Chronique de la quinzaine - 31 mars 1918

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Chronique n° 2063
31 mars 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Sur terre, jusqu’au 21 mars, la guerre avait continué de piétiner. Çà et là quelques incursions dans les lignes, où l’on se faisait de part et d’autre une pincée de prisonniers, quelques petites attaques, avec émission de gaz asphyxians, des sondages, des taquineries. Et toujours les canonnades ordinaires, qui tout à coup s’accentuaient et dépassaient les proportions convenues des tiri di molestia. On s’était tenu sur ses gardes, croyant qu’il allait en sortir autre chose que du bruit, et il n’en était rien sorti. Le lendemain, un calme relatif avait reparu. Le grande et longue et vaine attente avait recommencé. Sur mer, ou plutôt sous mer, la lutte enragée où l’Allemagne mit un moment tout son espoir aurait, selon les récentes déclarations de sir Eric Geddes, ministre de la Marine britannique, une tendance certaine à diminuer d’activité ou de capacité de nuire, en dehors même du fait que, par les constructions de plus en plus rapides, les pertes, se réparant de plus en plus vite, sont de moins en moins sensibles. C’est dans le ciel maintenant que les hommes portent de préférence leurs fureurs ; c’est lui que les Allemands emplissent de leurs crimes, et c’est aussi par le chemin de l’air que le sang innocent devra retomber sur eux, et sur eux s’appesantir, sans pitié qui serait faiblesse, un châtiment qui ne sera que justice.

Deux nuits de la première quinzaine de mars, le vendredi 8 et le lundi 11, leurs sinistres oiseaux sont revenus planer au-dessus de Paris, dont deux fleuves et tant de voies ferrées convergentes leur indiquent la route. La seconde agression a été la plus dure, après celle du 30 janvier ; mais que le résultat en est mince, comparé à l’effort ! Et vaut-il vraiment qu’une nation se déshonore pour si peu de profit ? Sans doute, voilà, alignés sur les dalles, les cadavres de deux ou trois douzaines de femmes et d’enfans ; en comptant tout, de huit ou dix douzaines : encore la foule a-t-elle fait deux fois plus de victimes que le bombardement. La grossière Allemagne pourrait être tentée de se féliciter de ce que soixante-dix de ces femmes et de ces enfans sont allés s’écraser contre les portes d’un refuge ; elle y pourrait reconnaître un signe de l’épouvante qu’elle sème, et sa vieille âme de barbarie en serait inondée de joie, car, il ne faut pas se lasser de le répéter, elle serait ainsi bien dans sa ligne, et c’est bien ainsi qu’elle comprend la guerre : Horridum militum esse decet, disait l’inscription que notre Montaigne lut à Landsberg. Elle s’abuserait. Le fameux canon lui-même, qui tire de trente lieues, nous intrigue plus qu’il ne nous effraie. Il nous plaît de le considérer avec curiosité, sous les espèces d’une nouveauté balistique. De vingt en vingt minutes, il nous envoie un obus de 240, et consacre Paris ville du front. Ce sont surtout nos nerfs qu’il vise, mais il a l’organe trop sourd pour les faire vibrer. Et puis, nous sommes trop amateurs de théâtre, pour ne pas comprendre que tout ce bruit est orchestré suivant les règles d’une dramaturgie sauvage. Ce qu’il y a de mécanique et proprement de stupide dans le génie allemand s’impose à notre jugement jusque par la répétition chronométrée des coups.

A leur tour, que nos escadrilles partent ; qu’elles emportent d’autres provisions que des outres gonflées de vent ; qu’elles s’enfoncent dans le territoire de l’Empire aussi profondément qu’elles pourront s’avancer. Si nous voulons être compris des Allemands, parlons-leur le seul langage qu’ils comprennent. Il ne s’agit ni d’imitation, ni de vengeance, ni de représailles ; il s’agit de guerre et de force. L’objet de la guerre est de vaincre, et le moyen est d’être partout le plus fort : c’est une philosophie très simple, qu’il n’est pas besoin d’embarrasser de casuistique. Nous eussions mieux aimé une guerre plus élégante, mais nous sommes obligés, sous peine d’anéantissement, de faire celle qu’on nous fait. Ne nous désarmons d’aucune arme, ne nous enchaînons pas nous-mêmes. Surtout ne négocions pas inconsidérément des marchés de dupes qui ne seraient attribués qu’à la peur, et qui seraient exploités comme des symptômes d’abandon. Assez des huit kilomètres du 2 août 1914 ; ils ont suffisamment marqué notre volonté de paix ; point de trente kilomètres, en 1918, qui ne marque- raient que notre volonté de soumission. L’Allemand est un être que l’on n’attendrit pas, n faut l’abattre. Il ne s’humanise que dans la poussière.

A lire attentivement les derniers communiqués, on a l’impression que, dès à présent, l’aviation des Alliés domine ; ce n’est pas trahir un secret que de l’annoncer : d’ici peu, par le nombre et la puissance des appareils, comme par l’habileté et la hardiesse des pilotes, elle dominera bien plus incontestablement encore. L’aviation anglaise, l’américaine, la nôtre. Dans ce domaine comme dans les autres, dans l’air comme sur mer et sur terre, il est difficile de s’imaginer en sa plénitude riche de promesses, déjà en partie réalisées, l’énormité de l’effort américain. Qui n’en a pas été témoin, qui ne l’a pas vu de ses yeux et touché de ses doigts, ne peut que malaisément y croire et se le représenter incomplètement. Qui l’a vu et touché en demeure émerveillé. Sur le vieux continent européen, secoué depuis plus de trois ans par les catastrophes les plus formidables, c’est l’autre hémisphère, c’est l’immense continent nouveau qui se déverse, et qui entreprend, le trouvant trop étroit ou trop lent, de l’élargir à sa taille, de l’accélérer à son rythme, de le machiner à sa manière et d’en changer la face. Tout l’Océan arrive vague par vague. L’Allemagne, au début, affectait d’en sourire ; aujourd’hui, elle s’en inquiète. Elle mobilise ses journaux, dans le dessein d’endormir ce souci par des contes étranges, dont l’absurdité frapperait tout autre peuple que l’allemand, le plus niaisement crédule qui ait jamais vécu. D’abord, les Américains ne viendraient pas ; ils avaient déclaré la guerre, mais ce n’était que pour la forme, et en quelque sorte pour la frime ; ce n’était qu’un simulacre, qu’une grimace. Ensuite, les premières troupes du général Pershing sont montées en ligne ; du fond de leurs tranchées, les soldats allemands étonnés en ont aperçu le drapeau et les chapeaux si caractéristiques ; sur quoi on leur a persuadé qu’ils n’avaient devant eux que des Anglais, déguisés en Américains. Enfin, tel ou tel de ces détachemens a été engagé ; on lui a tué quelques hommes, on lui en a pris quelques-uns, qui ont été interrogés ; ne pouvant plus tout cacher ni tout nier, on s’est résigné à convenir qu’il y avait en France une division américaine, mais en assurant qu’il n’y en avait qu’une, et que, dans l’avenir, il n’y en aurait pas davantage. Soit, ne réveillons pas l’Allemagne avant l’heure ; il est bon que ce soient les États-Unis eux-mêmes qui se chargent de la détromper. Aussi bien le démenti sera rude, et ne portera pas seulement sur la quantité. L’Amérique prouvera sa valeur militaire par la qualité du travail. Mais nous qui sommes tout près, et qui pouvons voir, regardons. S’il nous fallait un motif de plus, non de tenir ni d’espérer, mais d’être sûrs et de vouloir jusqu’au bout, chaque navire, sous pavillon étoile, qui entre dans un de nos ports, nous l’apporte.

La question, souvent posée cet hiver : « Aurons-nous ou n’aurons-nous pas l’offensive allemande ? » est devenue oiseuse : nous aurons cette offensive, et même nous l’avons. Du moins semble-t-il qu’elle soit très sérieusement engagée. Sur plus de quatre-vingts kilomètres, de l’Oise à la Sensée, les Allemands, le 21 mars, au matin, ont attaqué les positions britanniques ; « avec une vigueur et une énergie extrêmes, » ajouter état-major anglais, dont ce n’est pas la coutume de rechercher les épithètes. Il s’est passé, dans ce choc initial, ce qui se passera toujours lorsqu’il sera poussé énergiquement et vigoureusement ; l’assaillant qui est bien résolu à gagner un peu de terrain le gagne par places, quitte à le reperdre : il n’a qu’à y mettre le prix : « Les assaillans sont parvenus à franchir nos lignes d’avant-postes et à pénétrer dans nos positions de combat en un certain nombre de points. Les attaques exécutées en formations massives ont été fort coûteuses à l’ennemi qui a subi des pertes extrêmement élevées. » Mais cette introduction ne préjuge pas du tout de la conclusion. « La bataille continue avec une grande violence sur toute l’étendue du front. » C’est réellement une bataille suivie et nourrie : « Nous avons observé, au cours de la journée, de nombreux renforts en marche à l’intérieur des lignes allemandes. » Quarante divisions, puis quarante divisions. Et les meilleures dont les Allemands disposent ; celles qu’ils ont entraînées spécialement en vue de cette suprême affaire, « des unités de la garde, » de cette garde vingt fois détruite, vingt fois refaite. En même temps, sur le front français, dans toute la région de Reims et partout en Champagne, « l’activité de l’artillerie allemande s’est maintenue très violente, » préparant aussi des attaques qui ont été brisées, des tentatives de coups de main qui ont échoué. Le bombardement s’étend à la rive droite de la Meuse, et jusqu’en Woëvre. Avec « un battement » de quelques heures, qui en scande les mouvemens, la bataille va donc probablement se développer en une bataille générale ; encore ces premières passes ne sont-elles peut-être que des feintes. Mais, sur le point principal, il y a une certitude ; plus ou moins acharnée, plus ou moins opiniâtre, plus ou moins à fond, l’offensive allemande est déchaînée. Il a sonné une de ces heures d’histoire où le destin et la vaillance engendrent pour des siècles.

Toutes les raisons alléguées pour et contre tombent en présence du fait et n’auraient plus qu’un intérêt rétrospectif. On avait mal interprété, si elles avaient été bien rapportées, les paroles de Hindenburg, à qui il était arrivé une étrange aventure : le traducteur avait, dans ses propos, oublié une négation. Au surplus, il n’importe ; n’importe ce qu’il nous dit, n’importe ce qu’on lui a fait dire. Raisons pour l’offensive : l’Allemagne ne voudra pas attendre que l’aide américaine donne son plein effet ; sa situation alimentaire est pénible ; sa situation financière très difficile ; sa situation économique, avec la perspective d’un boycottage universel, très sombre et très précaire ; sa situation politique troublée, et, malgré la docilité, la passivité, la servilité de la nation, instable : c’est pour elle une quadruple ou quintuple nécessité d’en finir. Raisons contre : les Empires triomphent, dans l’Est, au delà même de ce qu’ils avaient rêvé : pourquoi attaqueraient-ils dans l’Ouest ? Attaquer, pour eux, ce serait s’obliger à la victoire, éclatante, accablante, écrasante ; un demi-succès serait un échec total. Eh ! oui, il leur fallait, dans le marasme où la disette avait plongé leurs peuples, faire sonner les cloches ; mais Lénine et Trotsky se sont pendus à la corde, et elles ont sonné. Cependant, il se pourrait que la vérité fût là. Les événemens de Russie ne paraissent pas avoir jeté l’opinion allemande en des transports d’enthousiasme, ni dans les milieux parlementaires, ni dans la presse, ni dans les masses populaires. La Courlande, la Lithuanie, la Livonie, l’Esthonie et la Finlande par-dessus la Pologne, c’est très beau, c’est trop beau ; la Grande Russie, derrière la Petite, c’est très vaste, mais c’est très lourd : que de régimens, ne fût-ce que de landsturm, on se condamne à y maintenir, ne fût-ce que pour y faire la police ! A supposer qu’on trouve du blé dans les greniers, comment le transporter, en l’état des chemins de fer, du matériel et des routes ? Une seule ressource, Odessa, la Mer-Noire et le Danube. Mais combien de semaines ou combien de mois ? Et du reste, y a-t-il tant de blé en Oukraine ? Quand l’Allemagne, pour allécher la Suisse, lui en promet, dit-on, des dizaines, des centaines de milliers de tonnes, c’est un joli bluff. Rappelons-nous que les approvisionnemens ou bien ont été brûlés, ou bien ont pourri faute de soins, ou bien sont disséminés, cachés, immobilisables ; et que le paysan s’est contenté de gratter la surface de son champ, en a fait tout juste pour lui. Nous le savons, il y aura les futures récoltes, et l’Allemagne, en prévision, expédie des wagons entiers d’instrumens agricoles, mais ce n’est pas encore la prochaine qui nourrira l’Europe centrale. Les têtes sont remplies, ou, comme on dit maintenant, les crânes ont été bourrés de songes magnifiques, mais les estomacs restent vides. La fin de mars, le commencement d’avril devaient précisément marquer le point le plus aigu de la crise. Nous y sommes ; cette unique et péremptoire raison a effacé toutes les autres. On crie à l’Allemagne : « Des conquêtes, des terres, des royaumes, des duchés ! » Elle répond : « La paix ! du pain, du pain ! » En Allemagne même, et même officiellement, on commence à parler « du dernier quart d’heure. » Hindenburg, Ludendorff, n’ont plus que cette minute pour enlever la paix qu’ils veulent ; s’ils ne l’enlèvent pas, l’Allemagne acceptera la paix qu’elle pourra.

De notre côté, oserons-nous dire que nous souffrons, que nous manquons de quoi que ce soit ? Assurément, nous sommes éprouvés dans les plus hautes et les plus nobles parties de nous-mêmes ; assurément, nous souffrons dans notre cœur, dans notre chair, ou dans la chair de notre chair. Mais, pour souffrir, au sens de manquer, nous ne souffrons pas. Certaines denrées, qui ne sont pas toutes de luxe, sont rares, sont chères, sont mesurées ; néanmoins, nous n’en sommes pas privés ; et, en termes absolus, nous ne sommes pas privés. Par conséquent, pas de dépression physiologique, qui est le véhicule de l’autre. Et, non plus, pas de dépression, pas de fléchissement psychologique. Au contraire, jamais l’armée n’a montré plus de confiance tranquille en elle-même. Jamais le moral du pays n’a été meilleur. Les ombres, s’il y en avait, ont été dissipées par la ferme attitude du gouvernement, qui, appuyé sur une majorité inébranlable, poursuit au dedans l’œuvre d’épuration douloureuse, mais salutaire, afin de pouvoir, en toute sécurité, en toute sérénité, accomplir au dehors sa tâche essentielle : faire la guerre. Le discours où M. Clemenceau a résumé en ces trois mots sa politique a eu, dans le pays tout entier, et il méritait d’y avoir, le retentissement le plus considérable. Il s’est trouvé exprimer heureusement, et comme frapper en médaille, un moment de la pensée et de la volonté nationale, le désir le plus ardent de l’âme française à son maximum de tension. Elle a tressailli en sentant qu’elle avait enfin la seule chose, nécessaire sinon suffisante, qui lui avait si longtemps manqué, quelque chose qui ressemble d’aussi près que possible à un gouvernement de guerre. « Je fais la guerre : » c’est ce qu’elle a retenu surtout de la harangue vibrante, nerveuse, saccadée, selon sa manière, de M. le président du Conseil. Ce qu’il y a de français dans cette manière même, dans le ton et dans 1er geste, ne pouvait manquer de toucher la France : la race s’y reconnaissait, s’y voyait et s’y entendait.

Dans quoi et en qui la Russie se reconnaîtrait-elle ? Elle vient de toucher le fond de l’abîme. Il n’y avait pas de doute que le Congrès général des Soviets ne ratifiât le traité signé par les commissaires du peuple. Il l’a fait par 704 voix contre 101, et 115 abstentions. Le plus fort, ce sont les 115 abstentions : la honte est partagée, la souillure est sur tous, et ces 115 Pilates ne s’en laveront pas les mains. S’abstenir sur la vie ou la mort de la patrie, ne pas avoir ou ne pas oser exprimer son avis là-dessus, il n’y aurait rien de plus incroyable, s’il n’y avait les considérations que le Congrès a données comme motifs à sa résolution, et le jugement qu’en commettant son acte, il en a lui même porté. « Le 4e Congrès extraordinaire sanctionne le traité de paix conclu par nos représentans à Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, et approuve l’action du Comité central, ainsi que celle du Conseil des commissaires du peuple, qui ont résolu et signé une paix pénible, forcée et déshonorante. » Retenez la tournure : on eût pu glisser un « malgré, » un « quoique ; » on eût pu écrire : « qui ont signé la paix, quoique cette paix soit déshonorante. » Mais non, on se contente d’accoler l’adjectif au substantif, bonnement, platement, sans le charger de blâme ni de regret. « Déshonorante : » il semble qu’il soit indifférent de se déshonorer ; et , par l’approbation, la ratification, la sanction, on saule à deux pieds dans ce déshonneur, qui rejaillit en taches de boue sur une nation hier respectée et glorieuse. L’homme qui s’écriait, en se frottant les mains : « Enfin, nous avons fait faillite ! » ne le disait que d’une maison de commerce, pour laquelle ce pouvait être une manière de liquidation, malhonnête, mais avantageuse. Jamais gouvernement, jamais assemblée, jamais peuple ni représentans du peuple ne l’avaient dit aussi cyniquement d’une nation pour qui « liquider » de la sorte, c’est se suicider, en mariant l’impudence au désastre.

Passons loin, et passons vite ; pourtant ne soyons pas injustes. Parmi les 101, une minorité, dite « socialiste révolutionnaire de gauche, » a protesté, a déclaré qu’il suffisait que cette paix fût « forcée et déshonorante » pour qu’elle ne s’y résignât point, a réservé sa liberté de revendication. Phénomène plus singulier : les maximalistes eux-mêmes, ceux mêmes qui ont signé, qui ont proposé et soutenu la rectification, ont l’air par intervalles de se comporter comme s’ils n’avaient ni fait ratifier, ni conclu, ni signé un traité qui les lie. Est-ce la paix ? est-ce la guerre ? N’est-ce pas plutôt l’absence de lune dans la carence de l’autre ? Limbes diplomatiques, brouillards, nuées, fumées, où les contours des choses sont aussi incertains que le sont les frontières non tracées d’États inexistans. Au mépris de la paix de Brest-Litovsk, le prince Léopold de Bavière continue de diriger ses colonnes sur Pétrograd, et dessine, d’un geste large, à grand rayon, l’encerclement de Moscou. Après avoir démoli l’armée, le Soviet en est réduit à refaire une milice. Pourquoi cette « milice ? » Non point, certes, pour une guerre « pillarde » dont « la République fédérative et socialiste » a horreur, mais pour « défendre la patrie socialiste, suivant son droit et son devoir, contre les agressions possibles des pays impérialistes. » — Pays impérialistes ; est-ce à dire : impériaux ? Sont-ce les Empires et leurs aigles, auteurs et instrumens de la « guerre pillarde ? Ce sont eux, mais non pas eux seuls, c’est nous avec eux, les démocraties avec les Empires. « Les forces du capitalisme international s’avancent en Russie ; les Allemands à l’Ouest, les Anglo-Français au Nord. (Et l’on se demande ce que cette allusion signifie.) Le président Wilson, qui, par amour de la démocratie, s’obstine à parler doucement aux Soviets, est repoussé avec insolence : Allez, bourgeois ! Allez, suppôt du capitalisme ! Si, dans le déshonneur que leur congrès avale, les Soviets conservent une espérance, c’est que « la révolution ouvrière est proche, et que la victoire du prolétariat socialiste est garantie, en dépit des ministres farouches des gouvernemens impérialistes. » Et c’est ce qui leur rend l’infamie légère. Nous concluons au cas de folie collective le plus prodigieux, endémique et épidémique, généralisé, incurable. Le peu de personnes demeurées saines se terrent et se taisent, ou ne se prononcent qu’en tremblant, parce que se prononcer, c’est se dénoncer. Les voix qui ne disent pas de sottises, qui ne font pas chorus dans le concert impie, viennent presque toutes de l’étranger ; à peine quelques-unes s’élèvent-elles de la terre russe. Et c’est peut-être encore ce qu’il y a de plus étonnant, cette démission subite, cette défaillance de toute une nation, et qu’aucune armature n’ait résisté, qu’aucun ressort ne se soit redressé.

Tout autour de ces isolés silencieux, muets dans leur tour d’ivoire percée, ce n’est qu’incohérence et délire. Les mêmes gens qui livrent la patrie sans scrupules ont scrupule à livrer la Révolution. Tandis que Tchitchérine, adjoint au (commissaire du peuple pour les Affaires extérieures, cède tout ce qui n’était pas encore cédé, Trotsky, nommé commissaire à la Guerre, se retire à Moscou, soi-disant pour organiser la résistance. Résistance qui, du reste, consiste à s’en aller, à faire le désert devant l’ennemi, puisque l’Allemand, avec qui la Russie a fait la paix, n’en demeure pas moins l’ennemi de la Révolution, et qu’ils ne cessent pas de se faire la guerre.

Le gouvernement maximaliste menace de reprendre la tactique de 1812. Si Moscou n’est pas hors d’atteinte, il se transférera à Samara, à Saratoff ou même à Oufa. Seulement, en 1812, il y avait les cosaques qui harcelaient les débris de la grande armée ; leur galop ne les emportait pas toujours, il les ramenait quelquefois. Les bolchevikis, quant à eux, n’ont jusqu’ici su faire que deux choses : s’étaler et détaler. Chassés de la Russie d’Europe par les Allemands, essaieraient-ils de fonder en Sibérie l’asile de la Révolution et la patrie du socialisme ?

Ils risqueraient, eux et les Allemands à leur suite, d’y rencontrer les Japonais. À la vérité, l’intervention japonaise est encore à l’état de projet : toutes les objections, de la part de l’une ou de l’autre puissance alliée, toutes les hésitations du Japon lui-même ne sont peut-être pas levées. Mais que pèsent-elles, en regard de la fatalité ? Il ne se peut pas que le Japon, et sans doute la Chine, pour peu qu’une action d’ensemble y soit possible, ne ferment pas les portes et ne barrent pas les routes de l’Extrême-Orient ; parce que, pour le Japon, les laisser ouvertes, ce serait se laisser enfermer, et, pour la Chine, les ouvrir, ce serait s’ouvrir trop. En ce qui nous concerne, après nous être forgé une fausse Russie, ne nous forgeons pas un Japon chimérique : sachons borner et nos vues et nos vœux. L’intervention attendue sera sans doute, à son début, du moins, et tant que les événemens n’en forceront pas les conséquences, limitée à l’occupation de Vladivostok et de la tête de ligne du Transsibérien. Mais, même dans ce cadre restreint, elle est hautement souhaitable, et elle paraît inévitable. Si nous ne devons pas nous bercer d’illusions, nous ne devons pas non plus nous frapper de phobies qui paralyseraient l’un quelconque de nos moyens. Que craindrait-on ? Le spectre du Péril Jaune ? Nous verrons demain ou après demain, s’il y a quelque chose à voir. Aujourd’hui, on ne voit que le Péril « boche. » Mais quoi ! Le Japon pourrait être tenté de s’installer sur la côte de la Province-Maritime, mettre le pied sur le continent asiatique, et l’y avancer même un peu ? Vaudrait-il mieux permettre de s’y installer, soit directement à l’Allemagne, soit à une Russie germanisée, c’est-à-dire encore à l’Empire allemand sous le masque, par interposition de personnes ? —

À cette hypothèse, les Allemands haussent les épaules et plaisantent. « Parce que nous sommes sur la Narva, on nous aperçoit déjà sur l’Amour ! » Mais déjà ils sont sur le golfe de Bothnie ; à travers la Finlande, ils s’étirent vers l’Océan glacial ; par l’Autriche-Hongrie, ils sont sur l’Adriatique ; par la Bulgarie, sur la Mer-Noire ; par la Turquie, ils vont, un de ces jours, s’efforcer de regagner le golfe d’Oman et l’océan Indien. Un retour offensif contre Salonique, qu’exécuterait l’armée de Mackensen rendue libre, pourrait, la fortune aidant, leur livrer dans l’Archipel une des clefs de la Méditerranée. Pour ne pas sortir du présent ni du certain, ils sont à Odessa et à Constantza. La Roumanie, héroïque et trahie, est à leur discrétion, et ils en abusent. Comme ils la tiennent sous le genou, ils la saignent et la dépècent. Leurs conditions sont plus que draconiennes, léonines, féroces. Territorialement, ils lui arrachent non seulement les cols et les passages, mais, par endroits, les versans méridional et oriental des Alpes de Transylvanie. Ils y découpent, à l’Ouest, au Nord, à l’Est, trois lanières, trois bandes, plus ou moins longues, plus ou moins larges : trois couloirs pour communiquer avec leurs complices et les introduire chez autrui. C’est la servitude politique, mais l’esclavage économique serait pire. L’Allemagne abat sur les pétroles, sur les blés, sur les chemins de fer, sur les fleuves, sa poigne impitoyable. Elle ne ménage rien, pas plus la liberté intérieure que l’indépendance extérieure. Le roi Ferdinand, tout Hohenzollern qu’il est, justement parce qu’il est Hohenzollern, s’est rendu coupable à ses yeux du plus abominable des forfaits, qui est d’avoir été Roumain, et de n’avoir plus été Allemand. Son peuple a le tort de l’en aimer davantage. Qui sait si l’on ne les en punira pas tous les deux, en le déposant, et en intronisant de force, à sa place, un de ses frères, « le gros Guillaume » ou le prince Charles ?

Mais, pour se faire la main, avant de la porter sur la couronne, on la met sur le gouvernement. Le général Averesco, aux prises à la fois avec les Allemands par devant, et, par derrière, avec les bolchevikis qui, là encore (le hasard n’est pas si aveugle), font le jeu de l’Allemagne, s’est retiré. M. Marghiloman lui succède. Dès lors que M. Pierre Carp se dérobait, en s’excusant sur son grand âge, il n’y avait pas en Roumanie un germanophile plus qualifié que M. Alexandre Marghiloman, et d’un zèle d’autant plus chaud que c’est un zèle de néophyte. Nous avons connu à Paris M. Marghiloman, bien mieux que par les chevaux de son écurie de courses ; des camarades d’études, qui sont devenus des maîtres de notre Faculté de droit, l’ont connu aussi ardemment francophile qu’il est devenu ardemment admirateur de l’Allemagne. Son abjuration est si récente, que, dans la période qui précéda l’entrée en guerre delà Roumanie, on crut à une comédie arrangée, quels que pussent être leurs rapports personnels, entre M. Jean Bratiano et lui, pour contrebalancer le mouvement qui, dès les premiers mois, emportait spontanément la nation roumaine vers la France. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, M. Constantin Arion, converti comme M. Marghiloman au culte du vieux dieu germain, et comme lui ancien élève de la Faculté de droit de Paris, fera difficilement oublier que, si ce n’est lui-même, son frère, M. Virgile Arion, fut un des personnages influens de la « Ligue culturale » dont le président était ce père Lucaci, curé dans le Maramarös, en Transylvanie, que les Hongrois ne se firent pas faute d’emprisonner à plusieurs reprises, pour réprimer les effusions de son patriotisme roumain. Mais c’est la loi : plus on a à se faire pardonner, plus on est incliné à donner et abandonner. M. Marghiloman se flatte t-il de pouvoir, par la grâce de ses sympathies, adoucir la rigueur allemande ? Nous désirons sincèrement qu’il y réussisse, ou, pour dire vrai, nous ne désirons rien, sinon que la Roumanie, en tant que nation, et nos amis de Roumanie, ne souffrent pas trop. Nous ne demandons même pas qu’on leur épargne l’exil, infligé à trente d’entre eux, qui, dans ces cruelles circonstances, y trouveront peut-être une consolation. Mais, comme la Conférence de Londres l’a solennellement proclamé, nous tenons, d’une foi indéracinable, que de tels « traités » sont nuls à tous les titres ; qu’ils le sont pour l’Entente et pour chaque nation de l’Entente ; que jamais nous n’y pourrons ni souscrire, ni adhérer ; parce que les confirmer, les accepter, y consentir, serait non seulement sacrifier deux de nos alliés, mais nous sacrifier nous-mêmes, nous tous et chacun de nous. Quand même ils s’y résigneraient, sous le joug, nous serions encore, pour eux et pour nous, contraints de les repousser.

L’emprise de l’Allemagne devient de plus en plus audacieuse, sa tyrannie de plus en plus pesante. Les neutres n’en sont pas garantis. Maintenant qu’elle est prépondérante dans la Baltique, les Scandinaves vont en faire l’expérience. Ils l’ont déjà faite : la Suède, aux îles Aland ; la Norvège, maintes fois, pour sa flotte de commerce ; le Danemark, au moindre incident. La Hollande leur doit la réquisition de ses bateaux, que la guerre sous-marine interdit aux États-Unis et à l’Empire britannique de garder inemployés dans leurs ports ; elle leur devra peut-être leur destruction, non point par la fortune de la mer, que fouette et irrite le génie diabolique des hommes, mais de propos délibéré, pour supprimer une concurrence redoutable, dans le métier, fructueux entre tous au lendemain de la paix, de « transporteur » universel. La Suisse se voit refuser ou voit couler les navires qui la ravitailleraient en blé et en matières premières. La convention financière et commerciale que nous venons de passer avec l’Espagne pourrait, attirer des ennuis au royaume ibérique. Un surcroît d’ennuis, car la Péninsule est depuis longtemps un terrain de culture favori de la propagande allemande ; et, sinon le prince de Ratibor, qui a d’autres goûts, son ambassade entretient avec les anarchistes des relations sur lesquelles le journal El Sol, à défaut de verser des torrens de lumière, projette peu à peu quelques rayons. Mais ce n’est pas dans le seul sac anarchiste qu’on prend la main de l’Allemagne ; elle la fourre dans tous les sacs. Les crises espagnoles, qui se répètent et s’exaspèrent, et qui sont plus que ministérielles, sont dues aux Juntes militaires et civiles, c’est entendu ; mais à qui sont dues les Juntes ? L’ordre réel ne se rétablira ni par la formation d’un nouveau ministère, fût-ce un grand ministère, sous la présidence de M. Maura, assisté de M. Dato, du comte de Romanonès et de M. Garcia Prieto, ni par de nouvelles élections qui du reste n’ont rien changé, ni par un programme royal de réformes.

Le mal de l’Espagne est le mal d’une nation et d’une société, où se mêlent les fins et les commencemens, qui pourra bien, si l’on sait reconnaître et séparer le bon grain de l’ivraie, aboutir à un travail de renaissance. Mais c’est d’abord le mal d’une nation, et ce mal d’une nation est le mal de toutes les nations. Le monde tout entier est malade de l’infiltration, de l’invasion allemande. Partout l’Allemand se présente comme le despote, l’espion, l’ennemi du genre humain. Le dilemme est le même pour tous les pays, grands ou petits, belligérans ou neutres. Ou l’humanité fera ce qu’il faut pour se guérir du fléau et s’en préserver. Ou la vie de l’humanité ne vaudra plus d’être vécue.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

RENE DOUMIC.