Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1903

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Chronique n° 1711
31 juillet 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet.


Le pape Léon XIII est mort le 20 juillet, à 4 heures de l’après-midi. Depuis trois semaines, ses forces défaillantes, mais restées énergiques, luttaient contre la maladie avec des alternatives diverses, sans que jamais son entourage ait pu se faire illusion sur le dénouement inévitable. Sa mort a été belle parce qu’elle a été simple, comme sa vie l’avait été. Lorsque la nouvelle s’est répandue qu’il était en danger, et bientôt qu’il était perdu, on a pu mesurer à l’émotion universelle la place qu’il occupait et remplissait dans le monde. Rarement la mort d’un homme a provoqué un sentiment aussi profond de regret et d’affliction chez les uns, de respect et de déférence chez tous. Les journaux même qui professent l’irréligion, et qui annoncent chaque jour que le catholicisme a vécu, ont consacré de longues colonnes à rendre compte de sa maladie, avec des détails qui ne lassaient jamais leurs lecteurs. Pendant plusieurs jours, toutes les autres affaires ont été reléguées au second plan. La personne de Léon XIII était pour beaucoup dans la préoccupation universelle, car il a été un très grand pape.

Sa grandeur tenait à deux causes, à l’étendue de son intelligence et à la profondeur de ses convictions. Il a été un politique habile et efficace, mais, derrière le politique, il y avait chez lui le croyant, l’homme de foi, et par conséquent, l’homme de confiance qui, au milieu de toutes les difficultés qu’il a traversées, n’a pas douté un instant des destinées de l’Église, et qui s’est montré patient pour elle parce qu’il la croyait éternelle. C’est là une force, et la plus puissante de toutes. Il y a des divergences et des divisions partout : les catholiques discutent entre eux pour savoir si la politique de Léon XIII a bien été celle qui convenait le mieux au temps présent. Leurs opinions sont à cet égard divergentes. Mais il n’en est plus de même dès qu’on se retourne du côté de leurs adversaires. Là, on rend pleine justice au pape défunt, et on convient généralement que, s’il avait entrepris une tâche qu’on déclare paradoxale en voulant réconcilier la religion avec la société moderne, il a du moins apporté dans sa poursuite des qualités d’esprit et de caractère de premier ordre. Il aurait réussi, dit-on, si le succès n’avait pas été impossible, et cette manière de parler de lui est encore un hommage. Mais a-t-il échoué ? Sa politique a-t-elle été condamnée par l’événement, comme on affecte de l’assurer ? Il est trop tôt pour le dire. Léon XIII savait mieux que personne qu’il avait entamé une œuvre de très longue haleine, et que ce n’était pas au cours d’une vie pontificale, même longue, qu’on pouvait en recueillir les résultats.

Nous sommes enclins à juger surtout de cette œuvre d’après la partie qui nous concerne et d’après le moment qui passe ; mais c’est là un jugement restreint et borné. Église catholique veut dire Église universelle, et le Pape a dû étendre ses préoccupations sur le monde entier. Il le devait d’autant plus qu’au moment où il est monté sur le siège pontifical, la grande révolution scientifique et matérielle qui s’est produite vers le milieu du dernier siècle avait rapproché les distances et mis à la fois toutes les nations de la terre à portée de ses regards. On ne raisonnait plus dans l’inconnu autant qu’on le faisait jadis. On ne prenait pas une résolution pour un pays lointain en laissant à un avenir plus lointain encore le soin d’en montrer les conséquences. On savait en quelques heures ce qui se passait sur toute la surface du globe. Cela permettait d’établir des comparaisons et de prendre des partis plus rapides. L’idée maîtresse qui s’est aussitôt dégagée de l’esprit de Léon XIII est qu’au milieu de la diversité extrême des gouvernemens et de leur versatilité dans quelques pays, l’Église ne devait s’attacher politiquement à aucun. Tous sont égaux devant elle ; tous sont légitimes dès qu’ils existent, puisque Dieu les a tolérés ou voulus. L’histoire longtemps commune de l’Église catholique et de certains gouvernemens avait amené entre leurs intérêts temporels une confusion que l’histoire a longtemps expliquée, mais qu’elle n’explique et surtout ne justifie plus. Le danger était grand de laisser l’Église attachée à des formes mortes, ou même à des formes changeantes, et de compromettre sa pérennité au milieu de ce que la politique a de plus contingent et de plus mobile. Comment soutenir, d’ailleurs, en son nom qu’une forme de gouvernement vaut mieux qu’une autre, alors que des mondes nouveaux sont venus prendre dans la civilisation générale une si large place, avec des idées, des mœurs, des structures ou des appellations politiques si différentes de celles du passé ? Léon XIII a compris que l’Église devait se mettre en dehors d’un parti quelconque, quelque ancien, quelque respectable qu’il fût par les souvenirs qu’il rappelle. Il était le pape des catholiques allemands, américains, français, espagnols, de tous enfin. Il devait respecter partout la volonté nationale qui fait les gouvernemens et les défait à son gré, et se contenter de leur demander à tous la liberté dans la limite des lois générales, pourvu que ces lois ne fussent pas elles-mêmes antilibérales et oppressives. C’est la conception qu’il a eue de son rôle. On l’a trouvée originale parce que, il faut bien l’avouer, tous ses prédécesseurs ne l’avaient pas eue aussi clairement que lui ; mais, si on lit l’Évangile, on la reconnaîtra conforme aux préceptes de Celui qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde ; rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » En un mot, Léon XIII n’a voulu régner que sur les âmes, laissant les souverainetés temporelles s’exercer dans leur domaine propre. Là a été le caractère distinctif de son long pontificat. On a essayé de le détourner de la voie où il était entré ; il a rencontré bien des résistances ; il n’a pas toujours réussi à les dompter. Mais il s’est montré indomptable lui-même, et a persévéré jusqu’au bout, malgré des déceptions qu’il estimait passagères, avec la conviction que l’avenir le justifierait.

L’insuccès partiel, local et peut-être, en effet, provisoire de cette politique ne doit pas faire oublier les conséquences heureuses qu’elle a eues sur tant de points du monde. À prendre les choses dans l’ensemble, il n’est certainement pas vrai de dire que le catholicisme soit en décroissance, et l’autorité du Saint-Siège en recul. L’émotion causée par la maladie de Léon XIII et les préoccupations que tous les gouvernemens éprouvent au sujet de son successeur montrent qu’il n’en est rien. Dans les pays où la majorité est protestante, comme les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, les minorités catholiques sont plus actives que jamais, et on compte aussi plus que jamais avec elles. Ce n’est pas en Allemagne, à coup sûr, que la politique de Léon XIII a échoué. Lorsqu’il est arrivé au Saint-Siège, le Culturkampf faisait rage. M. de Bismarck avait dit fièrement : « Nous n’irons pas à Canossal » Il n’était pas dans les intentions du Souverain Pontife d’imposer une humiliation à un gouvernement quelconque. Les souvenirs de Canossa étaient loin de sa pensée. Son action était douce et conciliante. Il ne cherchait pas l’apparence d’une victoire, encore moins d’un triomphe : il lui suffisait d’obtenir assez de concessions les unes après les autres, pour que la liberté fût rendue aux catholiques. C’est ce qu’il a obtenu. Il avait en face de lui un gouvernement hérétique, mais non pas impie, combatif, mais non pas sectaire, qui ne recherchait que l’intérêt de l’État et ne faisait la guerre que pour avoir la paix. La paix a été faite. Bientôt, l’attitude de l’Allemagne à l’égard du Saint-Siège et du vieillard auguste qui l’occupait s’est modifiée. Le premier symptôme de ce changement est apparu lorsque le prince de Bismarck a demandé au Pape d’arbitrer le conflit qui s’était élevé entre les gouvernemens de Berlin et de Madrid au sujet des Carolines. Ces dispositions nouvelles se sont développées et accentuées par la suite. Il y a eu quelque différence entre la première visite de l’empereur au Pape, cette visite qui a été interrompue par l’irruption soudaine de son frère, le prince Henri, poussé, dit-on, par le comte Herbert de Bismarck à interrompre une conversation qui lui paraissait avoir suffisamment duré, et la dernière, que Guillaume faisait à Léon XIII, il y a quelques semaines à peine, entouré de la pompe souveraine et de tout ce qui pouvait flatter chez le pontife la fibre humaine dans ce qu’elle avait de plus sensible. Pendant la maladie du Pape, l’empereur a multiplié les marques de sa sympathie et de son respect. Il n’y a aucune raison de douter de la sincérité de ses sentimens pour un vieillard dont il n’a pas eu en somme à se plaindre ; mais il est permis de penser que la manifestation éclatante qu’il en a faite n’est pas exempte d’intentions politiques. Ce n’est pas pour rien que l’empereur s’est mis sur un pied de coquetterie avec le Saint-Siège. Il a trop de perspicacité pour ne pas comprendre qu’il y a là une force immense, et, dans la mesure où il le peut, il cherche à la capter à son profit. Rien de plus judicieux de sa part : nous souhaiterions seulement que son attitude servît à d’autres d’avertissement et de leçon.

C’est de nous-mêmes que nous voulons parler. On dit que la politique de Léon XIII a échoué en France : nous le saurons plus tard ; mais il est certain que cette politique devait rencontrer chez nous de grandes difficultés d’application, et la raison en est simple : c’est en France que, pendant de longs siècles, l’intimité la plus étroite s’est maintenue entre le gouvernement et l’Église. En constatant cette situation historique, il y aurait quelque inintelligence à la juger rétrospectivement avec nos idées actuelles. Il fut un temps où, à de minimes exceptions près, tout le monde en France était catholique. Il n’y avait pas là seulement une opinion religieuse, mais une opinion publique, dont le gouvernement était l’expression fidèle. Toutes nos institutions étaient imprégnées de catholicisme. Le gouvernement et l’Église se prêtaient naturellement un mutuel appui, ce qu’on aurait pu critiquer en théorie, bien que personne n’y songeât, mais ce qui était légitime, aux yeux de tous, dans la pratique. Depuis, de grands changemens se sont produits. Le trône a été plusieurs fois renversé : toutes les fois qu’il a été relevé, il l’a été au profit d’une dynastie différente. L’Église cependant, par habitude, et aussi par le sentiment plus ou moins juste qu’elle avait de la solidarité de certains intérêts conservateurs, a longtemps continué de chercher dans la monarchie, quels qu’en fussent d’ailleurs la forme et le nom, une sauvegarde qui lui semblait précieuse et qui a fini par devenir compromettante. Nous parlons de l’Église de France plutôt que de l’Église universelle de Rome. Si elle obéissait à une conception erronée, il y avait à son erreur des circonstances atténuantes. Le sentiment auquel elle s’abandonnait ressemblait à de la reconnaissance. D’un autre côté, elle était assez naturellement effrayée de ce qu’il y avait de téméraire, d’emporté, de violent dans des partis qui s’étaient formés au milieu des révolutions. Ces partis, qui se sont tous appelés en fin de compte le parti républicain, se rapprochaient de plus en plus du gouvernement, dont ils ont fini par s’emparer d’une manière définitive, et ils sentaient dans l’Église, ou plutôt dans les catholiques, un obstacle qu’ils devaient être tentés d’assaillir et de briser. Les choses en étaient là à l’avènement de Léon XIII. Il a trouvé, nous l’avons dit, le Culturkampf déchaîné à travers l’Allemagne, et les catholiques français profondément mêlés aux querelles des partis : et on était au lendemain même du Seize-Mai ! L’Église de France avait sa part d’impopularité parmi les vaincus. Quelques voix s’élevaient bien pour dire que la religion et la politique devaient être distinctes ; mais on ne les écoutait pas, soit qu’elles n’eussent pas une autorité suffisante, soit qu’on soupçonnât leur sincérité.

On se demandait quelle serait l’attitude du nouveau pape. Une lourde responsabilité pesait sur lui. S’il encourageait les catholiques et le clergé français à continuer la lutte contre le parti républicain enivré de sa victoire, il risquait de provoquer de dures représailles ; s’il leur conseillait de cesser la bataille et de se soumettre, il n’était pas bien sûr d’échapper quand même à ces représailles, et on l’accuserait de n’avoir rien fait pour les écarter. Au surplus, elles ne se sont pas fait attendre : les décrets de Jules Ferry sont de l’année 1880. On a vu alors comme aujourd’hui, mais à un degré moindre et avec des intentions plus politiques qu’antireligieuses, une agression qui a paru sur le moment très vive contre les congrégations. Si le Pape avait déjà des tendances conciliantes, il était mis à une épreuve délicate. Soit dignité, soit prudence, il dut renvoyer à plus tard l’exécution de ses projets. Mais on ne tarda pas à reconnaître à certains symptômes qu’il était quand même partisan de l’apaisement, et qu’à ses yeux le meilleur moyen de l’atteindre était de soustraire les catholiques, et surtout le clergé, au funeste entraînement des intérêts et des passions de parti. Peu à peu sa pensée s’est dégagée des nuages, et a fini par prendre dans des Encycliques retentissantes la forme la plus fermement arrêtée. Que disait-il ? Parlant comme chef de l’Église, il disait qu’elle était indifférente aux formes politiques, qu’elle acceptait tous les gouvernemens, que les peuples avaient le droit de choisir celui qu’ils voulaient, et que dès lors il conseillait aux fidèles d’accepter loyalement celui que leur pays avait préféré. L’impression produite par ces Encycliques, qui étaient des actes, a été profonde. Le parti monarchique s’est senti atteint dans ses œuvres vives : les forces dont il disposait encore ont été du coup considérablement diminuées. Quant au parti et au gouvernement républicains, qui paraissent aujourd’hui dédaigner si fièrement le concours de l’Église, ils ont été heureux de la bonne fortune inespérée qui leur tombait du ciel, et ils ont éprouvé au premier moment pour Léon XIII un sentiment qui ressemblait à de la reconnaissance.

Il va sans dire que le Pape, tout en conseillant le ralliement à la République, sans conditions et sans réticences, n’entendait approuver ni tout ce qu’elle avait fait, ni tout ce qu’elle ferait : il distinguait contre la forme d’un gouvernement et ses actes, l’adhésion à la première n’entraînant pas comme conséquence nécessaire l’adhésion aux seconds. Loin de là, Léon XIII laissait entendre, ou plutôt il disait formellement qu’il y avait des lois détestables parmi celles que le gouvernement avait promulguées depuis quelques années. Il fallait les combattre sans nul doute, mais sur le terrain républicain. En somme, le Saint-Père traçait le programme d’une large opposition constitutionnelle, convaincu qu’il était de l’impuissance radicale d’une opposition révolutionnaire, surtout lorsqu’elle se proposait pour but avoué la restauration des régimes déchus.

Tout, dans son langage, nous a paru alors prudent et sage. Ce que désirait Léon XIII, nous le désirions aussi : c’était la constitution dans la République d’un grand parti libéral, composé d’élémens qui ne pourraient plus être suspects d’intentions anticonstitutionnelles. C’était enfin toute une refonte de nos mœurs publiques. Malheureusement il n’y a rien de plus tenace, de plus persistant, de plus irréductible que les mœurs invétérées des partis. La politique du Pape est venue se heurter à des résistances de droite et de gauche. À droite, sa parole n’a pas convaincu tout le monde : beaucoup de catholiques, absolument soumis dans le domaine de la foi, ont conservé la plénitude de leur indépendance dans celui de la politique, ce qui était d’ailleurs leur droit incontestable. Ils ont continué, en tant que citoyens, la lutte qu’ils avaient engagée contre les institutions elles-mêmes. Ils sont descendus, comme auparavant, dans l’arène électorale, et, s’ils se sont appliqués à lever un peu moins haut leur drapeau, ils ont attaqué celui de leurs adversaires avec une violence qui ne s’est pas ralentie. Il faut convenir, à leur décharge, que les griefs ne leur manquaient pas contre un gouvernement de plus en plus sectaire. Voilà ce qu’ont fait beaucoup d’entre eux. Quant aux autres, ils sont allés à la République : mais ils y ont été fort mal accueillis. Non seulement on n’a rien fait pour les attirer, mais on a tout fait pour les repousser, comme si la République était la propriété des premiers occupans, et s’il y avait impudence à venir tardivement y prendre sa place et demander sa part d’influence. On ne peut donc pas dire qu’à ce double point de vue, la politique du Saint-Père ait réussi ; mais cela ne signifie pas qu’elle soit condamnée à un échec irrémédiable. La durée d’une génération est peu de chose, dans la vie d’un peuple, et chaque génération emporte avec elle les préjugés et les passions au milieu desquels elle a vécu. Léon XIII est venu trop tard ou trop tôt. La politique qu’il a inaugurée ne pouvait produire tous ses effets qu’après lui : Il ne faut pour cela qu’y persévérer.

Cette politique a été partout bienveillante, prudente, conciliante, et pourtant ferme lorsqu’il a fallu. Si les bornes étroites de cette chronique nous le permettaient, nous aimerions à en suivre et à en montrer les applications dans les diverses parties du monde : en Orient, où Léon XIII a fait tant d’efforts pour ramener à l’unité les églises schismatiques, et où il a maintenu autant qu’il l’a pu, ainsi d’ailleurs qu’en Extrême-Orient, les traditions de notre protectorat catholique ; en Allemagne, où, sans porter atteinte à la solide constitution du parti catholique, il l’a rendu plus enclin et plus souple aux transactions et a fini par en faire un parti gouvernemental ; en Amérique, où il s’est si bien accommodé des principes de la plus large liberté qui soit au monde et de la démocratie illimitée, tout en imposant certaines réserves à des hardiesses qui pouvaient devenir inquiétantes pour l’orthodoxie dont il avait la garde. Partout son autorité était acceptée mieux, hélas ! que chez nous. Mais c’est chez nous, il faut bien le dire, que les questions les plus graves se sont trouvées posées dans les conditions les plus délicates, parce qu’elles ont été troublées, dus le premier jour, par les violences des partis. Celui qui est aujourd’hui au pouvoir, non pas tant par la présence de quelques ministres provisoires que par l’influence profonde et probablement durable qu’il y exerce, a déclaré la guerre à l’idée religieuse elle-même. La loi du 1er juillet 1901 et tout ce qui l’a suivie, la dispersion d’un grand nombre de congrégations religieuses, les projets hautement avoués de suppression de la liberté de l’enseignement, ne sont que les premiers incidens d’une lutte qui s’engage et que ses promoteurs ont l’intention de pousser jusqu’au bout. Peut-être, cependant, s’arrêteront-ils en route : il suffirait pour cela que l’opinion, mieux éclairée, revint à des idées plus sages et leur imposât le respect. Mais ce n’est pas par la guerre que l’on peut répondre utilement à la guerre ; celle qu’on a tentée contre les institutions a échoué ; celle qu’on décorerait du nom de résistance à des excès que nous sommes les premiers à flétrir n’aurait pas un meilleur succès. Léon XIII s’en est bien rendu compte. Il a compris que les adversaires de l’idée religieuse en France n’avaient pas de désir plus vif que de voir répondre par la rébellion à leurs brutalités. C’est ce qu’ils attendent avec impatience, espérant y trouver le prétexte ou même la justification de nouveaux excès. Ils se sentent pour le moment les plus forts, et ne demandent qu’une occasion d’user ou d’abuser de leur force. C’est pour cela que Léon XIII, quelque douloureusement qu’il ait ressenti ces atteintes qu’à travers la liberté violée, on a portées à la religion, a conseillé la patience et en a lui-même donné l’exemple.

Certains catholiques le lui ont reproché. Ils auraient voulu se jeter dans la mêlée et y avoir le Pape à leur tête. Peut-être le prédécesseur de Léon XIII aurait-il adopté cette conduite ; nous ne croyons pas que, dans les circonstances actuelles, elle aurait profité à l’Église. Les représailles n’auraient pas tardé à venir. Il est difficile de dire quel aurait été ou quel serait le dernier terme de la guerre engagée ; mais la guerre elle-même aurait été odieuse ; comme l’est toujours la guerre religieuse, et il est en dehors des prévisions humaines de savoir tout ce qui y aurait péri. Ce n’est pas nous qui reprocherons à Léon XIII d’avoir reculé devant une entreprise aussi téméraire. Homme de paix avant tout, il a voulu que, si la paix devait être troublée, on ne pût pas dire que c’était par sa faute. Dans l’état où sont les esprits, une attitude belliqueuse de la part du Saint-Père aurait entraîné la dénonciation immédiate du Concordat. Le ministère actuel a eu soin de laisser cette réforme hors de son programme, lorsqu’il s’est formé ; mais, depuis, poussé par des suggestions auxquelles il n’a pas l’habitude de résister, il a tout l’air de vouloir l’introduire dans sa politique, et M. Combes en a fait plusieurs fois la menace avec un accent qui révélait chez lui de nouvelles dispositions. Il serait sans doute désireux, peut-être flatté d’attacher son nom à une réforme vers laquelle il estime que nous marchons. Le Saint-Père a dû se préoccuper de cette éventualité, et il a fait tout ce qui dépendait de lui pour l’écarter. Il n’y a pas d’entreprise plus dangereuse que celle-là, non seulement pour l’Église, mais pour l’État, et nous plaignons ceux qui osent l’envisager sans quelque crainte. Non pas qu’il soit impossible de concevoir l’Église existant et se mouvant en dehors de l’État et sans attache directe avec lui ; les faits mêmes, dans d’autres pays, donneraient un démenti à ceux qui le soutiendraient ; mais ces pays sont dans une situation politique et sociale très différente de la nôtre ; leur histoire n’a aucun rapport avec notre histoire, leurs mœurs sont à l’antipode de nos mœurs, et ce serait folie de conclure d’eux à nous. Est-ce à dire que, même en France, l’Église ne puisse et ne doive jamais être séparée de l’État ? Ce serait sans doute aller trop loin ; nous ne parlons que pour le présent. Peut-être les partis modérés et conservateurs devront-ils un jour envisager cette réforme comme inévitable et l’accomplir eux-mêmes. Mais qu’adviendrait-il si elle était faite brusquement, dans des conditions qui, ne permettant pas à l’Église de vivre, déchaîneraient de part et d’autre les passions les plus violentes et compromettraient pour longtemps la paix des consciences dans ce pays ? On ne peut y songer sans effroi. C’est pourquoi Léon XIII, bien qu’il comprît parfaitement ce que pouvaient être à quelques égards, au bout de plus de cent ans, les exigences des temps nouveaux, s’est toujours montré en principe partisan du Concordat. Il acceptait tout récemment encore la dédicace d’un livre remarquable que le cardinal Mathieu vient d’écrire sur le Concordat de 1801. Nous en conseillons la lecture à tous ceux qui veulent savoir comment le Premier Consul et le pape Pie VII ont mis fin, à cette époque, à la perturbation religieuse issue de la Révolution française : elle avait été plus violente, mais non pas peut-être plus profonde que celle dont nous sommes menacés en ce moment.

Nous sommes toujours ramenés, dans une étude aussi rapide que l’est inévitablement celle-ci, à négliger un peu le reste du monde et à parler surtout des rapports de Léon XIII avec la France. Nous avons dit incidemment un mot de notre protectorat sur les catholiques d’Orient et d’Extrême-Orient, et nous devons y insister parce que Léon XIII a donné à ce sujet une des marques les plus certaines de sa bonne volonté à notre égard. Tous nos gouvernemens, républiques ou monarchies, ont également témoigné du prix qu’ils attachaient au maintien de ce protectorat : ils y voyaient avec raison un instrument d’influence pour la France, et ils se seraient regardés comme criminels s’ils l’avaient laissé briser entre leurs mains, aussi longtemps qu’ils pouvaient le défendre. Ceux mêmes qui, comme aujourd’hui, ont condamné et dissous à l’intérieur les congrégations religieuses ont continué de s’intéresser à elles à l’étranger et d’y protéger leurs œuvres, qui devenaient par-là des œuvres françaises. On dira que cette attitude manque de logique, et c’est bien possible ; mais la logique et la politique sont des choses très différentes, et ce n’est pas seulement à cette occasion, pour peu qu’on remonte dans notre histoire, qu’on trouvera le gouvernement français soutenant au dehors ce qu’il proscrivait au dedans : exemple, la conduite de Richelieu à l’égard des protestans. Mais nous ne discutons pas les faits, nous les constatons. Notre gouvernement donc, comme ses prédécesseurs, a voulu conserver le protectorat traditionnel de la France sur les catholiques orientaux. Il y a rencontré des difficultés que ses prédécesseurs avaient ignorées, et qui venaient surtout de la prétention nouvelle affichée par de grandes nations, nouvelles elles aussi, de protéger directement au-delà de leurs frontières tous leurs nationaux, catholiques ou non. Le Pape représente une puissance toute spirituelle, c’est entendu : il n’en est pas moins vrai que, par son autorité sur les congrégations orientales et sur la direction de leurs établissemens, il peut beaucoup pour maintenir collectivement les catholiques sous le protectorat de la France, ou pour les laisser passer individuellement sous un autre. Léon XIII a été l’objet de suggestions redoublées, et quelquefois d’une pression très forte, pour qu’il exerçât son action dans le second sens. Il n’y a pas toujours échappé complètement, pas plus que nous n’avons pu nous-mêmes, dans un monde aussi profondément renouvelé, conserver intactes toutes nos positions d’autrefois ; mais celles qui nous restent, Léon XIII nous a aidés à les garder : il s’y est employé avec prudence, comme il faisait toujours, avec fidélité, avec efficacité. Il a été vraiment un ami de la France, et ne s’est pas moins intéressé au maintien ou au développement de sa grandeur dans le monde qu’au maintien ou au rétablissement de la paix des esprits dans ses foyers. À ce double titre, nous devons rester reconnaissans à sa mémoire.

En dehors de ces actes solennels de son ministère, Léon III a été, dans la conduite quotidienne des affaires, un des papes les plus sensés qui aient occupé la chaire de Saint-Pierre. La lecture du dernier Livre Jaune nous en a apporté une preuve nouvelle, après tant d’autres. Le gouvernement de la République, s’il revient un jour à des idées plus modérées, regrettera peut-être de n’avoir pas profité de la bonne volonté de ce pape diplomate pour résoudre une bonne fois quelques-unes des difficultés au milieu desquelles il continue et continuera longtemps de se débattre. On aurait pu, par exemple, régler avec lui la question des congrégations religieuses, de manière à obtenir, sans secousses et sans violences, les résultats que le gouvernement avait le droit de poursuivre. Il y avait peut-être trop de congrégations, et elles avaient peut-être trop d’établissemens : le Pape se serait prêté, pour peu que le gouvernement de la République lui en eût manifesté le désir, à user de son autorité pour faire par la conciliation ce qui a été fait par la force. Sans doute on n’aurait pas fait exactement les mêmes choses, mais celles qu’on aurait faites auraient été plus opportunes et plus durables. Léon XIII était homme de négociations et de transactions. En refusant de le mettre à l’épreuve, nous avons perdu une occasion qui ne se présentera plus. Nul, en effet, ne peut prévoir quel sera et ce que sera son successeur ; mais il meurt lui-même au moment où sa disparition risque d’avoir pour nous les pires conséquences. Ceux qui vivent tout entiers dans l’heure présente, et ils sont nombreux, ne manqueront pas de dire à Rome que la politique de ces vingt-cinq dernières années a complètement échoué en ce qui nous concerne, et qu’il faut en adopter une nouvelle. On leur répondra, comme nous venons de le faire, que cette politique ne peut pas encore être définitivement jugée, et que tout jugement précipité a beaucoup de chances d’être erroné. Quelque fondée que soit cette observation, il y a lieu de craindre qu’elle ne soit pas bien comprise, ou qu’elle ne soit formellement rejetée. Le gouvernement de la République parait s’appliquer, depuis quelque temps, non seulement à combattre la religion elle-même, ce qui est déjà bien absurde et bien dangereux, mais à infliger gratuitement au Saint-Siège les offenses les plus douloureuses pour lui. Il semble, en vérité, que ce soit une gageure. Nous savons bien que les radicaux-socialistes se félicitent précisément de ce qui nous afflige ; leurs journaux nous le montrent tous les jours. Ils ont raison, puisqu’ils veulent la guerre religieuse. Mais, nous qui voudrions l’apaisement, et qui désirons dès lors que la politique de Léon XIII soit maintenue sans défaillance, nous éprouvons les appréhensions les plus pénibles en songeant à l’avenir que nous réserve peut-être un présent aussi agité.

Léon XIII laissera un grand souvenir dans l’histoire. Ce qu’on ne peut pas contester et ce que reconnaissent les plus violens adversaires de l’Église, c’est qu’il a eu une rare intelligence politique. Peu d’hommes, même si on se place seulement au point de vue temporel, ont eu plus de prestige aux yeux de leurs contemporains. Sa puissance était toute morale, mais elle était immense. Ses paroles avaient un retentissement prolongé à travers le monde. Ses actes attiraient toujours l’attention et provoquaient souvent l’admiration. Qu’était-il pourtant ? Un simple prêtre, héritier d’une tradition séculaire et vénérable, mais sans le moindre pouvoir matériel, d’apparences frêles, dénué de tous autres moyens d’action que ceux qu’il avait en lui-même. Cela lui a suffi pour remuer le monde. La flamme intérieure qui brillait dans ses yeux révélait un esprit toujours en éveil et une âme ardente. Son autorité personnelle était sans égale : nul n’a mieux mérité la qualification de souverain pontife. Il a été certainement la figure la plus intéressante et à quelques égards la plus originale de son temps. Sans manquer de respect aux chefs d’État les plus puissans ou les plus illustres, on peut dire qu’il n’en est aucun aujourd’hui qui occupe dans l’esprit des hommes une place comparable à celle que Léon XIII y occupait hier encore. L’homme était pour beaucoup dans l’influence qu’il exerçait, mais l’institution qu’il représentait y avait aussi une grande part ; et c’est là une réponse à ceux qui annoncent avec tant d’assurance la ruine prochaine du catholicisme et la décadence de la papauté.


FRANCIS CHARMES