dans l’expression un caractère un peu démesuré. M. Troplong explique presque notre histoire tout entière par le développement et l’intervention de ces simples et mâles populations rurales. C’est de là qu’il semble faire jaillir la vie et la puissance. La pensée du président du sénat ne dépasse point sans doute la limite d’une juste sympathie pour les habitans des campagnes. D’autres ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Il est de mode, depuis quelque temps, de parler beaucoup des paysans, de les exalter, de les représenter comme la force suprême de conservation et de stabilité, comme la source unique de l’autorité sociale, comme l’élément de la civilisation. Ainsi qu’il arrive toujours, des faits exceptionnels se transforment en lois supérieures, en manifestations de la volonté providentielle. Que ne dit-on pas ! Les paysans seraient bien étonnés s’ils connaissaient les théories dont ils sont l’objet et le prétexte ; mais ils ont autre chose à faire qu’à s’instruire sur ce point : ils ont à vivre de leur vie laborieuse et rude, à cultiver leurs champs, à recueillir leurs moissons, quand ils peuvent. Chose étrange ! ne remarque-t-on pas qu’il y a une façon de prononcer ce mot de paysan, qui ressemble à la manière dont certains démocrates prononcent le mot de peuple ? Des deux côtés, paysan ou peuple, c’est le même être factice et mystérieux dont on se sert pour supprimer simplement tout le reste dans la société ; seulement le but est un peu différent, s’il est également chimérique. En France malheureusement, il en a été souvent ainsi : nos révolutions ont consisté moins à faire vivre ensemble les divers élémens sociaux qu’à proclamer leur incompatibihté et à les faire régner exclusivement tour à tour ; tantôt c’est la liberté, tantôt c’est l’autorité. Un jour c’est une classe qui revendique la direction de la société, le lendemain c’est l’instinct des masses qui est invoqué comme le créateur et l’inspirateur des pouvoirs. Tout cela a trouvé ses théoriciens avant ou après l’événement, pour en démontrer la légitimité par l’histoire, par les fins providentielles. Il n’y avait qu’une chose dont on ne tenait compte : c’était la réalité.

Ce fait seul suffirait peut-être pour marquer la différence profonde qui existe entre nos révolutions et les révolutions par lesquelles l’Angleterre est passée avant d’arriver à l’état où elle est fixée aujourd’hui, et c’est ce qui rend l’histoire du peuple anglais si instructive. M. Macaulay s’est plu, on le sait, à raconter une des plus grandes époques de l’Angleterre, en resaisissant en quelque sorte la génération des faits qui ont amené ce victorieux et définitif dénouement de 1688. L’œuvre de M. Macaulay méritait certes la popularité qu’elle a obtenue par l’animation du récit, par la finesse des portraits autant que par l’intelligence des événemens politiques qui fait le sérieux attrait de chacune de ses pages. Elle conserve cette vigoureuse couleur dans la traduction nouvelle que vient d’en faire M. Émile Montégut. C’est désormais une œuvre toute française. M. Émile Montégut est un des jeunes talens qui sont en voie de croissance, et qui ne peuvent que doubler leur force en prenant terre, pour ainsi dire, sur les faits. Il a le goût des idées, ce besoin de la nouveauté qui est le tourment des esprits hardis. Aussi s’est-il attaché, dans ses premières études, à des écrivains tels que Carlyle et Emerson, dont il a tracé de remarquables portraits et fait connaître les vues souvent singulières. Analyste pénétrant et sévère des dernières révolutions qui ont agité la France, des problèmes qu’elles ont soulevés, M. Montégut ne pouvait que gagner en se faisant l’interprète de l'Histoire d’Angleterre depuis Jacques II de M. Macaulay, en vivant dans une sorte d’intimité avec cette civilisation si réelle et si forte, en même temps qu’elle est si différente de la nôtre.

D’où naît donc l’intérêt de cette longue histoire de l’Angleterre couronnée par le mouvement de la fin du xviie siècle ? C’est que la réalité y domine partout depuis le premier moment où apparaît ce qui est devenu la constitution anglaise, — constitution elle-même née des faits, des mœurs, et qui est restée identifiée avec l’existence tout entière de cette étrange et vigoureuse race. Les luttes que soutient l’Angleterre n’ont rien de spéculatif, elles ne sont point l’effet de théories ingénieuses ou arbitraires qui cherchent à prévaloir et à changer capricieusement l’organisation de l’état. C’est au contraire au nom de ses vieux droits que le peuple anglais résiste au moment où il sent qu’il va glisser sur la pente des monarchies absolues, comme le reste de l’Europe. Son champ de bataille est cette frontière longtemps indécise, dont parle M. Macaulay, entre les droits du peuple et la prérogative du roi. La lutte s’engage sur l’imposition des taxes, sur le pouvoir de dispense, c’est-à-dire sur des questions représentant les intérêts les plus réels et les plus vivaces. Il y a sans doute, à mesure que la lutte se développe, des dechiremens profonds, des scissions sanglantes, des conflits où disparaît même un moment la monarchie. L’Angleterre cependant revient sur ses pas, retrouve son terrain et s’y établit. De ce caractère si réel, il résulte que les divers élémens de la société anglaise ne cherchent point à s’exclure mutuellement, ils vivent d’incessans compromis, reliés par un intérêt commun ; ils marchent ensemble au même but, et lorsque sous le faible Jacques II, l’église, le peuple, le parlement, tous les partis se sentent menacés, il s’accomplit par le fait même une révolution pacifique qui n’est la victoire d’aucune opinion, d’aucune secte, d’aucun homme, mais en quelque sorte la sentence de l’opinion publique se manifestant d’une manière invincible et inscrivant ses garanties dans la déclaration des droits. C’est ce que M. Macaulay appelle une révolution défensive. Encore même l’Angleterre s’efforce-t-elle de maintenir à cette révolution le caractère le plus régulier possible. En nommant un nouveau roi, elle ne fait que le placer sur un trône vacant par la fuite de Jacques II. Restant toujours d’ailleurs sur le terrain de la réaUté, l’Angleterre ne se croit nullement obligée, pour faire honneur à l’absolu et à la logique, de faire disparaître les contradictions apparentes que de longues traditions peuvent avoir accumulées dans son existence. Ces contradictions tiennent à la diversité même des élémens qui ont contribué à former la société anglaise, et qui ont été encore sa force au milieu des révolutions de notre siècle.

Dans la variété des peuples contemporains, il est certes plus d’une nuance morale et politique. Observez cette échelle de la civilisation humaine à ses degrés divers : elle s’étend de la puissante Angleterre à la Grèce actuelle, qui, sous le même nom de monarchie constitutionnelle, cache, à coup sûr, des choses bien différentes. Destinée singulière que celle de ce petit peuple, qui a été tour à tour l’objet de l’enthousiasme de l’Europe pour son passé et d’une sévérité universelle pour sa conduite récente ! L’enthousiasme était-il mérité ? La sévérité est-elle légitime ? La vérité est que la Grèce a été un peu gâtée par notre culte tout littéraire pour ses souvenirs, et elle s’est accoutumée à se considérer comme une sorte de petit centre du monde, comme la fin dernière de tous les événemens de l’Europe. Si l’Angleterre et la France lui fournissaient les premiers moyens de vivre en garantissant ses emprunts, elles devaient se trouver très heureuses évidemment d’être payées avec les souvenirs de Miltiade et de Thémistocle. Si l’empereur Nicolas voulait aller à Constantinople, c’était, sans aucun doute, dans le dessein secret de donner la cité du Bosphore au roi Othon. La Grèce était le pays par excellence. Dans la pensée de bien des Grecs, la Seine et la Tamise n’étaient que des affluens souterrains du Céphise et de l’ilissus ! Ainsi parle un écrivain nouveau, M. Edmond About, dans un livre spirituel et triste sur la Grèce contemporaine. Le livre de M. About est une sorte de voyage un peu humoristique à travers les campagnes helléniques, à travers la cour et la ville, les mœurs politiques et les mœurs sociales, les hommes et les choses, les vices, les ridicules, les ruines et les espérances de la Grèce moderne. L’humour est dans les détails, les traits sont vivement accusés ; c’est en tout une peinture où la couleur satirique est prodiguée. Par malheur le fond du tableau reste peut-être vrai en beaucoup de points, et les amusantes esquisses de M. About sont parfois des chapitres d’histoire.

Depuis vingt-cinq ans que la Grèce est indépendante, où donc est-elle arrivée ? — Des mœurs politiques vénales et violentes souvent, des campagnes incultes, une population stagnante, une agriculture subitement paralysée après quelques années de progrès, des finances fantastiques qui ne peuvent suffire ni à la dette ni au budget ordinaire, des habitudes invétérées de fraude à l’égard de l’état, un gouvernement presque toujours impuissant : — tel est le tableau que trace M. About. La Grèce s’est donné, il est vrai, il y a quelques années, un régime constitutionnel ; mais quelle est la réalité de ce régime ? Il y a, à ce qu’il semble, plusieurs natures d’élection, et les faits ne justifient que trop ce que dit M. About à ce sujet : il y a les élections qui s’achètent et les élections qui s’enlèvent. Quant aux premières, qui sont les plus nombreuses, il s’agit uniquement d’y mettre le prix, et ceci est l’affaire du gouvernement. Si l’élection est difficile, alors la force intervient, et l’élu peut dire souvent ce mot que rapporte l’auteur de la Grèce contemporaine : « Mon élection nous a coûté quatorze hommes. » On devine ce que devient dans ces conditions le régime représentatif. Ajoutez à cela une royauté restée, malgré tout, étrangère, qui se considère elle-même comme telle, et que la Grèce regarde presque comme un hôte dans le palais d’Athènes. Le roi Othon fait ce qu’il peut pour plaire à son peuple. Il cède à ses entraînemens, à ses passions ; il revêt au besoin le costume du pallicare ; le fond cependant reste allemand dans la petite cour hellénique. La reine elle-même, avec une imagination plus ardente et plus de décision de caractère, s’entoure volontiers de l’étiquette germanique. La royauté sert à préserver la Grèce d’une anarchie plus grande, mais elle a peu fait jusqu’ici pour le développement moral, politique ou matériel du pays. Le régime constitutionnel est une fiction à travers laquelle se font jour toutes les infirmités et les incohérences du royaume hellénique.

Est-ce à dire que la Grèce manque des conditions nécessaires pour revivre d’une vie nouvelle ? Le peuple grec est resté certainement un des peuples les plus intelligens de la terre. Il réunit même bien des qualités qui rendent possible l’application du régime constitutionnel. L’instinct de l’égalité est inné chez lui, et établit entre les classes des rapports qui vont jusqu’à une familiarité singulière. Il tient de sa race le goût et le besoin de s’occuper des affaires publiques. Il a l’amour naturel de la liberté ; mais cet instinct de la liberté, poussé jusqu’au sentiment excessif d’indépendance individuelle, prend parfois, il faut le dire, des formes étranges : il devient la piraterie ou le brigandage, et les Thermopyles sont hantées par de tout autres personnages que des Léonidas. Le peuple grec est industrieux et a le génie du commerce, mais il aime peu le travail. Il est patriote surtout, et c’est le trait le plus éclatant de son caractère ; mais son patriotisme se compose d’élémens singuliers : tantôt il se manifeste par une passion jalouse et exclusive d’individualisme, comme cela est arrivé dans la loi sur les autochthones, qui exclut des emplois publics tous les Grecs qui ne sont pas nés dans le petit royaume actuel ; tantôt il se laisse aller, comme on l’a vu récemment, aux ambitions démesurées. Constantinople est le grand but. C’est une croyance populaire que du sommet du Taygète le 1er juillet on aperçoit à l’horizon la ville du Bosphore. De simples paysannes endorment leurs enfans en leur chantant : « Dors, mon petit pallicare, je te donnerai quelque chose de beau, Alexandrie pour ton sucre, le Caire pour ton riz, et Constantinople pour y régner trois ans. » Dans le serment qu’ils prêtent au roi, les membres du synode n’oublient pas le vœu d’agrandissement pour la royauté grecque. C’est ainsi qu’entre ces tendances diverses, ce patriotisme étrange manque le but réel, qui devrait être de travailler d’abord à régulariser la Grèce actuelle avant de songer à l’agrandir. Les Grecs viennent d’être victimes de ce patriotisme périlleux, et c’est l’œuvre du ministère de M. Mavrocordato de réparer les désastres de cette politique chimérique dans son objet et ingrate envers l’Occident. Le cabinet d’Athènes a bien plus è faire qu’à effacer les traces des dernières insurrections : il a la difficile mission de réorganiser le pays, de prendre en main la ferme direction de tous les intérêts moraux et matériels, et de donner enfin à la Grèce un caractère sérieux parmi les peuples.

Il est heureusement des peuples plus favorisés, qui prospèrent sous le bienfaisant régime des institutions libres, et la Belgique est de ce nombre aussi bien que la Hollande. Ce n’est pas que ces pays soient exempts de crises ; seulement ces crises sont le jeu régulier des institutions et se dénouent sans violences. Le ministère belge, comme on sait, avait récemment donné sa démission. Quelques jours se sont écoulés pendant lesquels le roi Léopold paraît avoir fait appel à des hommes politiques qui se sont récusés ; il n’est du moins rien résulté de ces diverses négociations, si tant est que de simples conversations aient pu avoir ce caractère. Enfin, après ces quelques jours d’incertitude, il a été décidé dans un dernier conseil que le cabinet actuel resterait au pouvoir et que les chambres seraient réunies à la mi-octobre. La question politique devra naturellement se poser entre les partis dans le parlement, et elle peut devenir d’autant plus difficile que les opinions sont plus balancées. Le gouvernement paraît devoir aussi proposer au parlement de modifier la législation sur l’entrée des céréales. On avait cherché à expliquer par une exportation considérable l’élévation du prix des grains, qui s’est maintenue après la dernière récolte et qui a provoqué des désordres sur divers points, à Bruxelles en particulier. Il n’en est rien cependant, puisque, d’après une pubhcation officielle, l’importation des périodes les plus récentes a surpassé de beaucoup l’exportation. C’est là une des questions graves qui se présenteront au parlement.

Les chambres belges vont donc se réunir d’ici à peu ; les chambres hollandaises viennent de recommencer leurs travaux à La Haye. Ce moment était attendu avec un certain intérêt pour connaître avec plus de précision le résultat des dernières élections, qui ont donné quelques membres de plus au parti de M. Thorbecke. Les opinions diverses avaient une occasion naturelle de se dessiner dans la désignation des candidats à la présidence de la seconde chambre et dans la discussion de la réponse au discours royal ; il n’en a rien été cependant. L’ancien président de la chambre, M. Boreel van Hogelanden, désigné de nouveau comme premier candidat, a été nommé par le roi. La discussion de l’adresse n’a soulevé aucun incident sérieux. Votée d’abord dans la première chambre, l’adresse vient de l’être également dans la seconde, presque sans débat et à l’unanimité des voix. Dans les deux chambres des états-généraux, elle est à peu près une paraphrase du discours royal. C’est ainsi que les chambres hollandaises ont répondu au sentiment exprimé par le souverain sur la nécessité de l’union et d’une confiance mutuelle entre la représentation nationale et le gouvernement. Au reste dans son ensemble, le discours du roi avait laissé une impression favorable ; il montrait la Hollande en paix avec tous les pays, calme à l’intérieur, développant son industrie, améliorant ses finances au point de rendre possible un dégrèvement d’impôts, — et comme ce tableau est vrai, les états-généraux n’ont eu qu’à sanctionner cet exposé de la situation du pays, en recommandant surtout de maintenir le système d’économie auquel est due la restauration des finances publiques. Si les chambres ont voté leur adresse à l’unanimité, cela ne veut point dire évidemment que les partis aient abdiqué leurs opinions et leurs principes ; mais c’est le signe des conditions favorables dans lesquelles commence la session, et, sous ces heureux auspices, les discassions qui s’ouvriront sur des questions telles que celle de l’enseignement ne peuvent qu’être plus fructueuses.

L’Espagne n’a plus les clubs en permanence ; Madrid semble moins menacé pour le moment de voir se relever les barricades qui se dressaient, le 28 août, à l’occasion du départ de la reine Christine. Le ministère fait ce qu’il peut pour soutenir le fardeau de la situation créée par le dernier mouvement révolutionnaire, et pour sauvegarder du moins la paix matérielle ; mais l’incertitude politique n’est pas près de se dissiper au-delà des Pyrénées, et l’état général du pays, compliqué par l’apparition d’un fléau désastreux, est loin de reprendre un aspect plus régulier. À vrai dire, le ministère lui-même participe de cette incertitude et de cette incohérence de la situation de l’Espagne. Le moins embarrassé des membres du cabinet n’est point, à coup sûr, le ministre des finances, qui se trouve en présence d’une diminution de toutes les recettes, d’un accroissement de dépenses, suites de la dernière révolution, et d’une dette flottante plus élevée qu’elle ne l’a jamais été, même sous les ministères précédens. N’y eût-il que cette difficulté, elle serait déjà considérable. Il en existe malheureusement une autre plus grave encore, c’est la lutte évidente d’influences qui travaille le ministère. On a parlé d’une crise qui aurait pour résultat d’envoyer le ministre des affaires étrangères, M. Pacheco, à Rome, de faire passer aux affaires étrangères le général O’Donnell, et de donner à ce dernier pour successeur au ministère de la guerre le général Gurrea, dévoué partisan d’Espartero. C’était en même temps affaiblir la partie modérée du cabinet et enlever au général O’Donnell la direction de l’armée. Que ce plan ait été conçu, cela ne semble point offrir de doute. Il a échoué seulement devant le refus du général O’Donnell, et le ministère restera sans doute tel qu’il est pendant les élections qui vont s’accomplir et jusqu’à la réunion des cortès, qui doit avoir lieu le 8 novembre.

C’est là aujourd’hui l’intérêt dominant de la situation de l’Espagne, livrée depuis deux mois à une direction provisoire. Que va-t-il sortir de ces élections ? Il est d’autant plus difficile de le pressentir, que le sort de la Péninsule est soumis à ce jeu de hasard qu’on nomme le scrutin de liste. De toutes parts déjà s’organise le mouvement électoral et se préparent les candidatures. On en cite de toutes les couleurs, et même l’un des membres du ministère San-Luis, M. Esteban Collantes, se présente, dit-on, à Palencia. La manifestation la plus sérieuse qui ait eu lieu pour imprimer une direction à ce mouvement électoral est celle de ce qu’on nomme l’union libérale, qui représente la fusion des divers élémens libéraux ralliés à la dernière révolution. L’union libérale s’est rassemblée au théâtre de l’Oriente, sous la présidence du général Concha, marquis del Duero, et elle a adopté un programme qu’elle propose aux électeurs. Tel qu’il a été définitivement adopté, ce programme comprend l’institution de la garde nationale pour la protection de l’ordre public, la liberté de la presse, l’élection populaire des députations provinciales et des municipalités, la réforme des budgets, une loi organique sur l’instruction et sur l’admission dans les fonctions publiques, l’organisation de l’armée permanente et de la flotte, la construction des chemins de fer et un examen sévère des concessions antérieures, la centralisation des intérêts nationaux et politiques combinée avec la décentralisation de la vie communale, l’établissement inexorable de la responsabilité ministérielle tant pour le passé que pour l’avenir, etc. On peut croire que plus d’un des articles de ce programme restera en route, d’autant plus qu’on n’en est pas à expérimenter au-delà des Pyrénées les effets de plusieurs de ces dispositions. L’adoption de ce programme a été précédée d’ailleurs d’une discussion qui n’a point laissé d’offrir quelque intérêt. Plusieurs hommes politiques de l’Espagne, MM. Gonzalez Bravo, Escosura, le général Infante, y ont pris part. En général, il ne s’est élevé aucun doute sur l’existence de la monarchie, sur la conservation de l’armée permanente, sur la nécessité de maintenir énergiquement l’ordre public. Un orage a éclaté seulement lorsqu’un orateur, M. Garcia Tassara, a dit que, seul, le parti modéré avait su faire du gouvernement ; M. Tassara voulait dire qu’un gouvernement ne pouvait vivre que par les idées libérales conservatrices, et c’est ainsi qu’il a expliqué sa pensée après les plus vives interpellations.

En vérité, la première parole de M. Tassara n’est-elle pas justifiée par les faits ? Voici deux mois qu’une révolution a éclaté au-delà des Pyrénées : quels ont été ses résultats ? quels sont ses bienfaits ? quelle est l’efficacité de l’action du gouvernement ? L’état de l’Espagne répond malheureusement sur tous ces points. L’effet de tout mouvement révolutionnaire dans la Péninsule, c’est de relâcher tous les liens politiques et administratifs. Chaque junte, chaque corporation populaire, chaque municipalité même se crée une façon d’indépendance et gouverne à sa guise ; c’est ce qui est arrivé, on ne le sait que trop, et c’est ce qui dure encore. Récemment, dans la province de Cacerès, un alcade prenait un arrêté pour interdire les réunions de plus de trois personnes dans les maisons, et de plus de deux personnes dans la rue, le soir venu ; il édictait des amendes, tout cela pour empêcher les dénigremens contre l’autorité et pour mille autres choses, ajoutait-il. Dans l’Aragon, le désordre a un autre caractère. Des négocians français sont allés acheter du vin dans le pays, et on s’est opposé au transport de cette denrée. On empêche les producteurs nationaux de vendre leur récolte, les étrangers de commercer librement, et il s’est trouvé à Saragosse des journaux démocratiques pour engager les Aragonais à persister et à boire leur vin. Mais un des traits les plus tristes de cette révolution, c’est une véritable curée de tous les emplois publics. Le ministre delà justice, M. Alonso, se distingue entre tous par son zèle de révocation. Des magistrats ayant de longs services, complètement étrangers à la politique, sont brutalement destitués, et si l’on s’étonne de ces faits, les partisans du ministre répondent que ces magistrats destitués sont en effet fort dignes, mais qu’ils doivent laisser la place à d’autres. Dans l’armée, depuis la révolution, il a été nommé plus de dix lieutenans-généraux, des maréchaux de camp et des brigadiers dans une proportion beaucoup plus grande encore. Nous ne parlons pas des officiers au-dessous de ce grade. Jusqu’ici, c’est là véritablement le grand résultat de la révolution, le résultat effectif, tandis que tout le reste est en paroles et en programmes. Nous faisons la part des embarras du gouvernement, de même que de ses bonnes intentions. Ainsi on ne saurait trop louer une circulaire du ministre de l’intérieur réprouvant hautement la conduite d’un agent électoral qui allait, dans certaines localités de l’Aragon, menacer les populations, si elles ne votaient pas pour les candidats du gouvernement ; mais cela même est l’indice du mal et des conditions étranges dans lesquelles vont se faire ces élections, d’où dépend cependant le salut de l’Espagne.

L’Espagne triomphera sans doute encore une fois des périls qu’elle à la faveur de ses institutions monarchiques. En sera-t-il de même de ces autres pays espagnols du Nouveau-Monde ? Cette année a eu le triste privilège d’être éprouvée par bien des épidémies. Au-delà de l’Atlantique, il y a une épidémie véritable de guerres civiles et de révolutions, et on compterait à peine un ou deux pays, qui aient échappé à l’invasion. Il y a quelques mois déjà, la Nouvelle-Grenade voyait surgir à Bogota une dictature militaire dont on ne sait encore si le président légal, le général Obando, est le prisonnier ou le complice. C’était le fruit amer de cette domination démagogique qui s’est emparée de la république grenadine depuis quelques années. Quoi qu’il en soit, le nouveau dictateur, le général Melo, supprimait la constitution, dispersait les autorités légales et restait maître de Bogota. Son autorité réelle, il est vrai, était enfermée dans les murs de la ville ; de toutes parts, la résistance éclatait dans les provinces, et elle avait pour chefs des hommes de tous les partis provisoirement ralliés sous le drapeau de la constitution violée. Le général Tomas Herrera s’emparait de l’autorité exécutive, à défaut du président, resté à Bogota. Le général Lopez se rendait dans le sud pour aller lever des soldats au nom de la résistance. Le général Mosquera, ancien président conservateur, prenait le commandement des provinces de l’Atlantique. Ainsi d’un côté c’était la dictature, de l’autre un mouvement de résistance assez confus, organisé sous le drapeau d’une légalité constitutionnelle qui avait justement contribué à jeter le pays dans cette anarchie. La dictature disposait des forces les plus sûres de l’armée. L’insurrection avait pour elle l’appui des provinces. Les deux partis n’ont pas tardé à en venir aux mains, et les premiers engagemens n’étaient pas fort décisifs. L’insurrection s’occupait cependant de se régulariser, et un congrès extraordinaire a dû se réunir à Ibague. Le premier acte des chambres paraissait devoir être la mise en accusation du général Obando, à qui on reproche d’avoir favorisé le mouvement dictatorial sans oser se mettre à sa tète. Il y a en effet, ce semble, des motifs assez plausibles. Sous prétexte qu’il était tenu prisonnier, Obando est resté à Bogota, où il vit dans une asez grande intimité avec le général Melo, qui a pour lui toute sorte de déférences. Quant à la dictature, elle n’a point tardé à recourir aux moyens les plus extrêmes, Manquant de tous moyens financiers, le général Melo a imposé une contribution forcée sur les négocians et les riches propriétaires, lesquels n’ont pas mis, on le conçoit, un grand empressement à s’exécuter, soit qu’ils fussent cachés, soit qu’ils n’eussent pas réellement l’argent qu’on leur demandait. Alors on a employé un procédé infaillible. Ceux qu’on a pu saisir, on les a enfermés dans un cachot, en les privant d’air, de lumière, de nourriture, jusqu’à ce qu’ils aient fini par payer, afin d’échapper à une mort affreuse. La femme d’un riche capitaliste de Bogota n’a pu supporter cette épreuve, et on l’a trouvée morte dans sa prison. Tel est le spécimen étrange des excès de cette anarchie de la Nouvelle-Grenade.

Le Pérou, pour sa part, est agité depuis un an par une guerre étrangère, et depuis six mois par la guerre civile. La révolution intérieure a suspendu naturellement la lutte engagée avec la Bolivie, qui s’est trouvée merveilleusement servie par cette circonstance. Si du reste le président bolivien, le général Belzu, a trouvé un auxiliaire dans l’insurrection péruvienne, le gouvernement de Lima, de son côté, a eu pour lui les tentatives de soulèvement qui n’ont cessé d’agiter la Bolivie, de telle sorte qu’en définitive la révolution reste le fait dominant de cette situation. On sait comment cette révolution est née au Pérou, Un homme considérable du pays, M. Domingo Elias, en donnait le premier signal l’an dernier par une lettre où il dénonçait les abus de l’administration financière du général Echenique. L’exil infligé dans cette circonstance à M. Elias ne faisait que le pousser à une résolution plus extrême, et bientôt il paraissait dans le nord du pays, à Tumbes, à la tête d’un soulèvement. Vaincue sur ce point, l’insurrection renaissait peu après à Ica, et ici elle prenait un caractère plus grave ; M. Elias n’était plus seul, on invoquait le nom du général Castilla, que l’insurrection nommait chef suprême de la république. Castilla était-il réellement étranger à ce mouvement ? La vérité est qu’il était en ce moment à parlementer avec le gouvernement, proposant au général Echenique d’aller par sa seule présence, sans forces militaires, apaiser l’insurrection ; il ajoutait, comme par manière d’avertissement, que la révolution menaçait de s’étendre, et qu’elle éclaterait à Arequipa. C’est ce qui ne manquait pas d’arriver. La ville d’Arequipa se prononçait, et bientôt le général Castilla, disparaissant de Lima, se trouvait à la tête de ce nouveau mouvement. L’accession d’un homme environné d’un assez grand prestige militaire et politique ne pouvait évidemment qu’aggraver la révolution. C’est à ce moment, en effet, qu’elle a pris de la consistance. D’autres généraux exilés du Pérou, le général San-Roman et le général Vivanco, sont accourus aussitôt, et leur présence n’était qu’une complication de plus, car aucun d’eux ne passait pour vouloir subordonner ses prétentions à celles de Castilla.

Cette révolution dure depuis six mois, et dans cet intervalle que s’est-il passé ? L’insurrection a gagné successivement plusieurs provinces ; le général Castilla a pu étendre ses opérations jusqu’à Cuzco, Ayaccucho, Junin. Rien de décisif cependant n’a été fait par les Insurgés. Le gouvernement, de son côté, menacé au nord et au sud, a envoyé sur tous les points des forces militaires ; mais il n’a pu encore triompher du mouvement, et il a même éprouvé des échecs sérieux. Le général Torrico, chargé d’aller combattre les insurgés du sud, se retirait bientôt précipitamment. Un bataillon, embarqué sur un navire de l’état, disparaissait tout entier dans le naufrage du bâtiment qui le portait. Le général Echenique a fini par aller se mettre lui-même à la tête de l’armée, et la rencontre qui aura lieu entre l’insurrection et le président décidera sans doute des destinées du Pérou. S’il y a quelque chose de triste, c’est de voir un homme tel que le général Castilla, dont la présidence a laissé les plus honorables souvenirs, ainsi jeté dans un mouvement révolutionnaire. Quelques reproches qu’ait pu mériter d’autre part l’administration du général Echenique, ce serait un service que le président actuel rendrait au Pérou, s’il faisait triompher en lui la légalité, ajournant à la prochaine élection les questions qui pourraient être alors tranchées régulièrement.

CH. DE MAZADE.

REVUE LITTÉRAIRE.
Frédéric Ozanam. — Un Pèlerinage au pays du Cid.

A l’intérêt qu’inspire le charmant opuscule dont nous voudrions dire ici quelques mots se mêle une émotion pénible : ces pages tour à tour riantes, austères, poétiques, chaleureuses, ces pages où le savant commentateur de Dante, l’éloquent professeur de la Sorbonne, l’homme excellent que nul n’a connu sans l’aimer, semble avoir en quelque sorte condensé toutes les qualités de son esprit et de son cœur, ces pages sont des pages posthumes. Celui qui les traçait d’une main déjà affaiblie par les approches de la mort n’a pas même eu le temps de les relire imprimées; il repose maintenant dans la tombe, enlevé à la fleur de l’âge dans toute l’expansion d’un talent qui grandissait chaque jour, et laissant dans l’âme de ses nombreux amis, de ses confrères, de toute cette jeunesse qui se pressait sympathique autour de sa chaire, le sentiment douloureux d’une perte à jamais regrettable pour l’enseignement et les lettres.

Il y a déjà un an que M. Ozanam n’est plus, et dans un temps où la mobilité des événemens efface si vite le souvenir des personnes, son souvenir est resté vivant au cœur de tous ceux qui l’ont approché. Depuis la notice si touchante que M. Ampère a publiée dans le Journal des Débats, il a paru sur M. Ozanam divers travaux estimables; on prépare en ce moment une édition de ses œuvres complètes, et dernièrement encore l’assemblée nombreuse et recueillie que réunissait dans l’église des Carmes un triste anniversaire attestait par sa présence que la mémoire d’un beau talent rehaussé par un noble caractère laisse des traces qui ne s’effacent pas en un jour. Sous l’impression de cet affligeant souvenir, nous éprouvons le besoin de parler de M. Ozanam à ceux qui ne Font pas connu, de dire à notre tour ce que nous aimions, ce que nous admirions en lui, et combien de mérites divers offrait cette existence si pure, si belle et si tôt brisée. M. Ozanam était de ceux qui ne sont pas appelés à vivre longtemps. Il avait la passion du travail, et le travail le tuait. Quoique le plus doux des hommes, il aurait pu dire comme Boerne, un des plus âpres écrivains de l’Allemagne : « Je n’écris pas seulement avec de l’encre et une plume, mais avec le sang de mes veines, avec la moelle de mes os, avec mes muscles, avec mes nerfs. » Il joignait une imagination ardente et colorée à l’esprit investigateur, à la ténacité consciencieuse et infatigable de l’érudit; il avait de plus une chaleur de cœur, une exaltation d’âme, un enthousiasme fébrile du bien et du beau, qui ne lui permettaient de traiter aucun sujet sans y dépenser une partie de sa vitalité; mais cette flamme intérieure toujours brûlante, qui minait et corrodait sa constitution frêle et nerveuse, faisait en même temps sa puissance comme écrivain et surtout comme professeur.

Dans cette carrière si redoutable de l’enseignement littéraire, dont les difficultés ne sont bien comprises que par ceux qui les ont expérimentées, — où il faut tant d’efforts pour arriver seulement jusqu’au médiocre, tant de qualités différentes pour atteindre au bien, et où l’excellent est peut-être plus rare que dans toutes les autres carrières, — M. Ozanam apportait un assemblage de talens acquis et de dons naturels qui devaient avant peu le placer à la hauteur des maîtres les plus illustres. Solidité, élégance, élévation, netteté, spontanéité, sûreté de mémoire, entraînement chaleureux, possession de soi-même, rien ne lui manquait de ce qui est nécessaire pour faire un professeur accompli. Qu’on ajoute à cela la force particulière que lui donnaient des convictions religieuses ardentes et fermes, et l’on comprendra l’impression qu’il produisait sur un auditoire. Nous voudrions le peindre dans cette chaire de littérature étrangère à la Sorbonne qui l’a grandi et qui l’a dévoré, mais ce portrait est déjà fait (et beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire) par un écrivain bien connu des lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Nous n’avons qu’à l’emprunter aux belles pages que M. Ampère a consacrées à la mémoire de M. Ozanam : ces pages, empreintes d’un sentiment de douleur intime et profonde, honorent singulièrement l’homme qui a mérité de tels regrets. « Ceux qui n’ont pas entendu professer Ozanam, dit M. Ampère, ne connaissent pas ce qu’il y avait de plus personnel dans son talent. Préparations laborieuses, recherches opiniâtres dans les textes, science accumulée avec de grands efforts, et puis improvisation brillante, parole entraînante et colorée, tel était l’enseignement d’Ozanam. Il est rare de réunir au même degré les deux mérites du professeur, — le fond et la forme, le savoir et l’éloquence. Il préparait ses leçons comme un bénédictin, et les prononçait comme un orateur : double travail dans lequel s’est usée une constitution ardente et frêle, et qui a fini par la briser ! Mais aussi quelles heures ! Quand Ozanam paraissait dans sa chaire avec sa figure pâle, sa voix vibrante, tout rempli d’un sujet profondément étudié, quand, s’échauffant peu à peu sous l’empire de quelque sentiment généreux de religion ou d’humanité qu’il savait faire jaillir des matières les plus arides, tout ému, tout palpitant, il mêlait l’enthousiasme à la science, passionnait l’érudition, élevait par moment la chaire du professeur au niveau de la tribune oratoire ou de la chaire chrétienne, — il passait sur son auditoire de ces frémissemens qui sont le témoignage de l’éloquence le plus incontestable, parce qu’il est le plus involontaire. »

La notice de M. Ampère nous dispense également d’entrer dans l’analyse des principaux ouvrages de M. Ozanam. Nous ne ferons que mentionner son beau volume sur Dante et la philosophie catholique au XIIIe siècle, dans lequel il a si heureusement restitué à cette grande figure de l’auteur de la Divine Comédie son véritable caractère, sous le poète découvrant le théologien, et suivant dans tous ses détours le travail subtil et profond de la pensée humaine au moyen âge. Nous ne dirons aussi qu’un mot des Études germaniques, honorées deux fois par l’Académie des Inscriptions et belles-lettres du grand prix Gobert, ouvrage substantiel où l’auteur expose l’histoire de la civilisation chrétienne dans le monde barbare, en mêlant aux dissertations les plus savantes un heureux choix de ces légendes, de ces récits poétiques et populaires qu’il aimait, dont il savait tirer un merveilleux parti, et qui donnaient tant de charme et de couleur à son érudition. Nous ne nous arrêterons qu’un instant à ce gracieux travail intitulé les Poètes franciscains en Italie au treizième siècle, dans lequel M. Ozanam s’est plu à redonner la vie à d’humbles moines, à encadrer dans les considérations historiques les plus hautes les détails de mœurs les plus attrayans, et la poésie tendre, mystique et naïve des disciples de saint François. C’est au dernier ouvrage d’Ozanam que nous avons hâte d’arriver, parce que ce court récit d’un voyage à Burgos, publié depuis sa mort sous le titre d’Un Pèlerinage au pays du Cid, offre, comme nous l’avons dit, une sorte de résumé de toutes les qualités de son esprit et de son cœur. Il y apparaît en effet tout entier avec cette élévation d’idées, cette vivacité d’imagination, ce coloris de style, ce mélange de gaieté, de finesse, de sérieux et d’onction qui fait qu’on rencontre tour à tour en lui un touriste amusé et amusant, un érudit consciencieux, un poète inspiré, un chrétien ému et émouvant. On a bien souvent, par exemple, décrit la mer; est-il beaucoup de nos grands coloristes, sans en excepter Chateaubriand lui-même, qui aient su rendre la poésie de la mer avec des couleurs plus belles que M. Ozanam dans ce tableau que nous empruntons à son Pèlerinage ? « La grandeur infinie de la mer ravit dès le premier aspect ; mais il faut la contempler longtemps pour apprendre qu’elle a aussi cette autre partie de la beauté qu’on appelle la grâce. Homère le savait bien, et c’est pourquoi, s’il donnait à l’Océan des dieux terribles et des monstres, il le peuplait en même temps de nymphes et de sirènes enchanteresses. J’ai vu le jour s’éteindre au fond du golfe de Gascogne, derrière les monts Cantabres, dont les lignes hardies se découpaient nettement sous un ciel très pur. Ces montagnes plongeaient leurs pieds dans une brume lumineuse et dorée qui flottait au-dessus des eaux. Les lames se succédaient azurées, vertes, quelquefois avec des teintes de lilas, de rose et de pourpre, et venaient mourir sur une plage de sable, ou caresser les rochers qui encaissent la plage. Le flot montait contre l’écueil et jetait sa blanche écume, où la lumière décomposée prenait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : les gerbes capricieuses jaillissaient avec toute l’élégance de ces eaux que l’art fait jouer dans les jardins des rois; mais ici, dans le domaine de Dieu, les jeux sont éternels. Chaque jour ils recommencent et varient chaque jour, selon la force des vents et la hauteur des marées….. David avait aussi admiré ce spectacle, et peut- être, du haut du Carmel, son regard embrassait-il les espaces mouvans de la Méditerranée, lorsqu’il s’écriait : Les soulèvemens de la mer sont admirables : Mirabiles elationes maris. »

A côté de cette page d’un ton si imposant, le voyageur nous décrira gaiement un jeu de paume dans le pays basque. Il nous montrera les anciens du village siégeant au banc des juges, sans oublier la fraîche retraite ménagée dans le mur qui garde la bouteille conseillère des cas difficiles. Plus loin, c’est l’attirail homérique d’une cuisine d’auberge à Burgos qui réjouit un Instant les yeux de ce malade à qui son estomac débile ne permet d’apprécier ce spectacle qu’au point de vue de l’art. Ailleurs, s’il s’agit de peindre les monumens et de raconter l’histoire de la capitale de la Vieille-Castille, l’érudit et le poète prennent alors le pas sur le touriste, et en quelques pages il déroule devant nos yeux toutes les splendeurs de Burgos. Lorsqu’il faut enfin quitter la patrie du Cid, le voyageur que la mort tient déjà sous sa main termine ses adieux par une poétique invocation à Notre-Dame de Burgos.

« Le moment est venu, dit-il, de prendre congé de ces beaux lieux que je ne reverrai plus, et auxquels je vais laisser suspendue une partie de mes affections et de mes regrets, comme j’en ai déjà laissé à tant de vieilles villes, de montagnes et de rivages. Il y a quelque part en Sicile des tronçons de colonnes ombragées d’un bouquet d’oliviers, à Rome un oratoire dans les catacombes, au pied des Pyrénées une chapelle côtoyée par des eaux limpides qui fuient sous un pont voilé de lierre; il y a sur les côtes de Bretagne des grèves mélancoliques où mes souvenirs retournent avec un charme infini, surtout quand l’heure présente est triste et l’avenir inquiet. J’ajouterai Burgos à ces pèlerinages de ma pensée qui me consolent quelquefois du pèlerinage douloureux de la vie. Souffrez donc que j’embrasse d’un dernier regard l’ensemble de la cathédrale, que je m’agenouille dans le radieux sanctuaire, devant la Vierge du retable, et si la prière d’un catholique vous scandalise, ne m’écoutez pas. — O Notre-Dame de Burgos, qui êtes aussi Notre-Dame de Pise et de Milan, Notre-Dame de Cologne et de Paris, d’Amiens et de Chartres, reine de toutes les cités catholiques, oui, vraiment, « vous êtes belle et gracieuse, » pulchra es et decora, puisque votre seule pensée a fait descendre la grâce et la beauté dans ces œuvres des hommes. Des barbares étaient sortis de leurs forêts, et ces brûleurs de villes ne semblaient faits que pour détruire. Vous les avez rendus si doux, qu’ils ont courbé la tête sous les pierres, qu’ils se sont attelés à des chariots pesamment chargés, qu’ils ont obéi à des maîtres pour vous bâtir des églises. Vous les avez rendus si patiens, qu’ils n’ont pas compté les siècles pour vous ciseler des portails superbes, des galeries et des flèches. Vous les avez rendus si hardis, que la hauteur de leurs basiliques a laissé bien loin les plus ambitieux édifices des Romains, et en même temps si chastes, que ces grandes créations architecturales, avec leur peuple de statues, ne respirent que la pureté et l’immatériel amour. Vous avez vaincu jusqu’à la fierté de ces Castillans qui abhorraient le travail comme une image de la servitude; vous avez désarmé un grand nombre de mains qui ne trouvaient de gloire que dans le sang versé; au lieu d’une épée, vous leur avez donné une truelle et un ciseau, et vous les avez retenus pendant trois cents ans dans vos ateliers pacifiques. Notre-Dame, que Dieu a bien récompensé l’humilité de sa servante ! et en retour de cette pauvre maison de Nazareth, où vous aviez logé son fils, que de riches demeures il vous a données ! »

Citer de telles pages est sans doute le meilleur moyen de faire apprécier cet esprit à la fois si austère, si ardent, si gracieux et si doux; mais le portrait de M. Ozanam ne serait pas complet si nous n’insistions sur quelques traits caractéristiques de sa physionomie qui lui gagnaient des sympathies dans les camps les plus divers. L’auteur du Pèlerinage au pays du Cid était, on le sait, un catholique très pieux, catholique non pas seulement de parade, mais de pratique sévère et constante. Les travaux les plus ardus de l’intelligence n’avaient altéré en rien la candeur et la ferveur de sa foi. C’était précisément ce mélange d’une érudition solide et d’un sentiment religieux empreint d’une sorte d’exaltation juvénile et poétique qui donnait aux leçons du professeur un attrait tout particulier. Dans la vie ordinaire, la piété de M. Ozanam n’offrait aucune de ces nuances d’aigreur ou de sécheresse qu’elle présente quelquefois quand elle s’unit à des caractères qui ne sont pas foncièrement bons : elle ne produisait chez lui qu’un redoublement d’aménité et de grâce. Doué d’un esprit très fin et qui aurait pu facilement l’entraîner jusqu’à la causticité, M. Ozanam n’allait jamais au de la d’une certaine gaieté inoffensive qui rendait sa conversation piquante sans la rendre blessante pour personne, pas même pour les absens. On a dit souvent que le catholicisme est une grande école de respect. Ce principe, qui n’est pas toujours observé dans les emportemens de la polémique religieuse, dirigeait invariablement la parole et la plume de M. Ozanam, inébranlable dans ses convictions personnelles, mais n’employant jamais pour les répandre d’autre langage que celui de la persuasion. Jamais il ne confondit le doute sincère avec l’hostilité et la mauvaise foi; il savait honorer la probité et le talent partout où il les rencontrait, et nul homme ne s’attacha plus que lui à pratiquer scrupuleusement ce beau précepte : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Il va sans dire que sa piété n’était pas oisive. Tout le temps que lui laissaient ses occupations de professeur et d’écrivain était consacré à de bonnes œuvres; il était l’un des fondateurs de la société de Saint-Vincent-de-Paul; toutes les associations qui ont pour but l’éducation ou le soulagement du pauvre trouvaient en lui un coopérateur actif et zélé. Non-seulement il accomplissait tout ce bien sans faste, mais il y mettait une sorte de pudique mystère qui n’a été complètement dévoilé qu’après sa mort. C’est cette partie cachée de sa vie qui a fait dire à un maître éminent, à M. Ampère, parlant de cet ami plus jeune, qu’il entourait d’une affection toute paternelle : « Il m’inspirait du respect par ses vertus. »

La piété de M. Ozanam offrait encore un autre caractère, qui explique son influence sur la jeunesse des écoles, et qu’il importe de mettre en lumière. Enfant soumis de l’église dans les choses de la foi, M. Ozanam était pour tout le reste un homme de son temps. N’ayant jamais eu à se reprocher aucune complicité dans les folies de son siècle, il ne se croyait pas tenu de lui rompre en visière et de méconnaître ce qui se mêle d’instincts généreux et de légitimes espérances à ses plus déplorables erreurs. L’étude de l’histoire lui avait appris que l’église, en gardant son unité doctrinale, s’était adaptée, dans le cours des âges, aux sociétés les plus différentes et aux formes de gouvernement les plus opposées. Dans les rapports de l’église avec les temps qu’elle traverse, M. Ozanam trouvait l’application de cette belle parole de Chateaubriand : « Son cercle flexible s’étend avec les lumières et les libertés, tandis que la croix marque à jamais son centre immobile. » Il était persuadé que la force morale d’une société se mesure surtout à la dose de liberté qu’elle peut supporter sans péril pour l’ordre, et là où d’autres ne voient que des instincts mauvais à étouffer, il voyait, lui, des aspirations salutaires, mais confuses, à éclairer et à régler.

L’étude de l’histoire lui avait appris également que, même en partant comme il le faisait du dogme de la chute et de la rédemption, le mouvement des sociétés humaines n’a plus de sens, si l’on n’y reconnaît pas à travers des irrégularités accidentelles et passagères un progrès général qui, sous l’influence même du christianisme, « s’accomplit obscurément, sourdement, jusqu’à ce qu’il se fasse jour et éclate dans une plus juste économie de la société et dans une plus vive lumière des esprits. » Ce catholique fervent était donc à la fois un partisan de la liberté et un défenseur de l’idée vitale du progrès.

Les dernières leçons qu’il professa à la Sorbonne pendant l’hiver de 1852, et dont les deux premières ont été publiées, témoignent de la persistance de ses convictions. Dans un moment où après tant de mécomptes, tant d’illusions déçues, des esprits légers pouvaient considérer sa tentative comme une sorte de dérision, il annonça bravement qu’il traiterait du progrès, et qu’il chercherait la démonstration de sa théorie dans les siècles mêmes qui semblaient s’y refuser le plus, c’est-à-dire en étudiant l’histoire de l’esprit humain depuis la décadence romaine jusqu’au XIIIe siècle. De là le titre de son cours du progrès dans les siècles de décadence.

Après avoir prouvé que l’idée du progrès bien entendue, c’est-à-dire avec la subordination de l’élément matériel à l’élément moral, loin d’être une idée païenne, est au contraire une idée inconnue à l’antiquité, et qui date du précepte de l’Évangile : Estote perfecti; après avoir établi que cette loi imposée à l’individu s’applique également à la société, M. Ozanam s’attachait à rendre raison des irrégularités qu’elle présente dans l’histoire : « S’il n’y avait, dit-il, dans l’homme qu’un bon principe, le progrès n’en serait que le développement calme et régulier; mais il y a dans l’homme deux principes, l’un de perfection, l’autre de corruption; — dans la société deux puissances, la civilisation et la barbarie. Le progrès est donc une lutte; cette lutte a des alternatives de défaite et de victoire. Toute grande période dans l’histoire part d’une ruine et finit par une conquête. » Entre la ruine d’une forme sociale qui doit périr et l’établissement d’une société nouvelle, il y a d’ailleurs une distance qui ne se franchit pas en ligne droite, et où se manifestent les oscillations de la liberté humaine. « Il y a des jours de maladie, des années d’égarement, des siècles qui n’avancent pas, des siècles qui reculent... Dans ces périodes de désordre. Dieu laisse les personnes maîtresses de leurs actes, mais il a la main sur les sociétés; il ne souffre pas qu’elles s’écartent au-delà d’un point marqué, et c’est là qu’il les attend pour les reconduire par un détour pénible et ténébreux plus près de cette perfection qu’elles oublièrent un moment. » C’est à ce point de vue que le professeur catholique ne craignait pas de rendre hommage à « l’admirable élan de 1789, qui, disait-il, fut détourné de sa voie, mais qui ramenait les peuples aux traditions du droit public chrétien. « Distinguant entre les révolutions et les jugeant avec une entière liberté d’esprit, M. Ozanam trouvait en leur faveur des argumens jusque chez M. de Bonald. N’est-ce pas en effet M. de Bonald qui a écrit cette phrase curieuse sous sa plume : « Les révolutions elles-mêmes, ces scandales du monde social, deviennent, entre les mains de l’ordonnateur suprême, des moyens de perfectionner la constitution de la société ? »

Telles étaient les idées générales que M. Ozanam appliquait à la période historique qui sépare la chute de l’empire romain des temps modernes. C’est en respectant le passé sans lui sacrifier ni le présent ni l’avenir, c’est en s’associant à tous les sentimens généreux de la jeunesse sans la flatter jamais dans ses chimères ou dans ses erreurs qu’il se faisait aimer de ceux-là même qui ne partageaient point l’ardeur de sa foi. C’est en cherchant dans l’histoire des lettres la confirmation de toutes les grandes vérités sur lesquelles repose la civilisation chrétienne, c’est en défendant ces mêmes vérités au nom du progrès social, en montrant l’industrie et la science impuissantes à faire la force d’une société privée de grandeur morale, que M. Ozanam travaillait à préparer les générations nouvelles à cette vie de liberté intelligente et régulière dont notre siècle éprouve le désir sans pouvoir s’en assurer la jouissance, parce qu’il n’a pas encore acquis les vertus qu’elle exige.

Au plus fort de ses espérances de catholique libéral, au plus beau moment de la vie d’un pontife tant éprouvé depuis, M. Ozanam écrivait de Rome : « Depuis soixante ans, la société veut, cherche la liberté; elle ne saurait s’en passer à aucun prix. Elle ne peut pas se passer non plus du christianisme. Cependant on lui a fait croire que ces deux grands biens sont incompatibles, qu’il faut choisir, et elle n’a pu prendre sur elle de renoncer ni à l’un ni à l’autre. » Celui qui parlait ainsi croyait que le problème de cette alliance était enfin résolu; il se trompait : le problème subsiste, et ses difficultés, loin de s’amoindrir, semblent s’accroître de jour en jour; mais c’est ce qui rend plus regrettable encore la perte de M. Ozanam. Comment ne pas déplorer en effet qu’un homme dans l’esprit duquel s’était opérée si sincèrement cette conciliation qui paraît si difficile à tant d’autres, comment ne pas déplorer qu’un tel homme, influent par la dignité de sa vie, par la parole, ait quitté le monde et ne puisse plus contribuer pour sa part à élever, à épurer les âmes, à pacifier et à rapprocher les cœurs ?


LOUIS DE LOMENIE.


TYPES OF MANKIND OR ETHNOLOGICAL RESEARCHES BASED UPON THE ANCIENT MONUMENTS, PAINTINGS, SCULPTURES AND CRANIA OF RACES, etc., par J.-C. Nott et G. Gliddon[1]. — Ce volumineux ouvrage a été publié en Amérique au mois de juin 1854, et n’a pénétré en France que depuis peu de temps. M. Morton, à qui l’on doit la première idée de ce travail, croit à la diversité spécifique des hommes. Ce savant, dont le nom, célèbre et populaire de l’autre côté de l’Océan, est si peu connu parmi nous, étudiait depuis fort longtemps une question qui préoccupe tour à tour les naturalistes et les historiens, les archéologues et les philosophes. La physiologie et l’anatomie ne lui avaient pas paru suffisantes pour la résoudre, et, voulant arriver à la vérité, il s’était instruit presque dans toutes les branches des connaissances humaines. L’ethnographie en effet est une science difficile et plus difficile encore pour un Américain que pour tout autre. On est bien prompt à accuser les écrivains de cette nation de défendre l’esclavage, et ils ont besoin d’avoir plus raison que d’autres pour échapper à d’odieuses imputations. Si la doctrine de la diversité humaine pouvait excuser cette inconséquence funeste d’un état libre, personne n’hésiterait à sacrifier ses convictions à la cause de l’humanité; mais il est bien évident pour tout esprit de bonne foi que c’est l’unité de but dans la création, et non une consanguinité matérielle, qui est le fondement de la fraternité humaine. Assurément il est triste, il est désolant, pour employer une expression de M. de Humboldt, d’établir entre les races une distinction profonde et permanente. Cependant cette différence est avouée de tous. Qu’importe donc, pour les droits innés à toute créature raisonnable, que tous les hommes aient eu dès l’origine ces caractères qui les distinguent, ou qu’ils les aient acquis par des dégradations ou des perfectionnemens successifs ? Qu’importe que cette barrière ait été posée entre les hommes par le Créateur, ou qu’elle ait été élevée peu à peu par des lois inconnues de la nature jusqu’à devenir infranchissable ?

M. Morton mourut au printemps de l’année 1851, laissant quelques manuscrits et une collection de crânes admirable. Deux savans, MM. Nott et Gliddon, qui s’intitulent modestement ses élèves, voulurent honorer sa mémoire et compléter son œuvre. Leur travail, qui dans l’origine ne devait consister qu’en une exposition succincte des doctrines de leur illustre compatriote, devint bientôt l’ouvrage le plus important peut-être de l’ethnographie moderne. Tous les amis des sciences s’intéressèrent à leur publication, et chacun essaya d’y contribuer de son mieux. Aussi l’ouvrage n’est-il, à vrai dire, qu’une suite de dissertations sur les diverses parties de cette science. Outre des mémoires inédits de M. Morton sur l’Origine du genre humain, les Dimensions du cerveau chez l’homme, etc., il renferme un mémoire de M. Usher intitulé Géologie et Paléontologie dans leurs rapports avec l’origine des hommes, une notice de M. Patterson sur Morton, un travail de M. Agassiz et divers essais de M. Nott sur la physiologie et l’anatomie, de M. Gliddon sur l’archéologie et la Genèse. Parmi les preuves les plus négligées jusqu’ici de la diversité humaine, on doit citer celles que renferme un essai de M. Agassiz sur la Distribution naturelle du règne animal. Au premier abord, les animaux paraissent jetés sur la terre d’une façon irrégulière, et leur distribution ne semble pas soumise à des lois fixes et permanentes. La chaleur a été longtemps considérée comme l’unique cause de leur distribution géographique. Il n’en est rien cependant, et le monde peut être divisé en provinces zoologiques, sans que la température soit le seul guide de cette division. Ainsi la faune du côté occidental de l’Europe n’est pas celle du bassin de la mer Caspienne; les animaux qui habitent l’ouest de l’Amérique ne se trouvent pas dans la partie orientale de ce continent, quoique la latitude soit la même. M. Agassiz a remarqué que ces divisions zoologiques correspondent aux divisions établies par l’observation des types humains. Partout où la faune est la même, les hommes appartiennent à la même race; lorsqu’elle varie, ils varient avec elle à peu près dans les mêmes limites. Les deux types les plus profondément séparés sont l’Alfouroux et l’Européen, et l’Australie ne renferme guère que des édentés et des marsupiaux de fourmilier, le kanguroo, l’ornithorinque, etc.), mammifères presque inconnus dans nos contrées. La race mongole au contraire, qui présente avec la nôtre d’assez grandes analogies, est entourée d’animaux qui ressemblent fort à ceux que nous avons sous les yeux. Le Français ne diffère guère plus du Chinois que la chèvre (capra siberica) ne diffère du bouquetin (capra ibex), le yak du bœuf, l’ours du Thibet de l’ours brun, l’argali du mouton, etc. Ces divisions ne sont pas accidentelles, et chaque peuple n’a pas choisi en s’établissant dans un pays les animaux propres à satisfaire ses besoins ou ses caprices.

On a la preuve certaine, par les travaux de M. Ch. Pickering, vérifiés naguère par M. de Rougé, que depuis plus de cinq mille ans la faune d’Egypte n’a pas varié. Les travaux de M. Owen ont même montré que, dans les périodes zoologiques passées, les espèces animales de chaque contrée présentent des caractères semblables à ceux des espèces actuellement vivantes. La nature en effet a opposé aux migrations des animaux des difficultés insurmontables; elle les a pourvus de l’instinct, force inconnue et incompréhensible qui les attache au sol qu’ils habitent, à ces centres de création si bien démontrés par M. Milne Edwards. La mer aussi se divise en provinces zoologiques invariables, quoiqu’elles ne soient pas séparées par des obstacles matériels. Des croisemens multipliés peuvent seuls affaiblir cet instinct. Les hommes eux-mêmes sont loin d’en être exempts, et il faut, suivant M. Agassiz, admettre également pour eux des centres de création. Il est vrai que l’intelligence l’emporte parfois sur l’instinct et donne aux hommes une certaine mobilité; mais la nature physique impose à cette mobilité des bornes assez étroites. surtout lorsque la race est très pure. Il est remarquable que, chez les hommes comme chez les animaux, les croisemens seuls peuvent modifier cette tendance. Ainsi la race caucasique, qui sacrifie chaque année à son humeur voyageuse des milliers d’individus, est loin d’être pure, et n’est devenue à peu près cosmopolite que grâce à de nombreux mélanges. Il serait curieux de rechercher ce qui arrivera lorsque ce type aura absorbé tous les autres, et que les races inférieures auront disparu. M. Gliddon se demande si la loi de la nature, qui, sans interdire le mélange des espèces, rend cependant les unions de ce genre peu fécondes, accomplira son œuvre de destruction, et si, dans des temps futurs, des ossemens fossiles de la race caucasique resteront seuls pour témoigner de l’existence passagère des hommes sur notre planète.

La nation américaine est essentiellement pratique. Ses savans sont un peu de l’école de Cuvier, qui se défiait tant de la spéculation; leur science ne consiste guère que dans une nomenclature assez aride des faits. M. Agassiz, qui est d’origine genevoise, n’a pas évité ce défaut de ses nouveaux compatriotes, et c’est à peu près la seule critique que nous puissions faire de ce travail. Il eût été intéressant, par exemple, de généraliser les observations dont nous parlons, de nous montrer quels rapports ont entre eux les hommes et les animaux qui habitent les mêmes provinces. On éclairerait peut-être ainsi d’un nouveau jour les rapports si curieux et si inconnus du physique et du moral. A mesure qu’on s’éloigne des pôles et qu’on se rapproche de l’équateur, la machine animale semble se perfectionner : il en est de même à quelques égards de la nature physique de l’homme; mais tandis que les animaux les plus intelligens, les singes, ne peuplent que les forêts des tropiques, à côté d’eux se trouvent les derniers des hommes, comme si la nature avait voulu nous faire toucher au doigt, pour ainsi dire, la démarcation qui sépare l’homme de l’animal, et nous interdire toute comparaison entre l’instinct le plus développé et l’intelligence la plus obtuse.

Dans un mémoire très érudit, M. Gliddon discute un des principaux argumens des unitaires, le dixième chapitre de la Genèse, avec une grande liberté et une certaine intelligence des antiquités et de la langue hébraïque. Suivant lui, l’auteur inspiré de la Genèse, en parlant de la dispersion des fils de Noé sur la terre, n’a pu s’occuper que de la très petite partie du monde que connaissaient les Hébreux, et des peuples dont lui-même n’ignorait pas l’existence. Une ingénieuse et séduisante comparaison des noms des fils de Noé avec ceux des peuples qu’ils ont engendrés, suivant M. Gliddon, accompagne cette dissertation, dont les idées principales paraissent analogues à celles de l’ancien bibliothécaire du Vatican, M. l’abbé Lanzi.

Y a-t-il des hommes fossiles ? M. Usher répond à cette question par une affirmative un peu hasardée. Il est bien vrai qu’on a trouvé dans le diluvium du Mississipi des ossemens humains que des savans croient appartenir aux périodes passées de notre état géologique; mais ce fait n’a pas encore été assez prouvé pour motiver des conclusions certaines. Il est bien vrai qu’on ne peut plus soutenir, comme autrefois, que l’existence des hommes fossiles soit impossible, mais la question n’est pas encore tranchée. Elle est en effet difficile. Pour démontrer qu’un os d’animal est fossile, il y a deux manières : étudier sa forme d’abord, puis l’âge de la couche de terre où on le trouve. Les hommes ayant toujours eu le même squelette, la première indication ne peut nous servir ; la seconde reste seule, et elle est la plus incertaine des deux.

Ce que nous venons de dire des Types of Mankind suffit sans doute pour donner une idée de cet important ouvrage. Tel qu’il est, malgré des imperfections qu’explique la manière dont il a été composé, il a pour les ethnographes un grand intérêt, et leur fournira beaucoup d’utiles matériaux. Il faut rendre hommage au dévouement de MM. Nott et Gliddon, qui ont consacré tant de recherches et de travaux à perpétuer les idées et la mémoire d’un homme qui honore l’Amérique. Tous les savans des États-Unis ont essayé de contribuer à cette publication, les uns par leurs écrits, les autres par leurs collections ; des négocians même les ont aidés de leur argent et de leurs vaisseaux. Nous avons été étonné du nombre des souscripteurs réunis par un livre qui n’a guère d’intérêt que pour une classe de lecteurs très restreinte. Une nation qui doit sa grandeur à son industrie s’honore en montrant qu’elle sait faire des sacrifices à la science et à la gloire de ses enfans. Les auteurs le sentent et l’expriment ; ils ont le bonheur réservé aux peuples libres : ils sont fiers de leur pays.


PAUL DE REMUSAT.


GOETHE UND WERTHER, BRIEFE HERAUSGEGEBEN VON KESTNER (GOETHE ET WERTHER, CORRESPONDANCE PUBLIEE PAR KESTNER[2]. — La grande époque de la littérature germanique a été suivie d’un temps de repos assez long. Les ouvrages qu’elle a produits ont provoqué depuis plusieurs années de nombreux commentaires, et parmi ces appréciations ainsi multipliées il en est qui ont été utiles, qui ont servi à éclairer l’opinion publique sur des écrivains dont les qualités échappaient souvent à un jugement immédiat. À côté des commentaires sont venus peu à peu se placer des documens d’un intérêt plus général peut-être, des correspondances intimes et inédites par exemple, telles que ces lettres de Goethe et de la famille Kestner récemment publiées. On sait que dans les principaux ouvrages de Goethe, c’est la vie intérieure du poète qui se révèle et qui s’épanche en quelque sorte ; c’est par exemple un fait acquis depuis longtemps que le rôle joué dans la conception de Werther par un épisode tristement réel, le suicide du jeune Jérusalem, qui s’était tué par amour. Bien d’autres influences ont agi, de concert avec cet épisode, sur Goethe au moment où il écrivait Werther, et l’histoire intime d’un roman célèbre compte aujourd’hui, grâce à la correspondance qu’on vient de publier, un chapitre de plus.

Goethe avait vingt-trois ans lorsqu’il fit la connaissance de Kestner. Ce dernier rend compte dans une lettre que nous allons citer de l’impression que Goethe fit sur lui. Avant tout, il est peut-être bon de faire observer que le style de cette correspondance porte dans son désordre original le caractère robuste qui était propre à la seconde moitié du XVIIIe siècle.

« Au printemps de l’année 1772, écrit Kestner, est arrivé ici un certain Goethe de Francfort, de sa profession docteur en droit, âgé de vingt-trois ans, fils unique d’un père riche. L’intention de son père était qu’il exerçât sa profession ; mais son projet à lui est d’étudier Homère, Pindare, etc., et de s’occuper de ce que son génie, sa manière de penser et son cœur lui inspireront. Il a une imagination extrêmement vive, d’où il résulte qu’il s’exprime le plus souvent par figures et métaphores. Il dit aussi de lui-même qu’il parle toujours improprement, qu’à bien prendre il ne sait jamais s’exprimer; mais il espère, quand il sera plus âgé, pouvoir penser et dire ses idées telles qu’elles sont. Il ressent vivement toutes les émotions, mais souvent aussi il a beaucoup de puissance sur lui-même. Sa manière de penser est noble; libre de préjugés, il agit comme bon lui semble, sans rechercher si cela plaît aux autres, si c’est la mode, ou si les mœurs le permettent. Il déteste toute contrainte. Il aime les enfans, et il est porté à s’entretenir avec eux; il est bizarre, et il y a différentes choses dans ses manières, dans son extérieur qui pourraient le rendre désagréable; mais il est bien vu par les enfans, par les femmes et par d’autres personnes. Il estime profondément le sexe féminin. In principiis, il n’est pas encore ferme, et il s’efforce seulement d’adopter un système positif. Il n’est pas ce que l’on appelle orthodoxe, mais ce n’est pas par orgueil ou par caprice, ou pour se donner de l’importance. Sur certaines matières essentielles il communique avec peu de personnes, il n’aime pas déranger les autres dans leurs idées paisibles. Il déteste le scepticisme, aspire à la vérité et à la détermination de certaines matières capitales : il croit être fixé au sujet des principales; mais, autant que j’ai pu l’apercevoir, il ne l’est pas encore. Il ne va pas à l’église ni à la communion; car, dit-il, je ne suis pas assez hypocrite pour cela. »

La plupart de ces observations sont d’une vérité saisissante et s’accordent avec tous les jugemens recueillis plus tard sur Goethe. Par une lettre de Kestner, datée du 18 novembre de la même année, nous apprenons que Goethe a fait par hasard la connaissance de Charlotte. Cette Charlotte, dont il fit plus tard l’héroïne de son roman, devait être épousée par Kestner, et il est curieux de voir comment celui-ci parle des rapports du jeune poète avec sa future. «Goethe, dit-il, vit en elle l’idéal qu’il s’était fait d’une excellente fille. Il l’observait dans sa vie domestique, et il devint en un mot son adorateur. La découverte qu’elle ne pouvait lui donner que de l’amitié ne se fit pas attendre longtemps….. Cependant, quoique forcé d’abandonner tout espoir, qu’il abandonna réellement, il ne put gagner sur lui-même, malgré sa philosophie et son orgueil naturel, de vaincre entièrement son inclination. Il avait d’ailleurs des qualités qui pouvaient le rendre dangereux, surtout pour une femme sensible et de bon goût; mais Charlotte sut le traiter de telle sorte que nul espoir ne put éclore en lui, si bien qu’il dut l’admirer encore dans sa manière d’agir. Son repos en a beaucoup souffert ; il y eut quelques scènes remarquables qui me firent estimer davantage Charlotte et qui me rendirent Goethe plus précieux comme ami, mais qui me causèrent de l’étonnement en me montrant comment l’amour peut faire, des hommes les plus forts et les plus indépendans, des êtres étranges. Le plus souvent il me fit de la peine, et des luttes intérieures se développèrent en moi, car d’un côté je craignais ne pas être aussi capable que lui de rendre Charlotte heureuse, d’un autre côté je ne pouvais pas supporter la pensée de la perdre. Ce dernier sentiment prit le dessus; quant à Charlotte, je n’ai même pas pu apercevoir en elle l’ombre d’une semblable réflexion. Bref, après quelques mois, il comprit que, pour sa tranquillité, il avait besoin de se faire violence. Enfin, s’étant bien déterminé, il partit sans faire ses adieux après avoir déjà essayé plusieurs fois de fuir » Goethe ne cessait pas d’aimer tendrement celle qu’il savait être à jamais perdue pour lui : son attachement allait si loin, qu’il correspondait même avec le frère de Charlotte; mais ces lettres nous prouvent que Goethe sait toujours retrouver, même après les agitations les plus violentes, le calme de l’âme indispensable pour des créations vraiment harmonieuses. Intérieurement il était peut-être plus agité que ne le feraient croire ses lettres, car il avait cette chasteté naturelle qui rougit en jetant sur le papier ses sentimens les plus secrets. La correspondance continua même après le mariage de Kestner avec Charlotte. Kestner avait connu le jeune Jérusalem, qui s’était trouvé en face d’une autre femme à peu près dans la position de Goethe en face de Charlotte. Après le suicide de Jérusalem, Kestner fit une sorte de récit de cette histoire tragique et l’envoya à Goethe, qui se trouvait alors à Francfort. Le poète fut frappé de la ressemblance du sort du jeune Jérusalem avec le sien, et en écrivant son Werther, il confondit alors un épisode de sa propre vie avec celui qui venait de faire une si grande sensation en Allemagne. Il prépara la famille Kestner à la surprise qu’elle allait éprouver en lisant le roman qui avait pris naissance au milieu d’elle, et lui envoya un exemplaire de son Werther avant que l’édition ne fut rendue publique. Kestner répondit au poète par une lettre où une sorte de jalousie mal contenue perçait sous des observations en apparence purement littéraires. On comprend, à vrai dire, toute la susceptibilité de Kestner, qui se voyait devenu l’original d’un personnage dont le rôle dans le roman est nécessairement ingrat. « O poltron que vous êtes, lui dit Goethe, si vous pouviez seulement sentir la millième partie de ce que Werther est à mille cœurs, vous ne calculeriez pas les frais que vous fournissez à sa création ! Je ne voudrais pas retirer Werther même au péril de ma vie. Et crois-moi, si tu as de la patience, tes appréhensions disparaîtront comme des fantômes nocturnes, et je promets alors que j’effacerai tout ce qui reste de soupçons et de fausses interprétations dans ce public babillard, comme un vent pur du nord fait disparaître le brouillard et la vapeur.... »

Les observations de Kestner n’en eurent pas moins pour résultat de faire changer à Goethe certains traits du caractère d’Albert, lorsqu’il retoucha son Werther en 1783. Ce fut un sacrifice qu’il offrit à l’amitié. Goethe réserva pour son Faust l’expression complète des agitations de sa vie intétérieure, et les élémens de ce poème ne furent guère fournis que par cette longue lutte d’une nature qui s’était toujours efforcée de deviner l’énigme de l’existence humaine. Faust est en quelque sorte le Prométhée allemand, qui cherche à ravir aux dieux immortels le secret de la vie. Néanmoins, si nulle part le génie de Goethe ne se révèle plus pleinement que dans cet étrange poème, nulle part aussi mieux que dans Werther il ne nous initie aux premières crises de son épanouissement, et l’intérêt qui s’attache à cette curieuse époque de la vie du poète ne peut manquer de rejaillir sur sa correspondance avec Kestner.


Dr BAMBERG.


V. DE MARS.

  1. London and Philadelphia, gros in-4o, 1854.
  2. Un vol. in 8o, chez Cotta, à Stuttgart.