Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1916

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Chronique n° 2027
30 septembre 1916


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Durant toute cette quinzaine, dans le secteur anglais comme dans le secteur français du front occidental, au Nord et au Sud de la Somme, nos progrès ont continué. Au Nord, le 12 septembre, nos troupes ont attaqué sur une longueur de six kilomètres, à partir des environs de Combles, en descendant vers la rivière, et elles ont enlevé la première ligne des tranchées allemandes. Elles se sont emparées, en outre, de la cote 145, des bois Marrières, de tout le système de tranchées ennemies jusqu’à la route de Béthune à Péronne ; et, pour bien marquer leur victoire, elles ont fait d’un coup 1 500 prisonniers, auxquels plusieurs centaines d’autres se sont ajoutés par la suite. Quatre jours après, le 16 septembre, c’était le tour de l’armée anglaise. Elle attaquait vivement sur 10 kilomètres, prenait Martinpuich, Flers, Courcelette, le bois des Bouleaux, le bois des Foureaux, et faisait, de son côté, plus de 2 000 prisonniers. Cependant nous serrions de plus en plus près Bouchavesnes, une des avancées de Péronne, et nous l’occupions, tandis qu’au Sud, élargissant nos gains, nous chassions les Allemands des repaires qu’ils s’étaient creusés dans le vaste parc du château de Deniécourt. Leurs positions de Bapaume au Nord, de Péronne au centre, de Chaulnes et de Roye, plus au Sud et de plus loin, sont donc directement ou indirectement menacées ; hier, par la prise de Rancourt, par celle de Morval et de Lesbœufs, l’encerclement de Combles achevait de se dessiner ; dans la soirée, Combles même et Thiepval étaient pris, à leur tour. Comme à l’ordinaire, depuis que l’offensive de Picardie est commencée, tous les efforts de l’ennemi pour regagner le terrain perdu ont été vains ; toutes ses contre-attaques inutiles. Terrifié et presque pétrifié, au début, lorsque enfin il s’est ressaisi, ou plutôt lorsque, de sa main impitoyable, le commandement a eu redressé le soldat, il ne les a point ménagées. Il n’a réussi qu’à se faire hacher, entassant les uns sur les autres ses morts qui sont morts pour rien. On assure que, de notre part, les sacrifices sont minimes, et que nos opérations nous coûtent en hommes aussi peu qu’il est possible, le travail de notre infanterie étant minutieusement préparé et parfaitement couvert par notre artillerie. Nos canons dominent, nos troupes dominent. Nous sommes portés par la supériorité même que, moralement et matériellement, nous sentons que nous avons acquise. Et puisque l’Allemagne a voulu que, dans cette tuerie, toutes les puissances de destruction fussent déchaînées, nous avons lâché sur elle de nouveaux monstres.

Sur le front italien, patiemment, infatigablement, par-dessus les obstacles qu’a entassés la nature adverse, au prix d’un héroïsme obscur et quotidien, les troupes royales ne cessent de réaliser, elles aussi, dans le val Arsa et le haut Posina, des progrès qui, comme les nôtres sur la Somme, paraissent petits tant qu’on les mesure un à un, mais dont le total sera sensible, et dont les conséquences ne sont pas toutes à l’échelle même de la carte. A l’Est de Gorizia et sur le Carso, du Nad-Logen jusqu’au rivage de la mer, vers Monfalcone, en bombardant le château de Duino et le chemin de fer, à Oppacchiasella, une offensive pleine de promesses semble concertée et entreprise : dès son départ, 2 000 prisonniers, un butin de guerre considérable, sont tombés en la possession de nos Alliés. Il pourrait se livrer, par là, une des batailles qui décideront, sur place, du sort de Trieste, et peut-être du sort de la monarchie austro-hongroise. Les accens de la proclamation que le duc d’Aoste vient d’adresser à son armée de l’Isonzo sont trop enflammés, trop lyriques, pour ne pas annoncer ou présager de grandes actions.

Sur le front russe, dans la région du Dniester, les Russes tiennent Halicz sous le feu multiplié de leurs grosses pièces. L’aile gauche de l’armée de Bothmer a été enfoncée. De même que chez nous, les contre-attaques allemandes où s’acharne l’énergie farouche d’Hindenburg échouent. Les divisions de Letchitsky, couronnant sommet par sommet les Carpathes, appuient la marche envahissante des Roumains en Transylvanie.

Dans ce secteur de Transylvanie, l’armée roumaine s’était portée et établie sur une ligne allant de Brasso, à l’Est, vers Sibiu, à l’Ouest, en passant au centre par Fogaras, sur l’Aluta, se confondant par conséquent avec le tracé même d’une des principales artères par où circule la vie en ces âpres contrées. Elle avait poussé devant elle des pointes dont quelques-unes avaient pénétré en profondeur à cinquante, à soixante et, dit-on, jusqu’à près de quatre-vingts kilomètres, dans l’intérieur du pays. Le spectacle des populations de Szekely, sicules ou sekles, et saxonnes, qui s’enfuyaient affolées à l’approche des Roumains, par un juste retour des choses, — et comme tant d’autres, ailleurs, avaient dû s’enfuir à l’approche des Impériaux, — l’extrême facilité avec laquelle l’armée roumaine avait pu faire ce bond, et, pour ainsi dire, sauter du haut des Alpes de Transylvanie au bord de la plaine hongroise, avaient plongé dans le désarroi l’âme magyare, pourtant froide et dure. On parlait de se retirer non plus déjà sur le Maros, mais sur la Tisza. Un réveil d’énergie, sans doute sur l’exhortation impérieuse, sur l’injonction d’Hindenburg, a tenté de relever plus loin la barrière. Autant qu’on puisse lire dans la concision, — et la contradiction, — des « communiqués, » la vague roumaine s’est provisoirement figée à Petroceny. Peut-être aussi le vent a-t-il soufflé et gonflé le flot d’un autre côté. Mais ce qui fait que la marée est la marée, c’est qu’elle revient.

Et puis, il y a la compensation. Dans la Dobroudja, la position des Roumains et de leurs adversaires était précisément inverse. C’étaient les hordes germano-bulgaro-turques qui menaçaient, avançaient, envahissaient. Tourtoukaï était tombée, — et quel bruit on avait fait, à Berlin et à Vienne, autour de sa chute ! — Silistrie avait été évacuée : avec une complaisance qui n’exagérait que des trois quarts, on « contait, » plus qu’on ne les « comptait, » les milliers de prisonniers qui s’étaient laissé prendre, les douzaines de canons qu’on avait capturés, les divisions qu’on avait détruites, les régimens qui s’étaient rendus. Déshabitué depuis longtemps de ces joies, Guillaume II s’était empressé d’envoyer télégraphiquement à l’impératrice la moitié de son bonheur, qu’elle se chargerait de répandre en aumône au peuple allemand, afin que celui-ci, réconforté, le restituât en souscriptions au cinquième emprunt. « Victoire décisive ! » annonçait le Kaiser. « Désastre, débâcle, déroute, » insistait la presse, et elle écrasait, sons ses rouleaux à encre, un tiers de l’armée du roi Ferdinand, 150 000 Roumains ou Russes, beaucoup plus qu’il n’y en avait dans la Dobroudja. Mais, aujourd’hui, les journaux qui ont prolongé en écho et répété ce cri de triomphe sont bien embarrassés. Leurs rédacteurs, si inspirés qu’ils soient, suent sang et eau à expliquer qu’il y a des « victoires décisives » qui « ne sont pas » des victoires décisives ; et la victoire allemande de la Dobroudja paraît en être le type, l’exemplaire et le parangon même, puisque non seulement elle n’est pas décisive, mais que ce n’a pas été une victoire, et que c’est finalement une défaite. Arrêtée sur une ligne de Tuzla à Rasova, en avant du chemin de fer de Constantza à Cernavoda, l’armée bulgaro-allemande, qui se croyait déjà partie pour Odessa, n’a remporté que tout l’opposé d’une victoire, décisive ou non. Elle a été si nettement battue, qu’elle a battu en retraite, ce qui, cette fois, est le signe certain d’une « défaite décisive. » Elle a eu beau exposer pour enseignes de grands tableaux où le nom de Mackensen était mis en vedette et faire ainsi sortir son « Dragon vert, » les Russes et les Roumains lui ont dit et prouvé en bons militaires, par le langage et les gestes appropriés, le peu de terreur qu’ils en éprouvaient. Le prestige de Mackensen a pâli dans ces cinq journées. Gageons que « le Prussien volant » va reprendre l’air, et qu’il ne se passera pas deux semaines avant que, pour réaccréditer le fétiche, on n’ait signalé sa présence en quelque autre partie du front !

Ne la signale-t-on pas déjà à Monastir ? Car nous disions, le 15 septembre : « L’armée de Salonique s’ébranle. » Elle s’est ébranlée, vers son aile gauche du moins, d’un mouvement puissant et persévérant. Les Serbes, qui retrouvent toutes leurs forces en foulant le sol de la patrie, ont escaladé le Kaïmakcalan, d’où ils aperçoivent la terre promise, la terre qui leur fut volée et qu’ils brûlent de reconquérir. Les Russes et les Français sont entrés dans Florina, d’où les Bulgares refluent en désordre, et avec des pertes sanglantes, sur le chemin de Monastir, qui n’est qu’à une trentaine de kilomètres. Au delà de Monastir, c’est Prilep, c’est Negotin, ou c’est Vélès, c’est la ligne du Vardar, — et ce sont toutes les villes, amies ou ennemies, où elle mène. C’est le flanc droit des Germano-Bulgares tournés contre la Roumanie, et ce sont les derrières des Bulgaro-Germains tournés contre Salonique, qui appellent les coups et sur lesquels on est irrésistiblement invité à frapper. Au sommet de la courbe, sur la pente des monts Bélès, quelques avant-postes italiens, débordés par le nombre, ont été conduits à se replier. Aux environs de Doiran et de Gjevgeli, l’artillerie tonne. A l’Est, sur la rive gauche de la Strouma, qu’éclairent des reconnaissances anglaises, à Sérès, à Drama, ce serait l’opérette, et nous nous en amuserions, n’ayant rien du tout à y faire, si la trahison d’un général grec n’avait rendu les Bulgares maîtres de Cavalla, que de nouveau bombardent les escadres alliées. A Cavalla, le cercle de, fer et de feu, qui, de la mer du Nord à l’Adriatique, et de la Baltique à la Mer-Noire, entoure l’Europe, se ferme sur la mer Egée.

Mais cette guerre prodigieuse où se trouve engagée plus de la moitié du genre humain, et dont les phases multiples se déroulent sur les terres de trois des cinq parties du monde, ne s’arrête pas à la mer. L’Europe est trop étroite pour elle. En Asie Mineure, l’Empire ottoman rompu donne encore des coups de reins et réagit par soubresauts. L’avance des Russes en est de temps en temps suspendue ou retardée, mais leur situation n’en est ni diminuée ni compromise. Le front du Caucase tient solidement. L’insurrection arabe crie dans les villes saintes, à la Mecque, à Médine, par la voix de tous ses muezzin, du haut de tous ses minarets, qu’il n’y a de Dieu que Dieu, que Guillaume II n’est pas son prophète, et que le padischah de Constantinople, ombre de l’Empereur, n’est plus que le Commandeur des mécréans. Sur le continent noir, les colonies allemandes ont disparu l’une après l’autre. La Grande-Bretagne et nous, avec l’aide de nos Alliés, nous avons, suivant le mot célèbre, « mangé l’artichaut feuille à feuille. » C’est aujourd’hui le tour de l’Afrique orientale, dont la capitale, Dar-es-Salam, vient de tomber sous les efforts combinés des Anglais, des Belges, des Portugais et des Boers, et qui n’a plus de ports pour se ravitailler. Si M. de Bethmann-Hollweg le désire, nous pouvons reprendre sa « carte de la guerre, » ou mieux la nôtre, qui est plus complète, et compter les milliers de kilomètres carrés. Ne compter que les siens, négliger tout ce qui n’est pas la Belgique et la Pologne, ce n’est pas du jeu, du terrible jeu qu’on nous a forcés à jouer ! Que les Allemands étalent, pour se leurrer eux-mêmes, ce qu’ils appellent « leurs gages ; » quand nous en serons là, nous abattrons les nôtres ; mais nous n’en sommes pas encore là. Tout va bien, mais ne va pas si vite. « Lent, dur, sûr : » il faut endurer pour durer ; durer pour aller jusqu’au bout ; aller jusqu’au bout pour ne pas avoir à recommencer dans dix ans, dans vingt ans, pour faire, — autant qu’il est permis à la fragilité des hommes, — du solide, du « définitif ; » de quoi respirer librement, vivre en une vraie paix un siècle ou un demi-siècle.

C’est vers cette unique pensée et cet objet unique que nous devons tous avoir l’esprit tendu. Ce qui se passe en Grèce ou ce qui ne s’y passe point ne saurait nous en distraire. Il y a, dans « la Grèce contemporaine, » deux ou trois théâtres au moins ; un à Salonique, avec succursales à Brama et à Cavalla, l’autre à Athènes. A Salonique, à Drama, à Cavalla, la troupe (sans équivoque sur le mot de troupe) est presque exclusivement composée de militaires. A Athènes, elle est recrutée parmi les gens de Cour, les hommes politiques, et tout ce qui s’agite autour d’eux, des militaires aussi, mais d’autres, les créatures de l’ancien État-major, des Dousmanis, des Metaxas, les correspondans de l’Académie de Guerre de Berlin. À Salonique, il y a un Comité patriotique révolutionnaire qui s’agite, s’affiche et affiche, publie des proclamations, procède à des enrôlemens, nomme des chefs, défend contre l’étranger le territoire national, fait fonction et figure de gouvernement. À Athènes, il y a un gouvernement qualifié de ce titre, qui souffre et peut-être approuve, que des officiers livrent à l’étranger, — pour ne pas dire à l’ennemi, — ses forteresses, ses canons, ses fusils, ses munitions, ses provisions, et jusqu’à ses soldats, transportés ou déportés loin du danger et du devoir, plus loin encore de l’honneur, au fond de l’Allemagne. Où est le colonel Hadjopoulos ? Est-il allé habiter le logement que la reconnaissance prussienne lui préparait dans une petite ville, triste et glacée, de Silésie ? Est-ce tout le IVe corps d’armée, ou seulement la 5e division, est-ce 25 000 hommes ou 6 000 seulement, à qui il a ordonné de déserter ? Le gouvernement d’Athènes les a-t-il réclamés, et l’Empereur, s’il les tient, va-t-il les rendre à son beau-frère, certain qu’il n’en sera pas fait mauvais usage ? Cependant, tandis qu’avec armes et bagages, le colonel Hadjopoulos passait la frontière bulgare et, ajoute-t-on, plusieurs autres, un héros des guerres balkaniques, indigné des besognes qu’on lui proposait, honteux de voir accueillir en libérateurs dans la Macédoine grecque ces mêmes bandits qui, trois années auparavant, l’avaient couverte de deuils et de ruines, pleurant de colère et saignant par toutes ses blessures profanées, le colonel Christodoulos, entraînait, lui aussi, ses régimens, et les menait de Sérès à Cavalla, puis à Thasos, non pour capituler, mais pour combattre. Et maintenant, de partout, à l’appel des Christodoulos et des Zymbrakakis, des volontaires se lèvent, qui sentent que la Grèce n’a plus rien à perdre et qu’elle a beaucoup à réparer. Mais pour qui et pour quoi se lèvent-ils ? Cette semaine, le roi Constantin, dans une harangue à l’antique, exaltait la discipline, félicitait les uns, stigmatisait les autres. La discipline ? L’aveu serait grave, si le colonel Hadjopoulos était donné publiquement en exemple. Et quant au colonel Christodoulos, s’il était par là condamné, sans doute, au point de vue de la stricte discipline militaire, sa révolte fut un acte incorrect, mais dont la faute devant l’éternelle justice retombe en premier lieu sur ceux qui l’ont placé dans le cas douloureux de la commettre. En effet, lorsque ceux qui légalement commandent mettent leurs subordonnés dans l’obligation morale de désobéir, et lorsque ceux qui doivent obéir n’ont, pour éviter de se souiller de la pire des forfaitures, d’autre ressource que de se soustraire au commandement, ou même de s’en emparer, on ne discerne plus nettement ce qui est louable et ce qui est blâmable ; les notions se brouillent, les valeurs s’abolissent ou s’intervertissent. Alors, c’est l’état de dissolution, de décomposition, qui s’appelle dans le monde entier d’un nom grec : l’anarchie.

En Grèce, cet état d’anarchie ne se borne pas au militaire. Il y a, à Athènes, un gouvernement soi-disant constitutionnel, mais prenons-y garde : lui seul se croit un gouvernement, et il ne dit même plus qu’il est constitutionnel. Vainement le Roi a voulu par avance s’assurer dans l’histoire un rang distingué, et, par le numéro qu’il a revendiqué dans la série des Constantin, s’est inscrit à la suite des empereurs de Byzance, Personne ne peut oublier qu’il n’est que le deuxième roi de sa dynastie, et que cette dynastie n’est pas autochtone. Or il affecte un langage de monarque de droit divin, à la Louis le Grand ou à la Frédéric le Grand, sans songer que Louis XIV et Frédéric II, outre les raisons personnelles qu’ils avaient de se hausser à ce ton, quand ils parlaient de leur État comme se résumant en leur personne, s’autorisaient de ce fait que, pendant des siècles, leur État et leur maison avaient grandi ensemble et l’un par l’autre. Un roi ne représente, n’incarne, ne symbolise une nation que lorsqu’il est poussé, dans la lenteur du temps, des profondeurs de la nation : son arbre généalogique a besoin d’être porté et nourri par de longues racines. Mais le serment de fidélité que Constantin demandait ces jours-ci aux jeunes recrues helléniques n’eût pas été tourné d’une autre sorte, s’il eût été dicté à des Brandebourgeois ou à des Poméraniens par Guilaume II lui-même, « suprême seigneur de guerre. » Dans les circonstances présentes, ce n’est point pure fantaisie, accès subit de délire des grandeurs. Guillaume II disait aux siens : « Entre votre père et moi, c’est moi que vous devez choisir, et si je vous donne l’ordre de tirer sur votre père, cet ordre doit être exécuté. » De même, l’allocution de Constantin voudrait dire : « Entre moi et les autres, — ou l’Autre, — entre le prince et les prétendus représentans du peuple, c’est à moi que vous devez hommage et allégeance, car le peuple ne fait qu’un avec la personne du prince. » Et ce serait une thèse. Seulement, il n’est pas besoin, pour la démolir, de remonter au delà de 1860, et trois Puissances en sont témoins, les trois protectrices, les trois fondatrices du royaume de Grèce, les trois marraines, les trois garantes de la nouvelle famille royale : la France, la Grande-Bretagne et la Russie, parfaitement unies, aujourd’hui comme alors, en leur volonté que le Roi soit constitutionnel ou ne soit pas.

Si le roi Constantin n’est pas ou n’est plus constitutionnel dans ses discours, dans ses allures, et comme dans ses manières, il ne l’est pas davantage, il l’est bien moins encore dans sa conduite politique. Ne pouvant se passer absolument de ministère, il n’accepte ou ne tolère que la plus petite quantité possible de Conseil des ministres, et surtout de président du Conseil des ministres : la camarilla, auprès de lui, remplace le Cabinet, ainsi que la flatterie travestit l’opinion et que la coterie masque la patrie. Il va de la sorte d’un Scouloudis à un Calogeropoulos par un Dimitracopoulos : M. Zaïmis, malgré sa modération, est encore trop fort et trop indépendant pour lui ; il tombe, d’un ministère dit d’affaires, à un ministère extra-parlementaire ; après quoi, il ne reste rien. Parce qu’il ne veut pas faire la seule politique que le pays veuille suivre, avant le ministère extra-parlementaire, à la dernière marche qui précède le vide et l’abîme, il n’a déjà que des ministères anti-parlementaires, lesquels ne représentent même plus la majorité d’une Chambre qui ne représente que le tiers des électeurs. La nation n’est donc plus ni dans les Chambres, ni dans le gouvernement, elle n’est donc plus avec le Roi. Elle est, militairement, dans les corps de volontaires, qui s’organisent pour réparer les défaillances de l’armée régulière ; politiquement, dans les comités de protestation, qui, de toutes les îles de l’Archipel et de presque toutes les provinces de la Grèce continentale, s’associent pour suppléer à la carence du gouvernement légal. Ainsi la nation est d’un côté, et le Roi de l’autre.

Ce sont choses de Grèce, nous voulons dire : Ce sont affaires des Grecs entre eux. Il parait que, M. Dimitracopoulos ayant renoncé à former une compagnie d’hommes plus ou moins politiques que l’on eût décorée de l’étiquette de ministère, M. Calogeropoulos s’en est chargé et qu’il a réussi. Peut-être est-ce bien, et peut-être le contraire n’eût-il pas été plus mal ; au vrai, cela nous est indifférent. Nous ne connaissons pas plus M. Calogeropoulos que nous n’aurions connu M. Dimitracopoulos. Nous n’avons pas à les connaître. Nous ne faisons le jeu ni contre le roi Constantin, ni pour M. Venizelos, qui est de taille à le mener tout seul, et qui voit mieux que nous les limites de ce qu’il peut et de ce qu’il veut, qui sait pourquoi il part, avec qui, où il va. Pour nous, nous savons seulement que nous avons dans la Macédoine une armée dont la base est à Salonique ; que cette base doit être stable et sûre ; que notre armée ne doit avoir ni à se garder, ni même à regarder derrière elle. Et nous nous permettons de penser que, si quarante vaisseaux alliés croisent devant le Pirée, ce n’est pas uniquement pour exiger l’expulsion de M. de Schenck ou réclamer le contrôle des télégraphes ; car M. de Schenck, en s’en allant, laisse son substitut, M. Streit, Grec, petit-fils de Bavarois, mais Grec, et le télégraphe n’est qu’un des instrumens de l’espionnage. Nous avons autre chose à montrer dans Athènes que les cols bleus de vingt-cinq de nos marins. Dès lors qu’on a certainement les moyens de sa politique, il faut avoir résolument la politique de ses moyens. Il faut se rappeler, surtout là-bas, qu’il y a une manière de résister qui est de paraître céder, et une manière de céder qui est de paraître obtenir. Le vieux précepte est toujours vrai : il ne faut pas menacer d’abord, et puis demander la permission.

Dans un article de la Vita italiana, qui promettait d’être fort intéressant, si l’on en juge par le peu que la censure romaine en a épargné, M. Colonna di Cesarò fait observer qu’une des erreurs de la Quadruple-Entente a été « de traiter avec les nations balkaniques, comme si elles eussent été de grandes Puissances occidentales. » Après deux ans passés de conversations, de négociations, l’Entente finirait-elle par découvrir que l’Orient n’est pas l’Occident ? C’est en grande partie la faute de la manie que nous avons de vouloir que nos institutions et nos idées s’imposent d’emblée et sans étapes à l’imitation de l’humanité tout entière, et, par exemple, de considérer faussement le régime parlementaire comme un fait si important, si caractéristique, à ce point fondamental et primordial à ce degré, que les Jeunes-Turcs, aussitôt qu’ils eurent fait la mine de l’adopter, semblèrent nous être devenus des frères. Pareillement les Bulgares, les rites de leur Sobranié, les redingotes et les chapeaux hauts-de-forme de leurs Radoslavoff ou de leurs Tontcheff. L’habit nous a caché l’âme. Nous nous sommes « fait le tableau » chimérique d’un Orient de notre XXe siècle. Combien nous l’eussions mieux compris, si nous avions repassé et revécu, avec lui, notre XVIe, qu’il vit encore ! Une épithète nous a frappés, dans le débordement d’injures par lequel Hongrois et Bulgares ont accueilli l’intervention de la Roumanie. « Le principal coupable, s’écriait le Budapesti Hirlàp du 30 août, reste toujours Bratiano, ce Machiavel au visage de Janus... » C’est dommage que le second trait gâte le premier, en le surchargeant ; mais l’Orient est encore tout plein de visages de Machiavel ; et, en ce qui touche M. Jean Bratiano, nous ne le prenons pas en mauvaise part. Il a fait, en 1915 et en 1916, environné de périls, le personnage muet, énigmatique, mobile, insaisissable, inaccessible, insensible, qu’il fallait faire. Mais il n’y aurait pas à aller bien loin dans les Balkans pour y retrouver d’autres personnages machiavéliques, un autre qui, quatre siècles auparavant, fut le modèle du Prince, très secret, mystérieux, double et fourbe, grand dissimulateur et grand simulateur, grand connaisseur de l’occasion. Espérons que, comme César Borgia, Ferdinand de Bulgarie aura tout prévu, « excepté qu’il serait à la mort lorsque son père mourrait ; » sans métaphore, que l’Allemagne en serait réduite à se défendre, et à défendre l’Autriche-Hongrie, lorsque la Roumanie attaquerait.

Derechef, le roi Constantin sacrifie à sa passion de l’interview. « La Grèce, aurait-il déclaré à un reporter de l’Associated Press, serait prête à s’unir aux Alliés dès qu’elle verrait dans cette décision des avantages certains et bien définis. » C’est, à coup sûr, et à bon droit, ne pas se poser, comme on dit, sur le terrain du sentiment : « les affaires sont les affaires, » et les Alliés n’en seront que plus à l’aise pour répondre. La Grèce voudrait voir, mais nous aussi. Elle voudrait « des avantages certains, et bien définis ; » nous aussi. Son intervention ne vaut plus pour nous ce qu’elle aurait valu il y a un an. Dans six mois, dans trois mois, elle vaudrait encore beaucoup moins qu’aujourd’hui, où déjà c’est une question de savoir ce qu’elle vaudrait, et si elle vaudrait quelque chose, dans l’état de son armée dispersée, désorganisée et, au témoignage de M. Venizelos, démoralisée, dans l’état du pays divisé sur lui-même, épuisé, déchiré. Peut-être, d’ailleurs, avons-nous dû, en face d’une Grèce hésitante, rétive jusqu’à être suspecte, prendre d’autres dispositions, et la liberté de nos résolutions n’est-elle plus entière. A présent que le problème de la guerre est résolu, ou du moins que la solution à intervenir, dans un délai qui reste inconnu, est connue, et que commencent à se poser les problèmes redoutables ou difficiles de la paix, peut-être notre avantage « le plus certain « est-il d’éviter cour demain les compétitions et les complications.

En tout cas, qu’on le sache bien, nous n’avons rien à offrir. Si on s’offre, nous examinerons, et la seule chose que nous demandions, la pleine sécurité de notre armée de Salonique, si on ne nous l’offre pas, nous l’exigerons. Ce n’est pas que nous craignions les Grecs, quand ils nous apportent des présens. Mais cet autre gentilhomme, Ferdinand de Bulgarie, avait déjà en poche son contrat avec l’Allemagne, qu’il nous caressait encore d’une langue dorée. Veillons, en attendant, à ce qu’une aventure comme celle du colonel Hadjopoulos à Cavalla ne puisse point se renouveler : ne dit-on pas qu’elle vient de se répéter au profit des Bulgares, qui auraient emmené chez eux, de Florina, toute une compagnie grecque ? Il serait piquant (mais l’on rirait de nous) que, la Grèce étant empêchée de se joindre en bloc aux empires du Centre, son armée pourtant trouvât le moyen de s’y joindre en détail. Lorsque le Gœben et le Breslau franchirent les détroits pour se faire Turcs, ce fut une faute énorme, ne les ayant pas arrêtés, de ne pas les suivre. N’y récidivons pas. Ne laissons pas les Hadjopoulos, avec des milliers d’hommes, avec un matériel de guerre qui vaut plusieurs centaines de millions, à l’heure où les réserves de nos ennemis en hommes et en matériel sont usées ou s’usent, franchir le Rhodope pour se faire Allemands. La Grèce, jure-t-elle, a réclamé ces fugitifs. Nous ne pouvons pas agir sur d’autres, mais nous devons agir énergiquement sur elle, pour qu’elle obtienne satisfaction.

L’entrée en guerre de la Roumanie a eu, comme il était à prévoir, des répercussions non seulement sur les belligérans, mais sur les neutres. En Suède, elle a donné lieu à une reprise « d’activisme » d’autant plus forte que la propagande allemande s’était ingéniée à faire croire que la Roumanie et la Suède lieraient partie, et naturellement du côté germanique. Naturellement aussi, la désillusion a engendré de la mauvaise humeur. C’est le moment où les Puissances de l’Entente ont fait remettre au gouvernement royal une note sur sa manière de pratiquer la neutralité ; et sans doute cette note, à laquelle, en elle-même, il n’y a aucune critique à adresser, qui est parfaite de doctrine et de style, eût-elle été mieux venue ou plus tôt ou plus tard. Le gouvernement suédois, un peu piqué, et qui compte parmi ses membres au moins un juriste éminent, son président lui-même, M. de Hammarskjœld, a répliqué qu’il observait une neutralité irréprochable, et que, dès lors qu’il le faisait, il était le seul juge de la façon la plus convenable de le faire. Et sans doute encore le ton de la repartie était plutôt sec, mais la théorie, sous cet aspect aussi, se tenait. Il n’est pas contestable qu’il appartienne à la Suède, qui s’est déclarée neutre, de régler souverainement le mode par lequel elle prouve qu’elle l’est, pourvu toutefois que de ce mode il ne puisse résulter en fait qu’elle paraisse ne pas l’être. Sinon, il n’est pas contestable qu’il appartienne, par réciprocité, aux Puissances qui s’estiment lésées de représenter amicalement pourquoi ce mode ne les satisfait pas. En l’espèce, par suite des mesures que la Suède a prises, et sans que la correction de son attitude soit en cause, un courant de navigation a pu normalement s’établir entre les côtes suédoises de la Baltique, jusqu’au fond du golfe de Bothnie, et l’Allemagne, du Nord au Sud, tandis que, de l’Ouest à l’Est, des ports anglais aux ports russes, le courant de la navigation est coupé ; les engins mouillés dans la passe de Kogrund l’interceptent. On le voit donc : il n’y a pas de question de droit ; encore bien moins de loyauté, de liberté ou de souveraineté ; il n’y a qu’une question de fait. Les Allemands ne seraient plus les Allemands s’ils n’avaient essayé de jeter de l’huile sur le feu. Une fois de plus, ils y perdront leur souffle, qui devient court. La conférence des ministres danois, norvégiens et suédois, qui justement allait se réunir, a décidé de maintenir une neutralité scrupuleuse, de s’abstenir rigoureusement de toute intervention, de toute médiation, et de s’attacher à ce seul point que, de part et d’autre, il ne soit pas apporté au commerce légitime d’entraves trop gênantes ou de restrictions excessives. C’est fort sage, et l’on peut « causer. » Néanmoins on n’a pas souvenir que ces mêmes ministres aient protesté, lorsque l’Allemagne fit de la mer du Nord un champ de mines ; et, lorsque les sous-marins de l’amiral de Tirpitz envoyèrent par le fond navires marchands, équipages, passagers, cargaison, courrier, il se peut que les États scandinaves aient murmuré quelques sévérités diplomatiques : mais c’eût été l’instant de restaurer une ancienne coutume de la race, et de pousser la clameur de haro.

En Espagne, des manifestations avaient été projetées pour la sauvegarde d’une neutralité dont personne, au dedans, ne songe à sortir, ni personne, au dehors, à faire sortir. A leur place, nous avons eu le discours de M. Maura, qui a surpris, intrigué, qui a provoqué tant de gloses et de commentaires. Même lu dans le texte, l’intention n’en est pas évidente. S’il est une chose certaine, c’est que l’illustre orateur a voulu poser les rapports de la politique espagnole avec celle de la France et celle de l’Angleterre, non dans la conjoncture où nous sommes, et qui passera, mais en leur fond permanent, traditionnel, séculaire. Ce n’est pas le propos d’un jour : il nous sera donné d’y revenir. En dire trop peu, dans la hâte d’une fin de chronique, serait risquer d’en dire trop.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENÉ DOUMIC