Chronique de la quinzaine - 31 août 1914

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Chronique n° 1977
31 août 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les limites d’une chronique sont bien étroites pour parler comme il conviendrait des événemens dont nous sommes les témoins émus, anxieux, mais toujours coniians : et notre confiance n’est pas un acte de la volonté qui se raidit, mais de la raison qui réfléchit, calcule les chances et conclut.

L’intérêt principal aujourd’hui, l’intérêt unique est sur la frontière : commençons toutefois, pour revenir ensuite avec plus de liberté d’esprit aux choses militaires, par dire un mot des choses politiques et des remaniemens ministériels qui viennent d’être opérés. Le ministère Viviani, dans sa composition première, était un étrange paradoxe : il contrastait avec la gravité de la situation. C’est le jour même de la déclaration de guerre qu’il aurait fallu le changer. Si nous ne l’avons pas dit, si personne ne l’a dit, du moins tout haut, tout le monde l’a pensé. Le silence gardé à ce sujet montre à quel point l’opinion publique a le sentiment de sa responsabilité ; mais d’autres ont aussi la leur. L’initiative est venue cette fois d’où elle devait venir. M. le Président de la République a pris la résolution qu’il devait prendre et l’a exécutée. Les radicaux étaient au pouvoir, il fallait les y laisser nominalement. M. Viviani reste donc président du Conseil, mais son nouveau ministère est un ministère de défense nationale, où les diverses fractions du parti républicain sont représentées. Les socialistes unifiés eux-mêmes y figurent dans la personne de M. Marcel Sembat, leur orateur le plus brillant depuis la mort de M. Jaurès, et d’un des vieux prophètes de leur plus Ancien Testament, M. Jules Guesde : cette figuration n’a d’ailleurs rien qui nous choque, puisque les socialistes unifiés n’ont pas rompu l’unité nationale et qu’ils font leur devoir comme les autres, en bons Français. Mais la vraie signification du ministère est dans la présence de M. Ribot aux Finances, de M. Delcassé aux Affaires étrangères, de M. Millerand à la Guerre, de M. Briand à la Justice. Nous ne dirons rien de plus ; tous ces hommes sont connus par leurs œuvres ; ils ne le sont pas moins en Europe qu’en France ; ils ont une grande expérience des affaires ; ils ont rendu des services éminens et, pour tous ces motifs, ils jouissent d’une autorité que nul ne conteste. La France peut se reconnaître en eux et se serait mieux reconnue encore dans un miroir un peu plus large. Ces choix excellens sont complétés par celui du général Galliéni, nommé gouverneur de Paris. Tout cela est bien. Notre situation morale en sera fortifiée dans le monde ; nos armées, dans la lutte héroïque où elles sont engagées, seront soutenues par la conscience qu’il y a derrière elles un gouvernement véritable, et nos cœurs, dégagés de la préoccupation qui les étreignait, pourront se tourner tout entiers vers elles.

Leur tâche est dure. La guerre est commencée, et on s’attend à ce qu’elle soit longue et difficile ; elle présentera inévitablement des péripéties diverses ; nous traversons déjà des jours pénibles ; la victoire finale sera à celui qui montrera jusqu’au bout le plus de sang-froid, de constance et de fermeté. Sans parler de l’Autriche, dont les contingens dirigés contre nous présentent une force avec laquelle il faut compter, l’Allemagne est une nation de 65 millions d’hommes : la France n’en a pas 40. Bien que cette disproportion ne nous décourage pas, nous n’avons pas la prétention de venir à bout, d’un seul coup et sans le concours de nos alliés, d’ennemis aussi nombreux. Or le concours de nos alliés est réduit pour le moment au minimum. La Russie a franchi la frontière allemande et elle marche rapidement vers l’Ouest, mais elle est encore loin, et l’Allemagne ne lui oppose qu’une faible partie de ses forces ; tout le reste est tourné contre nous. L’Angleterre a déjà fait un effort important, mais elle en prépare d’autres, et, de ce côté encore, nous avons à attendre. Certes, si nous avions pu, dans une première bataille, remporter sur l’ennemi un de ces avantages qui lixent définitivement la fortune, l’événement aurait été d’un prix inestimable : l’entreprise valait la peine d’être tentée et, même après son échec, nous ne regrettons pas qu’elle l’ait été, car l’ennemi n’a pas été moins éprouvé que nous. Au surplus, nous n’avons pas été entamés sur nos positions qu’on peut qualifier de normales ; nous nous y sommes repliés en bon ordre ; nous allons maintenant nous y défendre. Ce n’est nullement une déroute qui s’est produite et l’opinion ne s’y est pas méprise. La campagne continue et, tout en combattant de manière à arrêter l’ennemi ou à ralentir sa marche, nous saurons atteindre l’heure favorable où le concours de nos alliés, devenu pleinement efficace, nous serci enfin acquis. Alors, nous serons près du but que nous nous sommes proposé en commun. Dans cette seconde période de la guerre où nous sommes, la France rendra plus en grand à la cause du droit, de la civilisation, de l’indépendance des nations, le même service que lui a rendu l’héroïque Belgique dans la première. Que serait-il arrivé, si la Belgique, après avoir protesté contre la violation de son territoire, sentant l’insuffisance de ses forces, avait laissé aux seules puissances garantes de sa neutralité le soin de la défendre ? Elle s’est défendue elle-même, et sa résistance a fait gagner à l’Angleterre et à nous une dizaine de jours qui ont été bien employés : c’est grâce à elle que nous pouvons opposer aujourd’hui à l’invasion allemande une digue qui faiblira peut-être sur certains points, mais qui, dans l’ensemble, sera assez solide pour donner à la Russie le temps de développer à son tour tout son effort. Nous y parviendrons en mêlant à propos la défensive et l’offensive jusqu’au jour où, toutes les forces de la coalition européenne étant réunies, nous passerons enfin de la première à la seconde avec toutes les chances de succès. En attendant, nous avons besoin de concentrer toutes nos forces sur le terrain de combat que l’Allemagne a elle-même choisi pour y concentrer les siennes. La manœuvre allemande, qui s’est dessinée dès le premier moment, a pris aujourd’hui un tel relief et frappe par une telle évidence que tout le monde s’en rend compte. Elle a consisté, elle consiste encore à enfoncer et à tourner notre aile gauche par un mouvement opéré sur une immense échelle et par une action qui, poursuivie sur toute la ligne de front, a eu un caractère défensif sur la partie orientale et centrale de cette ligne, et nettement fortement, formidablement agressif à son extrémité occidentale. L’état-major allemand avait fort bien marqué l’endroit où il entendait porter son effort principal. Avons-nous fait de même ? À cette attaque que nous avons vue se préparer pendant plusieurs jours, avons-nous à notre tour préparé et opposé une parade suffisante ? Ce n’est pas le moment de le rechercher. Quoi qu’il en soit, après la grande bataille qui vient d’être livrée et qui n’a pas répondu à notre espérance, le besoin de la concentration au point décisif s’est imposé à nous. Nous avons dû abandonner l’Alsace et reporter sur notre aile gauche la majeure partie de nos forces. Suivant toutes les apparences, la guerre s’y prolongera quelque temps ; puis elle prendra une forme nouvelle à mesure que les Russes avanceront vers Berlin. L’Allemagne, qui a pu jusqu’ici réunir toutes ses forces contre nous, devra alors faire face de plusieurs côtés à la fois. C’est dans cette obligation qui, tôt ou tard, s’imposera à elle que nous avons puisé, dès le premier jour, notre confiance dans la victoire finale, et cette confiance n’est pas diminuée.

Si nous pouvions douter, si notre foi pouvait défaillir, nous serions réconfortés par l’inflexible volonté de nos alliés. Celle de la Russie se manifeste par la marche victorieuse de son armée dans la Prusse orientale, et celle de l’Angleterre, non seulement par la présence d’une armée anglaise à côté de la nôtre, mais par le langage que lord Kitchener, ministre de la guerre, a tenu à la Chambre des lords. « Tandis, a-t-il dit, que les autres pays engagés dans cette guerre ont réussi par la conscription à amener sur le champ de bataille toutes leurs ressources d’hommes, nous, avec notre système colonial, nous n’avons pas pu le faire, et par conséquent nous pouvons encore faire appel à une réserve énorme, tirée non seulement de la mère-patrie, mais de l’Empire britannique au delà des mers. Tandis que les Indes, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande nous envoient des forces puissantes, en Angleterre les troupes territoriales répondent loyalement à l’appel d’un devoir exceptionnellement pressant. Avec un beau patriotisme, soixante-dix bataillons se sont déjà offerts pour servir à l’étranger. Les 100 000 recrues que l’on croyait nécessaire de demander en premier lieu ont déjà répondu. Derrière celles-ci nous avons nos réserves. Les empires avec lesquels nous sommes en guerre ont appelé sous les drapeaux presque toute la population mâle. Le principe que nous suivons est que, tandis que leur force maximum subit une diminution constante, les renforts que nous préparons s’écouleront lentement, en augmentant jusqu’à ce que nous ayons une armée en campagne qui, tant par le nombre que par la quahté, sera digne de la puissance et des responsabilités de l’Empire britannique. L’effectif de campagne que nous constituons actuellement est considérable et peut arriver, pour la durée des six ou sept prochains mois, à un total de trente divisions maintenues continuellement en campagne. Je ne puis pas dire aujourd’hui que cela sera la limite des forces nécessaires : mais si la guerre était longue et ses fortunes diverses, des sacrifices au delà de tout ce qui a été jamais demandé deviendront indispensables, et nous sommes sûrs que ni le Parlement ni le peuple ne se refuseront à les faire. » Rien de plus simple, mais aussi de plus grand que ce langage. C’est la plus fière réponse que l’Angleterre pouvait faire à l’avantage provisoire que l’Allemagne avait remporté. L’empereur Guillaume a dit qu’il irait jusqu’à son dernier homme et à son dernier cheval ; lord Kitchener a dit jusqu’où irait l’Angleterre. La France sera digne de pareils alliés. Nous n’entrerons pas dans le détail des opérations militaires de ces derniers jours ; nos lecteurs les connaissent aussi bien que nous ; rien de ce qui se passe sur nos frontières ne leur échappe. Mais, au delà de ces frontières, il y a le vaste monde, et nous devons signaler les événemens qui s’y sont produits en corrélation avec ceux qui nous intéressent et nous émeuvent si fort. Regardons d’abord du côté de la Russie. Elle ne voulait pas la guerre, elle s’y était bien préparée néanmoins, et dès que l’Allemagne la lui a déclarée, elle s’est trouvée prête. Mais si elle l’était matériellement, l’empereur Nicolas a voulu, à son immense force militaire, ajouter une force morale ; non moins grande. Au travail de sa diplomatie et à ses heureux résultats, son initiative personnelle a apporté au dernier moment un nouvel élément de succès : il a annoncé solennellement la prochaine reconstitution de la Pologne dans ses frontières anciennes, et nous dirions volontiers que rien n’était plus habile, s’il n’était pas encore plus exact de dire que rien n’était plus généreux. Le grand-duc Nicolas, général en chef de l’armée russe, a adressé aux Polonais un éloquent appel d’où nous détacherons quelques phrases pour montrer quel en est l’accent. « Polonais, dit-il, l’heure a sonné où le rêve sacré de vos pères et de vos aïeux peut être réalisé. Il y a un siècle et demi que le corps vivant de la Pologne fut déchiré en morceaux, mais son âme ne mourut pas ! Elle vivait de l’espérance que, pour le peuple polonais, viendrait l’heure de la résurrection et sa réconciliation fraternelle avec la grande Russie. Les troupes russes vous portent la nouvelle de cette réconciliation. Que le peuple polonais s’unifie sous le sceptre du tsar russe. Sous ce sceptre renaîtra la Pologne libre dans sa religion, dans sa langue et dans son autonomie. Le cœur ouvert, la main fraternellement tendue, la grande Russie vient à votre rencontre. » Le langage est nouveau, les intentions dont il est le témoignage ne le sont pas, et l’empereur Nicolas n’est pas le premier qui les ait eues. Ce qu’il se propose aujourd’hui, c’est ce que l’empereur Alexandre Ier avait déjà voulu faire en 1814 ; mais il trouva contre lui l’opposition des puissances qui craignaient de voir la Russie devenir trop forte avec cet énorme accroissement de territoire. En conséquence, la Pologne a continué d’être partagée en trois tronçons dont un seul était russe ; les deux autres, étant prussien et autrichien, ne pouvaient plus être arrachés à la Prusse et à l’Autriche que par une guerre heureuse ; la diplomatie n’y suffisait pas. L’occasion a été attendue longtemps, on a pu craindre qu’elle ne se présentât jamais : elle s’offre aujourd’hui.

Si, comme il y a tout lieu de l’espérer, la guerre se termine par la victoire de la France, de l’Angleterre et de la Russie, qui empêchera cette dernière de réaliser la promesse de son empereur ? Ce ne sera pas la France assurément, et ce ne sera plus l’Angleterre, car ses intérêts se sont déplacés et ses préoccupations de 1914 ne sont plus celles de 1814. Dans d’autres circonstances, des obstacles se seraient dressés en Russie même, où de vieux préjugés existent contre l’autonomie de la Pologne ; mais, outre que la volonté de l’Empereur y est très puissante, sinon même toute-puissante, la guerre et la victoire apportent des solutions aux questions qui semblaient insolubles. Quant à dire quel effet probable aura la proclamation impériale dans les diverses parties de la Pologne, il faudrait toute une étude historique pour le faire. Comment la Pologne russe n’éprouverait-elle pas une joie que certains souvenirs peuvent troubler, mais non pas altérer ni étouffer ? Quoi qu’il arrive, elle est sûre de gagner à l’avenir qu’on lui ouvre. La vérité nous oblige à reconnaître que la Pologne autrichienne jouit d’un traitement qui, par comparaison avec celui dont la Pologne prussienne est affligée, peut être qualifié de privilégié ; aussi est-il possible que la proclamation du tsar ne produise pas une impression aussi profonde en Galicie qu’en Posnanie ; toutefois, comment la Pologne autrichienne elle-même, de quelques ménagemens qu’elle ait été l’objet, ne serait-elle pas sensible à l’espérance de voir revivre la Pologne dans ses anciennes frontières ? Le « rêve sacré des pères et des aïeux » parlera à son imagination, c’est-à-dire à son cœur. Pour ce qui est de la Pologne prussienne, elle est assurément, depuis que les Balkans ont échappé à la Turquie, — et peut-être même l’était-elle avant, — la province de l’Europe qui souffre le plus cruellement sous le joug le plus odieux. Dans ce théâtre restreint, la lutte entre le germanisme et le slavisme a pris un caractère atroce. La politique allemande ne tend à rien moins qu’à l’élimination des Polonais de chez eux par tous les moyens, la persécution sous toutes les formes et l’expropriation où le vol n’est même pas déguisé. Comment, dans un pareil pays, la proclamation de l’empereur Nicolas ne serait-elle pas entendue avec une complaisance et une reconnaissance particulières ? Comment ces Polonais allemands malgré eux ne souhaiteraient-ils pas la défaite de l’Allemagne, qui sera la préface de leur libération ? C’est pourquoi la proclamation impériale a été, s’il est permis d’employer ce mot, un coup de partie merveilleux au commencement de la guerre. Polonais à l’Est, Alsaciens-Lorrains à l’Ouest de l’Empire allemand sont des alliés naturels que les Russes et nous avons chez l’ennemi. Nous n’avions besoin de rien dire aux Alsaciens-Lorrains, ils nous entendent sans cela ; mais l’empereur Nicolas a bien fait de parler de haut, comme il l’a fait, aux Polonais allemands. Il a attaché par là une immense espérance au succès de ses armes.

Sans même que soit engagé à fond le combat décisif entre la Russie et l’Allemagne, le slavisme fait déjà belle et bonne figure contre le germanisme. Les Serbes, si dédaignés, si méprisés de l’Autriche, et qui ont reçu d’elle l’ultimatum le plus outrageant, ont fièrement relevé le gant qui leur a été jeté. Ils recueillent la gloire qu’obtient toujours dans la conscience humaine un petit peuple qui, à force de courage, devient victorieux d’un grand. Nous voulons bien tenir compte de ce que l’Autriche est obligée d’employer ailleurs une partie importante de ses forces. Elle l’emploie, hélas ! contre nous, qui ne lui vouhons aucun mal, et à qui, au fond de l’âme, elle ne voulait aucun mal non plus. Qui pourrait voir un chef-d’œuvre de la politique dans le conflit que l’Autriche, par simple docilité envers l’Allemagne, dont elle est devenue le satellite eu Orient, a entamé contre un peuple qui n’a aucun point de contact avec elle, aucun intérêt directement contraire aux siens et qui, depuis de nombreuses années, ne lui avait témoigné que de la sympathie ? De cette politique dont aucun conseil, aucun avertissement n’a pu la détourner, l’Autriche commence à éprouver les effets, — et elle ne fait que commencer. Les Serbes l’ont battue dans toutes les rencontres. Le début de cette guerre n’a pas été seulement odieux, il s’y est mêlé quelque ridicule. Les Autrichiens ont bombardé Belgrade, qui est une ville ouverte et, par conséquent, incapable de se défendre. Le gouvernement, qui n’y était plus en sécurité, en est sorti, et une grande partie de la population l’a suivi dans son exode. Les Autrichiens ont continué le même exercice et, pendant plusieurs jours de suite, tous les matins, ils ont bombardé et rebombardé la ville, comme s’ils obéissaient à la simple manie de bombardement. S’ils voulaient par là châtier la mort de l’archiduc François-Ferdinand, ils auraient bien fait de s’en tenir prudemment à cette exécution. Leur tort a été d’entrer sur le territoire serbe : ils y ont été mal reçus et y ont éprouvé des revers retentissans. Nous n’en sommes d’ailleurs pas surpris. L’armée serbe avait déjà montré ce qu’elle valait pendant la guerre balkanique : elle a dépassé alors, non seulement par sa valeur militaire, mais par la qualité de son organisation, les espérances de ceux qui en attendaient le plus. Les Autrichiens affectent de regarder les Serbes comme des barbares : ces barbares sont de très bons soldats, conduits par de bons chefs. Ils se sont si bien comportés que les Russes, après avoir réuni des forces considérables sur la frontière autrichienne, n’ont mis aucune hâte à la franchir. Les Serbes suffisaient pour le moment à la tâche. Le service qu’ils rendent à la cause commune est du plus haut prix et, quand le moment sera venu, devra obtenir sa récompense. Les Serbes, par leur énergique défensive tournée bientôt en offensive, ont permis aux Russes de concentrer la plus grande partie de leurs forces au nord de l’Empire et d’entrer par là sur le territoire allemand. Nous ne saurions leur en être trop reconnaissans. On voit par leur exemple, comme par celui de la Belgique, qu’un pays, petit par son territoire, peut être très grand par le cœur. La Serbie est aujourd’hui un facteur important de la guerre générale.

Et un autre intervient, le Japon. Il est permis de croire que le Japon se soucie assez peu de nos conflits européens, et que la cause, qui nous est si chère, du droit et de l’indépendance des nations a pour lui un peu moins d’intérêt que pour nous. Bien qu’allié de l’Angleterre, il est douteux qu’il ait trouvé dans son traité avec elle le principal motif de sa détermination, et douteux aussi que l’Angleterre ait beaucoup insisté pour la lui faire prendre. À dire le vrai, le Japon ne peut pas nous apporter un concours bien utile, et ce n’est probablement pas le résultat qu’il poursuit : il ne poursuit que son propre intérêt. Mais c’est son droit de le faire. L’empereur Guillaume attachait un très grand prix à son établissement en Extrême-Orient. On connaît ses idées sur le péril jaune : il a tenu à prendre pied sur le continent asiatique et à s’y établir fortement. Il a cru y avoir réussi : ce qui se passe aujourd’hui montre à quel point il s’est trompé. Son œuvre était artificielle et fragile. Le Japon s’en est aperçu et a profité de la première occasion de déposséder l’empereur Guillaume de possessions que, en cas de guerre, il ne peut pas défendre efficacement. L’ultimatum qu’il a adressé à Berlin, avec sommation d’y répondre dans les cinq jours, est un chef-d’œuvre d’insolence. Il enjoint à l’Allemagne : 1° de retirer des eaux japonaises et chinoises ses bâtimens de guerre, ou de les désarmer ; 2° d’évacuer dans le délai d’un mois le territoire du protectorat de Kiao-tchéou, ce territoire que l’Allemagne avait soigneusement choisi à l’entrée du golfe du Petchili. S’il y a eu jamais au monde un homme étonné, c’est l’empereur Guillaume : indigné sans doute, mais encore plus étonné. Il ne s’attendait certainement pas à ce contre-coup lointain de la guerre qu’il a déchaînée en Europe. L’initiative japonaise soulève un grand nombre de questions que nous ne pouvons pas traiter ici en ce moment : remarquons seulement avec quelle surprenante maîtrise l’Allemagne a trouvé le moyen de se créer des hostilités dans le monde entier. C’est le résultat naturel de sa politique mondiale. Malheureusement pour elle, elle avait oublié quelques élémens du problème dont elle avait entrepris la solution. Quand on fait de la politique mondiale à une aussi longue distance, il faut, de deux choses l’une : ou être d’accord avec l’Angleterre, ou être plus fort qu’elle sur les mers. L’empereur Guillaume avait négligé de se mettre d’accord avec l’Angleterre et, s’il espère bien être un jour plus fort qu’elle sur les mers, il ne l’est pas encore. L’Angleterre s’est parfaitement rendu compte de ses projets dans l’avenir, et le Japon, de son impuissance dans le présent. C’est ce qui explique suffisamment que le Japon ait déclaré la guerre à l’Allemagne. Pour se venger, l’Allemagne la lui a fait déclarer par l’Autriche : risum tencatis… Nous n’examinerons pour aujourd’hui cette guerre que relativement à celle où nous sommes nous-mêmes engagés. Le Japon aidera l’Angleterre et nous, ce qui sera d’ailleurs facile, à purger l’Océan Pacifique de la présence des navires allemands : l’œuvre est déjà commencée, et même avancée.

Ainsi l’Allemagne a des ennemis partout. Où sont ses amis ? L’Autriche ? Qui sait ? Tout ce qu’on peut dire est que l’Autriche marche avec elle. Son amie la plus sincère, — mais elle n’ose pas l’avouer, — est probablement la Porte ottomane. L’attitude de la Porte nous est à bon droit suspecte et la singulière aventure du Goeben et du Breslau n’est pas faite pour dissiper les soupçons qu’elle inspire. Cette fois encore, la place nous manque pour raconter, — mais elle est bien connue, — l’histoire de ces deux navires de guerre allemands qui, après avoir bombardé nos côtes algériennes, se sont réfugiés dans les Dardanelles et sont devenus turcs aussi facilement qu’on change un casque à pointe contre un fez. Ce tour de passe-passe n’a pas eu auprès de nous, — nous entendons par nous la France, l’Angleterre et la Russie, — le succès que semblait mériter son ingéniosité. L’incident s’est terminé à notre satisfaction : la Porte nous a priés de l’oublier et l’a qualifié elle-même de « déplorable ; » les deux navires ne prendront certainement pas part à la guerre, et, c’est tout ce que nous demandons quant à présent. Mais on sent un peu trop de quel côté est le cœur de la Porte, et il est à souhaiter, — pour elle, — que des inclinations qu’elle ne dissimule pas assez ne lui fassent pas commettre une nouvelle imprudence, qui serait grave. Telle est la situation actuelle dans ses traits généraux. La guerre n’est qu’à son début, et nous devons ceindre nos reins pour soutenir une longue lutte. Mais, puisqu’on parle si souvent aujourd’hui des « impondérables » et de leur valeur si appréciée par Bismarck, nous pouvons dire en toute sincérité que nous nous sentons soutenus par les sympathies de tout le monde civilisé. Il souhaite ardemment notre victoire. En dehors de la Porte peut-être, qu’on nous cite le pays neutre, petit ou grand, qui souhaite celle de l’Allemagne !


Nous regrettons bien sincèrement que nos intérêts vitaux, qui sont aujourd’hui en proie à une pénible épreuve et absorbent la plus grande part de nos préoccupations, ne nous permettent pas de parler de la mort du pape Pie X avec toute l’ampleur que mérite l’importance de l’événement. Mais la Revue reviendra certainement sur le pontificat qui vient de prendre fin, après avoir rempli une période de onze ans qui comptera dans l’histoire de l’Église et du monde.

La manière dont Pie X a été élu, à l’exclusion d’un autre candidat qui avait la faveur du conclave, mais non pas celle de l’Autriche, était pour le nouveau pape un mauvais début dans ses fonctions : hâtons-nous de le dire, les craintes qu’on aurait pu avoir sur l’impartialité et sur l’indépendance de Pie X n’ont pas tardé à se dissiper. Pie X était un prêtre très vénérable, qui avait vécu en dehors de la politique et a continué d’y vivre une fois élevé au souverain pontificat. Tout entier appliqué à ce qu’il considérait comme son devoir religieux, ignorant le monde, vivant dans la prière, il était trop différent de son illustre prédécesseur pour qu’on n’établît pas un contraste entre eux et qu’on ne fût pas tenté d’établir aussi une opposition entre leurs œuvres. Peut-être cette opposition était-elle plutôt dans la forme que dans le fond. Léon XIII était un prélat d’une grande vertu, mais il était par surcroît un grand esprit ; il connaissait la politique, il l’aimait même parce qu’il y réussissait, et, s’il était très ferme dans la défense des principes fondamentaux et des intérêts dont la garde lui était confiée, il était souple, avisé, renseigné, sensible à l’opportunité, au choix du moment ; il savait enfin pratiquer les ménagemens qui sont habituellement, sinon même toujours nécessaires dans la pratique des hommes et des choses. Mais Léon XIII avait duré vingt-cinq ans ! On se lasse de tout à la longue, et il faut convenir que les meilleures qualités vont rarement sans quelques défauts. Les premières finissent par être moins senties que les seconds. Si on lit l’histoire, on y verra que l’Église, conduite par un sens supérieur, a établi souvent une sorte d’alternance entre les papes qui ont certaines qualités et ceux qui en ont certaines autres. Le prédécesseur de Léon XIII, le pape Pie IX, lui aussi, était un saint, et sa sainteté était mêlée à beaucoup d’esprit, ce qui lui donnait un grand charme, et à beaucoup d’intransigeance, ce qui n’était pas sans inconvéniens. Ces inconvéniens avaient été si bien éprouvés, — et comment ne l’auraient-ils pas été, puisque Pie IX a régné trente-deux ans ? — qu’à sa mort, obéissant à cet instinct secret dont nous avons parlé, l’Église a choisi pour lui succéder un pape politique. Que fera le conclave de demain ? À quelle inspiration cèdera-t-il ? Continuera-t-il cette alternance judicieuse qui ne permet pas à un esprit exclusif, quelque respectable qu’il puisse être, de présider trop longtemps aux destinées de l’Église ? C’est ce qu’on saura bientôt, mais non pas tout de suite peut-être, car le Pape du lendemain n’est pas toujours le cardinal de la veille et, porté sur un siège si élevé, il est quelquefois amené à voir les choses à un point de vue un peu nouveau.

Pour nous. Français, qui ne pouvons ni d’ailleurs ne voulons influer sur lui en aucune manière, ce choix du Pape a une importance particulière. On a dit, et rien n’est plus vrai, que la France est une grande puissance musulmane ; mais il est encore bien plus vrai qu’elle est une grande puissance catholique, et même la plus grande de toutes. Le mot dans les deux cas a un sens tout politique ; il ne veut pas dire que notre gouvernement soit catholique ou musulman ; il lui suffit d’être intelhgent pour comprendre que l’intérêt de la France se rattache sur une infinité de points à des intérêts qui ont indissolublement un caractère politique et un caractère religieux. C’est parce que notre gouvernement ne l’a pas toujours compris que, au lieu de délier délicatement certains liens avec Rome, il les a rompus brutalement et n’en a pas depuis établi d’autres. Nous ne rechercherons pas si l’intransigeance pontificale n’a pas, un peu contribué à ce résultat dont nous gardons la principale responsabilité. À quoi bon ? Mieux vaut en ce moment faire de la politique que de l’histoire et nous demander ce qui peut nous rapprocher que nous remémorer aigrement ce qui nous a séparés. Le Pape futur pourra aider à ce rapprochement, qui sera plus facile avec lui qu’il ne l’était avec son prédécesseur, parce qu’il n’y aura contre sa personne aucune suspicion préventive ; mais il faudra aussi que notre gouvernement s’y prête, et il nous semble qu’après les épreuves que nous traversons et qui sont si propres à unir tous les Français, le rapprochement qui se sera fait entre eux en facilitera d’autres. Elle les facilitera… si on le veut et si on s’y prête. Pie X ne s’est jamais refusé à écouter les vœux de la France, il a demandé seulement que le gouvernement français voulût bien les lui faire connaître : il avait raison, et ce n’est pas en cela que nous l’avons trouvé intransigeant.

Quelque jugement qu’on porte sur son œuvre religieuse, aussi bien que sur son œuvre politique, tout le monde contient qu’elle a été d’une haute portée. Dans un siècle où le libre examen a été poussé si loin et où les esprits ont été si profondément modifiés par les influences ambiantes, il a rétabli le dogme dans sa rigueur littérale et resserré avec une grande autorité les liens de la discipline ; il les a même tendus assez durement quelquefois, sans d’ailleurs les briser, car il a rencontré partout la soumission et l’obéissance. Les exemples du contraire ont été si rares qu’on peut les négliger. C’est un spectacle en un sens admirable qu’a donné l’Église dans le monde entier, et particulièrement en France. Elle sort de cette crise fortifiée au dedans, mais battue en brèche plus ardemment du dehors. Les fidèles sont peut-être plus fidèles, mais leur nombre a-t-il augmenté ? De pareilles questions exigeraient des volumes pour être résolues, à supposer même qu’on les puisse résoudre. Et nous devons nous arrêter. Contentons-nous donc de nous incliner respectueusement devant un pontife qui a eu souvent à diriger la barque de saint Pierre au milieu d’un violent orage et qui ne l’a pas laissé sombrer. Son humilité le portait d’ailleurs à croire que la barque, grâce aux promesses surnaturelles qui lui avaient été faites, n’avait pas besoin de lui pour échapper au péril.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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