Chronique de la quinzaine - 31 août 1870

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Chronique no 921
31 août 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1870.

Il y a des crises douloureuses et suprêmes d’où les peuples virils sortent retrempés et fortifiés. Certes la France a souffert depuis un mois et elle souffre encore tout ce qu’une nation fière peut souffrir. Elle s’est sentie atteinte dans son intégrité, dans sa grandeur, dans ses intérêts les plus sacrés et les plus inviolables. Elle a vu son sol foulé sous les pieds de l’étranger, ses campagnes livrées aux déprédations de l’ennemi, ses villes insultées et assiégées, la marée de l’invasion montant jusqu’en Champagne et menaçant Paris. C’est un cauchemar sinistre qui s’est appesanti sur nous, avec lequel nous nous débattons en attendant le réveil de la victoire. Et cependant jusque dans ce malheur qui a frappé la France, jusque dans ces revers qui nous ont surpris, on pourrait dire qu’il y a eu quelque chose de salutaire, comme un aiguillon à la fois cruel et généreux.

Que serait-il arrivé, si avec les illusions dont on se berçait, avec les aveuglemens, les légèretés ou les incertitudes de direction qui ont inauguré cette guerre, nous nous étions laissé attirer du premier coup par quelque succès trompeur jusqu’en Allemagne, au-delà du Rhin ? Évidemment le danger eût été bien plus grand, il eût été d’autant plus sérieux qu’on se serait moins aperçu de ce qui nous manquait pour entreprendre cette formidable campagne. L’insuffisance des préparatifs militaires eût éclaté d’une façon plus désastreuse encore le jour où nous aurions rencontré sur leur propre terrain ces forces qui ont débordé sur nos frontières ; notre armée, poussée en avant, eût été exposée à payer chèrement une offensive pour laquelle rien n’était prêt. Sous un certain rapport, cette fatalité des premiers revers nous a peut-être été propice. Elle a réveillé la France, elle a suscité partout le sentiment du péril, elle a ouvert les yeux du pays avant qu’il fût trop tard, et à coup sûr on n’a pas vu souvent un spectacle comparable à celui qui s’est déroulé depuis ce moment, le spectacle d’un peuple se retenant tout à coup par une sorte de crispation sur le penchant d’un abîme, se repliant énergiquement en lui-même pour retrouver ses forces, surmontant sa stupeur et ses émotions les plus poignantes pour égaler ses efforts à la grandeur du péril. Le mal qui avait été fait, qui était l’œuvre, d’une direction imprévoyante et malhabile, on ne pouvait plus l’empêcher ; mais on pouvait le réparer, on pouvait se mettre en mesure de tenir tête à cette invasion douloureuse en préparant tous les moyens d’une défense nationale appuyée sur l’immensité des ressources du pays. On pouvait enfin organiser cette spontanéité guerrière qui éclatait partout à la fois pour la délivrance de la patrie française. C’est ce qui est arrivé par une sorte d’émulation universelle, et il est certain que, depuis cette heure funèbre de Wœrth et de Forbach, quelque liberté qu’aient elle les armées prussiennes pour se répandre dans nos provinces, pour pousser leurs reconnaissances jusqu’à quelques marches de Paris, il est certain que tout a singulièrement changé. Vue de haut, la situation n’est plus ce qu’elle a été un instant sous le coup des premières défaites. L’invasion, oui sans doute, c’est là toujours le fait brutal, oppressif, insupportable, qui pèse sur toutes les âmes patriotiques, comme il pèse sur une partie du sol national. L’invasion s’est même étendue et aggravée, si l’on veut, par une triste et fatale conséquence des premières erreurs de la campagne ; mais en face de ce fait il y a un pays debout, averti, éclairé, rassemblant son énergie dans un effort suprême, ayant tous les moyens de combattre avec la volonté de vaincre.

Cette différence de situation, elle n’est plus seulement un désir ou une espérance, elle est dans la réalité des choses, elle éclate dans la marché et dans les péripéties de cette guerre, où la nation surprise a été obligée de se reconnaître., de se concentrer, d’opérer ses changemens de front sous le feu même de l’ennemi. Qu’on interroge simplement les faits sans illusion et sans complaisance, qu’on se demande où nous en étions le 7 août et où nous en sommes aujourd’hui. On peut bien le dire maintenant, il y a trois semaines, sous la première impression des désastres de Wœrth et de Forbach, la France, étonnée et frémissante de douleur, passait un instant par une crise terrible ; elle en était à ne plus savoir jusqu’où pourrait aller cette fatalité qui s’abattait sur elle. Que ses soldats eussent combattu avec héroïsme, elle n’en doutait pas certainement ; elle restait convaincue qu’ils n’avaient pu tomber que dans une effroyable lutte, où ils avaient dû être accablés par le nombre. Au-delà, elle ne savait plus rien, elle ignorait encore ce qu’était devenu Mac-Mahon avec ses divisions, où étaient les soldats qui avaient livré bataille à Forbach, et ces désastres, comme il arrive toujours, le mystère les aggravait ; ils apparaissaient dans une ambiguïté sinistre, à travers des ombres sanglantes, sans qu’on en connût l’étendue et les détails. Le gouvernement lui-même était le premier à pousser le cri d’alarme, à démoraliser le pays par ses agitations fébriles et impuissantes, par des proclamations qui laissaient pressentir toutes les extrémités de la défaite. La France en définitive, pour entrée de jeu, voyait ses lignes rompues, sa frontière ouverte, ses corps d’armée dispersés et coupés ; elle voyait le désarroi dans le quartier-général de Metz, la panique dans le gouvernement, à Paris. Quelle confiance pouvait-elle avoir ? Comment n’aurait-elle pas été dans cette première heure agitée des pressentimens les plus sombres ? Il est certain que si les Prussiens n’avaient pas été surpris de leurs victoires autant que nous l’étions de nos défaites, s’ils s’étaient sentis en force ou s’ils avaient eu assez d’audace pour s’avancer sans perdre un instant, on ne voit pas bien, même aujourd’hui, qui aurait pu les arrêter., tant on avait mis de légèreté dans la préparation de cette guerre, Derrière l’armée du Rhin, dont les corps dispersés n’auraient pu se rejoindre, il n’y avait pas une seconde ligne de défense. L’armement de Paris était à peine commencé, réserves et garde mobile n’étaient point encore réunies. Les troupes campées autour de Metz n’auraient pu former une masse suffisante pour livrer bataille à l’armée prussienne avec des chances sérieuses. La France se serait toujours réveillée, nous n’en doutons pas ; pour le moment, elle était livrée à la confusion, paralysée dans sa force, minée par l’espionnage, affaiblie par les défiances nées du malheur. Les Prussiens ont laissé échapper l’occasion, ou ils n’ont pas pu la saisir, et tout a changé rapidement. La guerre ne peut plus se poursuivre ou se dénouer par une surprise, elle redevient une lutte qui n’est plus partielle ou inégale comme à Wissembourg ou à Wœrth, et dans cette nouvelle situation, telle que l’ont faite trois semaines d’efforts et d’énergie, on sent un pays fortifié contre les vaines alarmes, vigoureusement conduit, tout prêt à supporter les alternatives d’une campagne au bout de laquelle il voit la sauvegarde de son indépendance, la victoire des idées libérales que représente son drapeau.

Que voyez-vous en effet depuis quelques jours surtout ? Est-ce qu’il y a quelque trace de cette stupeur et de ces troubles des premières heures ? Est-ce qu’on s’énerve dans les découragemens mortels ou dans les effervescences stériles ? Nullement ; il y a une sorte de tranquillité ferme et résolue, on n’entend plus de cris dans nos rues, on ne voit plus de ces farandoles patriotiques qui ne sont que la fantaisie bruyante de ceux qui n’ont rien de mieux à faire. Dans le pays, il y a de l’émotion sans doute et point d’hésitation. Chacun va prendre son rang ou attend son tour. On dirait qu’une confiance nouvelle, fille d’un sentiment viril, s’est réveillée et se proportionne au péril public. On dirait que tout est changé depuis que la présence de l’ennemi impose silence aux dissensions politiques, depuis que nos affaires sont passées entre les mains de quelques hommes qui ont pris pour unique mot d’ordre la défense nationale, qui sont devenus les vrais chefs de la France par une sorte de délégation universelle. Le ministre de la guerre, le général Montauban, comte de Palikao, agit beaucoup et parle peu ; il organise de nouveaux régimens sans faire de longs discours, et, même quand il parla, il montre une mesure où l’on sent encore la mâle fermeté de l’homme d’action qui ne s’émeut pas des incidens de guerre, qui ne se laisse pas aisément déconcerter. Le maréchal Bazaine, le nouveau commandant en chef de notre armée, se défend comme un lion, livre batailles sur batailles autour de Metz et ne dit rien. Le maréchal Mac-Mahon rompt à peine le silence par un ordre du jour à ses soldats, et son rapport le plus significatif sur les affaires du commencement du mois est en vérité cette laconique dépêche où, en annonçant qu’il s’était battu et qu’il avait perdu la bataille, il demandait qu’on lui envoyât des munitions et des vivres. Le général Trochu, qui a été élevé au poste périlleux de gouverneur de Paris en présence de la possibilité d’un siège, le général Trochu parle un peu plus ; mais il agit heureusement, lui aussi, avec une habileté et une énergie qui suffiraient sans autres commentaires à inspirer la confiance. C’est entre les mains de ces hommes que sont aujourd’hui les destinées du pays, et ils ont montré jusqu’ici qu’on pouvait tout attendre de l’impulsion qu’ils donnent à la défense nationale. Ils n’ont pas repoussé encore l’invasion, les malheurs de ce genre ne se réparent pas d’un seul coup ; ils lui ont fait sentir le bout de leur épée, ils lui ont tracé des limites en attendant de la rejeter vaincue et impuissante hors de nos frontières.

Les Prussiens se promènent en maîtres orgueilleux dans la Lorraine et dans l’Alsace, nous ne le savons que trop : ils ont franchi la porte que nous leur avons ouverte par le morcellement mal calculé de notre armée et par l’incertitude de nos premières combinaisons, si tant est qu’il y eût des combinaisons ; mais en définitive, depuis ce premier moment, depuis que la guerre a été en des mains faites pour la conduire, quels avantages si grands ont donc obtenus les armées du roi Guillaume ? Elles ont poussé de tous côtés des reconnaissances qui ne trouvaient personne devant elles, et qui n’ont eu d’autre mérite que de montrer partout la lance des uhlans ; elles ont occupé et ruiné des villes qui ne se défendaient pas. Quant à celles qui pouvaient se défendre, elles ne les ont pas prises. Où sont donc en tout cela les succès réels et décisifs de la stratégie prussienne ? Eh ! sans doute l’ennemi est en France, et il ne devrait pas y être, mais cela ne décide en rien de l’issue de la campagne. Jusqu’ici, il y a eu deux opérations d’une gravité inégale, — l’une cette apparence de marche en avant du prince royal qui a préoccupé plutôt qu’alarmé Paris, — l’autre cette tentative violente des deux autres armées prussiennes pour forcer les positions du maréchal Bazaine autour de Metz, et aucune de ces opérations n’a réellement réussi. À vrai dire, la marche sur Paris n’était probablement qu’une feinte, et de toute façon elle ne pouvait être sérieuse dans les conditions où elle s’accomplissait. Le prince royal s’exposait tout simplement à voir se fermer derrière lui les routes de l’Allemagne, et il savait bien dans tous les cas qu’il rencontrerait une résistance dont il n’aurait pas facilement raison. Paris s’est accoutumé aujourd’hui à l’idée d’un siégé, il est armé, approvisionné, et il attend les événemens sans s’émouvoir. Prétendre s’avancer, même avec 150,000 hommes, sur une ville transformée en camp retranché, cuirassée de fortifications, résolue à se défendre, ayant pour appui la France entière, eût été un défi d’une témérité puérile, et il n’est point étonnant que le prince royal, au lieu de pousser plus loin une marche dangereuse, se soit empressé de rétrograder au premier appel des autres armées prussiennes retenues entre la Moselle et la Meuse. C’est qu’en effet pour le moment le nœud de la campagne était beaucoup moins sur le chemin de Paris que sur la Meuse et sur la Moselle, dans ces opérations par lesquelles le prince Frédéric-Charles et le général Steinmetz se sont efforcés de venir à bout du maréchal Bazaine, et ici encore quelle a été la portée de ces opérations ? dans quelle mesure ont-elles réussi ? Le roi Guillaume, nous le savons suffisamment, a expédié à Berlin des bulletins triomphans que les journaux anglais se sont empressés de reproduire avec complaisance. Après tout les bulletins ne sont rien, une action de guerre se juge par le résultat. Or le résultat évident, palpable, le voici. Premier bulletin, première victoire prussienne : le maréchal Bazaine se mettant en retraite sur Verdun est refoulé dans Metz après un violent combat, c’est le 14 août que cela se passe ; mais il se trouve que le lendemain on se bat encore, et que deux jours après, le 16, cette armée française vaincue, repoussée dans ses retranchemens, est en position pour livrer une bataille acharnée qu’elle perd. Cette fois encore la voilà plus que jamais rejetée dans Metz. — Second bulletin, seconde victoire prussienne. — Tout est fini apparemment après cela ; point du tout. Le 18, nouveau choc plus opiniâtre, plus sanglant que tous les autres, et qui se termine invariablement de la même manière : l’armée française est coupée et refoulée. On ajoute seulement une variante bien naturelle après de si terribles luttes, Bazaine va immanquablement être réduit à capituler. Un maréchal de France à la tête de plus de 100,000 hommes capituler ! C’est un peu hasardé, on en conviendra ; mais l’essentiel est sans doute l’effet qu’on produit ainsi à Berlin et dans l’Allemagne tout entière.

Il y a cependant deux choses caractéristiques à remarquer : à mesure que les batailles se succèdent, les bulletins deviennent plus mélancoliques ; on laisse entrevoir une effroyable effusion de sang, le roi Guillaume n’ose pas interroger ses généraux sur les pertes que les Allemands ont essuyées. D’un autre côté, cette armée qui se dit complètement triomphante, qui a brisé le nerf des forces françaises dans trois grandes batailles, ne tente plus rien à dater du 18, elle ne songe pas à profiter de sa victoire, elle est réduite à l’immobilité. Si elle a été si heureuse dans ses opérations, comment ne poursuit-elle pas son succès ? La vérité est que, sans publier de bulletins, le maréchal Bazaine a fait, lui, ce qu’il voulait. Avait-il primitivement le dessein de se retirer sur Verdun et sur Châlons ? C’est bien possible. Il n’a pas tardé dans tous les cas à y renoncer pour manœuvrer autour de Metz dans les positions qu’il a choisies. Par son habileté, par son énergie au combat, il a tenu en échec pendant toute une semaine les deux armées prussiennes, il leur a infligé des pertes terribles, et en restant inexpugnable, en forçant les Allemands à lui faire face, il a laissé au maréchal Mac-Mahon le temps d’achever la reconstitution d’une armée nouvelle qui est maintenant sur la Meuse. Voilà le résultat : pour les Prussiens, c’est une occupation stérile maintenue au prix d’une immense déperdition de forces ; pour nous, c’est la possibilité d’une jonction entre Bazaine et Mac-Mahon sur de nouveaux champs de bataille. Nul doute que les forces des deux maréchaux ne soient désormais à portée de combiner leur action, et cette fois du moins la lutte ne s’engage plus dans des conditions trop cruellement inégales. C’est en apprenant ce mouvement de l’armée partie de Châlons que le prince royal a quitté brusquement la route de Paris, et s’est replié avec le gros de ses forces par l’Argonne pour aller au secours des armées prussiennes de la Moselle affaiblies par les récens combats. Le prince royal arrivera-t-il à temps ? La question en est là ; elle est peut-être tranchée en ce moment. De toute façon, les événemens nous pressent, ils peuvent être décisifs. Si la victoire couronne les combinaisons de nos maréchaux et l’héroïsme de nos vaillantes troupes, c’est l’invasion vaincue et véritablement refoulée d’un seul coup hors de nos frontières ; mais lors même que les soldats de Mac-Mahon et ceux qui sont autour de Bazaine trouveraient encore une fois la fortune infidèle, ou n’auraient pu que disputer le terrain dans une action indécise, la défense nationale n’en serait point irréparablement atteinte ; ce serait un incident de guerre qui ne pourrait avoir qu’une influence limitée. Notre armée est assez puissante pour en imposer à l’ennemi, pour se refaire et se remettre en campagne. Les Prussiens auraient dans tous les cas payé chèrement l’avantage de rester devant nous. Après des affaires comme celles du 16, du 18 août, ils seraient aussi embarrassés que nous pour se dégager, pour reprendre leurs mouvemens ; ils se retrouveraient toujours entre Paris, qui les attendrait de pied ferme, et notre armée d’opération qui aurait bientôt sans nul doute repris sa consistance et son élan pour se jeter à leur suite.

Ce que nous voulons dire, c’est que malgré cette apparence d’audace qui a marqué jusqu’ici leurs mouvemens, malgré ce qu’il y a de cruel pour nous dans leur présence sur notre sol, les Prussiens ne sont pas aussi avancés qu’ils le soient. Évidemment ils n’ont pas fait ce qu’ils voulaient. Leur stratégie a été déconcertée par l’indomptable vigueur du maréchal Bazaine, qu’ils s’imaginaient peut-être briser en passant ou qu’ils espéraient immobiliser sans laisser toutes leurs forces devant lui. Ils se sont vus engagés dans une campagne qui déjouait leurs calculs par le tour qu’elle a pris, qui leur a enlevé la fleur de leur armée, qui leur coûte jusqu’à ce moment vingt fois plus que ne leur a coûté la guerre de Bohême. Organisés pour une action rapide et foudroyante, ils s’épuisent dans une lutte opiniâtre, soutenue loin de leur pays, loin de leurs approvisionnemens, au milieu de populations ennemies, qui sont pour eux un danger de plus. Déjà ils en sont à faire venir leurs réserves ; chaque jour maintenant ajoute aux difficultés qui les entourent, et pour nous au contraire chaque jour est une force. Qu’on remarque bien ce fait, qui a son importance au point de vue de la durée et de l’issue définitive de la guerre : jusqu’ici, nous n’avons réellement combattu qu’avec nos forces les plus simples, les plus ordinaires, avec celles qui auraient dû être en ligne dès le premier jour. Dans ces armées de Mac-Mahon et de Bazaine, qui tranchent peut-être en ce moment la question par leur héroïsme, il n’y a pas un homme des levées extraordinaires. Nous avons encore les deux derniers contingens réguliers, les hommes de 25 à 35 ans appelés sous les drapeaux, la garde mobile qui s’organise partout. Quand les Prussiens seront déjà plus qu’à demi épuisés par ces vaillans soldats qu’ils rencontrent chaque jour devant eux, nos forces commenceront à se révéler dans leur puissance et leur élasticité. Disons le mot : il nous est arrivé un peu à ce début des hostilités avec la Prusse ce qui est arrivé plus d’une fois aux Anglais dans les guerres qu’ils ont entreprises. Assez souvent les Anglais ont eu des commencemens de campagne malheureux, parce qu’ils n’étaient pas préparés, parce qu’ils avaient oublié dans la paix que la guerre était possible, parce que leur armée n’était ni assez nombreuse, ni suffisamment organisée et outillée. Aux premiers échecs, ils se réveillaient, ils se mettaient à l’œuvre avec la plus irrésistible énergie, ils déployaient toutes leurs ressources, et bientôt, lorsque tout le monde était déjà lassé, ils se retrouvaient en état de reprendre la campagne pour défendre victorieusement la grandeur de l’Angleterre. C’est notre histoire au début de la guerre avec la Prusse, et ce sera, nous l’espérons bien, notre histoire jusqu’au bout, quelles que soient les alternatives des hostilités qui se renouvellent chaque jour.

L’essentiel pour nous à l’heure où nous sommes, c’est de ne point gaspiller le temps, c’est que l’action de la France, concentrée sur l’objectif unique qui s’offre à elle, garde toute son énergie et toute son efficacité. Pour cela, il faut deux choses qui sont, à vrai dire, les conditions du succès : la première, c’est l’ordre, la suite dans l’organisation de nos forces, dans l’armement du pays. Ce ne sont pas les hommes qui manquent aujourd’hui, surtout après les lois qui ont été récemment votées, et dont la dernière autorise l’incorporation par bataillons de la garde mobile dans les régimens de ligne. Des combattans, il y en a, et il y en aura bientôt plus d’un million. Le ressort est créé, la force existe, il s’agit de mettre ce ressort en mouvement sans trouble et sans confusion. Rien n’est plus facile que de multiplier les propositions, de revenir chaque jour sur ce qu’on a fait la veille, de parler sans cesse de levées en masse, d’armement universel. On ne sait pas au juste ce que produisent ces déclamations et ces confusions ; elles se répercutent dans le pays, elles ne refroidissent pas son patriotisme, mais elles le troublent. Les populations de la campagne surtout finissent par se demander à quoi elles doivent s’attendre ; elles ne refusent pas les sacrifices nécessaires, elles s’inquiètent parce qu’elles ne voient pas la mesure de dévoûment et d’abnégation qu’on réclame d’elles. L’incertitude les gagne, lorsque la netteté et la précision les rassureraient. Il s’est trouvé heureusement un homme aujourd’hui qui donne l’exemple de cette méthodique énergie, qui a le caractère d’un organisateur : c’est le ministre de la guerre. Pendant qu’on parle dans le corps législatif ou ailleurs, le général Montauban agit et procède avec un calme imperturbable, qui a tout de suite assuré son autorité. En homme exercé et qui sent le prix de l’ordre, M. le ministre de la guerre fait les choses l’une après l’autre en commençant toujours par l’essentiel, et c’est ainsi que par une création régulière et permanente les régimens se forment, les divisions s’organisent, les corps d’armée sont prêts à entrer en campagne au premier appel. Ce qui est certain, c’est que le comte de Palikao, sans se laisser détourner par les événemens, manie avec une fermeté tranquille tous les ressorts d’une armée qui sous sa direction se fortifie et grandit de jour en jour. Et qu’on le remarque bien, ces créations qui se succèdent ne sont pas seulement sur le papier, elles existent, elles sont dès ce moment le bouclier de la France, la garantie d’une action résolue. Tenir nos armées d’opération prêtes à poursuivre la guerre partout où paraîtront les Prussiens, mettre Paris en état de répondre dignement à une audacieuse insulte de l’ennemi, c’était là le double but. Le comte de Palikao a pourvu à l’armement, M. le ministre du commerce pourvoit chaque jour à l’approvisionnement de Paris. M. Clément Duvernois, le nouveau ministre, a porté dans des fonctions assurément difficiles et périlleuses aujourd’hui de la jeunesse, de la bonne volonté et une activité infatigable. M. Thiers s’est plu à reconnaître le zèle intelligent de M. le ministre du commerce, et l’illustre homme d’état lui-même, le créateur des fortifications de Paris, a fini par accepter patriotiquement une place dans le comité de défense à côté de M. Daru, de M. de Talhouët, sous la présidence du général Trochu, qui est chargé de montrer aux Prussiens ce qu’il en coûterait d’assaillir la grande cité parisienne. Désormais armemens et approvisionnemens sont prêts pour une extrémité qu’on redoute moins depuis qu’on se sent en mesure de la défier. Encore une fois, tout cela s’est fait en quelques jours par la puissance de l’ordre, qui est la première garantie de l’efficacité de la défense nationale dans cette redoutable crise.

Il y a une autre condition qui n’est pas moins nécessaire pour le succès des armes de la France, c’est que pour le moment on renonce sans hésitation à toutes les querelles politiques, à tout ce qui peut alimenter les divisions. Le corps législatif a malheureusement de la peine à se renfermer dans le rôle que les circonstances lui imposent, et il n’en faut pas beaucoup pour raviver les passions, les vieux dissentimens des partis, pour mettre le feu dans la chambre. Les membres du corps législatif prennent chaque jour les meilleures résolutions, parce que ce sont après tout des patriotes qui sentent bien l’importance de l’union en présence de l’ennemi, et le lendemain ils retombent dans le piège des discussions irritantes ou inutiles. Ils ont la fièvre comme tout le monde, et ils feraient mieux quelquefois de ne pas se réunir, ne fût-ce que pour éviter de communiquer cette fièvre. Non, il ne s’agit pas aujourd’hui de se perdre dans des récriminations vaines, d’élever des questions de gouvernement qui se poseront toutes seules quand il le faudra ; il s’agit avant tout d’opposer aux entreprises étrangères l’indissoluble force du sentiment national armé pour la défense commune. Avant de savoir ce qu’on fera de ce malheureux et héroïque pays, quelles institutions il aura, comment il se gouvernera, il faut apparemment assurer son existence et son invariable grandeur. La meilleure raison en faveur de cette politique d’action purement nationale, c’est que tout ce qui n’est pas cela ferait trop manifestement les affaires de l’ennemi. Que les Prussiens aient compté au nombre de leurs chances une révolution possible à Paris, des dissensions violentes, des agitations propres à paralyser momentanément le patriotisme français, cela n’est point douteux ; ils l’ont avoué assez naïvement, ils ont même jeté en pâture à l’Europe toute sorte d’événemens qui n’avaient pas eu lieu ; ils ont été bientôt détrompés, ils n’ont eu pour les aider que cette absurde échauffourée de la Villette, où quelques énergumènes, désavoués par tout le monde, sont allés attaquer les plus modestes et les plus inoffensifs des soldats, de braves et honnêtes pompiers.

Évidemment les Prussiens ne demanderaient pas mieux que d’avoir des auxiliaires plus efficaces ; ils ne les ont pas trouvés, ils ne les trouveront pas, et ce n’est pas seulement pour sa propre dignité, pour son propre honneur, que le corps législatif doit éviter de laisser croire même à l’apparence de déchiremens politiques, c’est aussi pour garder la force morale nécessaire en de tels momens. Il faut que le corps législatif, par son attitude, serve de règle au pays. Il faut que gouvernement et assemblée donnent l’exemple du respect de cette trêve qui s’impose à tous, et qu’ils ne laissent pas rompre surtout cette alliance généreuse par des passions comme celles qui se sont récemment déchaînées dans quelques parties de la France sous prétexte de patriotisme. Ici ce sont des protestans qui sont poursuivis et accusés de connivence avec les Prussiens, lorsque les protestans de l’Alsace sont les premiers à se défendre valeureusement dans les murs de Strasbourg. Là ce sont des citoyens paisibles, même des députés, qui sont menacés, assaillis, toujours parce qu’ils font cause commune avec l’ennemi, parce qu’ils sont suspects de tiédeur pour le gouvernement. Dans la Dordogne, un fait plus grave s’est passé : un honorable habitant du pays a été brûlé vif, ni plus ni moins. Bref, sous ombre de religion ou de patriotisme, c’est une véritable guerre civile, et la plus odieuse de toutes, la guerre des défiances aveugles et des fanatismes populaires, qu’on laisserait se développer, si l’on n’y prenait garde, si le gouvernement et le corps législatif ne confondaient leurs efforts pour réprimer ces violences, pour rallier le pays dans un sentiment unique et élevé. M. le ministre de l’intérieur s’est empressé, il faut le dire, d’adresser à tous les préfets une circulaire des plus énergiques, et M. le garde des sceaux a donné l’ordre de poursuivre sévèrement les meurtriers de la Dordogne, aussi bien que les agitateurs subalternes qui ont assailli un député de la Somme. À quoi sont dus ces déchaînemens qui par bonheur ne sont que partiels ? Y a-t-il des meneurs mystérieux, et d’où sont venues les instigations ? Nous ne le recherchons même pas. Ce sont là, dans tous les cas, d’étranges patriotes qui, en accusant les autres de trahison, feraient à leur manière et beaucoup plus efficacement les affaires de l’ennemi. Les troubles qu’on ne serait pas parvenu à fomenter ouvertement, on les ferait naître sous le masque des ombrages patriotiques. Ce sont, nous n’en doutons pas encore, de simples accidens, comme il s’en produit quelquefois dans les momens d’émotion publique. Que l’union se maintienne sincère et franche dans les hautes sphères politiques, l’esprit de division ne pénétrera pas dans les masses populaires, et tous ceux qui sont dévoués à leur pays sont intéressés à faire une sorte de police morale, à ne pas laisser des passions meurtrières se déguiser sous une émotion légitime. Non, la cause de la France ne doit point être souillée de ces violences, elle doit rester ce qu’elle est, la cause de la paix et de la conciliation nationale au dedans, comme elle est au dehors la cause de la liberté et de la civilisation.

La Prusse, elle aussi, nous le savons bien, se fait un point d’honneur de répéter par toutes les voix de la presse, des bulletins, des proclamations, qu’elle porte le drapeau de la liberté et de la civilisation. C’est tout aussi vrai que lorsqu’on disait que l’organisation militaire prussienne ne pouvait être une menace pour personne, qu’elle n’était bonne que pour la défense. On le voit bien aujourd’hui, on l’a vu il y a quatre ans, et on le verrait bien plus sûrement encore, si la victoire pouvait rester à ces violens envahisseurs de notre sol. Certes s’il y a un fait éclatant, c’est que la France, en entrant dans la lutte, n’avait d’autre idée que de faire une guerre toute politique, qu’elle n’avait aucune haine contre l’Allemagne, qu’elle ne nourrissait aucune pensée de dévastation et de déprédation. Chose étrange, à la veille même des hostilités, nous nous en souvenons, il s’était élevé une polémique sur la question de savoir si l’on pourrait vivre aux dépens de l’ennemi dans une marche en avant, et on en venait naïvement à conclure qu’il était juste, humain, d’épargner aux populations ces duretés de la guerre. La Prusse n’a pas de ces scrupules. Ce qu’elle représente aujourd’hui en vérité, au détriment même de ses alliés de l’Allemagne du sud, qui en sont déjà aux réflexions amères et découragées, au grand dommage de l’Europe, qui commence à s’inquiéter, — ce qu’elle représente purement et simplement, c’est l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus dur, c’est l’ambition de race dans ce qu’elle a de plus étroit, de plus haineux et de plus implacable. Elle ne combat pas pour l’indépendance et la liberté germaniques, qui n’ont été jamais menacées, qui ne le seront pas même quand nous aurons retrouvé la victoire ; elle combat réellement pour la domination, au nom d’une sorte de césarisme mystique et féodal. Elle veut fonder, au dire des théoriciens officiels de Berlin, un empire modèle où régneront la piété, les mœurs nobles et la vraie liberté. On sait suffisamment ce que tout cela veut dire.

Nos malheureuses provinces les ont vus passer, ces conquérans bienfaiteurs ; elles ont vu ces messagers de la civilisation arracher les paysans de leurs maisons pour les contraindre à travailler aux tranchées devant Strasbourg, au risque de les exposer au feu de leurs compatriotes assiégés ; elles ont vu leurs champs rougis du sang des malheureux fusillés pour avoir commis le crime de défendre leurs foyers. Et nos villes de la Lorraine et de l’Alsace savent désormais ce qu’il en coûte de recevoir la piété et les bonnes mœurs des mains de cette armée de civilisateurs. On ne le cache pas, sans attendre la fin, on veut détacher à tout prix de la France l’Alsace et la Lorraine ; on refuserait même de laisser constituer les deux provinces en état neutre, et le roi Guillaume se hâte de nommer des gouverneurs qui n’ont plus qu’à se présenter devant Metz et Strasbourg. Tout cela n’est-ce pas l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus violent ? Mais ce qu’il y a de plus grave encore peut-être, ce qui donne à la guerre actuelle un caractère bien autrement redoutable, c’est le développement des animosités de race. M. de Bismarck a voulu jeter l’Allemagne sur la France comme sur une grande proie ; il s’est servi de toutes les passions, il s’est efforcé de réveiller toutes les haines. Il a peut-être malheureusement réussi, quoique nous soyons convaincus que bien des Allemands souffrent de ces violences qu’on n’aurait pas cru voir renaître dans ce siècle. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck, s’il échoue définitivement dans son entreprise, aura exposé son pays à des représailles cruelles et trop justifiées ; mais non, les représailles sont pour les faibles qui ne sont pas accoutumés à la grandeur. La politique de notre pays n’a point à suivre ces inspirations. La France, éprouvée ou victorieuse, restera ce qu’elle est : elle gardera cette âme humaine et généreuse d’où ne cesseront de jaillir les idées de civilisation et de justice fécondées de nouveau par le malheur d’un moment.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

LES FORTIFICATIONS ET LES DÉFENSES DE PARIS.

Dans le nombre des prévisions que le plus simple bon sens commande aujourd’hui, il faut regarder comme presque certaine l’éventualité d’un siège à soutenir par la ville de Paris. C’est une blessure cruelle pour l’amour-propre national, mais par cela même nous devons tendre plus vivement au seul but que nous puissions maintenant poursuivre, celui de débarrasser le territoire national du fléau de l’invasion étrangère en sachant supporter tous les sacrifices pour arriver à cette fin suprême. Or il est probable qu’à la suite des glorieuses batailles livrées sous les murs de Metz par l’héroïque armée du maréchal Bazaine, et avec le bénéfice du temps, qui combat puissamment pour nous, nous pourrons reprendre l’ascendant que nous n’aurions jamais dû nous laisser enlever, si Paris attaqué ne manque pas à ses devoirs, s’il sait se servir des inépuisables moyens de résistance que lui fournissent les fortifications gigantesques dont il est entouré. C’est le sujet que nous voulons traiter ici, non sans tenir compte de certaines conditions de réserve que nous imposent les graves circonstances où nous nous trouvons.

Depuis les premiers jours de son histoire jusqu’au XVIIe siècle, Paris a toujours été fortifié et a soutenu bien des sièges. Quand même il n’eût pas été appelé à devenir la capitale de la France, il aurait toujours été une très grande ville, de la plus haute importance soit pour le commerce, soit pour la guerre. Cela résulte de sa situation géographique, de sa position centrale sur le cours de la Seine, et centrale aussi par rapport à tous les affluens de ce fleuve, l’Yonne, la Marne, l’Oise, l’Eure, au milieu desquels Paris est placé. Dans les temps de barbarie et au moyen âge, lorsqu’il n’existait par terre d’autres voies de communication que des sentiers à peine tracés et impraticables pendant la plus grande partie de l’année, c’était la batellerie qui exécutait presque tous les transports, et qui faisait la fortune du commerce de Paris, d’autant plus qu’à cette position centrale dont nous venons de parler il faut encore ajouter que Paris communiquait avec la mer, et que, dans les trois îles qui lui servirent de berceau, il offrait à la flotte marchande, comme à ses habitans, les meilleures garanties de sécurité. Les trois îles, enceintes de murs, se protégeaient mutuellement, un peu à la manière de nos forts détachés d’aujourd’hui, et formaient un ensemble de défenses qui résista victorieusement dans une foule de circonstances. Toutefois, comme les îles sont petites et comme la prospérité était relativement grande, la population fut bientôt obligée de fonder sur les deux rives du fleuve des établissemens qui étaient déjà florissans du temps des Romains, ainsi qu’en témoignent les monumens dont on retrouve encore les restes, spécialement sur la rive gauche. Au moyen âge, lorsque Paris fut devenu la capitale du royaume et le siège du gouvernement, la noblesse féodale, l’église, la magistrature, la royauté, vinrent à l’envi bâtir dans le voisinage, plus particulièrement cette fois sur la rive droite, des châteaux, des résidences princières, des monastères, qui étaient tous fortifiés, et qu’avec le cours du temps on réunit entre eux par des murs garnis de tours et d’ouvrages de défense. Les noms que portent encore plusieurs de nos rues, de nos places, de nos monumens, attestent ce travail des siècles, et suffiraient, si nous n’en avions pas conservé des descriptions écrites et des dessins, à rétablir la configuration des diverses enceintes au milieu desquelles la ville s’étendit à mesure que se développaient son importance, sa richesse et sa population. Au XVIIe siècle, le tracé de l’enceinte qui renfermait la ville de Paris proprement dite suivait à peu près les grandes lignes que nous appelons encore aujourd’hui les boulevards en souvenir de ce qu’ils ont été. À ces boulevards d’ailleurs se rattachaient déjà sur divers points, et surtout aux portes, de grands centres de population, même des cités importantes, que leur position extérieure à la ville fit appeler faubourgs, et que le roi Louis XIV, qui construisit tant de places fortifiées, aurait probablement englobés dans une nouvelle enceinte, s’il n’eût conservé une irrémédiable antipathie pour la ville turbulente où s’était passée son orageuse enfance. Du reste son royal orgueil, qui rêvait la monarchie universelle, lui eût fait considérer l’idée de fortifier Paris comme un symptôme de faiblesse et de doute dans l’accomplissement de ses grands desseins. Pendant les molles et insouciantes années du XVIIIe siècle, lorsque la France ne fit la guerre qu’en avant de ses frontières, et quand on était en proie aux désordres financiers qui furent un des fléaux de l’époque, on ne songea pas à la défense de Paris. D’ailleurs la cour était à Versailles. Ce fut seulement sous le règne de Louis XVI que l’on pensa à donner à Paris une nouvelle enceinte ; mais le point de vue militaire ne comptait pour rien dans ce projet, qui n’était qu’un expédient financier, et qui se traduisit par la construction du mur d’octroi que nous avons vu disparaître en 1860. La république, qui vivait au jour le jour, et l’empire, d’abord enivré de rêves de conquêtes lointaines, ne changèrent rien à cet état de choses. Il fallut à l’empereur Napoléon les revers de 1814 pour lui ouvrir les yeux et lui faire comprendre ce que Paris place forte aurait ajouté de ressources à ses moyens de défense. Aussi en 1815, pendant les cent jours, fit-il commencer des travaux dont le désastre de Waterloo vint bien vite arrêter l’exécution. La leçon était cruelle, mais la restauration était dans l’impossibilité de la mettre à profit. Il parut cependant à cette époque bon nombre de brochures et d’ouvrages estimables sur le sujet. Après 1830, lorsque la sainte alliance parut se reformer contre nous en haine de la révolution de juillet, il sembla que l’on allait résoudre la question, et de fait on reprit en 1831 une partie des travaux que Napoléon avait projetés plutôt que commencés ; mais quand après le siège. d’Anvers la paix parut être assurée, on s’arrêta encore. Le roi Louis-Philippe, qui dans sa jeunesse avait courageusement payé de sa personne sur les champs de bataille de Valmy et de Jemmapes, détestait la guerre et aimait la paix avec passion, avec la passion d’un philanthrope qui respecte le sang humain et a l’horreur des malheurs d’autrui ; mais c’était aussi un homme prudent et qui savait tenir compte des enseignemens de l’histoire.

Il voulait fortifier Paris. D’accord sur ce point avec les plus grandes autorités militaires, il pensait que le véritable système de défense de la capitale devait se composer d’un certain nombre de forts jetés en avant et autour de Paris, sauf à voir plus tard ce que l’on pourrait faire pour entourer la ville elle-même d’un rempart continu. Il craignait de nuire ainsi au développement économique, industriel et commercial de la capitale, et par-dessus tout il redoutait de faire échouer l’entreprise en se mettant dans l’obligation de demander en une seule fois trop d’argent aux contribuables, car cela devait coûter fort cher. L’opposition, elle, ne pensait pas comme le roi, comme ses conseillers, comme les hommes de guerre qui avaient depuis des années discuté et approfondi le projet. Elle ne contestait pas qu’il fût utile de fortifier Paris ; mais elle prétendait qu’une enceinte continue valait mieux que tous les forts, elle affectait de voir dans ces ouvrages, qu’elle qualifiait de bastilles, la preuve d’intentions dirigées contre l’indépendance et la sécurité de la population parisienne : elle était parvenue à jeter la défiance dans beaucoup d’esprits peu éclairés, mais ardens. On se tenait ainsi en échec, et peut-être la question serait-elle restée pendant des années encore en suspens, si la menace d’une nouvelle coalition ne fût venue en 1840 décider la solution du problème. En ce moment critique, un prince justement regretté, le duc d’Orléans, sentit que le jour était arrivé de couper court à toutes les hésitations, en prenant un grand parti qui devait satisfaire tout le monde, c’est-à-dire en faisant à la fois les forts détachés et l’enceinte continue, double dot, comme disait plus tard l’illustre maréchal Soult devant la chambre des députés, où il défendit le projet de loi qui allouait 150 millions pour ce grand travail, Encouragé par le roi, qui lui répondait : « On criera beaucoup à bas Louis-Philippe ; mais cela passera, et la France aura les fortifications de Paris, qui ne passeront pas, » assuré du concours de M. Thiers, alors chef du cabinet, le prince royal, assisté de son aide-de-camp, M. le baron de Chabaud-Latour, chef de bataillon du génie et député du Gard, se mit à l’œuvre, et huit jours après, il remettait au conseil dès ministres un plan général de tous les travaux à entreprendre ; les questions d’art, débattues depuis si longtemps par les plus hautes autorités militaires, n’étaient plus difficiles à résoudre. C’est le plan qui a été en effet exécuté sous la direction supérieure du maréchal Dode de la Brunerie, ayant sous ses ordres le général (maréchal) Vaillant et quelques-uns des officiers les plus distingués de l’arme du génie, parmi lesquels figurait à juste titre le chef de bataillon de Chabaud-Latour, qui, devenu depuis général de division, commande maintenant l’arme du génie dans l’ensemble de ce vaste système de défenses, qu’il a contribué à édifier. Ce sera toujours un véritable titre d’honneur pour le ministère de M. Thiers d’avoir décidé sous sa responsabilité l’exécution de ces ouvrages, qui sont appelés aujourd’hui à rendre de si incomparables services à la France.

Le plan général de l’œuvre a été, sauf quelques modifications peu apparentes, mais d’une importance réelle, conçu d’après le système de Vauban, auquel l’arme du génie en France est restée attachée avec une sorte de respect filial. C’est, comme chacun sait, le bastion ou, pour mieux dire, le front bastionné, qui est l’âme du système. Une ville, un lieu quelconque étant donné à fortifier, l’ingénieur commence par l’entourer d’un polygone d’un certain nombre de côtés, suivant la grandeur de la place, et, devant chacun des angles de ce polygone, il construit un ouvrage en forme de fer de lance, de losange, qui est le bastion proprement dit. La pointe de la lance qui s’avance plus ou moins à l’extérieur, plus quand les bastions sont peu nombreux et éloignés les uns des autres, moins quand les bastions sont plus rapprochés, la pointe de la lance s’appelle le saillant. Les deux côtés du fer dont la réunion forme la pointe prennent le nom de faces, et les deux autres côtés celui de flancs, mais ils ne se confondent pas : ils laissent entre eux, sur l’angle du polygone, un espace nécessaire au service du bastion, et que l’on qualifie de gorge ouverte ou fermée, selon les circonstances locales, fermée le plus souvent par des travaux passagers lorsqu’on prévoit l’assaut du bastion. Quant aux côtés du polygone qui relient entre eux les divers bastions, on les. désigne sous le nom de courtines. Si maintenant on essaie de dessiner la figure que nous venons de décrire, on verra, en tirant sur chacune des lignes qu’elle présente des perpendiculaires simulant le feu de la partie de l’artillerie qui arme les remparts de tous les élémens composans, que le point fort d’une place, c’est la courtine, qui est couverte par trois lignes de feux, et que le point faible, c’est le saillant du bastion, qui ne se défend pas directement lui-même, et n’est véritablement protégé que par les canons des faces des deux bastions voisins de droite et de gauche, lesquels viennent croiser leurs feux en avant du bastion attaqué, mais en dessinant à peu de distance de son saillant un angle que ne couvre pas l’artillerie de la place. Cet angle est celui que l’on appelle l’angle mort. C’est donc sur le saillant d’un bastion, ou, comme on dit dans la langue militaire, sur la capitale d’un bastion, c’est-à-dire sur la ligne qui le divise en deux parties égales, que l’assiégeant dirige son attaque ou ses attaques, s’il est assez nombreux et assez bien pourvu pour en faire plusieurs. Il est vrai que, pour remédier à cet inconvénient, on a imaginé de construire, en avant des courtines et du corps de place, des ouvrages avancés, demi-lunes, crémaillères, couronnes, etc., qui défendent les approches du saillant et qui peuvent souvent en prolonger la défense, mais qui coûtent de l’argent à construire et à entretenir, qui exigent des garnisons, et qui parfois enfin, enlevés par un ennemi actif et intelligent, peuvent être retournés contre la place elle-même et lui devenir funestes. C’est ainsi qu’en 1832, lorsque nous eûmes pris la lunette Saint-Laurent, la citadelle d’Anvers fut réduite à capituler. Quoi qu’il en soit, ce sont là des considérations dont nous n’avons pas à nous occuper ici : les fortifications de Paris ne présentent pas d’ouvrages avancés, ou, pour mieux dire, leurs ouvrages avancés sont les forts détachés qui couvrent son enceinte, et qui se protègent entre eux et avec elle dans un tel degré de puissance que l’on n’a pas cru utile d’ajouter ni à l’une ni aux autres aucun ouvrage accessoire.

En effet, l’enceinte continue de Paris se développe, avec ses quatre-vingt-quatorze bastions, suivant un cercle presque régulier de 36 kilomètres de circonférence. La ligne que l’on tracerait de centre à centre de chacun des seize forts détachés qui protègent l’enceinte n’a pas moins de 105 ou 106 kilomètres d’étendue. Ces chiffres seuls suffisent à montrer que le siège de Paris est une opération autrement difficile que celle d’attaquer une place ordinaire.

L’histoire des innombrables sièges qui se sont faits depuis bientôt trois cents ans démontre qu’une place, si petite qu’elle soit, est capable d’une défense presque indéfinie, si elle n’est pas régulièrement bloquée, et que dans ce cas la durée de la résistance croit en raison même de la grandeur de la place. Sébastopol, que nous aurions probablement pris en une dizaine de jours, si nous avions pu le bloquer, s’est défendu pendant onze mois contre une armée de 200,000 hommes et contre une artillerie qui à la fin du siège comptait plus de 800 bouches à feu en batterie. Sébastopol n’était pas bloqué, et, soutenu à distance par une armée qu’il nous était impossible d’aller attaquer, il se ravitaillait incessamment de vivres et de matériel de guerre, évacuait ses malades et ses blessés, relevait les corps qui avaient trop souffert par des troupes fraîches qui recommençaient la lutte. Aussi le premier principe de la guerre des sièges, notamment lorsqu’il est nécessaire de les mener vite, est-il de commencer par faire l’investissement de la place que l’on veut assiéger ; or l’investissement d’une place telle que Paris exigerait une armée de 700,000 ou 800,000 hommes, plus encore peut-être, parce que, avec toutes les sinuosités que la Seine et la Marne décrivent autour de Paris, l’établissement du blocus serait certainement beaucoup plus difficile que s’il s’agissait d’une ville à cheval sur un cours d’eau qui. suivrait une ligne directe. Malgré l’immensité du nombre des soldats que les Prussiens ont su mettre sous les armes comme par enchantement et qui leur a seul valu les succès du début de la campagne, il serait absurde de croire qu’il leur reste assez de monde pour investir Paris, d’autant plus qu’ils sont obligés de laisser au moins 200,000 hommes sur les derrières pour garder leurs communications avec la frontière et davantage encore pour contenir les maréchaux Bazaine et Mac-Mahon. En tenant compte des pertes qu’ils ont déjà faites et de celles qu’ils font tous les jours, on ne peut pas admettre que les Prussiens soient capables d’amener beaucoup plus de 200,000 hommes sous les murs de Paris. C’est même probablement exagéré, et ce serait à coup sûr très dangereux pour eux au premier échec ; cependant une armée de 300,000 hommes rangés sur deux lignes n’occupe que 24 kilomètres, pas même le quart de ce qu’il faudrait pour faire sérieusement le blocus de Paris : c’est une entreprise impossible.

Néanmoins portons encore, si l’on veut, l’armée assiégeante jusqu’au chiffre impossible de 300,000 hommes ; mais alors même ce n’est certainement pas plus que ce qu’une ville de 1,800,000 habitans doit pouvoir mettre sous les armes pour sa défense, si en effet elle est sérieusement résolue à se défendre. Sans doute la garde nationale sédentaire ou mobile et les habitans qui se joindraient à elle ne sauraient former du jour au lendemain des corps capables de tenir tête en rase campagne à des troupes réglées comme celles qui composeraient l’armée assiégeante ; mais derrière leurs remparts et pour aider à la manœuvre des pièces, au transport des munitions, des malades et des blessés, aux travaux de terrassement à exécuter en arrière des points menacés et dans l’espace de terrain compris entre les forts et la place, ils pourraient rendre d’excellens services. Il ne faut pour cela que de la bonne volonté et du cœur, d’autant que les citoyens auraient pour les conduire et les diriger l’armée de 100,000 hommes de troupes régulières qui est déjà réunie dans la ville et dans les forts. Ajoutons aussi que le service ne serait pas extraordinairement pénible, car, suivant les principes de l’art, il suffit, pour assurer la défense d’une place comme Paris, de 500 hommes par bastion, ce qui donne pour les quatre-vingt-quatorze bastions de l’enceinte et les soixante-quinze bastions des forts détachés, un total de 85,000 hommes civils et militaires : ce n’est pas le monde qui manquerait à la défense, mais bien plutôt à l’attaque.

Nous admettons cependant encore que l’ennemi, grâce à la supériorité numérique de ses troupes réglées, étant à peu près maître de la campagne, fera des efforts pour enlever les convois destinés à la place, pour intercepter ses communications, surtout pour lever des vivres dans les pays du voisinage, car il n’est pas supposable qu’il espère subsister avec les munitions de bouché qu’il tirerait de sa base d’opérations, ce sera une série d’entreprises difficiles à exécuter en présence d’une armée régulière de 100,000 hommes ou plus, qui, couverts par les fortifications, seront toujours maîtres d’imposer ou de refuser le combat, et qui, placés dans une position centrale par rapport à l’armée répandue autour de Paris, seront toujours maîtres de rayonner et de manœuvrer par la ligne la plus directe pour se rendre sur tous les points où il leur conviendra de se montrer, tandis que l’ennemi sera toujours obligé de suivre des arcs de cercle. S’il se répand trop, il court le risque de se faire battre en détail ; s’il reste concentré, comment fera-t-il pour vivre ?

Quoi qu’il en soit, l’attaque se dessine, et si elle ne s’engage pas dans la presqu’île qui s’étend de Nanterre à Gennevilliers, ce qui serait plus qu’imprudent, il faut qu’elle s’en prenne non à un front bastionné, comme nous le disions au commencement, mais à trois forts au moins, car les forts sont si rapprochés qu’ils croisent leurs feux, et qu’il serait nécessaire d’en avoir éteint et occupé trois avant de pouvoir marcher sur l’enceinte continue. Ici les difficultés se compliquent ; ce n’est pas avec de l’artillerie de campagne que l’on prend des places fortifiées, il y faut un parc de siège. Or de combien de bouches à feu suivies de l’attirail nécessaire se composera le parc de siège que l’ennemi devra traîner avec lui ? A la fin du siège de Sébastopol, les alliés avaient, comme nous l’avons dit, 800 pièces en batteries ; n’en faudrait-il pas au moins autant pour attaquer Paris ? Mettons, si l’on veut, 600 pièces seulement ; faisons remarquer néanmoins qu’à Sébastopol, étant maîtres de la mer, nous avions les navires pour nous apporter nos pièces et notre matériel presque à pied d’œuvre. Ici il n’en est pas de même, c’est par la voie de terre et peut-être un peu aussi par la batellerie que l’on pourra faire cheminer le matériel de l’assiégeant. Nous nous retrouvons alors à peu près dans la position où nous étions en 1832 devant la citadelle d’Anvers, un ouvrage moins considérable qu’aucun des forts détachés, et qui exigea un parc de 90 bouches à feu, dont le transport employa 10,000 chevaux. On n’exagère donc pas en disant que, pour traîner un parc de siège de 600 bouches à feu, il faudrait, en tenant compte des dégâts qui ont été déjà commis sur les lignes de chemins de fer, une armée de 50,000 chevaux de trait qui ne seront pas faciles à nourrir dans cette année où les fourrages et l’avoine ont manqué à peu près partout, en France et en Prusse plus qu’ailleurs. Combien de temps emploieront les charrois ? Ils sont cependant finis, les premiers cheminemens sont faits, les batteries sont construites et armées, elles vont ouvrir le feu, mais comment seront-elles disposées ? Dans des conditions infiniment moins favorables à l’attaque que dans presque tous les sièges. Nous avons dit que le plus petit de nos forts était plus considérable que la citadelle d’Anvers, et nous pourrions ajouter que beaucoup de places comme Rocroy, Maubeuge, Longwy, Montmédy, Haningue et beaucoup d’autres qui ont subi de longs sièges, quoiqu’elles pussent être attaquées régulièrement et dans les circonstances les plus avantageuses à l’assiégeant. L’une de ces circonstances, c’est l’investissement de la place, qui ne permet pas seulement de la réduire rigoureusement à ses propres moyens, mais qui de plus fournit à l’attaque, maîtresse de la circonférence, l’avantage d’établir sur cette circonférence des lignes de feux convergens qui, par leur nombre et en vertu des positions choisies, doivent toujours finir par éteindre celui du point attaqué, car celui-ci ne peut ordinairement répondre que par des feux divergens, Ici il n’en sera pas de même. En effet nos forts, dont les feux se croisent, et qui tous sont défendus en arrière par l’enceinte continue, ne laisseront pas à l’assiégeant la faculté de construire ces parallèles concentriques qui font la principale force de l’attaque. L’égalité du feu tendra à se rétablir entre les adversaires, et nous conserverons l’avantage de combattre derrière des remparts couverts par des fossés, dans des places où il n’existe ni édifices civils, ni maisons de commerce, ni d’autres habitans que la garnison ; enfin, n’étant pas investis, nous conserverons toujours la faculté de relever ou de renforcer les garnisons qui auront souffert, de les ravitailler en vivres et en matériel, d’enlever leurs malades ou leurs blessés, etc. Ce sont autant de moyens de prolonger la défense dans des proportions presque indéfinies. Tout ce temps, l’intérieur de Paris n’aura sans doute rien à souffrir des événemens militaires ; l’ennemi fera probablement des efforts pour lancer dans la ville des bombes et des obus dont l’effet est toujours très sensible sur la population civile, même quand ils ne font que très peu de mal réel ; pourtant nous le confessons, il n’est pas facile de deviner où, dans cette première période du siège, l’ennemi pourrait placer ses batteries incendiaires.

Il en serait autrement, si l’attaque, ayant emporté deux ou trois forts, adjacens, pouvait s’en prendre directement à l’enceinte continue. Ce serait le cas de répéter avec le général Trochu dans un écrit qui est resté célèbre : Sursum corda. Nous ne ferions du reste que suivre de loin l’héroïque exemple qui nous est donné par nos braves compatriotes de Strasbourg et de Phalsbourg. Ils résistent énergiquement avec des moyens très inférieurs à ceux qui nous resteraient même alors. Tandis qu’il n’est pas un coin de leur ville qui ne puisse être fouillé par les bombes, nous aurions toujours au centre de la capitale un vaste espace où la plus grande partie de la population serait complètement à l’abri des projectiles incendiaires. Ce serait par exception que les obus dépasseraient les limites de l’ancien mur d’octroi, et encore ne pourraient-ils tomber que sur une superficie qui serait relativement très petite. Quant au mur de l’enceinte continue, il possède des conditions toutes particulières. Alors que dans la plupart des places le bastion auquel l’attaque essaie de faire brèche ne reçoit de secours que des deux bastions voisins, à droite et à gauche, l’immensité de l’enceinte de Paris fait qu’elle se présente à peu près partout suivant une ligne presque droite. Il en résulte qu’elle fait face à l’assiégeant, qu’il est très difficile de la prendre d’écharpe et impossible de l’envelopper dans ces feux convergens qui font tant de mal à l’assiégé. Au lieu d’être forcée de subir la supériorité numérique de l’artillerie ennemie, elle est assurée de pouvoir maintenir l’égalité du feu, et, comme les bastions sont très rapprochés les uns des autres (en moyenne à moins de 400 mètres), comme les saillans s’avancent très peu, comme les faces en sont au contraire très développées, il en résulte que chacun d’eux peut compter sur l’appui de ses quatre voisins de droite et de ses quatre voisins de gauche, si bien que dans certains cas il pourrait arriver, contrairement à l’ordinaire, que la supériorité du feu appartiendrait à l’assiégé.

Disposant de pareils moyens, la défense doit être illimitée ; la population de Paris y est résolue, elle sait que son honneur y est attaché. Dans le cas le plus défavorable, la défense ne saurait être inférieure comme durée à l’effort de l’ennemi, qui doit venir expirer sous les murs de la capitale. Quelques jours, quelques semaines de persévérance, et cette guerre, commencée sous de si douloureux auspices, finira glorieusement. L’ennemi, qui s’affaiblit à mesure qu’il avance, l’ennemi, que le temps presse parce qu’il sent que le temps combat pour nous, l’ennemi paiera cher son audacieuse tentative, il la paiera d’autant plus cher que nous saurons le retenir plus longtemps devant nos imprenables citadelles. Lorsqu’à bout de ressources il lui faudra enfin battre en retraite, pressé qu’il sera par les deux grandes armées qui se trouvent déjà sur ses flancs et sur ses derrières, poursuivi par la nouvelle armée qui se forme sur la Loire, harcelé par les populations que ses exactions et ses insultes ont révoltées, il verra sa retraite se terminer par un désastre mémorable. Tout cela dépend de la patience et du courage que Paris saura montrer, et bien moins surtout de la puissance de l’ennemi, qui espère dans nos discordes, que de l’union, de la discipline et de l’obéissance dont nous saurons tous faire preuve pour le salut commun. La fortune de la patrie est dans nos mains, montrons qu’elle n’a pas été confiée à des mains indignes, et à la France, qui nous regarde avec une si poignante anxiété, prouvons qu’elle ne s’est pas trompée en croyant que Paris fera son devoir.


XAVIER RAYMOND.


C. BULOZ.