Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1876

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Chronique n° 1063
31 juillet 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1876.

Qui nous délivrera des confusions, des préjugés, des éternelles et vaines tactiques de parti ? Ce qu’il y a de plus triste, c’est que bon nombre d’hommes qui peuplent nos chambres de Versailles en sont encore à croire sérieusement ou naïvement qu’avec ces tactiques et ces confusions, ils font les affaires de la France. Ils ne font pas même, le plus souvent, les affaires de leur parti ; ils sont les jouets de leurs passions et de leurs préventions, à travers lesquelles ils s’accoutument à voir toutes les questions. Ils finissent par créer, dans une sphère assez limitée, une agitation artificielle qui ne répond ni aux instincts les plus profonds du pays, ni aux nécessités les plus évidentes de notre situation nationale, qui ne fait certes les affaires ni de la république, ni du régime parlementaire, ni surtout de la France. On passe les journées, les semaines à échanger des défis et des provocations, à souffler la guerre entre l’aile droite et l’aile gauche du palais de Versailles, à laisser voir toute sorte d’arrière-pensées de défiance et d’hostilité à propos de la collation des grades ou de la loi municipale ; on s’agite sur place, la chambre des députés disant oui, le sénat disant non, le ministère essayant honnêtement de concilier le oui et le non, et tout compte fait, on arrive au bout d’une session plus longue que fructueuse, sans avoir réalisé rien de sérieux, sans avoir même aujourd’hui le temps ou peut-être la volonté de voter complètement le budget !

La vérité est que les divergences d’opinions qui tendent à se manifester dans les deux chambres et les incidens qui sont la suite inévitable de ces divergences ne sont pas de nature à faciliter le travail parlementaire, pas plus qu’à simplifier la position du gouvernement. A la première occasion sérieuse où l’accord de tous les pouvoirs était nécessaire, la mésintelligence a éclaté brusquement. La chambre des députés s’est hâtée d’accueillir une loi rendant à l’état le droit souverain de la collation des grades, le sénat a refusé de s’associer à ce vote en maintenant dans son intégrité la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur telle qu’elle a été adoptée par la dernière assemblée. C’est là le fait sûr et certain, et ce qui n’est pas moins clair, c’est que le sénat s’est laissé aller à des préoccupations toutes politiques, à un certain entraînement de résistance, au besoin d’opposer une majorité conservatrice à une majorité accusée de céder trop aisément à ses impatiences républicaines. Assurément cette discussion qui s’est dénouée par ce qu’on pourrait appeler un vote d’immobilité et de négation, a été aussi brillante que substantielle ; elle a eu le mérite de renouveler une question presque épuisée, de la relever par le talent, par la modération et la supériorité de l’éloquence qu’ont déployée dans les deux camps M. l’évêque d’Orléans et M. le duc de Broglie, aussi bien que M. Jules Simon et M. Challemel-Lacour, M. Laboulaye et M. Wallon aussi bien que M. le ministre de l’instruction publique et M. Bertauld. Le sénat s’est piqué d’émulation, il a tenu à garder son rang vis-à-vis de la chambre des députés et à rester le premier par l’éclat, par la solidité de la discussion. Il ne s’est pas moins trompé au point de vue de la question même de la collation des grades comme au point de vue politique, et tout ce qu’on peut reconnaître, c’est que M. le duc de Broglie a été un habile séducteur en ralliant le sénat à un vote qui, sans rien ajouter à son autorité légitime, pourrait l’engager dans une voie assez périlleuse.

Que tout n’ait point été heureux dans la manière dont la question s’est présentée de nouveau devant les assemblées, c’est bien possible. Qu’on invoque le principe salutaire de la stabilité législative et qu’on s’ingénie à démontrer le danger de modifier des lois à peine votées de la veille, soit ; c’est un facile avantage qu’on peut se donner. Il ne faut cependant rien exagérer, il ne s’agit nullement de bouleverser les lois, d’introduire le caprice dans le domaine de la législation. Après tout, le gouvernement et la chambre des députés n’ont fait qu’opposer à une stabilité de quelques mois, qui n’a même pas eu le temps de se fonder, une stabilité de soixante-dix ans. En insistant trop, on laisserait croire que la dernière assemblée, avant de mourir, a voulu précisément assurer à une de ses œuvres les plus contestées le bénéfice du fait accompli. Est-ce que ce serait vraiment un acte des plus révolutionnaires de prétendre réserver à l’état un droit traditionnel considéré jusqu’ici comme inhérent à la souveraineté ? C’est se payer un peu d’une apparence que de se servir de ce prétexte de la stabilité législative. Une autre circonstance qui a été sans doute plus sérieusement nuisible à la loi nouvelle, c’est l’empressement qu’on a mis à la représenter comme une satisfaction de parti, comme un gage de bienvenue offert à la majorité républicaine. M. le ministre de l’instruction publique touchait là une corde dangereuse, il n’a pas vu qu’en défendant sa loi par un argument de ce genre il en affaiblissait l’autorité, il assimilait ce qui devait garder jusqu’au bout le caractère d’une haute revendication d’état à l’exigence passionnée d’une opinion mobile ; il donnait à ses adversaires une arme redoutable, et il n’est point impossible que dans le sénat des esprits indécis, — il n’en fallait pas beaucoup pour modifier le scrutin, — n’aient saisi cette occasion de se révolter contre ce qu’on leur présentait comme une victoire de parti, comme une sommation de majorité imprudemment acceptée par le gouvernement ; mais enfin, cela fût-il vrai, eût-on commis des fautes de conduite, ce ne sont encore que des détails assez secondaires. La question par elle-même reste entière dans ses élémens essentiels, et c’est là précisément que le sénat aurait dû réfléchir avant de se prononcer ; il avait à se demander si, parce qu’une affaire était mal engagée ou entourée de quelques circonstances fâcheuses, il devait laisser l’état affaibli dans une de ses prérogatives nécessaires et risquer une démonstration qui pouvait ressembler à un acte d’hostilité contre le gouvernement. Puisqu’on lui a si bien parlé de sa mission conservatrice, puisqu’on lui a si bien rappelé qu’il était « la réflexion, la durée, la tradition du pays, » il aurait du au moment du vote peser avec plus de maturité les conditions dans lesquelles un pouvoir conservateur peut jouer utilement son rôle aujourd’hui.

L’éloquence est toute-puissante sans doute, elle l’a montré une fois de plus l’autre jour ; elle peut faire illusion un instant, elle ne change ni la logique des situations, ni la nature des choses. Une des habiletés de ceux qui ont conduit si savamment l’attaque contre la récente proposition ministérielle a été de confondre sans cesse la liberté de l’enseignement supérieur consacrée par la loi de 1875 et la participation à la collation des grades. En quoi cependant la liberté de l’instruction supérieure est-elle diminuée parce que l’état resterait exclusivement en possession du droit de conférer les grades ? Est-ce que les universités qui peuvent être créées n’ont pas la liberté complète de leurs systèmes, de leurs opinions et de leurs méthodes ? Est-ce qu’à l’époque où la loi de 1850 sur l’instruction secondaire a été votée avec le concours de M. de Falloux, de M. de Montalembert, on a cru l’enseignement moins libre, parce qu’on n’avait point enlevé à l’état la collation du diplôme de bachelier ? Que l’instruction supérieure ou secondaire se déploie librement, largement, rien de mieux, il peut en résulter une émulation généreuse et féconde. Sous ce rapport, la loi de 1875 n’a fait que compléter ce que la loi de 1850 avait commencé, et dans ces limites la liberté récemment conquise n’est ni atteinte ni sérieusement menacée. Au-delà, et c’est la distinction essentielle qu’on oublie, au-delà commence un autre droit, celui de l’état qui peut seul conférer les grades, parce que seul il est la puissance publique, la personnification supérieure de la communauté nationale, le gardien des lois, des intérêts, de la sécurité du pays, l’instrument nécessaire de la police sociale. Ce n’est pas un droit universitaire qu’il exerce au profit d’un monopole, c’est le droit même de la souveraineté, et cela est si vrai que l’état pourrait à la rigueur se dépouiller de la faculté d’enseigner directement par ses lycées, par son université, sans abdiquer cette prérogative inaliénable de conférer les titres qui ouvrent les carrières publiques, qui accréditent certaines professions libérales.

Est-ce donc une innovation révolutionnaire imaginée par la chambre des députés et par M. Waddington ? C’est au contraire, on le sait bien, un droit traditionnel, permanent, qui se transforme avec les révolutions sans périr, dont l’état ne peut pas plus se dépouiller que de bien d’autres droits qui sont sa défense contre toutes les usurpations, et nous croirions volontiers que quelques-uns des hommes qui ont repoussé dans le sénat la proposition du gouvernement auraient été les premiers à la défendre sous un régime de leur choix dont ils auraient été les ministres. Malheureusement c’est toujours ainsi. Ce qu’on défendrait si on était au pouvoir, on le combat dans l’opposition. M. Laboulaye disait l’autre jour : « Je suis un peu étonné de voir que les hommes qui combattent la liberté de l’enseignement soient si disposés à remettre au pays la nomination des maires. » M. Laboulaye avait sans doute raison de signaler cette inconséquence de l’esprit de parti, et d’un autre côté on pourrait évidemment, sans sortir du sénat, dire à d’autres hommes : « Vous voulez laisser au gouvernement le choix des maires, c’est une pensée prudente, surtout dans un pays qui n’a plus de frontières et où l’unité nationale a besoin d’être vigoureusement sauvegardée, mais en même temps vous ne craignez pas de désarmer le gouvernement d’une de ses prérogatives les plus sérieuses ! » On aurait encore raison de parler ainsi, l’inconséquence est des deux côtés, de sorte que l’état finit par se trouver dans la déplorable situation du malheureux à qui une femme enlevait les cheveux blancs et une autre femme les cheveux noirs. Lui aussi, il n’a que le choix de la manière d’être dépouillé. M. le duc de Broglie s’est amusé fort spirituellement à identifier un certain nombre de garanties et de droits qu’on réclame aujourd’hui dans l’intérêt de la société civile avec l’ancienne monarchie, et il a fait au sénat cette ironique proposition : « Puisque vous réclamez le droit public de la monarchie, voulez-vous en prendre le principe ? » Voulez-vous tout prendre, principe, conséquences, engagement et restriction, voulez-vous changer ? » Et comme le marché peu sérieusement proposé avait peu de chances d’être accepté, comme l’ancienne monarchie n’est pas près de revivre, M. le duc de Broglie vote pour les jurys mixtes, pour l’abandon partiel des droits de la puissance publique en matière de grades ! Il vote contre la proposition du gouvernement avec M. Bocher, M. Batbie, tous conservateurs et hommes d’esprit qui semblent oublier que l’état reste toujours l’état, qu’il est indépendant des partis et même des formes politiques, qu’il garde ses droits et ses conditions essentielles d’existence sous la république comme sous la monarchie., Voilà ce qu’on a oublié dans ce scrutin du 21 juillet, où quatre voix de majorité ont décidé que l’état resterait avec sa prérogative amoindrie par la loi de 1875, et l’inconvénient de ce vote est précisément de ne rien décider, de laisser au contraire une des plus délicates questions de droit public toujours ouverte.

Est-ce un acte de tactique parlementaire, une manifestation de parti plus ou moins dirigée contre le ministère, contre la politique du gouvernement depuis quelques mois, un avertissement destiné à devenir le préliminaire d’une intervention plus active du sénat ? L’erreur ne serait peut-être pas moins dangereuse. M. le duc de Broglie a certes déployé la plus habile éloquence pour entraîner le sénat, pour réveiller en lui le sentiment de son importance, même, si l’on veut, pour échauffer ses susceptibilités, et en relevant le drapeau conservateur, en donnant le signal de la résistance au risque de préparer un échec au gouvernement, il a eu sans doute sa pensée. Il a mis tout son talent et toutes les ressources de son esprit dans un discours brillant qui a eu probablement la fortune d’exercer une influence décisive sur le vote. En définitive cependant que s’est-il proposé ? A quoi tend cette campagne si hardiment conduite ? Quelles pouvaient en être les conséquences dans les conditions parlementaires qui existent aujourd’hui ? De deux choses l’une : ou l’échec du ministère devait rester sans résultat, et c’était exposer le sénat à l’ennui d’une démonstration inutile, ou bien le vote d’opposition demandé à la haute assemblée, infligé au gouvernement, devait ouvrir une crise ministérielle, devenir le point de départ de nouvelles combinaisons politiques, et alors s’est-on demandé dans quelle voie on allait entrer ? Que la politique du 24 mai ait saisi l’occasion de prendre une revanche de parole et de vote, soit ; et après ? Un pas de plus, c’est une réaction, mesurée peut-être encore le premier jour, fatalement précipitée le lendemain, conduisant à la dissolution de la seconde chambre, à des entreprises de plus en plus périlleuses, et les conservateurs du sénat seraient-ils sûrs de rester les maîtres de cette réaction, de la conduire comme ils le voudraient et où ils le voudraient ? Le 24 mai a déjà fait une fois les affaires de l’empire en préparant la bruyante rentrée en scène des bonapartistes. M. le duc de Broglie et ses amis ne se proposent certainement pas de recommencer l’expérience avec les mêmes alliés, d’engager une lutte dont la direction ne tarderait pas à leur échapper, dont l’empire seul recueillerait peut-être les fruits dans les circonstances présentes. Et qu’on ne dise pas que c’est là une perspective chimérique, c’est au contraire la logique d’une réaction, si elle éclatait aujourd’hui, si elle réussissait à s’imposer, et c’est là, il nous semble, ce qui doit faire réfléchir les conservateurs sénatoriaux qui ne sont pas des impérialistes, qui ne veulent pas travailler pour l’ennemi, qui peuvent nouer de bien plus utiles alliances avec un ministère résolu à maintenir toutes les garanties conservatrices dans la république. Le sénat s’est donc trompé évidemment ; il s’est laissé aller à un vote d’entraînement ou de mauvaise humeur qui, en compromettant un droit de l’état, aurait pu créer une crise politique des plus sérieuses s’il avait eu des conséquences. Cela dit, il y a un fait qui n’est pas moins certain, c’est que la majorité de la chambre des députés a elle-même contribué singulièrement à réveiller ces velléités de résistance, à provoquer ces difficultés, ces incohérences de rapports entre tous les pouvoirs. La majorité est pleine de sagesse, dit-on ; elle est prête à toutes les transactions, elle repousse les propositions excentriques, elle n’acceptera aucune suppression dans le budget des cultes, elle laissera toute liberté à M. le garde des sceaux dans la liquidation des affaires de la commune, — et au besoin elle prodiguera au ministère les votes de confiance ! Oui, sans doute, la majorité est plus modérée en actions qu’en paroles, elle se soumet le plus souvent à la nécessité, quoique sa sagesse soit un peu intermittente : ; mais en même temps M. Benjamin Raspail menace de poursuites judiciaires les officiers de l’armée employés à la répression de 1871, et le lendemain le même M. Raspail, tout désavoué qu’il ait été par la chambre, ne se retrouve pas moins dans cette majorité qui se dit républicaine, qui témoigne sa confiance au ministère ! Croit-on que cela contribue à dissiper les équivoques, à simplifier une situation et à tranquilliser les esprits ? Qu’on prenne toutes ces motions sur la presse : il y a une proposition de M. Naquet, une proposition de M. Lisbonne, une proposition de M. Madier de Montjau, des projets d’abrogation, des projets de codification, de graves réunions de commissions, des rapports de toute sorte reprenant la question au déluge, à la déclaration des droits de l’homme, et tout cela pour arriver à quoi ? Le résultat est sans doute absolument nul, et ce n’est pas moins une agitation irritante, provocante, une sorte d’assaut décousu, organisé contre tout ce qui existe. Eh bien, c’est cette confusion anarchique qui est un danger, qui affaiblit la majorité républicaine elle-même en la compromettant par des excentricités qu’elle ne réprime quelquefois qu’avec certaines condescendances, — et qui naturellement appelle la résistance, la réaction des sentimens conservateurs. C’est là en partie le secret de ce qui vient d’arriver, et la pire des choses serait encore d’exagérer, ou de dénaturer aujourd’hui ces incidens parlementaires, de parler bruyamment de défis et de conflits entre les pouvoirs publics, de se donner l’air d’entrer en guerre en répondant à un vote par des votes de représailles.

A quel propos tout ce bruit assourdissant qui s’est fait au lendemain du dernier vote sénatorial et qui a trouvé un écho jusque dans les discussions de la seconde chambre ? Que le sénat se soit trompé, comme nous le croyons, qu’il ait agi avec un juste sentiment de la situation, comme le croient ceux qui ont réussi à le convaincre, il n’a point après tout dépassé son droit d’assemblée indépendante. Il était dans son droit en votant comme il l’a fait sur la collation des grades, et si on peut discuter la décision qu’il a prise, ce n’est point une raison pour y voir un excès d’autorité ou une provocation.

Allons plus loin. Le sénat est en ce moment saisi de la loi des maires votée récemment par la chambre des députés. Qu’on le remarque bien : c’est une loi provisoire substituée à une loi provisoire, qui elle-même avait remplacé une première loi non moins provisoire de 1871, et dans l’acte législatif qui date de quelques jours on a introduit un amendement de la dernière heure prescrivant une réélection générale des municipalités. Supposez que le sénat, regardant de plus près cette combinaison improvisée, se dise qu’en fin de compte il serait plus naturel, plus régulier, d’ajourner l’élection, c’est-à-dire une crise d’agitation locale toujours fatigante pour le pays, jusqu’après la loi organique des municipalités ; supposez qu’il écarte une disposition que le gouvernement n’avait pas proposée, qu’il ne soutient aujourd’hui que parce qu’il l’a acceptée au dernier instant dans la chambre des députés ; supposez tout cela, est-ce que cet acte tout simple de maturité et de prudence passera aussi pour un abus de pouvoir, pour un défi, pour le témoignage redoublé d’une préméditation d’hostilité ? Est-ce que ce sera encore un conflit ? Mais alors comment en vérité comprend-on le régime constitutionnel et parlementaire ? Est-ce qu’en organisant deux chambres, on s’est figuré qu’elles seraient toujours du même avis, que l’une ne devait être que l’écho de l’autre ? Elles existent précisément, ces deux chambres, pour avoir quelquefois des opinions différentes, pour se contrôler, pour se corriger mutuellement, parce qu’elles n’ont ni la même origine, ni la même composition, ni le même tempérament. S’il en était autrement, il aurait mieux valu dire dans la constitution qu’on créait un pouvoir exécutif et un sénat, mais que sénat et pouvoir exécutif étaient mis au monde pour sanctionner et promulguer les volontés souveraines d’une majorité de la seconde chambre conduite par quelques meneurs pleins du sentiment de leur omnipotence. Ce n’est pas sérieux, et, avant de parler de conflits, nous attendrons des témoignages plus décisifs de l’hostilité systématique du sénat. Au lieu de tant s’agiter et de s’emporter si vivement contre des difficultés qui n’ont rien d’extraordinaire, les chefs de la majorité de la seconde chambre auraient bien mieux fait de hâter la préparation du budget présenté depuis cinq mois ; ils feraient bien mieux aujourd’hui de prendre leur parti de voter ce budget, au lieu d’avoir l’air de se ménager une session supplémentaire comme un moyen de prépotence sur le gouvernement.

Si l’on avait pu croire à une marche rapide et foudroyante de la guerre allumée en Orient entre les Serbes et les Turcs, on serait un peu détrompé. Rien de décisif n’apparaît encore. Il est certain que les événemens se déroulent avec lenteur, dans une obscurité que les dépêches répandues à profusion de tous côtés ne contribuent pas à éclaircir. Serbes et Monténégrins ont-ils les avantages qu’ils s’attribuent régulièrement à l’aide du complaisant télégraphe ? Les Turcs sont-ils victorieux comme ils ne cessent de le dire dans leurs dépêches officielles ? Le fait est que ceux-là mêmes qui sont dans le pays semblent ignorer la vérité. Il y a seulement une circonstance à peu près saisissable et évidente. Si les Turcs ont fait jusqu’ici peu de progrès, ils ne reculent pas, et leurs forces paraissent grossir de plus en plus. Les Serbes, de leur côté, et c’est là ce qu’il y a de grave dans une guerre de nationalité et d’indépendance, les Serbes n’avancent pas. Ils n’ont pas seulement suspendu le mouvement offensif par lequel ils avaient inauguré la guerre, ils ont visiblement rétrogradé de toutes parts, ils sont réduits à une défensive pénible, et les inquiétudes qui règnent à Belgrade, les craintes d’une révolution qui menacerait le prince Milan, sont les symptômes d’une situation qui s’aggrave de jour en jour, qu’un coup d’éclat militaire pourrait seul relever.

Ces événemens qui suivent leur cours sanglant et obscur resteront-ils circonscrits en Orient, ou sont-ils destinés à n’être que le signal d’événemens bien plus graves encore, d’une lutte plus étendue et plus redoutable pour l’Europe ? Tout dépend sans doute de la vraie pensée des principales puissances, et jusqu’ici évidemment les plus grands cabinets, les plus intéressés aux affaires d’Orient, tout en acceptant la perspective d’une intervention diplomatique à un moment donné, semblent surtout avoir la préoccupation de limiter l’incendie, de maintenir la question dans les limites d’un arrangement possible et pratique. Le prince Gortchakof l’écrivait le mois dernier au comte Schouvalof dans une dépêche qui vient d’être publiée en Angleterre. « En ce moment, comme il y a huit mois, nous ne voyons pas de raison pour désirer une crise décisive en Orient, parce que les affaires ne sont pas suffisamment mûres pour une solution. » Lord Derby, dans un discours récemment adressé à une députation conduite par M. Bright, et dans sa correspondance qui vient d’être mise au jour, ne témoigne que des pensées de paix, et la vigoureuse attitude de l’Angleterre est certainement une des plus sérieuses garanties. La guerre, on ne la veut pas ; la paix peut être difficile, elle n’est point au-dessus de la volonté de puissances résolues à la maintenir.

C’est un jeu du hasard qui a fait coïncider dernièrement, à quelques jours d’intervalle, l’arrivée et la réception officielle de deux nouveaux ambassadeurs étrangers en France, M. le comte Félix de Wimpfen, représentant de l’empereur François-Joseph d’Autriche, et M. le général Cialdini, représentant du roi Victor-Emmanuel. Autrefois, pour le vieux prince de Metternich, l’Italie n’était qu’une « expression géographique, » elle n’existait pas pour la diplomatie, ou du moins elle s’appelait de toute sorte de noms, le Piémont, la Toscane, Modène, les Deux-Siciles ; maintenant elle porte son nom national d’Italie, elle a son ambassadeur à la cour de Vienne de même que l’Autriche a son ambassadeur à la cour du Quirinal, et les représentans des deux souverains marchent de pair dans les pays étrangers, à Saint-Pétersbourg comme à Londres. M. de Wimpfen vient de Rome pour remplacer le comte Apponyi, qui a quitté Paris il y a peu de temps et est allé mourir à Venise, dans cette paisible et italienne Venise où se rencontraient, l’an dernier avec une affectueuse courtoisie l’empereur François-Joseph et le roi Victor-Emmanuel. Que d’événemens, de révolutions et de guerres représentent ces simples faits, qui auraient été impossibles il y a moins de vingt ans, qui ne sont plus même remarqués aujourd’hui tant ils sont naturels ! Nulle part mieux qu’en France les nouveaux représentans de l’Autriche et de l’Italie ne peuvent être à l’aise, puisque entre les trois pays il y a bien des intérêts communs, surtout l’intérêt de la paix, et que rien ne les sépare désormais dans les conflits du monde. M. le comte de Wimpfen passe pour un diplomate à l’esprit tout moderne, libre et ouvert, il a été accueilli par M. le président de la république avec une cordialité particulière qu’il retrouvera sans nul doute dans la société parisienne. M. le général Cialdini a été reçu par M. le maréchal de Mac-Mahon comme un ancien compagnon d’armes, il s’est plu à réveiller les souvenirs de Magenta, de ces luttes généreuses d’autrefois communes à l’Italie et à la France, et cette réception a offert à M. le président de la république lui-même l’occasion de rappeler à son tour le temps où il a connu le roi Victor-Emmanuel sur le champ de bataille.

Le général Cialdini n’est pas précisément de l’ordre des diplomates. C’est un personnage tout militaire, un vrai soldat, à l’esprit hardi, au courage impétueux, et dont la carrière reflète en quelque sorte les agitations de l’Italie nouvelle. Il a passé par tous les hasards des révolutions et de la guerre. Né dans le pays de Modène vers 1813, il était, avant d’avoir vingt ans, en 1831, émigré à Paris, où il revient aujourd’hui ambassadeur. Il a commencé sa vie de soldat en Portugal comme simple grenadier dans un régiment du roi dom Pedro combattant pour la couronne de sa fille dona Maria contre dom Miguel. Il a servi en Espagne pendant la guerre civile, d’abord dans le corps auxiliaire des « chasseurs d’Oporto, » puis dans l’armée régulière de la reine Isabelle : il était alors avec un de ses compatriotes destiné comme lui à devenir général italien, Manfredo Fanti, et avec le malheureux Génois Borso di Carminati, qui a été fusillé depuis dans les guerres civiles espagnoles. Enrico Cialdini n’avait pas tardé à se signaler par sa vigueur et à s’élever ; il avait attiré l’attention du général Narvaez, et il a même été un des organisateurs de la « garde civile, » de la gendarmerie espagnole. Il était lieutenant-colonel en 1848, lorsque la première guerre de l’indépendance italienne le rappelait dans son pays. Il fut avec d’Azeglio un des blessés de Vicence, et la blessure qu’il avait reçue était tellement grave qu’on désespérait de sa vie. Peu de mois après, placé à la tête d’un régiment piémontais, il se retrouvait, malgré d’horribles souffrances, au plus épais de la mêlée de Novare. Après la triste journée, il restait définitivement dans l’armée piémontaise, et depuis il n’a cessé de grandir dans la guerre de Crimée, dans la guerre de 1859, où il conduisait une division à Palestro. C’est lui qui en 1860 avait mission d’envahir les Marches et d’aller en finir avec la dernière résistance du roi de Naples par le siège de Gaëte. En 1866 enfin, il avait le commandement d’un corps considérable de l’armée italienne qui devait essayer de pénétrer dans le quadrilatère par le bas Pô, tandis que l’armée principale attaquait de front par la ligne du Mincio. Le général Cialdini s’est trouvé ainsi mêlé en combattant plein de feu à toutes les luttes d’où est sortie l’Italie nouvelle.

Aujourd’hui il a le premier grade de l’armée, il est sénateur, il n’a jamais été ministre, quoiqu’il ait été chargé dans une circonstance difficile, au moment de Mentana, en 1867, de former un cabinet. Sans s’être engagé bien avant dans la politique, sans paraître même avoir un goût prononcé pour le pouvoir ou pour les luttes parlementaires, il est intervenu néanmoins quelquefois avec l’éloquence virile d’un soldat parlant avec éclat de ce qu’il sait. Il y a eu des jours où il a été un orateur. C’est dans tous les cas un esprit assez élevé, assez pénétré des intérêts supérieurs de son pays pour comprendre l’importance des relations permanentes, intimes de la France et d’Italie. Ce que M. Nigra a commencé, ce qu’il a poursuivi depuis seize ans, à travers bien des difficultés, dans une mission qui n’a laissé à Paris que d’heureux et affectueux souvenirs, le général Cialdini le continuera sans nul doute, et du reste c’est lui-même qui a dit à M. le président de la république, dans son audience de réception, qu’il avait l’ordre de « continuer l’œuvre de son prédécesseur. » Ce qui s’est passé depuis quelques mois, depuis que M. Nigra a été appelé à Saint-Pétersbourg, est un changement de la représentation italienne à Paris, ce n’est point un changement de l’ancienne politique que les deux gouvernemens viennent au contraire de confirmer en s’entendant pour transformer leurs légations en ambassades. M. le marquis de Noailles était naturellement désigné pour être notre ambassadeur à Rome comme il était notre ministre. M. le duc Decazes a été un moment menacé, il est vrai, d’être pris à partie par les légitimistes du sénat ou de la chambre des députés pour cet acte de cordialité à l’égard de l’Italie et du roi Victor-Emmanuel. Il n’échappera peut-être pas à une interpellation ou à quelque question indiscrète à l’occasion du budget ; il aura facilement raison de ce dernier feu d’hostilité, et notre sympathique ambassadeur à Rome fera le reste en travaillant en Italie, comme le général Cialdini à Paris, au maintien, à l’affermissement d’une fructueuse amitié entre deux pays unis par tant de souvenirs, si bien faits pour marcher d’accord au milieu de toutes les broussailles de la politique européenne du moment. Voilà l’Espagne revenue au point où elle était il y a huit ans, avec une cruelle expérience de plus toutefois, avec d’amers souvenirs, de douloureux enseignemens et bien des ruines accumulées qu’il s’agit maintenant de réparer. Si quelque chose pouvait rendre plus sensible cette évolution ; ce retour de la péninsule sur elle-même, c’est la rentrée de la reine Isabelle, qui vient de quitter, la France, où elle avait trouvé une hospitalité qu’elle a payée par sa fidélité à notre pays, par ses préférences constantes pour Paris. Isabelle II est partie pour Santander, où son fils, le roi Alphonse, est allé l’attendre avec ses principaux ministres. Déjà la reine Marie-Christine, l’aïeule du roi, était à Madrid ou à l’Escurial. C’est la restauration complète de la royauté espagnole, mais cette fois d’une royauté rajeunie, éclairée par les événemens, représentée par un prince de moins de vingt ans, à l’esprit libéral et bien intentionné. La restauration du jeune roi n’était pas la chose la plus difficile. Il y avait à restaurer la paix intérieure troublée par la guerre civile, presque l’intégrité du pays, les institutions parlementaires perdues dans les convulsions.

Que l’Espagne ne soit point encore au bout de sa tâche, on ne peut guère s’en étonner ; elle est du moins dans la bonne voie, puisque après la paix reconquise par la défaite des carlistes elle a retrouvé un régime de libre délibération. Hier encore, les chambres étaient réunies à Madrid ; elles viennent à peine de se séparer après une longue et laborieuse session, après avoir voté une constitution, une liberté religieuse, relative, des mesures financières et une loi sur l’abolition des fueros basques, dont l’exécution n’est point aujourd’hui la difficulté la moins sérieuse pour le gouvernement. Le cabinet de Madrid, ou pour mieux dire le président du conseil, M. Canovas del Castillo, a tout fait, il est vrai, pour adoucir cette loi en la limitant à la suppression des privilèges les plus exorbitans qui exemptaient les provinces basques du recrutement militaire et des impôts généraux. Telle qu’elle est cependant, elle excite dans les provinces du nord une émotion profonde, qui se traduirait peut-être en de nouveaux troubles, si de vigoureuses mesures militaires, n’étaient déjà prises. Les provinces basques paient aujourd’hui la rançon de leur participation à la guerre carliste ; elles se soumettront sans doute, avec le temps, avec un bon gouvernement respectant autant que possible leurs habitudes, leur autonomie administrative. C’est là toutefois un des embarras du moment dans cette restauration espagnole que M. Canovas del Castillo a si habilement et si heureusement dirigée jusqu’ici, que nul mieux que lui ne peut conduire jusqu’au bout.


CH. DE MAZADE.

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Le directeur-gérant, C. BULOZ.