Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1911

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Chronique n° 1913
31 décembre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Si M. Lucien Hubert n’avait l’âme d’un doux philosophe, il pourrait, à cette heure, et depuis bien des heures, contempler amèrement la déroute de sa grande idée. Il aurait voulu que la Chambre jurât à la nation, d’abord de ne point parler du tout de l’accord franco-allemand, puis de n’en parler que très peu ; et elle en a parlé huit jours. Rendons-lui sans retard cet hommage que ce fut en général par des orateurs choisis et à qui les Immortels, conducteurs de leur langue, firent le plus souvent la grâce qu’ils ne dissent rien qui pût être repris. Au point de vue de la forme, et pour sa tenue correcte, la discussion fut même de celles dont on aime à écrire qu’elles honorent la tribune française. Le débat s’ouvrit devant une assemblée au complet, députés, auditeurs et spectateurs, spectatrices aussi que ces joutes illustres attirent et qui traverseraient héroïquement un fleuve d’ennui pour aller cueillir sur l’autre rive une fleur de rhétorique, ou simplement assister du bord d’une empoignade, voire à un pugilat. Jeux de l’hémicycle ou du cirque, ce sont des jeux, et chacun prend son plaisir où il le trouve. Cette fois, dès les premiers mots, le plaisir fut noble, grâce à M. le comte de Mun, qui fit en ce débat sa rentrée. Voilà dix ou douze ans que cette voix éloquente, l’une des plus mâles et des plus pures qui aient jamais été entendues, se taisait, sous la contrainte de la maladie. Que de soirs, au sortir de la Chambre, de 1902 à 1905, tandis que se poursuivait méthodiquement la campagne contre tout ce qui fait la foi et la vie de M. de Mun, tandis que, les lois contre les congrégations et sur la séparation de l’Église et de l’État s’élaborant article par article, s’élevait en quelque sorte pierre à pierre ce qui pour M. de Mun était le temple du Mal, nous avons songé avec sympathie à la tristesse dont son cœur devait être rempli, et que l’acceptation était vraiment dure du sacrifice qui lui était imposé ! Tout bas, nous appliquions au soldat, muet par force et les bras croisés sous le feu de l’ennemi, la profonde parole de Pascal, que d’autres, eux aussi, ont répétée douloureusement : « Le silence est la pire persécution. »

Une salve d’applaudissemens où s’unissaient toutes les mains a salué la réapparition à la tribune de M. le comte Albert de Mun. Beaucoup de députés, la plupart peut-être, n’avaient pas encore été mis à même de goûter un art si accompli que la beauté en semble faite de simplicité, et qu’il sculpte pour ainsi dire le discours avec la netteté et l’élégance de lignes d’un marbre grec. Pas de morceaux plaqués ou superflus, pas de mouvemens qui ne soient ordonnés, harmonieux, dans le plan de l’ensemble ; et plutôt une attitude que des gestes, mais, en cette attitude, une qualité incomparable, une espèce de « vertu » à la fois personnelle et nationale, la race.

M. de Mun avait déposé une motion préjudicielle tendant à ajourner le débat sur l’accord franco-allemand et sur les interpellations « jusqu’au moment où le gouvernement sera en mesure de donner à la Chambre « les indications précises sur l’état des négociations avec l’Espagne et sur l’adhésion des puissances signataires de l’Acte d’Algésiras. » C’est pour la soutenir qu’il s’était inscrit ; mais toute la question, la question au fond, était dessous ou derrière ; et l’ampleur du sujet devait emporter M. le comte de Mun hors de ce cadre un peu étroit. Il en parcourut en effet l’étendue entière, avançant de sommet en sommet, et plantant sur chacun d’eux, comme jalon ou signe de repère, un point d’interrogation. « Ce qui vous est proposé, dit-il, ce que vous aurez à rejeter ou à accepter par votre vote, c’est un traité qui cède à l’Allemagne une partie de notre empire colonial, un territoire à peu près équivalent aux deux tiers du sol français, conquis sur la barbarie par le dévouement inlassable des héros dont le nom demeure sacré pour la patrie… Ce territoire français, le traité le livre à une nation rivale pour-y étendre ses propres possessions et aussi pour y amorcer les développemens qu’elle leur prépare. Il le lui livre sans qu’aucune infortune, aucun combat malheureux ait condamné la France à un si cruel renoncement. » Pourquoi donc cette « abdication ? » C’est la première question que M. de Mun adresse au gouvernement. Mais voici la deuxième. En consentant une pareille cession, nous n’abandonnons pas seulement à l’Allemagne le tiers de notre Congo, un territoire plus grand que la moitié de la France : nous prenons presque l’Empire par la main pour le conduire, ses pointes menaçantes déjà sorties, jusqu’aux portes du Congo belge. Si c’est là aujourd’hui, qu’est-ce que sera demain, ou qu’est-ce que demain voudra faire ? Qu’a voulu dire M. Caillaux à Saint-Calais, en annonçant énigmatiquement de vastes remaniemens de la carte d’Afrique ? Et ce qu’ont dit M. de Kiderlen-Waechter ou M. de Bethmann-Holhveg au Reichstag, sir Edward Grey lui-même à la Chambre des communes, est-ce un écho ou une réponse ? Quel festin s’apprête donc « dans ces tractations mondiales ? » Pour ce qui est fait, pour ce qui est dès maintenant acquis, — et abandonné, — « quelles raisons ont déterminé le gouvernement à conclure un traité si pénible pour nous, si périlleux pour d’autres ? » Mais ce n’est pas assez de demander pourquoi. Où et quand ? « Quand et comment a pris naissance la pensée de cet abandon territorial qu’on est convenu d’appeler le prix du protectorat du Maroc ? » — « J’espère, appuie M. de Mun, que le gouvernement voudra bien donner à la Chambre, à cet égard, des explications très précises. » Ici le Journal officiel enregistre : « M. JOSEPH CAILLAUX, président du Conseil, ministre de l’Intérieur. — Parfaitement. » Et c’est la première réponse de M. le président du Conseil, qui n’hésitera pas à la renouveler plusieurs fois ; mais, comme on le verra par la suite, ce sera la seule.

Or M. le comte Albert de Mun posa cette troisième question : « Pourquoi le Panther est-il allé à Agadir ? » Et tout de suite il indiqua : ce n’est pas pour assurer à l’Allemagne une base navale sur l’Atlantique : l’ambassadeur impérial à Londres, le comte Wolff-Metternich, l’a déclaré, le 24 juillet, à sir Edward Grey. Est-ce pour protester contre l’expédition française à Fez ? Le Times, généralement bien informé et, en tout cas, l’une de nos rares sources d’information, assure que non, que l’Allemagne avait reçu sans protester la communication que lui avait faite de son dessein le gouvernement delà République. Mais si ce n’est pas pour cela, alors, pourquoi ? Nous ne le savons pas ; qu’on nous le dise. Serait-ce pour nous forcer à continuer une conversation commencée ou à reprendre une conversation interrompue ? Possible, mais on causait donc ? Eh ! oui, on causait bien avant Agadir ; « on causait partout, on causait à Paris, on causait à Berlin, on causait officiellement, on causait officieusement, on causait entre ambassadeurs, on causait entre financiers. » De quoi, sinon du Congo ? Notons en passant qu’il est certain, par une conversation tenue à Paris le 17 juin, entre personnages qualifiés (mais nous ne dirons pas si ce sont des financiers ou des ambassadeurs), qu’à cette date, treize jours avant l’arrivée de la canonnière à Agadir, on avait déjà sérieusement causé à Berlin et du Maroc et du Congo, et du Congo en échange du Maroc. M. de Mun poursuit, par cette autre question, qui est la quatrième : « J’ai demandé pourquoi nous payons, je demande maintenant ce que nous achetons. Je ne le vois pas clairement. Je ne vois même pas que nous eussions besoin de rien acheter. Si l’Allemagne n’a pas protesté quand nous sommes allés à Fez, c’est, je suppose, qu’il y avait entre elle et nous l’accord du 9 février 1909. Cet accord de 1909, est-ce que vous ne nous en ferez pas l’histoire ? » Les journaux, par qui nous savons le peu que nous savons, et c’est vraiment peu, « les journaux secourables nous ont appris qu’à l’accord de 1909 était jointe une pièce annexe, une dépêche explicative, dans laquelle l’Allemagne spécifiait très nettement son désintéressement des affaires politiques du Maroc, étant entendu que, lorsqu’il s’agirait des affaires commerciales engagées par les nationaux des deux pays, il serait tenu compte de ce fait que les intérêts français sont, au Maroc, supérieurs aux intérêts allemands. Est-ce vrai ? Cette dépêche existe-t-elle, oui ou non ? Si elle existe, il faut la montrer ; sinon, il faut la nier. » Soyons encore une fois secourables à M. le comte de Mun. Le gouvernement ne nous a, non plus qu’à lui, montré cette dépêche ; mais, tout de même, oui, elle existe ; nous en avons vu, nous en avons tenu en main une copie qui vaut l’original, et elle dit bien ce que la presse lui fait dire. Mais laissons ce point pour les discussions futures, et passons au suivant, le cinquième, à peine distinct de celui-là : « Qu’est-il advenu de cet accord de 1909 ? Comment ont été tenus les engagemens qu’il stipulait ? » Maintenant, descendons aux détails. Dans la pratique du protectorat que nous achetons, bien que, par une pudeur étrange, le « marché » ne nomme pas la marchandise, ou ne la nomme qu’en marge et qu’à côté, toujours dans une lettre explicative (Seigneur ! que d’explications de choses qui sont ou devraient être elles-mêmes des explications ! ), dans la vie quotidienne du Maroc protégé par nous, comment fonctionneront tous ces organismes, la banque d’État, le comité des douanes, la commission des adjudications, les chemins de fer ? « Comment se combiner ; , ! a souveraineté de la puissance protectrice avec le maintien de la direction internationale dans l’administration du Maroc ? » Ce qui revient presque ou amène à demander : « Pourrez-vous nous dire ce qui subsiste et ce qui disparaît de l’acte. d’Algésiras dans le nouveau régime ? » En cet endroit, l’Officiel ne relève rien ; mais M. le président du Conseil, M. le ministre des Affaires étrangères, le président de la Commission et son rapporteur font de la tête, comme à l’envi, des signes affirmatifs. Sixième question, et, septième, si l’on veut ; La huitième et dernière est la plus grave : « Il faut négocier (avec l’Espagne) et vous vous en occupez, messieurs les ministres. Vous vous en occupez, j’ose dire : enfin ! Eh bien ! que demandez-vous ? qu’obtiendrez-vous ? » Et, parla, M. de Mun retourne à la défense de sa motion : « Nous ne le savons pas et j’entends bien qu’à l’heure où nous sommes, vous ne pouvez pas nous le dire. Mais alors comment voulez-vous que nous discutions ? La Chambre ne peut ainsi discuter sans savoir. » Dans une péroraison superbe, l’orateur lui montre ce témoin et ce juge à l’austère présence de qui elle ne pense pas toujours suffisamment : l’histoire qui la regarde, « celle de demain, cachée dans l’obscurité du présent, celle d’hier debout dans le deuil du passé. » Sous cette adjuration, la Chambre entière réfléchit que c’est pourtant la vérité qu’en ce moment même elle fait de l’histoire ; et elle admire encore, quand, d’un pas ferme, M. de Selves se dirige vers la tribune.

Il n’y resta d’abord que quelques minutes. Mais ce fut, de sa part, une erreur, y étant monté si tôt, d’en descendre si précipitamment. Et ce fut une erreur plus grosse, en étant descendu si brusquement, d’y remonter si vite. Ce fut, en outre, une troisième erreur, et la pire, de la part du ministre des Affaires étrangères, de n’avoir pas écrit son discours, ou, s’il l’avait écrit, de ne pas le lire. Plus la Chambre, au début de cette discussion dont elle sentait vivement la gravité, faisait effort pour contraindre ses nerfs, plus il fallait craindre et se garder d’en provoquer la détente soudaine. Injuste comme le sont les foules, elle fit trop cruellement expier à M. de Selves la fortune qu’il avait eue jusqu’à cette heure-là d’être trop longtemps trop heureux. Mais, en cette heure-là aussi, désemparé par la rudesse du choc, il tomba de malheur en malheur : il fut la victime paralysée de cette fatalité qui ne permet pas qu’on répare une défaillance de langage et qu’on puisse la reprendre sans l’aggraver : trois fois, coup sur coup, l’expression mal venue trahit ses meilleures intentions. Ce que le ministre voulait dire était excellent : ce qu’il disait ne le paraissait pas. Il souffrait, et tout le monde souffrait. Le Journal officiel lui-même ne saurait donner de cette partie de la séance qu’une image décolorée. Quand M. de Selves eut fini, il était évident que le gouvernement avait à peine commencé de fournir ses raisons.

Ces raisons, la malice des « couloirs » prétend que M. Millerand se hâta de les apporter, devançant, par une initiative hardie, le président de la Commission des affaires extérieures, M. Paul Deschanel, qui les eût, et qui le prouva le lendemain, tout aussi bien exposées. Cependant M. Millerand eut la précaution de prévenir la Chambre qu’il se présentait devant elle au nom de « ses amis du groupe républicain socialiste, » lesquels, pour si gouvernementaux qu’ils soient, et même quoiqu’ils soient un peu au gouvernement en la personne de M. Victor Augagneur, ne sont tout de même pas le gouvernement. Mais, comme on ne voit guère comment il y aurait une opinion « républicaine socialiste, » ni, plus généralement, une opinion de groupe quelconque sur la convention congolaise, et comme on ne voit pas pourquoi M. Millerand eût parlé aux lieu et place de M. de Selves toujours en fonctions, il vaut mieux admettre qu’il parla tout bonnement au sien propre : en son nom seul, et il suffit. Il le fit d’ailleurs avec cette sobriété, cette brièveté, cette vigueur caractéristiques de son remarquable talent. Si j’ai pu dire que M. de Mun sculptait en quelque sorte un marbre, je pourrais dire de M. Millerand (en m’excusant de cet abus de la métaphore) qu’il découpe une plaque de métal. Ses phrases ont les contours tranchés, et quelquefois tranchans aussi, d’une tôle taillée à la cisaille : ce sont comme des silhouettes qui défilent sous les yeux. Il semble qu’on voie, de déductions en déductions, marcher et arriver à leur but ses idées rangées en bon ordre : sus argumens sont une armée qui ne connaît guère la défaite. M. Millerand se mit tout aussitôt dans l’esprit de son rôle : « Au cours de la période de tension de cet été, le pays a été unanime à observer une attitude qui doit être pour ses représentans un exemple et une leçon. Comme lui, c’est avec le plus complet sang-froid, sans se laisser aller à aucune excitation, sans écouter d’autres voix que celles de l’honneur national et de l’intérêt public ; avec la volonté surtout de montrer au dehors qu’en face des questions de politique extérieure il n’y a plus de partis, que la Chambre voudra poursuivre l’examen de l’accord. J’en ferai, pour ma part, une étude tout objective, sans prétendre remonter aux origines, sans m’ériger en censeur distribuant l’éloge ou le blâme, soucieux exclusivement de discerner les obligations et les droits que ces accords créent à notre pays. » Ensuite se développe la thèse : L’accord franco-allemand sur le Maroc sera ce que nous le ferons. « Tant vaudra notre action, tant vaudra l’accord. » Proposition qui s’achève en celle-ci, laissée sous-entendue : « Tant vaudra l’agent, tant vaudra l’action, » et c’est ici, sans nul doute, le point central du discours de M. Millerand. Dans son ensemble, et comme direction d’intention, « le premier devoir de notre politique extérieure est d’être réaliste. Mais c’est être réaliste, c’est l’être au sens le plus exact et le plus noble du mot, que nous refuser à fausser compagnie à ceux qui, aux heures difficiles, sont demeurés à nos côtés, que faire honneur à nos engagemens, que demeurer étroitement fidèles à nos amitiés et à notre alliance. » Au surplus, « la France ne mesure pas l’étendue de ses obligations envers les nations à la grandeur de leur puissance matérielle. » Voilà ce que M. de Selves avait voulu dire, voilà ce que M. Millerand disait, puisque M. de Selves l’avait mal dit en une formule qui pouvait rendre cette vérité pénible à entendre pour l’Espagne ; et puisque le ministre des Affaires étrangères n’avait pas lu, voilà ce qu’en son nom et au nom de ses amis du groupe radical-socialiste, M. Millerand est venu lire. Le morceau et son opportunité furent appréciés comme il convenait.

Nous en passons, et des meilleurs, — M. Abel Kerry, M. Paul. Deschanel, M. Denys Cochin, — pour en venir sans plus de retard à la pièce de résistance, au discours de M. le président du Conseil. Qu’en dirons-nous, sinon qu’il fut ce qu’il pouvait et devait être, très bien dans son genre qui n’était peut-être pas tout à fait le genre ? Ce fut, on l’a remarqué non sans quelque sévérité, mais avec quelque justesse, un discours d’homme d’affaires plutôt qu’un discours d’homme d’État, et le compte rendu d’un président de conseil d’administration à une assemblée d’actionnaires, plutôt que l’exposé d’un premier ministre à une assemblée d’hommes politiques. Seulement, une fois, le genre admis, répétons qu’en ce genre le discours de M. Caillaux fut fort bien fait, outre qu’il fut supérieur en cette espèce d’habileté subalterne, qui est la parlementaire. Si M. le président du Conseil ne tenait qu’à avoir son quitus, il l’enleva haut la main. Mais, après avoir dit à Saint-Calais et redit un peu partout, sur la foi de M. Thiers, qu’une négociation comme la convention franco-allemande n’est au bout du compte qu’une « affaire, » il entendit montrer que l’affaire était bonne, se soldait en excédent et promettait des bénéfices. Pour l’établir, il reprit, presque une à une, les clauses de l’accord ; il les commenta, les débrouilla, les anima. Elles y passèrent toutes, la banque, les mines, les chemins de fer. Il en parla du haut de son autorité de financier qui sait toute la différence entre « l’assiette » et « le taux » d’un impôt, et du haut de l’autorité de jurisconsultes, appelés à donner leur avis, au moins sur une rédaction arrêtée avant qu’on le leur demandât. Grâces soient rendues à sa clarté diffuse ! Hors de répondre aux questions de M. de Mun, il se mêla et se démêla de tout ; il expliqua tout, sauf l’inexplicable, et fit tout comprendre, sauf l’incompréhensible, car il y en a, et il en reste, soit dans la partie marocaine de l’accord, soit dans sa partie congolaise. » L’article 16 porte, par exemple : « Dans le cas où le statut territorial du bassin conventionnel du Congo, tel qu’il est défini par l’Acte de Berlin du 26 février 1885, viendrait à être modifié du fait de l’une ou de l’autre des parties contractantes, celles-ci devraient en conférer entre elles, comme aussi avec les autres puissances signataires du dit acte de Berlin. » On pourrait bien réunir en congrès toutes les sommités du droit international, elles parviendraient difficilement à donner de ce texte une glose satisfaisante. Mais ce n’est qu’un article, et ce n’est qu’un détail, qui se perd dans la toile de Pénélope que tissèrent cet été MM. Jules Cambon et de Kiderlen-Waechter, sans compter les fils qu’ourdirent, derrière eux, tant d’autres sœurs filandières ! Quand M. le président du Conseil eut terminé, il sembla qu’une petite lueur filtrait à travers la forêt obscure. Vers la fin de son discours, M. Caillaux donna même un coup de talon pour quitter le terre à terre où il s’était volontairement confiné : il chanta un couplet à la fécondité de l’Afrique, « riche en choses et riche en hommes ; » il évoqua les souvenirs de l’antique Rome et de la Numidie ancienne, encore que ce soient, pour les gens du métier, des matières où il faille y regarder de près ; il défia la Fortune, « ses heurts et ses résistances. » — Qu’importe ? lui jeta-t-il. « L’histoire d’un grand pays ne se fait pas » sans que ceux qui la font en éprouvent beaucoup ; « et, comme je le lisais quelque jour, c’est seulement de loin que la politique, ainsi que la nature, acquiert l’harmonie des larges horizons. » Toutefois, malgré cette envolée de la péroraison, le discours de M. le président du Conseil est bien certainement pour les trois quarts un discours d’affaires. C’est, je crois, Posada Herrera qui a écrit d’un autre ministre, et d’un ministre authentiquement grand : « M. Canovas del Castillo est un orateur du premier ordre, un homme d’État du deuxième, et un écrivain du troisième. » M. Caillaux ayant eu, dans la circonstance, comme M. Millerand, le soin de lire son discours, l’orateur et l’écrivain sont, le lundi 18, en lui apparus du même ordre ; et si le genre qu’il a choisi n’est pas, à notre goût, le premier des genres, n’est-ce pas déjà très beau que d’y avoir excellé ?

Le parti socialiste avait, au début de la discussion, délégué à la tribune deux de ses membres, éminens par des qualités différentes, MM. Vaillant et Marcel Sembat. Il y a, pour le clore majestueusement, envoyé M. Jaurès. Tout a été dit, — et on ne pourrait qu’affaiblir l’expression en essayant de la renouveler, — sur l’éloquence de M. Jaurès, depuis que M. Jaurès est éloquent, c’est-à-dire depuis qu’il parle. Le plus souvent, ses harangues sont pleines non seulement de force, mais d’adresse. Il est, dans les batailles parlementaires, peu de tacticiens aussi avisés, et, dans ses heures de coquetterie, peu de galans qui sachent mieux courtiser la Chambre, lorsqu’il veut la prendre. En cette double et complexe escrime, M. Jaurès est maître passé. L’autre jour, pourtant, il la blessa cruellement, et elle se défendit, parce qu’il y a des choses que personne, pendant très longtemps, ne pourra plus dire à une assemblée française. Tout ce que nous demandons à l’Allemagne, c’est la paix, dans un respect de part et d’autre égal ; ce qui est au-delà ne se demande et ne se commande point. Dans les rapports des nations, comme dans ceux des individus, la justice précède le sentiment, et elle en demeure distincte. Le droit n’a pas besoin de supposer l’amour, ni la coexistence la coopération. M. Jaurès avait fait la gageure d’imprimer à l’opinion, dans la Chambre elle-même, une trop violente poussée : il ne pouvait pas ne pas la perdre, et c’est pourquoi il y eut du tumulte. Quel dommage que son discours ait ainsi dévié ! Il avait, en son exorde, rencontré les formules les plus pittoresques : « Vous avez, au Maroc, internationalisé les profits, et nationalisé les charges. » Le second jour, le philosophe et le poète travaillèrent à effacer les impressions de la veille : par ces après-midi de tempête, des vagues de sons et de couleurs déferlèrent. Le nom de Canovas est venu tout à l’heure un peu artificiellement sous ma plume à propos de M. Caillaux ; le nom de Castelar y vient tout naturellement à propos de M. Jaurès. De plus en plus la manière de M. Jaurès se rapproche de la manière d’Émilio Castelar. Le moindre discours de l’un comme de l’autre tourne et tend à une large synthèse où se confondent toute la création, toute la vie et toute l’histoire. La parole de l’un comme de l’autre est un orchestre fait de tous les instrumens et de toutes les voix. L’effet en peut bien être charmant et formidable ; mais il exige, chez celui qui le produit et chez ceux qui en veulent jouir, avec une culture universelle, une infatigable attention. Le vulgaire perd un peu pied en ces profondeurs, et, à ces altitudes, son admiration s’essouffle. Ballotté de l’abîme à la nue, il se croit égaré dans l’écume et-dans le brouillard. Il n’aperçoit pas très nettement par quel lien le réveil du puritanisme aux États-Unis se rattache à la solution pacifique de la question marocaine ; et c’est sa faute assurément. La faute en est non pas à la puissance de l’orateur, mais à son impuissance, à lui. Néanmoins, il est pardonnable de préférer à cette abondance, à cette opulence, à cette magnificence espagnole la précision, la sûreté ? de dessin, et même la sécheresse florentine. Ecoutons comme ils le méritent les Castelar et les Jaurès ; mais relisons, après la séance, Guichardin et Machiavel.

Le discours de M. Jaurès fit plus qu’épuiser le débat, il le déborda de beaucoup. On entendit encore M. Jules Delafosse, qui est un des hommes de la Chambre à qui ces questions sont le plus familières, de même qu’on avait entendu le rapporteur, M. Maurice-Long, et M. Louis Dubois, qui présenta dans un très bon langage de très utiles observations, Mais déjà l’on courait aux urnes. On vit alors l’ordinaire procession des députés à la conscience rongée de scrupules qui tiennent à « expliquer leur vote ; » et tous les votes, — les trois positions possibles : pour, contre, ou abstention, — fuient tour à tour expliqués, par des motifs parfois contradictoires. Il arriva que, s’étant donné à eux-mêmes les plus fortes raisons de voter contre, certains conclurent à l’abstention ; quelques-uns déclarèrent, malgré tout, voter pour ; ce qui n’arriva pas, c’est que quelqu’un, depuis M. Millerand, prît la peine de donner de fortes raisons de voter pour ; cette opinion se justifiant sans doute d’elle-même, et paraissant à la plupart la seule issue d’une situation qui n’en avait plus d’autre. Finalement, la convention fut ratifiée par 393 voix contre 36. Il n’y eut pas moins de 141 abstentions, qui furent en réalité des votes hostiles restés à mi-chemin. Autrement dit, l’accord franco-allemand ne recueillit l’approbation résignée que des deux tiers de la Chambre des députés.

Parmi les abstentionnistes figurent les « députés républicains » des trois départemens de l’Est, Meuse, Meurthe-et-Moselle, et Vosges. Leur déclaration émue souleva dans tous les cœurs une émotion correspondante. Mais nul ne fut plus touché que le jeune et brillant ministre des Colonies, lui-même député de la frontière lorraine, M. Albert Lebrun. Songeant que sa signature était, moralement, au bas de cet acte qui cède à l’Allemagne une portion lointaine et africaine, mais quand même une portion du territoire français, dont sa charge lui donnait la garde, il ne put retenir ses larmes. L’histoire, dont on a beaucoup parlé dans toute cette affaire, l’histoire qui mesure et qui pèse les responsabilités, ne fera probablement pas porter sur lui les plus grandes ni les plus lourdes. Elle se rappellera que, dans le Conseil et à la tribune, il a trouvé, pour dire sa peine et nos regrets, des accens parfaitement dignes.


De son côté, le Sénat a nommé une Commission de vingt-sept membres qui examinera l’accord. Tous les anciens présidens du Conseil qui siègent dans cette Assemblée, à l’exception de M. de Freycinet et de M. Combes, un grand nombre d’anciens ministres, bon nombre d’ambassadeurs et de ministres plénipotentiaires, en font partie, et ils la dotent d’une compétence exceptionnelle. Espérons que la réunion de toutes ces lumières projettera quelque jour sur les ombres qui n’ont pas été dissipées. Car M. Caillaux a témoigné, à tout venant, l’ardent désir de ne pas souffrir, autour de la convention, ni en ses origines, ni en ses péripéties, ni dans ses causes, ni dans ses conséquences, rien de dissimulé, de déguisé, de vague ou d’équivoque. Toutefois il n’a pas répondu aux questions de M. de Mun. Pourquoi le Panther est-il allé à Agadir ? Pourquoi l’accord du 9 février 1909 a-t-il été subitement déchiré ? Quand et comment a-t-on été conduit à payer du Congo le protectorat du Maroc ? D’où vient cette pluie, ce déluge de traités, d’articles et de post-scriptum secrets ? Au moins, est-ce bien tout ? Le gouvernement brûlait de nous le dire. Mais le débat est clos à la Chambre, le scrutin est acquis, et nous ne le savons toujours pas.

Nous ne savons pas davantage pourquoi, comment, dans quelles conditions notre ministre des Affaires étrangères proposa au gouvernement espagnol, en 1902, l’arrangement, le projet de partage auquel M. Silvela refusa de souscrire, en dépit de la promesse qu’il avait faite à M. Sagasta, en dépit de tout ce que l’Espagne y eût gagné, par crainte que « l’appui diplomatique de la France » fût insuffisant à couvrir l’Espagne des risques qu’elle courait à négocier et à traiter en arrière de l’Angleterre, et parce que, probablement, la part qu’on lui offrait était telle qu’elle dépassait ses moyens, si elle comblait, et bien au-delà, ses plus orgueilleuses ambitions. Nous ne savons pas si le texte publié par le Figaro le 10 novembre, il y a six semaines, est le vrai, s’il est à lui seul toute la vérité, ou s’il n’y a pas, quand même, quelque chose de vrai dans le texte, très différent, publié par le Correspondant en décembre 1903, il y a huit ans. Jamais ces négociations n’ont abouti, elles n’ont jamais pris une forme définitive, c’est entendu ; mais elles n’en peuvent pas moins gêner les négociations d’aujourd’hui. Il ne serait pas indifférent, entre autres choses, que nous eussions ou n’eussions pas accepté, à aucun degré ni à aucun moment, d’établir au Maroc une espèce de condominium avec l’Espagne, que nous eussions ou n’eussions pas admis l’hypothèse d’un Maroc bicéphale, ou divisé en deux’ sphères d’influence, dans chacune desquelles le Sultan aurait eu une main et un pied, tandis qu’à Fez ou à Marakech, en sa capitale, en sa cour, il aurait eu deux têtes, une tête française et une tête espagnole ; nullement indifférent non plus que nous eussions ou n’eussions pas envisagé, même dans un entretien fugitif et par des paroles en l’air, la possibilité de céder à l’Empire allemand un port sur la côte atlantique. Nous ne savons, d’une manière sûre, ni cela, ni rien. Et l’on croirait, à lire certains journaux, que nous sommes trop curieux et qu’on ne désire pas nous renseigner. Mais quelques documens retrouvés par hasard ont été versés au dossier ; on ne fait pas à la vérité sa part ; quand on en tient un bout, il ne tarde guère qu’on ne la tienne toute.


Cependant les chicanes commencent, ou l’on dit qu’elles vont commencer. Oh ! de bonnes chicanes bourgeoises, mais allemandes, de bornage et de mur mitoyen. Un bruit persistant se répand. Des divergences d’interprétation se seraient déjà élevées sur deux points principaux de l’accord congolais, à savoir la possession des îles du Congo en face des enclaves allemandes et la largeur de ces enclaves sur les rives du Congo et de l’Oubanghi. Laissons le premier point. Mais, quant au second, « il est à remarquer que dans les explications que M. de Kiderlen-Waechter a fournies à la commission du budget du Reichstag au sujet des pointes d’accès accordées à l’Allemagne sur le Congo et l’Oubanghi, il a émis l’opinion que certaines îles du Congo revenaient à l’Allemagne. Répondant à la question de savoir si, sur la largeur des rives accordées à l’Allemagne, la souveraineté de celle-ci s’étendait aux îles qui y faisaient face, M. de Kiderlen a prétendu que cette souveraineté s’étendait jusqu’au milieu du fleuve. Il ajoutait que la France n’avait pas formulé de réserves quant aux îles, et que celles qui se trouvaient dans les limites de cette souveraineté devaient donc revenir à l’Allemagne. »

Le gouvernement français, au contraire, s’en tenant littéralement au texte de l’accord, soutient qu’il a tout dit ou qu’il a assez dit, en disant : la rive ; que la rive, c’est la rive, et non pas le fleuve ; la terre, et non pas l’eau, encore moins les îles. Il ajoute, lui, que s’il survenait là-dessus une contestation entre la France et l’Allemagne, « celle-ci devrait, comme tous les différends entre les membres de la Commission technique de délimitation, être tranchée par un arbitre appartenant à une tierce puissance, et désigné d’un commun accord par les deux gouvernemens, conformément à la lettre explicative annexée à l’accord congolais du 4 novembre dernier. » L’Allemagne s’oppose si peu à cette procédure qu’elle s’apprête, paraît-il, le cas échéant, à saisir du litige la Cour de la Haye. Voilà où M. le président du Conseil et M. le ministre des Affaires étrangères eussent bien fait d’appeler à l’aide leurs jurisconsultes ; mais pas après, avant : et pas le lendemain, la veille, puisque la langue du bon sens, de la diplomatie, de l’administration et même des affaires, n’est pas toujours la langue du droit, dans toutes ses subtilités, ses surprises et ses détours.


CHARLES BENOIST.



CORRESPONDANCE

Dans un passage de son article sur la Poudre B et la Marine, publié dans la livraison du 1er décembre, notre collaborateur, M. G. Blanchon, écrivait qu’après la catastrophe de la Liberté, « un ancien ministre de la Marine incrimina l’imprudence du personnel ou son indiscipline. » M. Alfred Picard, se trouvant désigné par cette phrase, nous prie de dire que les conversations, toutes privées d’ailleurs, auxquelles il était ainsi fait allusion, n’avaient pas été fidèlement rapportées dans la presse, et que, tout en ne pouvant affirmer qu’aucune précaution n’avait été omise, il a toujours pleinement rendu hommage à l’héroïsme de nos équipages ainsi qu’à leurs vertus professionnelles. La pensée de l’éminent membre de l’Institut n’a donc pas été exactement traduite par les journaux. Nous lui donnons acte bien volontiers de sa protestation.


Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.