Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1919

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Chronique n° 2105
31 décembre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La situation générale de l’Europe, telle qu’elle parait à la fin de l’année 1919, frappe plus l’esprit par les incertitudes que par la clarté. Longtemps encore, elle occupera les hommes d’État. Plus de douze mois après l’armistice et plus de six après la signature du traité de Versailles, la paix n’a pas encore pris sa forme. On conçoit sans peine que M. Clemenceau et M. Lloyd George aient senti le besoin d’examiner ensemble le tableau du monde et qu’ils aient prié le minisire des Affaires étrangères d’Italie, l’ambassadeur des États-Unis, l’ambassadeur du Japon, de participer aux entretiens qui ont eu lieu à Londres. Les sujets de méditation ne manquaient pas, qu’ils fussent pris chez les Alliés ou chez nos ennemis. Au seuil de l’année nouvelle, nous voyons les États-Unis toujours absorbés par la discussion du traité et comme absents de la politique universelle, dont ils ont inspiré les lignes essentielles, l’Italie grandement embarrassée par sa situation intérieure et le problème de l’Adriatique, la Russie chaotique et mystérieuse. Du côté des vaincus, l’Autriche en détresse envoie son chancelier à Paris pour demander secours au Conseil suprême, la Turquie dont le sort n’est pas réglé présente les signes d’une crise inquiétante, l’Allemagne enfin peu empressée à tenir ses engagements, menacée de troubles intérieurs et agitée par ses arrière-pensées, se donne aisément l’allure énigmatique et mal sûre. Cette vue d’ensemble était de nature à inspirer aux premiers ministres et aux ambassadeurs rassemblés à Londres le désir de fixer au moins pour les questions les plus pressantes un programme d’action commun.

L’objet que se proposent les Alliés est clair. La guerre a eu pour résultat de détruire l’Europe telle que l’avait conçue Bismarck : il s’agit à la fois de l’empêcher de se reconstituer et de créer une Europe nouvelle. Le traité de Versailles n’a pas détruit l’unité allemande. Il y a toujours au milieu de l’Europe une masse germanique encore dominée par la Prusse. Les conséquences de cet état de fait n’ont pas changé depuis que l’histoire existe. Lamartine jadis, dans une de ces phrases d’une magnifique clairvoyance qui illuminent son œuvre, les a résumées en disant : « Quatre-vingts millions d’Allemands groupés en une seule puissance active contre trente-six millions de Français, unité destructive de tout équilibre et de toute paix, unité de l’extermination : l’unité allemande, que serait-ce autre chose que la coalition en permanence contre la France ? » La guerre a montré que cette coalition dirigée en permanence contre la France l’était en réalité contre le monde entier. N’étant pas protégés contre l’unité germanique par le traité de Versailles, les Alliés ont cherché du moins une autre assurance. L’accord anglo-franco-américain est précisément destiné à préserver la paix contre une entreprise agressive de l’Allemagne : c’est une sécurité donnée à tous les peuples. Il est vrai que cet accord n’est pas encore mis en formule écrites, que la réponse des États-Unis est toujours attendue, que M. Lloyd George a déclaré à la Chambre des Communes que si, d’aventure, l’Amérique ne ratifiait pas cet accord, la Grande-Bretagne serait libre de ses décisions. Mais l’entente des trois grandes Puissances répond si nécessairement aux conditions générales de la politique, elle est si fortement conclue dans les volontés, elle est consacrée si spontanément par les peuples qu’il est permis de la considérer comme acquise. Il y a des circonstances où l’esprit devance la lettre. Les modalités protocolaires de l’accord ont sans doute leur importance ; l’accord lui-mùme est dessiné par les événements. Après qu’ils ont sauvé la liberté universelle menacée par l’hégémonie allemande, les Alliés ont eu le sentiment qu’ils n’avaient pas subi cinq ans de guerre pour laisser demain le monde en face du même péril. Ils affirment que l’Allemagne battue retrouverait, si jamais elle était hantée par le songe brûlai d’une entreprise de domination, les mêmes adversaires rassemblés pour défendre la même cause. Les négociations des gouvernements au cours de l’année écoulée ont eu ce grand résultat qui répond à la nature des choses. C’est le fait politique et moral qui domine dès aujourd’hui l’Europe.

Mais cet accord anglo-franco-américain n’est qu’une assurance. Il rend possible l’avenir ; il ne l’organise pas. C’est une garantie suprême, précieuse à tous les pays et particulièrement au notre : ce n’est pas un instrument d’action. Le danger qu’il écarte peut se présenter ; il n’est pas imminent. L’Allemagne, malgré l’allure de ses pangermanistes, n’est pas en état de refaire très prochainement l’effort de destruction et de violence qu’elle a accompli. Le problème immédiat à résoudre, c’est l’application des traités. Les trois grandes Puissances, par l’accord anglo-franco-américain, ont essayé, autant que les prévisions humaines et le calcul de la raison le permettent, de garantir l’avenir éloigné. C’est la Conférence de la paix qui a eu la charge d’organiser l’avenir prochain. Les traités de paix ont précisément pour objet de faire rentrer l’Allemagne dans certaines limites et de préparer la carte de la nouvelle Europe. En même temps, ils ont prévu les conditions d’exécution de ce grand travail. La Société des Nations est sinon encore la formule pratique, du moins, le symbole de la collaboration des Puissances. Cette conception d’une Société des Nations était nouvelle, et elle a été critiquée : elle répondait à une espérance des peuples, elle consacrait le principe selon lequel les Alliés allaient se mettre à l’œuvre. Ce devait être l’organisme régulateur du monde nouveau. Or cet organisme n’existe pas encore réellement. L’isolement momentané des États-Unis n’a pas seulement pour résultat de rendre difficile l’exécution de toute une série de mesures, comme le contrôle, l’organisation des plébiscites, la livraison du matériel, l’administration de certains territoires. Il donne à la paix l’aspect d’une œuvre incomplète et comme en suspens. L’Europe a tenu à ne pas se mêler des discussions qui se poursuivent en Amérique : c’est de sa part du tact et de la dignité. Elle n’a pu constater cependant sans tristesse qu’au moment où finissait l’année de l’armistice, les États-Unis étaient encore en dehors de la paix. Nous ne doutons pas qu’il ne s’agisse finalement que d’un délai, et nous croyons que le retard des États-Unis n’empêchera pas les traités d’entrer en vigueur, ni même laSociété des Nations d’avoir un commencement d’existence. Mais il est trop clair que, pour avoir toute sa force, la paix a besoin de l’adhésion et de l’appui de tous ceux qui ont travaillé à la formuler, après avoir réussi à la faire surgir de la victoire. Tant que ce résultat ne sera pas acquis, l’impression demeurera celle d’une attente. C’est celle qui domine encore aujourd’hui : nous avons l’espérance plus que la réalité de la paix. Le monde entier, pour commencer une vie nouvelle, attend la décision des États-Unis.

Cependant, il faut vivre ; il est nécessaire d’étudier un certain nombre de questions urgentes et de préparer un certain nombre de solutions. C’est le résultat que M. Clemenceau et M. Lloyd George ont cherché. On se tromperait en parlant des entretiens de Londres comme s’ils devaient être suivis d’accords nouveaux. Ils auront eu toute l’importance qu’on en peut attendre pour le moment si les deux premiers ministres, parlant avec leur complète franchise et une parfaite confiance, ont pu arriver à des conclusions sur les sujets qu’ils ont examinés. Dans l’état présent des affaires européennes, rien n’est plus naturel que cette conjonction des efforts britanniques et des efforts français. L’Italie se trouvant retenue par les embarras que lui cause l’affaire adriatique, il ne reste dans l’Europe occidentale que l’Angleterre et la France pour s’occuper des multiples problèmes encore en suspens. Leur union est indispensable au bien général, et les gouvernements de Londres et de Paris en ont eu le sentiment si vif que, dans le communiqué qu’ils ont publié, ils ont affirmé la complète solidarité des Alliés. C’était même, dans ce communiqué laconique, la partie la plus précise : mais c’était la plus utile à l’heure où l’Allemagne faisait des difficultés pour tenir ses engagements et retardait la paix. L’une des espérances des vaincus, c’est que l’Angleterre, forte de tout ce que lui a donné la victoire, retourne au sentiment de son caractère insulaire et ne marque plus autant d’intérêt aux affaires continentales. Cette politique à courte vue ne saurait être celle du peuple qui a tenu, dans le conflit dont sort un monde nouveau, une si grande place. Les mêmes raisons qui ont fait jouer à la Grande-Bretagne un rôle si actif dans la guerre l’invitent à jouer un rôle actif dans la paix. Entre M. Lloyd George et M. Clemenceau il a été question de problèmes purement économiques, des problèmes du charbon et du change qui nous intéressent particulièrement et dont l’Angleterre, qui a moins souffert que nous de la guerre, sait tout le prix : mais il a été question surtout des trois problèmes politiques les plus pressants : l’application de la paix par l’Allemagne, la situation de l’Europe centrale, les difficultés de l’Orient, et c’est sur ces sujets que les premiers ministres ont précisé leurs projets. Dans la période actuelle, l’accord de l’Angleterre et de la France assure pratiquement la politique du présent, en attendant que les Alliés puissent organiser ensemble celle de l’avenir.


L’Allemagne parait résignée à l’entrée en vigueur du traité de Versailles. Après avoir fait preuve d’un esprit très conciliant et consenti à toutes les modifications qu’ils jugeaient possibles, les Alliés ont parlé de rompre l’armistice si l’Allemagne tergiversait encore. L’Allemagne s’est donc inclinée. Elle n’insiste plus sur les prisonniers, à propos desquels elle avait élevé il y a un mois une controverse qui lui paraissait si importante. Elle assure que, conformément au traité, elle livrera les coupables. Elle a cependant demandé quelques changements d’ordre technique en ce qui concerne les réparations dues pour le sabordage de la flotte allemande à Scapa-Flow. On paraît être au terme de cette série de discussions et de chicanes, et le traité de Versailles est enfin à la veille d’entrer en vigueur. Mais comment ne pas retenir les méthodes employées par l’Allemagne dans cette controverse, et comment n’en pas tirer la leçon pour l’avenir ? À ne considérer que la forme du débat, l’Allemagne a l’air de rester fidèle aux anciennes habitudes de la chancellerie germanique. Les incidents qui se sont succédé laissent deviner malheureusement un état d’esprit général. Le gouvernement de Berlin n’ignorait pas qu’il céderait, et il n’a jamais eu l’intention d’aller jusqu’au bout de ses résistances. Il a cependant multiplié les notes, envoyé, puis rappelé sa mission, retardé volontairement la paix. Pourquoi donc ? et en est-il réduit à ce simulacre de résistance pour ménager ses amis, pour complaire à l’état-major et aux survivants du pangermanisme ? S’il en est ainsi, les Alliés seront bien inspirés en réfléchissant par avance à tout ce que leur promettent les sentiments de l’Allemagne. Le nouveau régime est fortement influencé par l’ancien : les fonctionnaires de la diplomatie appartiennent encore à l’école bismarckienne ; la propagande accoutumée de l’Allemagne a repris son cours ; les manifestations des partisans d’un nouvel esprit sont suivies librement des manifestations de l’État-major. Il y a outre Rhin non pas seulement le désir qui s’expliquerait d’adoucir autant que possible les conditions de la paix ; il y a chez certains le désir d’échapper au traité. À l’Assemblée prussienne, le ministre des finances Südekum a résumé ainsi la pensée de ses amis : « L’idée centrale qui doit dominer la vie de tout Allemand et de l’ensemble du peuple est de se libérer du traité de paix qui a été imposé. » Et le ministre qui s’exprime ainsi se défend d’être un partisan des idées extrêmes : il met en garde le public contre les groupes de droite et il déclare impossible le rétablissement des dynasties.

Le public allemand a eu cependant depuis quelques mois toutes les occasions de s’instruire. L’Allemagne est accablée de révélations. Après les Mémoires de Ludendorff, ceux de Tirpitz, ceux de Falkenhayn, voici ceux de M. Hamman, qui a été longtemps directeur de la presse à la Wilhelmstrasse, voici surtout les volumes des documents publiés par M. Kaulsky. Il y a bien de la diversité dans ces ouvrages, et chaque auteur y songe surtout à soi. Mais il en ressort quelques vérités générales. La politique de l’Empire qui avait un grand apparat et de solides parties a été en réalité dirigée par des hommes dont la médiocrité est aujourd’hui manifeste, et il ne faut pas en excepter l’Empereur. Elle a été surtout constamment appuyée par une procédure de mensonge, qui est d’autant plus révoltante qu’elle est plus continue. Les documents livrés à la publicité par Kautsky, qui les a eus en mains en raison de ses fonctions et qui avait été chargé par le nouveau gouvernement de les examiner, mettent à nu toute la manœuvre allemande de 1914 pour provoquer la guerre, d’abord et pour paraître ensuite la subir. Au lendemain de tant de démonstrations, il n’y a pas en Allemagne un mouvement de pudeur ni d’indignation, il n’y a pas de hâte pour liquider la néfaste entreprise germanique, qui a fini par l’écroulement des dynasties, de l’ancien système prussien et la défaite de la patrie. La vérité est que la Commission d’enquête sur les responsabilités a même de la peine à poursuivre son œuvre. Elle a pour elle les socialistes et les partis libéraux, mais elle a contre elle les anciens dirigeants et les militaires qui tentent de la faire disparaître à la faveur d’incidents tumultueux. La Gazette de Voss, qui fait quelque effort pour garder son impartialité au milieu de tant d’événements et pour voir les faits tels qu’ils sont, écrit à ce sujet ces mots très justes : « Un coup heureux porté à cette institution de la démocratie ébranlerait tout le régime actuel : la Commission d’enquête parlementaire symbolise le droit qu’a le peuple souverain de demander des éclaircissements sur la façon dont ses chefs responsables l’ont conduit. »

En attendant le jour, peut-être lointain, où l’Allemagne sera différente, et où le désir d’entrer dans la Société des Nations civilisées sera assez fort pour y modifier les mœurs, de quels moyens de persuasion disposeront les Alliés ? Ils ont discuté jusqu’à présent sous le régime de l’armistice ; ils discuteront désormais sous le régime de la paix. Ils avaient d’abord songé à prolonger le délai où il leur serait permis de prendre des mesures de coercition et ils y ont renoncé. Sur la remarque faite par l’Allemagne qu’un état de paix qui pourrait sans cesse être rompu par l’emploi de ces mesures ne serait pas une paix véritable, ils se sont privés de ce recours à la force. Après la mise en vigueur du Traité de Versailles, les Alliés n’ont d’autres moyens pour convaincre l’Allemagne que ceux qui résultent du traité ou des règles communes du droit des gens. Si l’Allemagne se refusait à tenir ses engagements, il n’y aurait théoriquement qu’à recommencer le blocus et à faire la guerre. Mais avant d’en arriver à cette extrémité, il y a des étapes. Le traité de paix prévoit que l’occupation de la rive gauche du Rhin, dont la durée est fixée selon les régions, pourra être prolongée si l’Allemagne n’a pas exécuté le traité. En outre, des commissions de contrôle fonctionneront et permettront de rappeler l’Allemagne à l’ordre, si elle continue, par exemple, de préparer des armements ou d’entretenir des effectifs plus nombreux qu’elle ne doit. Mais qui centralisera les renseignements à ce sujet ? Qui en tirera les conclusions pour les gouvernements alliés ? À Londres, M. Clemenceau et M. Lloyd George ont pris une résolution qui semble très heureuse. Ils ont décidé d’établir un organisme militaire interallié qui sera permanent sous la présidence du maréchal Foch. L’unité du commandement qui a fait la force des Alliés pendant la guerre fera aussi leur sécurité au cours des années qui viennent. Ce comité interallié sera comme un État-major destiné à renseigner les gouvernements, à préparer les mesures, à expliquer les besoins de chaque pays et la répartition des forces de chacun : il sera le signe vivant que ceux qui ont triomphé ensemble veulent ensemble réaliser la paix, et puisque l’Allemagne ne s’incline que devant la force, il sera le symbole toujours présent des forces associées des grandes puissances victorieuses.

Pour maintenir l’Allemagne dans ses limites, la politique depuis longtemps connaît un autre genre d’action : elle s’intéresse aux nations qui peuvent faire contre-poids à l’Allemagne. Historiquement et géographiquement il y a deux nations pouvant jouer ce rôle, et actuellement elles n’existent plus ni l’une ni l’autre : c’est la Russie et l’Autriche. La Russie a été mise hors de cause par la révolution et l’Autriche disloquée par le traité de paix. Les Alliés savent très bien que rien ne sera réglé en Europe, tant que le problème russe ne sera pas éclairci : mais ils se déclarent au fond hors d’état d’improviser une solution et ils attendent les événements sans rien tenter. La question autrichienne se présente sous un aspect très différent. La nation qui pouvait théoriquement dans le passé servir de contrepoids à l’Allemagne, lui a surtout servi de complice. La politique des Alliés, au cours même de la guerre, a tondu à la dislocation de l’Autriche. C’est une question de savoir si elle était la meilleure des politiques, mais c’est un fait qu’elle a réussi. Sur les ruines de l’ancienne monarchie, s’élèvent aujourd’hui les États qui en sont les successeurs affaiblis et les États affranchis qui doivent servir de barrière au germanisme en Orient. Seulement, le problème autrichien ainsi posé existe encore : un an après l’armistice, les Alliés sont amenés à s’occuper du sort de Vienne et à reconnaître l’importance essentielle pour eux de la destinée de l’Autriche, même réduite à ses nouvelles frontières.

Le chancelier Renner est venu à Paris au milieu de décembre pour tenter une suprême démarche auprès de la Conférence de la Paix et pour sauver l’Autriche du désastre : sous les apparences d’un problème surtout économique, c’est en réalité tout l’avenir politique qui est en jeu. L’Autriche est dans une situation matérielle terrible : elle paie cher aujourd’hui la folie qu’elle a commise en se faisant, en 1914, la complice de l’entreprise allemande. En parlant de ses souffrances, on ne peut s’empêcher de songer atout ce qu’ont subi injustement tant de nos provinces pendant cinq ans d’invasion et à toutes les difficultés qu’elles éprouvent à se reconstituer. La détresse autrichienne n’en est pas moins un fait. Le Chancelier d’Autriche avait commencé par jeter un cri d’alarme, il y a quelques semaines, devant l’Assemblée nationale : il avait montré l’insuffisance du ravitaillement et avoué la menace de la famine. À Vienne, les services publics risquent de ne plus fonctionner ; la mortalité croît, surtout parmi les enfants, la population est déprimée et ne se sent plus en sécurité. Isolée politiquement et économiquement, la République autrichienne est incapable de se suffire à elle-même. Tous les renseignements fournis par la presse autrichienne, par les voyageurs, confirment les aveux du chancelier. Il n’y a ni pain, ni farine, ni charbon, et, quand il s’en trouve, la population les paie à des prix exorbitants. A la fin de novembre, Vienne s’est réveillée un matin ayant épuisé son stock de pain et de combustible. Les usines électriques ne pouvaient plus fonctionner que deux jours et elles n’ont fourni après qu’un travail réduit. La suspension du travail par suite de l’insuffisance du charbon cause un chômage considérable et pose la question du secours aux sans-travail. La crise est à la fois économique et sociale. Le chancelier Renner est venu demander au Conseil suprême de prendre en garantie les ressources financières de l’Autriche et de l’aider à vivre. S’il avait échoué, il était en droit de dire à la République autrichienne qu’il ne pouvait plus prendre la responsabilité de la gouverner : c’était l’Autriche livrée à la révolution.

C’était pire encore : c’était l’Autriche livrée à l’Allemagne. Durant toute la crise que subissait l’Autriche, l’Allemagne n’a cessé de lui témoigner sa sollicitude. Plus l’Entente semblait avoir d’autres préoccupations, plus l’Allemagne affectait de dire qu’elle se chargerait de ravitailler son ancienne alliée. Au plus fort des difficultés du ravitaillement, rAllemagne annonçait cinq mille tonnes de farine ; elle autorisait un trafic de Mannheim à Ratisbonne pour écouler les céréales qui étaient en souffrance sur le Rhin ; l’Assemblée nationale allemande demandait même au gouvernement du Reich de secourir l’Autriche et de réduire pendant quatre semaines la ration du consommateur allemand. La presse autrichienne insistait sur cette générosité de Berlin. Elle utilisait quelques articles parus en Angleterre pour faire croire que la politique britannique demeurait insensible ou du moins indifférente, et qu’elle ne considérait la détresse autrichienne que dans ses rapports avec le marché international. Les Allemands trouvaient dans ces circonstances une occasion de reprendre quelque chose de leur ancienne influence sur Vienne et peut-être de faire davantage : ils n’y manquaient pas. Les deux grandes espérances de l’Allemagne pour réparer sa défaite, c’est de dominer la Russie et de dominer Vienne. Pour s’installer en maîtresse en Autriche, elle a de puissants souvenirs. Son voisinage lui donne de grands moyens. En cas de troubles et de mouvements révolutionnaires, elle est en mesure d’intervenir et elle sait qu’elle aurait d’autant moins de difficulté que sa propagande n’a pas perdu à Vienne ses traditions. Le gouvernement de Berlin alors aurait beau jeu. Il retrouverait du coup son pouvoir sur l’Europe Centrale et la route de rOrient ; il s’avancerait sur le Danube ; il isolerait le nouvel état de la Tchéco-Slovaquie, et tous les pays nouveaux issus du démembrement de l’Autriche ; il aurait le moyen de reparaître enfin sur les frontières de l’Italie. Il n’y a pas pour l’Allemagne battue de chances plus précieuses que celles dont l’Entente lui aurait fait don si elle avait repoussé l’Autriche.

Le Conseil suprême, après avoir écouté l’exposé que lui a fait le Chancelier Renner, a résolu d’intervenir. Ce n’est pas seulement une question d’humanité : c’est une nécessité politique. Pour que l’Autriche puisse jouer dans l’Europe centrale le rôle que les Alliés lui destinent, il faut d’abord qu’elle existe. Elle a besoin de recevoir tout de suite les vivres indispensables pour passer les mois d’hiver ; elle a besoin d’un crédit qui lui permettra d’acheter des matières premières et de se remettre au travail. Ces décisions suffiront à parer au plus pressé : un programme d’ensemble ne pourra être établi que plus tard, c’est-à-dire lorsque l’Angleterre et la France pourront compter sur le concours des États-Unis. Mais un programme restreint aux nécessités présentes servira du moins à réserver l’avenir, et c’est une précaution essentielle. Lorsqu’une commission interalliée sera établie à Vienne et administrera les principaux revenus de l’Autriche, elle ne mettra pas seulement un peu d’ordre dans les finances de ce pays ; elle en facilitera le relèvement ; elle exercera son influence dans cette République autrichienne, qui même avec ses limites restreintes demeurera un centre important, à la tête de la navigation du Danube, au carrefour des grandes routes qui mènent de l’Occident à l’Orient, Dans cette Europe orientale formée de plusieurs États qui ont besoin de se constituer et qui ont entre eux tant de sujets de querelles, les Alliés ont la volonté de faire prévaloir une politique d’union. Comment auraient-ils chance d’y réussir, s’ils se trouvaient matériellement séparés de ces États, s’ils ne pouvaient exercer leur action qu’à distance, tandis que les Allemands seraient à portée ? Le chancelier Renner a indiqué lui-même dans ses discours et dans ses déclarations diverses qu’il avait le sentiment de la politique imposée par les événements : c’est avec Prague et avec Belgrade qu’il entend collaborer. Les Alliés ont l’occasion de s’opposer au projet d’extension germanique qui fait toujours rêver Berlin et qui consiste à unir les Allemands de Hambourg à l’Adriatique ; ils peuvent fortifier l’influence occidentale au cœur de l’Europe centrale, à Vienne même. L’Italie, les États-Unis, l’Angleterre ont le même intérêt à cette politique : pour nous, elle est d’une nécessité plus évidente encore, puisqu’elle nous permettra de jouer en Orient le rôle qui est conforme à nos traditions. Les Alliés, en même temps qu’ils décidaient de secourir l’Autriche, ont marqué qu’ils s’opposeraient à toutes tentatives de nature à porter atteinte à l’intégrité du territoire autrichien ou qui auraient pour effet, contrairement au traité de Saint-Germain, de compromettre l’indépendance politique ou économique de l’Autriche. C’est un principe général dont la raison est assez facile à deviner : les Alliés ont voulu affirmer de la manière la plus catégorique qu’ils ne permettraient pas la réunion de l’Autriche à l’Allemagne. Mais le principe vaut pour tous les cas qui peuvent se présenter. En ces derniers temps, l’Autriche a vécu dans un état si troublé et si instable que des mouvements séparatistes se sont produits : le Vorarlberg parlait de se rattacher à la Suisse, le Tyrol et le pays de Salzbourg à la Bavière. Le Conseil suprême a coupé court à tous ces projets de remaniements et il a fait sagement. L’État autrichien a son statut fixé par le traité de Saint Germain : tel qu’il est constitué, il doit jouer son rôle en Europe. Pour lui, comme pour les nations, l’année 1919 a été l’année de transition, l’année de l’armistice : espérons pour tous les peuples que l’année 1920 sera celle où la paix commencera réellement de s’établir.


La Chambre des députés réunie le 8 décembre pour un jour n’a repris ses travaux que le 18. Les élections cantonales avaient obligé les députés à retourner en grand nombre dans leurs départements. Après avoir tenu une première séance pour prendre acte solennellement de la rentrée des représentants de l’Alsace et de la Lorraine, la Chambre s’était donc ajournée. Dès qu’elle a pu se réunir, elle a procédé à la validation de la plus grande partie de ses membres et à la nomination de son bureau. Avant d’aborder les graves problèmes financiers qui vont être les premiers à retenir son attention, la Chambre a donné, en nommant son président et ses vice-présidents, une fois de plus une indication sur les sentiments qui l’inspirent. Elle a choisi tous les vice-présidents parmi les partisans d’une politique d’union ; elle a écarté un socialiste qui comptait cependant des sympathies personnelles, mais qui avait le grand tort d’être unifié. Comme président elle a nommé par 478 voix sur 485 votants M. Paul Deschanel et ce choix était si indiqué qu’il a paru tout naturel que M. Paul Deschanel n’ait pas eu de concurrent. Il semble bien qu’on lui en ait cherché un, mais il est certain qu’on ne lui en a pas trouvé, ce qui est tout à l’honneur de l’esprit politique des députés qui ont pu être sollicités. Rien n’aurait été plus injuste qu’une manœuvre destinée à contester son élection à M. Paul Deschanel. Depuis tant d’années qu’il préside l’Assemblée, M. Paul Deschanel s’est acquitté de ses fonctions avec autant de tact que d’autorité. Il a été, — son récent volume, la France victorieuse, en témoigne, — durant la période de guerre un président très actif et qui a exercé une heureuse influence. M. Paul Deschanel méritait l’honneur qui lui a été fait par ses collègues : la nouvelle Chambre qui sait tout ce qu’on attend d’elle a voulu commencer par placer ses travaux sous la direction d’un homme politique qui représente avec beaucoup d’expérience et de talent les sentiments même d’union nationale dont elle est animée.

André Chaumeix.

Le Directeur-Gérant :

René Doumic.