Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1849

La bibliothèque libre.

Chronique n° 421
31 octobre 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 octobre 1849.

L’union de la majorité, voilà le fait caractéristique de cette quinzaine, et ce fait est d’autant plus éclatant qu’on avait plus parlé des schismes et de divisions. Quelle joie pour le parti montagnard de voir se rompre l’alliance du président de la république et de la majorité de l’assemblée législative, de vaincre l’un par l’autre et de rentrer au pouvoir sur la ruine de tous les deux ! Quel triomphe, après cette rupture de l’accord établi entre le président et l’assemblée, de rompre encore l’accord établi entre les diverses nuances de la majorité ! L’affaire de Rome devait brouiller le président avec l’assemblée. L’abolition de la loi de bannissement devait brouiller entre elles les diverses fractions de la majorité. Voilà les calculs et les espérances du parti montagnard, et comme il s’applaudissait déjà ! comme il se trouvait profond politique ! comme il se vantait de son machiavélisme ! Quels charmans a parte avec son monde pour lui faire remarquer combien il était fin et matois ! Quand les violens se mêlent d’être habiles, ils le sont avec une fatuité singulière. Le parti modéré n’a pas eu besoin des avertissemens que lui donnait la joie du parti montagnard pour comprendre le danger des dissentimens ; mais, s’il avait eu besoin de conseils a ce sujet, les conseils ne lui ont pas manqué, et les meilleurs, ceux qui viennent de l’ennemi.

Dans l’affaire de Rome, nous n’avons jamais compris qu’un dissentiment put s’élever ou durer entre la lettre du président de la république et le rapport de M. Thiers. Il fallait évidemment un poète pour mettre en scène cette querelle qui n’était qu’une fiction. Aussi est-ce M. Victor Hugo qui s’est chargé de créer ce drame impossible. M. Victor Hugo a, nous le croyons, un grand défaut pour un homme politique ; il fait ses siéges d’avance. Il apporte du cabinet son plan et sa stratégie, au lieu de les prendre sur le terrain. Il s’était imaginé que le rapport de M. Thiers contredisait la lettre du président de la république. L’invention était piquante, et, dans la salle des conférences, une fiction de ce genre peut se soutenir ; mais, au grand jour de la tribune, que devient-elle ? Il en est de la tribune comme de la scène. Quand un drame est fondé sur une combinaison impossible, quand le sujet manque de vraisemblance, tout cela peut s’admirer dans les salons et se prôner dans les coulisses ; mais quand vient la scène, le vide et le faux se laissent voir en plein, et le drame n’a plus pour lui que les applaudissemens du lustre. À Dieu ne plaise que nous comparions les applaudissemens de la montagne aux applaudissemens du lustre ! Le lustre n’applaudit que ceux qui le paient ; la montagne n’applaudit que ceux qu’elle acquiert. La seule ressemblance entre les applaudissemens de la montagne et ceux du lustre, c’est que ce sont des applaudissemens qu’on peut prévoir à coup sûr. Ils sont la récompense d’un parti pris. Ce parti pris, c’est au théâtre, la résolution de se passer de l’approbation du vrai public ; c’est, à la tribune, l’idée aussi de se passer de l’approbation de la vraie société ; c’est, des deux côtés, chercher la popularité et quitter l’estime.

Qu’a voulu M. Victor Hugo ? Se créer une situation politique ? Nous ne croyons pas qu’il ait réussi. A-t-il voulu, à mesure que M. de Lamartine semble s’éloigner de la vie politique, y entrer davantage, afin que la poésie soit toujours représentée dans les assemblées délibérantes ? Qu’il y prenne garde, la poésie n’a pas donné jusqu’ici de grandes preuves de sens et de tact politiques, et, à voir la manière dont M. Hugo l’introduit de nouveau dans les affaires, nous ne pensons pas qu’elle réussisse mieux. Avec M. de Lamartine, la poésie avait, dans la politique, l’air d’une méditation enthousiaste ; elle était lyrique, et il n’y avait que quelques sceptiques qui se permissent de penser que le poète était moins exalté que sa poésie, qu’Orphée était beaucoup moins mélancolique et beaucoup moins rêveur qu’il n’en avait l’air, et que s’il n’était pas un homme d’état, ce n’était point l’indifférence sur les moyens qui lui manquait : c’était la clairvoyance du vrai but, et c’était la droiture du jugement Voilà ce que disaient tout bas les sceptiques. Quant au grand nombre, il reprochait à M. de Lamartine d’être trop poète dans la politique. Avec M. Victor Hugo, voici non plus la poésie lyrique, mais la poésie dramatique qui entre dans la politique, et, dès son début, elle vise, comme c’est son métier, aux combinaisons, aux péripéties, à l’intrigue. Elle invente une incompatibilité prétendue entre le président de la république et M. Thiers ; elle change un membre de la majorité en un membre de la montagne ; elle veut enfin faire, en politique, ce qu’il est bon que fasse le dramaturge, qui, à certains momens du drame,

Change tout, donne à tout une face imprévue.

Les prétentions de la poésie dramatique à ce sujet ne réussiront pas mieux que celles de la poésie lyrique, et M. Victor Hugo, s’il n’y prend garde, se substituera à la défaite et au discrédit de M. de Lamartine. Il continuera un astre éteint.

Puisque nous avons parlé de M. de Lamartine, disons un mot du projet que lui ont attribué quelques journaux d’aller s’établir en Turquie. Nous ne savons pas ce que projette M. de Lamartine ; nous nous souvenons seulement que dans la très singulière conversation qu’il raconte avoir eue avec lady Stanhope dans son voyage d’Orient, cette femme merveilleuse lui prédit qu’il reviendrait en Orient : « Nous nous reverrons, dit-elle, soyez-en certain. Vous retournerez dans l’Occident ; mais vous ne tarderez pas beaucoup à revenir en Orient : c’est votre patrie. — C’est du moins, lui dis-je, la patrie de mon imagination. — Ne riez pas, reprit-elle, c’est votre patrie véritable, c’est la patrie de vos pères. J’en suis sûre maintenant ; regardez votre pied. — Je n’y vois, lui dis-je, que la poussière de vos sentiers qui le couvre, et dont je rougirais dans un salon de la vieille Europe. — Rien ; ce n’est pas cela, reprit-elle encore ; regardez votre pied. — Je n’y avais pas encore pris garde moi-même. — Voyez : le cou-de-pied est élevé, et il y a entre votre talon et vos doigts, quand votre pied est à terre, un espace suffisant pour que l’eau y passe sans vous mouiller. C’est le pied de l’Arabe, c’est le pied de l’Orient. » (Voyage en Orient, tome 1er, page 267.) Je ne sais pas si cette bizarre prédiction de lady Stanhope avait fait quelque impression sur M. de Lamartine ; toujours est-il que cette idée de fonder un établissement en Orient reparaît encore çà et là dans son voyage. Ainsi, quand il est en Syrie : « Combien de sites, dit-il, n’ai-je pas choisis là, dans ma pensée, pour y élever une maison, une forteresse agricole, et y fonder une colonie avec quelques amis d’Europe et quelques centaines de ces jeunes hommes déshérités de tout avenir dans nos contrées déjà trop pleines ! La beauté des lieux, la beauté du ciel, la fertilité prodigieuse du sol, la variété des produits équinoxiaux qu’on peut y demander à la terre, la facilité de s’y procurer des travailleurs à bas prix,… la proximité de la mer pour l’exportation des denrées, la sécurité qu’on obtiendrait aisément contre les Arabes, en élevant de légères fortifications le l’issue des gorges de ces collines, tout m’a fait choisir cette partie de la Syrie pour l’entreprise agricole et civilisatrice que j’ai arrêtée depuis. » (Tome II, pag 75.)

Ces curieux passages du Voyage en Orient donnent au projet attribué à M. de Lamartine une certaine vraisemblance. Nous concevons d’ailleurs que M. de Lamartine veuille échapper par l’absence à tout son passé européen. Un critique fort spirituel remarquait dernièrement comment M. de Lamartine dénouait volontiers ses aventures amoureuses par un brusque départ, à l’exemple d’Enée. Le départ peut aussi servir de dénoûment aux aventures politiques.

M. Victor Hugo, qui est en train de se désheurer, nous a conduits à M. de Lamartine, qui est désheuré. Nous passons maintenant de M. de Lamartine à M. le général Cavaignac et à son discours sur les affaires de Rome.

Jamais nous ne soupçonnerons M. le général Cavaignac d’entrer dans aucune combinaison ou aucune manœuvre parlementaire. Cependant, quand on a vu se succéder à la tribune M. Mathieu de la Drôme, qui parlait au nom de la montagne, M. Victor Hugo, qui parlait au nom du parti qu’il aurait voulu créer, M. le général Cavaignac enfin, qui parlait au nom de cette sorte de républicain dont le caractère veut la modération et l’ordre, mais dont les doctrines penchent vers une rénovation sociale dont ils ne conçoivent pas bien la nature et la portée ; quand on a vu ces trois orateurs, dont les origines et les buts sont si différens, se réunir pour attaquer le rapport de M. Thiers et pour louer la lettre de M. le président de la république, il a été bien difficile de ne pas rendre pour concert ce qui n’était qu’une coïncidence, nous le croyons.

Nous laissons de côté les réflexions du général Cavaignac sur l’expédition de Rome. Il blâme à la fois ceux qui se seraient tout-à-fait abstenus de la faire, ceux qui l’auraient faite en faveur de M. Mazzini, et ceux qui l’ont faite en faveur du pape. Qu’eût-il donc fait lui-même, et quelle conduite eût-il tenue pour éviter à la fois la faute de s’abstenir et la faute d’intervenir en faveur de M. Mazzini ou en faveur du pape ? Les questions incidentes qu’a traitées M. le général Cavaignac nous semblent plus importantes que le sujet principal de son discours. Ces questions sont au nombre de trois : il croit à la prépondérance progressive en Europe du principe de la souveraineté du peuple ; il croit enfin que, dans les conflits qui pourraient s’élever entre le président de la république et l’assemblée législative, c’est toujours le président qui doit céder. Sur ces trois points, nous pensons que le général Cavaignac se trompe.

M. Cavaignac croit qu’il viendra un temps où, en Europe, le principe de la souveraineté du peuple prévaudra partout. Ce jour-là, le principe de la souveraineté spirituelle du pape sera détruit. Ici M. le général Cavaignac a évidemment pris un almanach de l’an passé pour l’almanach de l’avenir. Ceux qui confondent volontiers la minute avec l’heure ont pu croire en 1848 que la souveraineté du peuple était en train de prévaloir en Europe. En Allemagne, en Italie, en Hongrie, cette souveraineté enfantait des constitutions et des gouvernemens. Combien en reste-t-il cette année ? Si M. le général Cavaignac consent à respecter la souveraineté spirituelle du pape, tant que le principe de la souveraineté du peuple n’aura pas la majorité en Europe, il a, à ce compte, long-temps encore à la respecter.

Aux yeux du général Cavaignac, la constitution de 1848 est une arche sainte qu’il n’est pas permis de toucher. Qu’aujourd’hui il ne soit pas permis de toucher à la constitution, nous sommes sur ce point, de l’avis du général Cavaignac ; mais, dans deux ans, on pourra réviser la constitution, et on le devra. Or, si, dans deux ans, on peut réviser la constitution, et si la constitution elle-même le dit en toutes lettres, pourquoi ne pourrions-nous pas le dire ? Où est l’irrévérence ? Le premier écrivain venu peut dès aujourd’hui indiquer les défauts de la constitution, et en demander la révision. Ce que peut un écrivain, comment une commission de l’assemblée, comment un rapporteur ne le pourrait-il pas ? Faut-il que pendant deux ans encore nous nous prosternions tous devant la constitution, proclamant qu’elle est sainte et sacrée, et chantant Alleluia ? Puis, tout à coup, au bout de deux ans, nous nous relèverons, et nous abattrons l’idole que nous encensions. Et pourquoi l’abattre ? Quels sont ses défauts ? Que voulons-nous changer dans notre liturgie politique ? Pendant deux ans, nous nous sommes abstenus de penser et de parler sur ce sujet ; puis nous changeons soudainement notre vénération en haine et notre silence en malédictions. De bonne foi, est-ce là un procédé admissible ? N’est-il pas plus raisonnable de discuter la constitution avant de la modifier ? Sachons en quoi elle pèche et disons-le. Ce sera le moyen de ne pas croire qu’elle est à refaire tout entière, depuis le premier mot jusqu’au dernier.

Autre erreur du général Cavaignac, et qui nous semble aussi, comme la superstition envers la constitution, dater de 1848 : dans un conflit entre le président de la république et l’assemblée législative, le président doit toujours céder. Où cela est-il écrit dans la constitution ? Nous y voyons, au contraire que le président est responsable, ce qui veut dire qu’il peut avoir une politique personnelle. Nous avouons qu’il nous semble étrange que le président soit, sur ce point capital, plus puissant que ne l’était le roi ; mais que voulez-vous ? c’est la constitution qui le veut. Eh quoi ! dira-t-on, est-ce l’assemblée qui doit céder au président ? Non ; la constitution non plus ne dit pas cela. Personne ne cédera donc, c’est-à-dire qu’entre la politique du président et la politique de l’assemblée le procès peut durer tout le temps que le président et l’assemblée ont à vivre. La constitution, en créant un président responsable et une assemblée indissoluble, a créé un procès toujours possible ; mais elle a oublié de créer un arbitre pour juger le procès, et cependant M. le général Cavaignac croit que les défauts de la constitution ne doivent pas être signalés.

Nous ne comprenons pas bien, nous l’avouons, pourquoi le général Cavaignac s’efforçait de prouver que l’assemblée doit toujours avoir la prépondérance sur le président, puisqu’il soutenait en même temps la politique du président contre la politique de l’assemblée. M. le général Cavaignac croyait que la lettre du président indiquait une politique différente de la politique du rapport : c’était là l’erreur ; mais le général Cavaignac en même temps semblait croire que, selon la constitution, la politique de l’assemblée doit toujours l’emporter sur la politique du président, le président eût-il raison et l’assemblée eût-elle tort ; c’est là pour nous l’énigme. Au surplus, si c’est là l’esprit de la constitution, encore un motif de plus, à notre sens, pour la réviser ; car bonnes constitutions, selon nous, sont celles qui s’arrangent pour donner en définitive raison à ceux qui l’ont.

Les deux ministres qui ont pris part à la discussion, M. de Tocqueville et M. Odilon Barrot, n’ont pas eu de peine à prouver qu’entre la lettre du président et le rapport de M. Thiers il n’y avait pas de différences fondamentales. Le motu proprio du pape n’a pas complètement répondu aux vœu de la lettre du président, cela est vrai ; mais il n’a pas non plus montré la complète approbation de la commission. Que faut-il donc faire ? Il faut, comme l’ont indiqué que MM. de Tocqueville et Barrot, employer l’influence de la France à consolider et à étendre les concessions du motu proprio. Si nous demandons au pape l’impossible, c’est-à-dire de ne pas être un gouvernement ecclésiastique, le pape résistera, et nous n’avons aucun moyen de le contraindre, quand même nous voudrions le faire. À quoi donc, diront les matamores de la montagne et de ses environs, à quoi nous ont servi nos combats, notre victoire ? à quoi nous sert notre armée ? Ils nous ont servi à détruire la démagogie établie sous une de ses plus mauvaises formes dans le lieu qui la comporte le moins. Aussi nous reconnaissons maintenant que notre armée n’a plus rien à faire à Rome. L’employer contre le pape, c’est un contre-sens impuissant ; l’employer pour lui, cela ne se peut que si nous sommes décidés à faire ce qu’il veut, ou s’il est décidé à faire ce que nous voulons. Or, les choses n’en sont pas là. D’où nous qu’aussitôt que nous aurons assuré les effets de l’amnistie, nous n’avons rien de mieux à faire que de retirer notre armée de Rome, en continuant d’occuper pendant un certain temps Civita-Vecchia. Avoir notre armée à Rome, c’est prendre sur nous la charge de gouverner les états romains : ce n’est pas là le but de notre expédition ; c’est, de plus, entraver et paralyser le gouvernement du pape ; notre expédition a eu le contraire pour but. Il faut donc retirer notre armée de Rome, où elle s’ennuie de faire la police contre tout le monde, exagérés de droite et exagérés de gauche ; mais, comme il y a pour nous en Italie et dans les états romains une question d’influence politique, comme nous ne pouvons pas abandonner l’Italie centrale à la suprématie de l’Autriche, c’est pour cela que nous demandons à occuper Civita-Vecchia jusqu’à l’évacuation d’Ancône et de Bologne par les Autrichiens. De cette manière, nous serons toujours en jeu en Italie, et ç’a été là de tout temps la politique de la France en Italie. Elle la défend et la garantit depuis qu’elle ne l’envahit plus.

Dans cette discussion des affaires de Rome, M. Thiers n’a pas pris la parole ; mais il a démenti, en y risquant sa vie, un mot qu’on lui prêtait contre le président. Dirons-nous ce qu’à la nouvelle du duel de M. Thiers il y a eu d’émotion dans les cœurs de tous les bons citoyens ? Dirons-nous ce que l’idée du danger public, mêlé au danger d’un homme comme M. Thiers, a fait ressentir d’appréhension et de tristesse à tous les amis du pays, même en apprenant que la rencontre n’avait pas eu d’issue fatale ? Heureux les hommes qui ont mérité qui méritent chaque jour davantage que leurs périls deviennent des alarmes publiques !

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici du discours de M. de Montalembert, qui a été l’événement de cette discussion. M. de Montalembert nous semble prédestiné à combattre la démagogie et à lui dire les plus dures et les plus poignantes vérités, à les lui dire la veille comme le lendemain, et à les lui dire avec une éloquence qui réussit aussi bien devant l’auditoire d’élite de l’ancienne chambre des pairs que devant l’auditoire mêlé et tumultueux de l’assemblée constituante ou de l’assemblée législative. Nous nous souvenons encore de son éloquente invective contre la démagogie suisse, quelques jours avant la révolution de février. C’était dans la Suisse que la démagogie faisait ses premières armes, et M. de Montalembert, la voyant s’avancer sur nous, prédisait à la pairie d’abord, à la propriété ensuite, le sort qui l’attendait, si la démagogie l’emportait. Quinze jours après, la prédiction se vérifiait tristement, et les ouvriers de M. Louis Blanc venaient siéger sur les bancs de la pairie abattue. Si M. de Montalembert combat la démagogie avec une admirable énergie, ce n’est pas, nous nous hâtons de le dire, parce que M. de Montalembert est un ancien pair de France, c’est parce qu’il aime la liberté d’un amour que rien ne peut affaiblir ; mais l’horrible fantôme qui remplace la liberté, et prétend en hériter après l’avoir assassinée, la démagogie enfin, voila ce que M. de Montalembert déteste d’une haine que rien non plus ne peut détruire. Un écrivain du XVIIIe siècle a remarqué fort justement que « la première victime de la plupart des systèmes impies, c’est la liberté ; car, pour ne point parler des hérésies qui se sont élevée dans le sein du christianisme, et pour ne point sortir des bornes de la philosophie, le fatalisme de l’idolâtrie et de presque toute la philosophie ancienne et le mécanisme de Spinoza et d’une grande partie de la philosophie moderne ont également détruit la liberté et la divinité. » Cette juste et profonde réflexion explique comment et pourquoi M. de Montalembert déteste la démagogie ; elle détruit la liberté. Avec quelle indignation l’orateur a flétri ces affreuses contrefaçons de la liberté qui sont à l’usage de nos grands réformateurs, ces orgies de la licence des méchans contre la liberté des bons, qui, dans l’ame des faibles, discréditent la liberté elle-même ! Comme il a éloquemment déploré ce doute répandu en Europe sur l’excellence des gouvernemens représentatifs et le monde tout entier, ainsi qu’il l’a si bien dit, désorienté dans sa marche et dans son espérance ! Nous ne pouvons pas croire cependant que le mal soit destiné, même dans ce monde, à l’emporter sur le bien, et que les excès de la démagogie discréditent la liberté à ce point que l’éloquence mise par la liberté au service de la raison, comme nous le voyons dans M. de Montalembert, ne parvienne pas à rétablir l’équilibre. Non, le gouvernement qui rend possibles ces belles manifestations du talent n’est pas un gouvernement chimérique, ce n’est pas une vaine et trompeuse utopie ; mais il n’est possible aussi, sachons-le bien, qu’en le maintenant à une certaine hauteur. Le suffrage universel, comme il est organisé par la constitution, a pu jusqu’ici donner des assemblées capables d’entendre le langage de la raison éloquente ; mais c’est un grand bonheur, et qu’on ne peut pas toujours espérer. Il peut venir, disons le mot, il viendra un temps où le langage que parlent M. Thiers, M. Berryer, M. Molé, M. de Broglie, M. Guizot, M. Dupin, M. Dufaure, M. de Montalembert, ne sera plus de mise dans les assemblées politiques. Et ce qui nous fait croire à cet avenir, c’est que nous en voyons déjà les signes caractéristiques, et qu’à côté du langage élevé et généreux que parle une partie de la société s’entend déjà le langage tumultueux et confus d’une autre portion de la société. Ecoutez les interruptions de la montagne. Ce sont les explosions grossières de cette nouvelle langue qui exprime elle-même une nouvelle société. Ainsi, dans la discussion du douaire de Mme la duchesse d’Orléans, M. Passy raconte les bienfaisantes intentions de la princesse, qui voulait faire distribuer aux pauvres le revenu de son douaire en 1848 ; à ce récit, la montagne interrompt et crie à M. Passy : « Vous êtes un orléaniste ! » Cela répond à tout. Le ministre croit que la France, ayant une dette envers la duchesse d’Orléans, doit la payer, et ne pas manquer à son renom de loyauté et de générosité ; la montagne crie « et de bêtise ! » Langage poli et élégant ! M. de Tocqueville, dans la discussion sur les affaires de Rome, dit que la république romaine a commencé par l’assassinat de M. Rossi. La montagne crie : « Vous mentez ! » Réfutation puissante et de bon goût ! Nous ne parlons ici que du langage de la montagne parlerons-nous de ses principes d’administration, non pas de ceux qu’elle a mis si glorieusement en pratique pendant le gouvernement provisoire ; nous ne voulons signaler que ceux qu’elle a indiqués dans cette quinzaine seulement. On a arrêté quelqu’un dans la Creuse, quelqu’un qui est mon gendre ; vite une interpellation à la tribune, afin que le ministre réponde de l’exercice de la justice. Un juge d’instruction ne pourra plus faire un seul acte de procédure sans que le ministre ne soit pour cet acte apostrophé à la tribune. Ayez avec cette manière d’administrer des tribunaux, des magistrats, une justice ! — Mais le gendre a été traîné à pied de Guéret à Lyon : que le ministre réponde ! Et sur ce point le ministre a répondu que le gendre voulait aller à pied, se targuant de son titre de prolétaire, mais ne s’en targuant que dans les villes et quand il espérait faire quelque sensation. Une fois dans la campagne, et quand il n’y avait plus de parterre à espérer, le gendre prolétaire trouvait fort commode de monter en voiture. Que dites-vous de cette hypocrisie de prolétariat ? Et ce n’est pas seulement à Guéret qu’il y a de faux prolétaires. Nous ne voulons parler du procès de Versailles que lorsqu’il sera fini ; mais nous nous souvenons qu’un témoin déclarait que, dans la journée du 13 juin, il voyait des jeunes gens ayant à la fois la blouse d’ouvrir et des bottes vernies. La blouse devenant le costume de la sédition, les montagnards de la bourgeoisie la prennent par un calcul détestable, et la classe ouvrière se trouve égarée et séduite d’abord, abandonnée ensuite par de faux ouvriers.

La montagne ne respecte pas plus les justes prérogatives de l’administration que celles de la justice. On ne peut plus ni arrêter un prévenu ni nommer un préfet sans la permission de la montagne. Voilà comme elle entend le gouvernement du pays, quand ce n’est pas elle qui l’exerce ; car, lorsqu’elle l’exerce, elle ne souffre pas que personne réclame, et elle donne à ses commissaires des pouvoirs illimités !

Est-ce par une sorte de routine rancuneuse que nous parlons ainsi de la montagne, de son langage et de ses procédés de gouvernement et d’administration ? Non. C’est que nous voulons que tout le monde voie bien et sache bien quel est le gouvernement qui nous menace, si nous perdons par notre faute celui que nous avons. Nous ne sommes pas suspects de prédilection à l’endroit du gouvernement que nous a donné la constitution de 1848 ; nous ne le trouvons pas bon. Nous trouvons par exemple que la présidence est à trop courteéchéance, qu’en faisant le président non rééligible, nous décourageons les efforts et le mérite du premier représentant de la république ; qu’en lui allouant 600,000 francs de liste civile et en lui demandant une représentation quasi royale, nous établissons entre nos lois, qui sont démocratiques à l’excès, et nos mœurs, qui sont restées monarchiques, une de ces contradictions malheureuses qui perdent les états : gens singuliers en effet, qui le matin, quand ils font des lois, veulent avoir des Cincinnatus, et le soir veulent que Cincinnatus se change en Lucullus ! Voilà quelques-uns de nos doutes sur l’excellence de notre gouvernement. Cependant, pour un gouvernement comme pour un ministère, avant d’en changer, la grande affaire est toujours de savoir ce que peut coûter un changement. Nous devrions bien en effet être corrigés de la manie des alea jacta est. Le mot a réussi une fois à César, parce qu’il était César ; il n’a guère réussi de nos jours aux imitateurs, et il y a je ne sais combien de corbeaux qui se sont empêtrés dans la toison des agneaux, que l’aigle seule peut enlever dans les cieux.

Quant au gouvernement, entendons-nous. Il ne s’agit pas seulement, nous l’espérons, de changer les titres et les mots ; il s’agit de créer un pouvoir, un véritable pouvoir, c’est-à-dire de fonder l’avenir et de le garantir contre les orages populaires. Or, qui est prêt à fonder cet avenir ? qui en a les moyens ici ou hors d’ici ? Un coup de main qui n’aura pas de lendemain ou qui n’aura pour lendemain que le triomphe de la république rouge, personne n’en veut ; personne ici et hors d’ici ne veut mettre à la loterie et courir les aventures. Tout le monde a un grand avenir à risquer, l’avenir qu’autorise dans les uns un illustre passé, et dans les autres un présent qui s’honore de grands services rendus. Pourquoi risquer témérairement cet avenir ? Et qu’on ne dise pas que cet avenir ne peut pas appartenir en même temps à tout le monde : nous répondons que dans l’avenir d’une société régulière et hiérarchique, il y a chance pour que tout le monde trouve sa place, tandis que dans une catastrophe universelle que rendrait inévitable un coup de main tenté imprudemment, il n’y a de chances pour personne. Aussi adhérons-nous, de grand cœur à tout ce qui prolongera et consolidera l’heureux intérim où nous nous trouvons en ce moment, et nous n’avons parlé de ces projets de changement dans le gouvernement que pour tenir la chronique au courant des conversations de la ville ; car pour nous, nous n’avons aucune inquiétude, et nous ne croyons pas que personne veuille sacrifier au hasard. C’est un dieu qu’il ne faut jamais appeler, car on ne sait jamais pour qui il vient.

À l’égard du ministère, nos réflexions seraient maintenant superflues, et nous les supprimons. Le président de la république, en essayant d’une nouvelle combinaison, vient, ce soir même, de dénouer la crise qu’avaient amenée le débat sur les affaires de Rome et la retraite de M. de Falloux. Le ministère tout entier se retire, et fait place à des hommes nouveaux pris dans le sein de la majorité. Pour juger la portée de cette modification ministérielle, il faut attendre les actes du nouveau cabinet. Ce que dès aujourd’hui nous pouvons dire, c’est que le président de la république entend rester d’accord avec le parti modéré ; son message à l’assemblée législative exprime cette pensée d’union en des termes dont il n’est pas permis de suspecter la franchise.

Les questions extérieures semblent se calmer : la question turque est finie, et nous ne regrettons pas d’avoir, dès le commencement, renfermé cette question dans ses véritables limites. Nous profitons de ce calme pour nous occuper avec quelque détail de la question allemande.

Nous confessons humblement que nous avons quelque peine à nous faire une idée claire de l’état de l’Allemagne en ce moment, tant il y a de confusion, d’incertitude et de mobilité dans la conduite des gouvernemens ; nous n’osons plus parler de la pensée des populations, ne la trouvant nulle part. Peut-être nous trompons-nous ; peut-être les gouvernemens ont-ils un but, le but de revenir presque entièrement à la diète fédérale de 1815. Quant à la pensée populaire, l’Allemagne semble rentrée dans un de ces momens de calme et d’assoupissement qui suivent naturellement les grandes agitations. Nous dirions d’autres nations qu’elles sont lasses et découragées ; nous dirons de l’Allemagne qu’elle médite. Après avoir rêvé pendant quinze ans comment elle arriverait à l’unité, elle va rêver pendant, quinze ans encore peut-être comment elle n’y est pas arrivée. Quant à l’année 1848, elle aura été dans la vie de l’Allemagne ce qu’est dans la vie de chaque Allemand son temps d’université. Pendant le temps de l’université, on est, selon le vent qui souffle et la mode qui règne, Arminius ou don Juan, Luther ou Saint-Just ; puis, l’université finie, on devient bon époux, bon père, bon bourgeois. Seulement, quand on rencontre con camarade d’école, on cause des grandes choses qu’on aurait pu faire, et on dit comme l’Oreste de Goethe dans l’Iphigénie en Tauride : « Souvent alors un de nous tirait son épée avec feu, et les belles actions à venir sortaient autour de nous, du sein de la nuit, innombrables comme les étoiles. » Hélas ! oui, pendant L’année 1848, en Allemagne, actions et hommes, que d’étoiles qui ont filé ! Mais pardon : il nous semble que nous apercevons la paille dans l’œil de notre prochain et que nous ne voyons pas la poutre dans le nôtre. Revenons à expliquer l’état de l’Allemagne.

Si quelqu’un n’avait pas lu les journaux allemands pendant trois mois seulement, nous le défierions bien comprendre quelque chose en ce moment. La scène et le langage ont tout-à-fait changé. Les paysages ne se succèdent et ne se renouvellent pas plus vite aux yeux des voyageurs dans les chemins de fer que les aspects politiques en Allemagne.

Et d’abord, de l’unité allemande qui faisait tant de bruit l’an passé, du parlement allemand ou même de la réunion de Gotha, il n’en est plus question cette année. À peine de temps en temps voit-on reparaître ces vieux mots ; mais on a déjà besoin d’en fixer le sens, tant ils commencent à devenir obscurs. Naguère l’unité voulait dire l’Allemagne entière : c’était le temps où on ne doutait pas à Francfort qu’on ne parvînt à médiatiser la Prusse et l’Autriche elle-même sous l’empire d’une nouvelle et irrésistible puissance, l’Allemagne mais quand on a voulu en venir aux effets, il s’est trouvé que cette nouvelle puissance n’était nulle part, qu’elle n’avait ni corps ni bras, qu’elle était incapable d’agir, que c’était un nom plutôt qu’une chose, un être à la façon des dieux d’Epicure, majestueux et impuissant. L’Allemagne, du parlement de Francfort ressemblait au dieu du spinosisme, si cher à l’Allemagne moderne, au dieu qui est partout et nulle part, qui est tout et qui n’est rien ; l’unité de l’Allemagne, pour parler comme les philosophes du pays, n’avait pas de personnalité. C’est par là qu’elle a échoué.

Après le grand évanouissement de unité allemande à Francfort, la Prusse a voulu en a voulu faire de la Prusse le noyau et le centre de l’unité allemande. Elle avait raison. L’unité allemande n’est pas une puissance matérielle ; c’est une idée et un sentiment. À ce titre, c’est une force. La Prusse a donc pensé que, si elle pouvait prêter un corps à cette ame qui en cherchait un, et à laquelle il ne manquait que cela pour figurer dans le monde, elle a pensé qu’elle pourrait beaucoup y gagner. La Prusse a donc fait à la fois deux choses qui nous ont semblé bonnes. D’une part, elle a, par la force des armes, vaincu et détruit la démagogie qui voulait s’approprier l’unité allemande et lui donner sa personnalité turbulente et anarchique ; de l’autre, elle a déclaré qu’elle se faisait l’héritière du parlement de Francfort, qu’elle reprenait l’œuvre qu’il n’avait pas pu accomplir, et qu’elle sauverait l’unité allemande des atteintes de la réaction absolutiste comme elle l’avait sauvée des atteintes de la démagogie. Nous avouons franchement que nous avons applaudi et que nous applaudissons encore à cette politique de la Prusse, si elle y persiste, ce qui devient chaque jour plus douteux pour nous.

Imprudens, nous dira-t-on et nous a-t-on déjà dit, qui laissiez former contre nous, au-delà du Rhin, un grand empire germanique ! Ignorez-vous que la Prusse vient jusqu’à Sarrebruck ? La Prusse vient jusqu’à Sarrebruck, cela est vrai, mais elle va aussi jusqu’à la Vistule, et nous sommes convaincus qu’elle voit, pour elle plus de dangers sur la Vistule que sur le Rhin. Tout ce qui fortifie la Prusse, tout ce qui affermit et consolide l’Allemagne, nous parait favorable à la France, au lieu de nous paraître dangereux et menaçant. Sans doute comme alliée et comme instrument de la Russie, la Prusse est trop près de nous, étant à Sarrebruck ; mais plus elle sera forte, moins la Prusse sera disposée à se faire l’instrument de la Russie. Ce que nous disons de la Prusse, nous le disons aussi de l’Autriche. Nous savons bien que c’est une ancienne politique de la France de soutenir en Allemagne les petits états, quand les petits états pouvaient quelque chose par eux-mêmes, quand ils pouvaient au moins aider ceux qui les protégeaient. C’était aussi une ancienne politique de la France en Allemagne d’opposer la Prusse à l’Autriche et de les affaiblir ainsi l’une par l’autre. Devons-nous encore avoir cette politique ? Non assurément, si la Prusse et l’Autriche sont pour nous aujourd’hui des remparts, au lieu d’être des dangers. Ah ! si nous voulons encore conquérir le Rhin, si nous voulons jouer encore à nos dépens le jeu de la gloire militaire, ou bien si nous devons retombé sous le joug de la démagogie, nous avons raison de souhaiter que l’Allemagne soit faible ; car l’Allemagne forte et calme ne souffrira ni que nous prenions le Rhin, ni que nous donnions l’exemple contagieux de la démagogie triomphante. Dans ces deux cas, c’est la guerre ; mais ces deux cas, les acceptons-nous ? Non. Eh bien ! dans tous les autres cas, la force et la cohésion de l’Allemagne nous sont utiles et avantageuses.

Le travail de l’unité allemande dans les mains de la Prusse semblait, dans les commencemens, devoir réussir. La ligue des trois rois, c’est-à-dire du roi de Prusse, du roi de Saxe et du roi de Hanovre, pour rédiger un projet de constitution et l’opposer à la constitution de Francfort, cette ligue semblait devoir attirer à elle toute l’Allemagne. Les vingt-huit petits états allemands qui avaient trop promptement peut-être donné leur adhésion à la constitution de Francfort, parce qu’ils cherchaient à qui et à quoi se rattacher, ces vingt-huit états avaient transporté bien vite leur adhésion au projet de constitution des trois rois. La Bavière alors ne semblait pas non plus éloignée de se rattacher à ce projet ; mais, il ne fallait pas s’y tromper, ce qui faisait le crédit du projet des trois rois, c’est qu’il était opposé au projet de Francfort. Comme il était moins démocratique que le projet de Francfort, et surtout qu’il médiatisait moins les petits états et respectait plus leur indépendance, ces petits états n’avaient pas hésité à choisir de deux maux le moindre, et à passer de Francfort à Berlin ; mais aussi, à mesure que le danger de Francfort devenait moindre, à mesure qu’ils craignaient moins la médiatisation démocratique, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas, à l’aide de quelque nouvel événement, échapper au joug de Berlin, comme ils avaient échappé au joug de Francfort à l’aide de Berlin.

Ces événemens nouveaux n’ont pas manqué. La Prusse elle-même, en détruisant l’insurrection badoise, détruisait un des dangers dont la peur lui créait des alliés. En même temps, l’Autriche, victorieuse déjà en Italie, l’était encore en Hongrie avec l’aide de la Russie, et elle pouvait recommencer à s’occuper de l’Allemagne Il ne faut pas se dissimuler que la réapparition de l’Autriche sur la scène politique a contrarié la marche de la Prusse vers le système d’unité qu’elle voulait fonder. L’unité, telle que l’entendait la Prusse, lui était favorable. Elle devenait la suzeraine de tous les états allemands, et l’Autriche restait en dehors de cet empire germanique fondé par la politique prussienne. Dans ce système aujourd’hui bien ébranlé, sinon détruit, l’unité allemande était représentée par une diète composée d’élus du peuple allemand. Or, nous croyons qu’il y a en Allemagne deux idées ou deux besoins que les excès de la démagogie ont momentanément étouffés, mais qui reparaîtront infailliblement, et qui doivent avoir une part dans les institutions du pays : d’une part, l’idée et le besoin de la liberté ; de l’autre, l’idée et le besoin d’une unité plus intime et plus efficace que celle du Zollverein. Les assemblées représentatives qui existent dans chaque état de l’Allemagne suffisent au besoin de liberté ; mais une diète élective, un parlement allemand, non plus avec les prétentions du parlement de Francfort, peut seul suffire au besoin d’unité. En restant fidèle à cette cause de l’unité, la Prusse avait donc l’intelligence des sentimens de l’Allemagne ; mais ce qui gâtait sa cause, c’est qu’en la défendant, la Prusse défendait aussi son propre intérêt.

Une fois que les petits états ont vu reparaître l’Autriche sur la scène, ils ont commencé, disons-nous, à se détacher de la Prusse. La Bavière a donné le signal ; nous n’en sommes pas étonnés elle en avait le droit à tous égards. Elle est le plus puissant des états inférieurs de l’Allemagne ; de plus, elle avait fait ses réserves. Elle se plaignait que, dans le projet prussien de constitution allemande, l’Autriche fût exclue de l’Allemagne, et sous ce rapport nous partageons l’avis de la Bavière. Une constitution allemande qui exclut l’Autriche n’est pas la vraie constitution de l’Allemagne : c’est une constitution factice et partiale. Nous ne voulons pas prendre parti dans la lutte du slavisme et du teutonisme en Autriche ; cependant nous avons de la peine à nous habituer à croire que les vraies racines de l’Autriche ne soient pas en Allemagne, et que l’empereur François-Joseph soit le successeur d’Ottocar : l’Autriche est une puissance allemande, et tout ce qui sera fait en Allemagne pour empêcher que l’Autriche n’ait sa part et son rang dans le gouvernement de l’Allemagne nous paraîtra injuste et dangereux. Nous n’hésitons donc pas sur ce point à nous rattacher à la politique bavaroise, telle que l’a exposée, avec un rare talent, M. de Pfordten, ministre des affaires étrangères en Bavière. « La Bavière, disait M. de Pfordten le 21 septembre, reste et doit rester fidèle à ce principe : ne point décider la question de la direction de l’état allemand, de manière à rendre impossible l’adhésion de l’Autriche ; ne point accorder par conséquent à la Prusse une suprématie héréditaire… Tant que l’Autriche n’entre point dans la fédération, la Prusse doit garder la présidence et la direction ; mais, du moment que l’Autriche adhérera, la présidence et la direction doivent passer tour à tour de la Prusse à l’Autriche et de l’Autriche à la Prusse. La Prusse n’ayant pas accédé à ces principes, il s’ensuivait que l’idée d’un état fédératif, tel que nous le concevons, disparaissait complètement, car, en prenant la direction de l’état allemand, la Prusse s’arrogeait aussi le droit de le représenter à l’extérieur et de choisir tous les agens diplomatiques, — plus, le droit de garantir la paix extérieure de l’empire et de prendre les mesures nécessaires au maintien de cette paix ; elle devait enfin décider seule de la paix et de la guerre. » Voilà les prétentions de la Prusse, et c’est à ces prétentions que la Bavière résistait, stipulant en quelque sorte pour l’Autriche, mais au fond stipulant pour elle-même et pour les petits états de l’Allemagne, que le système prussien médiatisait infailliblement.

En défendant ainsi la cause des petits états, la Bavière est-elle devenue plus populaire en Allemagne ? En Bavière même, les principes de M. de Pfordten sont loin d’être unanimement accrédités. Le Correspondant de Nuremberg fait remarquer que M. de Pfordten ne défendait point contre la Prusse une grande cause morale, celle de l’unité de l’Allemagne ; il défendait ce qu’on appelle en Allemagne le particularisme bavarois. Les particularistes, en Allemagne, sont ceux qui préfèrent à l’Allemagne unitaire qu’on rêvait à Francfort l’existence individuelle des petits états de l’Allemagne. Le Correspondant de Nuremberg fait remarquer en même temps que, dans cette régénération entre la Prusse et la Bavière, c’étaient deux particularismes qui étaient aux prises : le particularisme bavarois et le particularisme prussien. Le Correspondant, en effet, n’est pas dupe de l’attachement que la Prusse affecte pour l’unité de l’Allemagne. Elle veut l’unité de l’Allemagne à la condition que la Prusse en sera la tête : elle veut, pour parler le langage savant des journaux allemands, elle veut l’hégémonie prussienne bien plus que l’unité allemande.

Le particularisme est bien plus en faveur dans les cours que dans le peuple. Comme, l’Allemagne a long-temps souhaité et appelé l’unité, elle ne peut pas encore se décider à y renoncer, et elle en cherche la moins inexacte image, n’espérant pas en avoir la réalité. Les petits états, au contraire, chérissent le particularisme c’est-à-dire leur indépendance individuelle. Ils sentent bien qu’ils ne sont pas assez forts pour se protéger eux-mêmes contre les insurrections qui éclateraient sur leur territoire. Il leur faut donc quelque part une gendarmerie qui maintienne l’ordre chez eux, et tant que l’Autriche avait sur les bras l’Italie et la Hongrie, il n’y avait que la Prusse qui pût servir de gendarmerie en Allemagne. Les petits états se rattachaient donc à la Prusse. Depuis la recouvrance de l’Autriche, les petits états ont eu à choisir entre deux gendarmeries et ils se sont naturellement tournés vers celle qui, par ses traditions semblait la plus favorable à l’existence des petits états et qui n’avait jamais penché vers le système des médiatisations.

Une fois que la Bavière a eu donné le signal de la résistance à l’hégémonie prussienne, la Saxe et le Hanovre l’ont suivie, oubliant peu à peu la ligue des trois rois. La Saxe a déclaré qu’elle n’avait pas eu l’intention, en signant le pacte des trois rois, de violenter le consentement des autres états allemands, et qu’il fallait attendre ce consentement. Le Hanovre, de son côté, a dit qu’il ne pouvait prendre part aux mesures proposées par la Prusse pour l’élection d’un parlement germanique avant d’avoir le consentement des autres états allemands.

Pendant que les petits états de l’Allemagne prenaient à l’égard de la Prusse cette attitude froide et réservée, que faisaient l’Autriche et la Prusse ? Nous sommes forcés ici, quel que soit notre penchant déclaré pour la Prusse, de remarquer qu’elle menait à la fois deux négociations et qu’elle avait deux politiques, nous ne disons pas opposées l’une à l’autre, mais séparées l’une de l’autre, se réservant sans doute de choisir définitivement celle qui réussirait le mieux. Elle avait une politique libérale, c’est-à-dire un système selon lequel l’unité de l’Allemagne, réalisée au profit de la Prusse, avait cependant une représentation populaire. La diète en effet, dans ce système, était divisée en deux chambres, celle des princes et celle du peuple. C’est en traitant avec les petits états que la Prusse essayait de faire réussir cette politique qui se sentait encore de l’année 1848 et des institutions essayées dans cette année tumultueuse. Nous avons montré quels obstacles ou plutôt quelle froideur progressive cette politique avait rencontrée dans les petits états. À la cour de Prusse, cette politique avait aussi ses adversaires, qui lui reprochaient précisément sa couleur de l’an passé et qui favorisaient l’autre politique.

Cette autre politique était de s’entendre avec l’Autriche, de renoncer à l’idée d’une hégémonie exclusive, idée impossible à accomplir depuis la réapparition de l’Autriche en Allemagne. Chose curieuse ! si la Prusse se servait de l’unité allemande et du parlement germanique, ces deux mot de 1848, dans sa négociation avec les petits états de l’Allemagne, l’Autriche, à son tour, se servait aussi contre la Prusse d’une institution de 1848, nous voulons parler du lieutenant-général de l’empire. ; On se souvient comment l’archiduc Jean fut nommé lieutenant-général de l’empire. Quand le parlement de Francfort se déchira et se dispersa, la Prusse, qui à ce moment prit en main la direction des affaires de l’Allemagne, la Prusse avait espéré que l’archiduc Jean donnerait à son profit la démission de sa lieutenance-générale. L’archiduc n’en fit rien et garda précieusement son titre. Le pouvoir lui manquait ; mais non le droit, et c’est ce droit qu’il n’a voulu abdiquer qu’entre les mains de l’Autriche et de la Prusse réunies, pensant sans doute que l’union de ces deux puissances représentait l’unité de l’Allemagne, dont il avait été lui-même pendant quelque temps la personnification.

Cette union, en effet, s’est faite, et une commission de direction, nommée par la Prusse et par l’Autriche, est chargée aujourd’hui de diriger les affaires de l’Allemagne jusqu’à la rédaction définitive d’une nouvelle constitution fédérative. Ce provisoire-là peut durer long-temps. Depuis l’établissement de cette commission, quel est vraiment l’état de l’Allemagne ? Quelle est l’attitude des divers partis, si la lassitude des esprits et le trouble des consciences permettent encore de croire qu’il y a des partis en Allemagne ?

Il y a encore en Allemagne un parti de l’unité ; mais cette unité tant rêvée et si malheureusement cherchée, où la mettre ? Comment la réaliser ? La Prusse se donne encore pour la protectrice de l’unité allemande ; elle entend cette unité comme on l’entendait à Francfort, et elle la réalisera, dit-elle, dans un parlement germanique dont elle veut, dès ce moment, préparer l’élection. Beaux projets ! mais ce parlement germanique qu’annonçait le pacte des trois rois, il n’y a plus déjà que la Prusse qui l’invoque. La Saxe et le Hanovre l’ajournent. M. de Radowitz, un des inventeurs et des plus éloquens défenseurs du juste milieu libéral que la Prusse essaie de créer, entre 1848 et 1849, ces deux années contradictoires, M. de Radowitz disait naguère en parlant de l’unité allemande, telle que la Prusse voulait la constituer : « Nous la ferons avec tous, avec beaucoup, ou avec peu ; mais nous la ferons. » Le mot était fier il était possible quand il été dit ; il devient chimérique aujourd’hui. L’union de la Prusse et de l’Autriche est aujourd’hui la seule unité possible de l’Allemagne. C’est un singulier dénoûment de tant d’espérances et de tant de complications ; mais c’est un dénoûment : il n’est pas merveilleux ; il ne plaira pas à tout le monde, mais c’est un dénouement, qu’on le sache bien, en ce sens que tout ce qui précède cette entente nécessaire, sinon cordiale, de la Prusse et de l’Autriche se trouve radicalement aboli, et, par exemple, le pacte des trois rois et le parlement germanique, et les élections qui devaient l’enfanter. La Prusse aura beau dire : le jour où elle a signé sa convention avec l’Autriche, ce jour-là elle a renoncé à la politique du pacte des trois rois et au parlement germanique. Nous trouvons dans la Gazette d’Augsbourg 18 octobre quelques réflexions sur la portée et les conséquences de cette alliance des deux puissances qui sont pleines de justesse, quoique écrites d’un ton tranchant et absolu. Le juste milieu libéral de M. de Radowitz, le parlement allemand, l’accession successive des trente-huit états de l’Allemagne au projet de constitution du pacte des trois rois, tout cela est une idée et un procédé compliqués. Qu’est-ce que cette éternelle négociation avec trente-huit petits états dont beaucoup ne sont pas maîtres chez eux ? Ne vaut-il pas mieux n’avoir à s’entendre qu’avec l’Autriche ? Si l’on tendait à l’hégémonie, quelle hégémonie que celle qui, pour se fonder, avait besoin d’employer les mouvemens populaires, et qui faisait perdre à la Prusse en personnalité et en caractère ce qu’elle prétendait lui faire gagner en puissance ? Ne sait-on pas d’ailleurs la profonde aversion du roi pour les agitations révolutionnaires ? L’alliance l’Autriche rompt les liens qui pouvaient exister entre la Prusse et la révolution. De plus, si l’on veut être libéral, c’est la manière la plus efficace et la plus honnête de l’être. Il est vrai que pour le moment l’état fédéral, le Bundesstaat, le mot cabalistique, risque fort de se réduire à une fédération d’états, au Staatenbund ; mais la fédération d’états pourra devenir un état fédéral, si c’est l’intérêt de l’Allemagne, si la Prusse et l’Autriche s’en convainquent, et, pour opérer cette conversion, il ne faudra que la bonne entente des deux gouvernemens, au lieu de la lente et pénible votation des trente-huit états, compliquée encore de la votation d’un parlement allemand.

Ces réflexions du correspondant de la Gazette d’Augsbourg nous semblent résumer fidèlement la question. Oui, au lieu des machines compliquées que le pacte des trois rois essayait de mettre en mouvement, la commission intérimaire est quelque chose de fort simple. C’est le duumvirat de l’Autriche et de la Prusse. L’Allemagne n’a plus aujourd’hui que deux têtes. Ce duumvirat essaiera-t-il de beaucoup gouverner ? Essaiera-t-il de préparer une constitution fédérale ? Nous ne le croyons pas. Il se contentera de modifier quelque peu l’acte fédéral de 1815 et laissera aux petits états leur indépendance nominale, en leur assurant en même temps l’ordre et la paix dans le cercle de leur territoire. Il n’y aura pas de médiatisations ; la Prusse a sauvé les états allemands de la médiatisation démocratique et l’Autriche les a sauvés de la médiatisation prussienne.

Ce dernier mot indique ce que la Prusse a perdu au dénoûment actuel : elle a perdu la chance qu’elle voyait s’ouvrir d’unir l’Allemagne sous sa suzeraineté ; mais cette chance, elle ne pouvait la tenir pour assurée que si l’Autriche démembrait, et de ce côté l’Allemagne perdait tant, qu’il nous est impossible de croire que la Prusse y gagnât beaucoup.

Comme les journaux expriment toujours les situations en les exagérant, les journaux de Vienne n’ont pas manqué de rire beaucoup de cette dernière déconfiture de l’unité allemande, qui se faisait prussienne, pour être quelque chose, et qui n’a même pas pu parvenir à exister tant bien que mal sous cette forme. Y a-t-il, dit le Lloyd de Vienne, y a-t-il quelqu’un encore d’assez simple pour croire à l’unité de l’Allemagne ? — Non, personne ne peut plus y croire ; mais beaucoup la regretteront et sauront gré à la Prusse des efforts qu’elle aura semblé faire pour défendre cette unité. Ce sera pour la Prusse une force d’opinion qu’elle n’aura peut-être pas beaucoup méritée, puisqu’elle effaçait l’unité allemande sous l’hégémonie prussienne ; mais elle en profitera cependant, et elle pourra, dans le duumvirat, se dire plus allemande que sa rivale et le faire croire au dehors.

Les railleries des journaux autrichiens à propos des mésaventures de l’unité allemande nous auraient beaucoup choqués, nous autres vieux libéraux qui voyions dans cette unité une idée libérale, qui, mal conçue et plus mal exprimée, nous plaisait cependant par son origine ; ces railleries, disons-nous, nous auraient beaucoup plus choqués, si, en même temps qu’ils raillaient l’unité, ces journaux ne défendaient pas la liberté. C’est au nom de la liberté même que les journaux de Vienne combattaient l’unité, et ceci fera connaître un des côtés encore de la polémique allemande. Qu’avons-nous besoin, disaient en effet beaucoup de libéraux allemands, à Vienne et à Berlin surtout, qu’avons-nous besoin du parlement germanique ? N’avons-nous pas un parlement à Vienne, à Berlin, à Munich, à Stuttgard, à Dresde, à Carlsruhe ? Ce sont ces institutions libérales, appropriées aux mœurs et aux intérêts de chaque contrée allemande, qu’il faut défendre et développer, et non pas un parlement germanique, qui est dangereux s’il est tout, qui est ridicule s’il n’est rien. Le parti libéral, qui, dans les divers états de l’Allemagne, pensait et parlait ainsi, n’a pas beaucoup regretté la chute du parlement de Francfort, mais nous ne savons pas s’il est très satisfait du duumvirat austro-pussien.

En face des complications et des incertitudes de la question allemande, quelle doit être la politique de la France ? Sa politique doit être, selon nous, simple et honnête. La France doit souhaiter tout ce qui pacifiera et fortifiera l’Allemagne. Hors de cette règle, nous ne voyons que machiavélisme d’autrefois et impuissance d’aujourd’hui.


Ce qui vient de se passer ici dans l’espace de trois jours, nous écrit-on de Madrid, confirme l’opinion de l’un de vos plus spirituels moralistes : il y a des choses vraies qui ne sont pas vraisemblables. Depuis quelques mois, les camarillas de la reine et du roi, quoique opposée entre elles sur plusieurs endroits et visant à des buts contraires, travaillant en commun à la chute du ministère Narvaez, les amis du roi pour rétablir le despotisme, ceux de la reine pour donner les rênes de l’état à des hommes qui leur seraient dévoués et qui se prêteraient à leur cupidité et à leur ambition. L’explosion de ces mines eut lieu le 12 de ce mois. Voici un récit très exact des événemens de cette journée à jamais mémorable dans les fastes du ridicule. — La reine reçut, vers les trois heures de l’après-midi, un billet de son auguste époux, dans lequel, se rapportant à des entretiens antérieurs, il lui disait que le moment était arrivé de renvoyer les ministres, qu’ils abusaient de la confiance de sa majesté, qu’ils gaspillaient le trésor, et enfin qu’ils s’étaient rendus indignes de la confiance du trône. Ce billet fut remis par la reine au comte de Pino Hermoso, chef de la maison du roi, pour qu’il le montrât à son frère, le marquis de Molins, ministre de la marine. Celui-ci s’empressa de le communiquer au duc de Valence, qui se rendit immédiatement au palais. Les deux reines, le roi et le duc de Rianzarès se trouvaient réunis. Le président du conseil fut introduit et présenta immédiatement sa démission et celle de ses collègues ; mais la reine-mère et son époux s’opposèrent vigoureusement à cette résolution, sur laquelle le roi insistait, comme sur une affaire de conscience. Les argumens les plus forts, les remontrances les plus amères, les reproches d’ingratitude, d’ignorance des affaires publiques, de servilité envers son confesseur, rien ne put l’ébranler. La jeune reine gardait le silence, pleurait de temps à autre, et, quand on la pressait pour qu’elle mit un terme à cet état de choses, elle disait : Je ne ferai que ce que Paquito voudra. » Enfin, le duc de Valence se retira, et quelques minutes après, tous les ministres envoyèrent leur démission. Rien n’est comparable à la stupeur, à l’étonnement, aux éclats de rire qu’excita dans le public la liste des nouveaux ministres, qui commença à circuler dans la ville vers les cinq heures du soir. C’étaient : pour la présidence du conseil et le ministère de la guerre, le comte de Clonard, général obscur, connu seulement par son fanatisme religieux et sa dévotion outrée ; — pour l’intérieur, le général Trinidad Balboa, célèbre par les horribles assassinats commis par ses ordres, lors de son commandement dans la Manche contre les factieux : il a publiquement accusé d’avoir fait fusiller des femmes enceintes et des enfans en bas âge ; — pour les finances, don Vicente Armesto, entièrement inconnu dans le monde politique, employé inférieur dans un bureau de comptabilité, à 3,000 fr. d’appointemens ; — pour la justice, don Jose Manresa, avocat sans procès, que nous appelons de guardilla (mansarde), homme obscur, ignorant et ridicule : huit jours avant son élévation, il avait été condamné à trois mois de prison et à une amende comme calomniateur ; pour l’exécution de cette sentence, on n’attendait que l’approbation d’une cour supérieure ; — pour les affaires étrangères, don Salvador Zea Bermudez, et pour la marine, don José Bustillos, tous deux absens : ils n’ont pas trempé dans le complot, et on ne les a nommés que pour se donner le temps d’en nommer d’autres.

Le duc de Valence, accompagné d’un aide-de-camp, l’un et l’autre habillés en bourgeois, — se promenait ce soir-là par les rues de la capitale. En traversant la Puerta del Sol et le Prado, il fut l’objet d’une ovation bruyante. Tout le monde s’empressa de le saluer et de le féliciter. En rentrant chez lui, il trouva ses salons encombrés d’hommes de tous les partis et de toutes les classes de la société. Je n’exagère pas en disant que j’y ai vu des milliers de personnes. Il en était de même chez tous les autres ministres.

Le lendemain, à peine les nouvelles nominations furent-elles publiées dans la Gazette, que ce fut un sauve-qui-peut général des employés publics. La cour suprême de justice (cour de cassation), le tribunal suprême de guerre et marine, le conseil royal, tous les tribunaux, le capitaine-général, le gouverneur et le chef politique de Madrid, les sous-secretaires, chefs de division, les autres employés des ministères, les inspecteurs de toutes les armes, les chefs de tous les corps de la garnison, la cour des comptes, les directeurs-généraux, jusqu’à de pauvres copistes des bureaux, donnèrent leur démission. Et les gens de se grouper dans les rues, et les sarcasmes, et les éclats de rire, et les épigrammes de voler de bouche en bouche. Le rapport de police, qu’on envoie tous les jours au ministère, annonçait la plus grande tranquillité dans la capitale, malgré le mécontentement public, et l’impopularité des dernières mesures. Il est vrai, ajoutait-on, qu’on avait observé quelques mouvemens dans la Puerta del Sol ; mais c’était seulement une explosion d’enthousiasme en voyant passer le duc de Valence. C’est à ce point que l’on méprisait les nouveaux ministres et qu’on affrontait leurs vengeances.

Pendant que ces choses se passaient dans la ville, la scène changeait entièrement dans les hautes régions. La reine, ne voyant pas paraître sa mère, qui lui fait tous les matins une visite, envoya savoir de ses nouvelles. On lui fit répondre que sa majesté était trop affectée de la scène de la veille, et qu’elle ne pouvait pas se résoudre à rentrer dans une maison où l’on faisait si peu de cas de ses conseils. En recevant ce message, la reine monta immédiatement en voiture et se transporta chez la reine Christine : elles restèrent enfermées pendant une heure. Isabelle retourna au palais fit appeler son mari, lui fit les plus sévères remontrances, et n’obtint de lui que cette réponse : Isabelita, le confieso que soi un majadero ; à ma chère Isabelle, je t’avoue que je suis un nigaud. » Le duc de Valence fut immédiatement appelé et prié, avec les plus vive Instances, de recomposer son ministère. Le duc opposa la plus vive résistance, et il ne céda qu’aux considérations d’intérêt public et de dévouement à la monarchie. Sur ces entrefaites, le comte de Clonard se fit annoncer. Il venait travailler avec sa majesté et lui faire signer une centaine de décrets. Introduit en la présence de la reine et du duc, il lui fut ordonné de signer la déposition de son ministère et la nomination de l’ancien.

Toute la trame ayant été bientôt découverte, il fallait procéder à la punition et à l’éloignement des coupables. Furent mis en prison la nuit même : l’ex-ministre Balboa, envoyé le lendemain à Ceuta ; l’ex-ministre Manresa, élargi immédiatement ; le révérend père Fulgencio, confesseur du roi : il a été le principal auteur de la conspiration ; il appartient à la congrégation des pères de las escuelas pias (écoles pieuses) ; il fit une longue résistance aux agens de police, mais, voyant qu’on était décidé à employer la force, il se laissa conduire ; on a trouvé parmi ses papiers son portrait, habillé en évêque (il ne l’est pas), quatre boites remplies de quadruples, un gros paquet de billets de banque et des correspondances compromettantes ; — sœur Patrocinio, religieuse du couvent de Jesus-Maria, célèbre depuis long-temps par les miracles qu’elle prétendait faire et par les plaies de ses mains, imitées de celles du Sauveur : c’est elle qui faisait croire au roi qu’elle avait des révélations, et que c’était la volonté de Dieu qu’on fît tomber le ministère et le système constitutionnel ; elle ne voulait pas absolument se laisser prendre, et il a fallu employer l’autorité du nonce de sa sainteté pour vaincre sa résistance ; — D. Martin Rodon, secrétaire du roi ; — les gentilshommes de la chambre du roi Melgar, Baena et Quiroga, celui-ci frère de sœur Patrocinio. Le père Fulgencio et la religieuse sont partis sous escorte : le premier pour son couvent d’Archidona, en Andalousie, la seconde pour un couvent de Badajoz. Les autres sur différens points de la péninsule.

Ainsi a fini cette farce ridicule qui, prolongée un jour de plus, aurait pu être féconde en conséquences. On est autorisé à croire que la très forte garnison de Madrid ne serait pas restée passive. Par suite des événemens du 20, on a jugé convenable de faire abandonner au roi le gouvernement du palais et du patrimoine de la couronne dont il était depuis quelques mois investi. Ces attributions sont désormais transportées au ministère d’état. Le roi ne s’est pas prêté de bon gré à cet arrangement et, pour montrer son dépit, il a fait faire ses préparatifs de voyage pour le Pardo. Le général Narvaez, instruit de cette résolution, s’est rendu chez le prince, avec qui il a eu une longue entrevue, et l’ordre de départ a été révoqué. Tout est calme maintenant dans les hautes régions, et les ministres ont dîné avec le roi et la reine en signe de réconciliation. Les fonds, publics qui avaient baissé, le 20, jusqu’à 23 et quart s’élevaient, le 25, à 27 et demi, et la tranquillité la plus parfaite régnait dans Madrid.


AFFAIRES DE BUENOS-AYRES.

Est-ce donc une guerre éternelle que nous avons résolu de mener sur les rives de la Plata ? Depuis bientôt douze ans qu’elle est allumée, qu’avons-nous gagné, soit en honneur, soit en crédit, soit en garanties ? Où est le prix du sang versé par nos marins, la compensation des sacrifices de notre commerce, le dédommagement des dépenses faits par le budget de l’état ? Le renom de la France a-t-il grandi en Amérique ? Quelle extension y a prise notre influence ? Notre navigation s’y est-elle accrue ? Nos manufactures y ont-elles obtenu de nouveaux débouchés ? Bien des amiraux ont passé dans cette question, et des consuls, et des plénipotentiaires : eh bien ! a-t-elle fait un seul pas en avant ? Sait-on mieux ce qu’on veut et surtout ce qu’on peut ? Étrange affaire, où la France et son gouvernement ont été constamment entraînés contre leur gré, en dépit de leurs ordres, par les agens chargés de les exécuter ! L’heure n’est-elle pas venue, enfin, de saisir la nation elle-même de cette grande question ? Ne faut-il pas la poser devant le pays, consulter le vœu national, avant de briser le pacte qui vient de s’interposer entre tous les partis en armes, avant de nous rejeter dans une guerre interminable ? car on dit que telle est la pensée du gouvernement, et qu’un nouvel envoyé va partir pour signifier au gouverneur de Buenos-Ayres notre refus de ratifier la convention de paix signée au mois de mai dernier par M. le contre-amiral Le Prédour, plénipotentiaire de la France. N’est-il donc aucun moyen d’exposer nettement, sincèrement, l’état des choses ; de présenter les prétentions et les droits de chacun en ôtant aux débats leur passion à la discussion son acrimonie ; de mettre enfin tous les esprits de bonne foi en mesure de se prononcer avec connaissance de cause dans cette question qui chaque jour semble s’envelopper de ténèbres nouvelles ?

Nos démêlés avec Buenos-Ayres se rattachent à deux périodes différentes, dont chacune offre un caractère marqué, une phase distincte de l’affaire : l’une s’arrête au traité signé par l’amiral de Mackau le 29 octobre 1840 ; l’autre commence en 1842, il s’agit de savoir si nous sommes arrivés aujourd’hui à une conclusion. Dans la première période, nous exigions des indemnités pour nos compatriotes lésés, nous demandions réparation des insultes qui leur avaient été faites ; dans la seconde, nous n’avons ni outrage à venger ni indemnité à réclamer : c’est seulement pour assurer l’indépendance de l’État Oriental que nous intervenons. Notre premier blocus poursuivait un but purement français, et, guidés par les instructions de M. Thiers, nous avons obtenu satisfaction pleine et entière ; le second se fait au bénéfice d’un tiers, et il s’éternise. Cependant ces nuances ne sont pas si bien tranchées, qu’elles ne se fondent un peu l’une dans l’autre : ainsi, pendant la première période, malgré les instructions les plus précises de notre gouvernement, malgré ses injonctions les plus obligatoires, nos agens avaient enchevêtré l’intérêt français et les intérêts de l’État Oriental à ce point, que la plus grande difficulté qu’ait trouvée l’amiral de Mackau pour faire un traité vraiment national a été de les séparer et de donner à chacun son importance relative. La Revue en a rendu compte dans le temps[1]. Aujourd’hui on s’efforce de présenter la cause de la France comme tellement enchaînée au maintien du gouvernement actuel de Montevideo, que notre existence dans la Plata doive périr du même coup qui frapperait ce gouvernement.

Au fond, peu nous importe cependant que les deux rives de la Plata soient sous un même pouvoir, ou obéissent à deux pouvoirs différens. L’intérêt sérieux, réel de la France, c’est que le pays soit gouverné par une autorité sage, protectrice des droits de tous, qui garantisse à notre commerce sa liberté, et à nos nationaux qui vont s’établir dans ces immenses contrées toute sécurité pour leurs personnes et leurs propriétés, sous la seule condition de respecter la loi du pays et de ne pas s’y constituer instigateurs de révolutions. Si la France a garanti l’indépendance de la république de l’Uruguay, c’est par générosité plutôt que par intérêt propre. Pour arriver à identifier à nos yeux la cause de Montevideo avec la nôtre, il a fallu d’un côté présenter le gouvernement actuel de cette ville comme l’expression réelle du pays, ayant pour les Français un penchant de préférence, les appelant dans son sein, leur assurant tous les privilèges des nationaux, en un mot faire luire aux yeux de la France, dans une mirage un peu confus, l’espérance de transformer un jour l’État Oriental en colonie française ; et, d’autre part, peindre le général Rosas comme une espèce de monstre dans l’ordre social, animé de sentimens haineux contre les étrangers, ne rêvant la conquête de l’Amérique méridionale que pour donner carrière à ses instincts féroces, et chasser du Nouveau-Monde et la civilisation et les enfans de l’Europe. On a fait sur ce double thème des tableaux saisissans, qui ont ébranlé les imaginations et passionné notre pays ; mais personne ne s’est donné la peine d’en vérifier l’exactitude.

Loin de nous l’idée de justifier les actes de la politique terrible qui pillait convenir aux races espagnoles de l’Amérique. Nous n’avons pas à fouiller la vie antérieure du général Rosas, nous ne devons le juger que dans ses nippons avec la France. Ce sont les ennemis mortels du général Rosas, les exilés argentins, ses adversaires politiques, vaincus par lui, chassés par lui de leur patrie, qui ont porté sa réputation en Europe, et ils ne l’ont pas ménagé. Victimes intéressantes sans doute des luttes sanglantes, impitoyables de leur pays, ils firent de leur vainqueur un atroce bourreau, un tigre se complaisant au carnage, et la France, qui se déclare toujours pour les opprimés, prit leur parti et s’inspira de leurs haines. Il faut le dire d’ailleurs, le gouvernement de Buenos Ayres sévère, inexorable dans l’application de ses lois, avec son administration disciplinaire, fort peu sympathique aux révolutionnaires et aux professeurs de barricades, ne plaisait guère à un certain nombre de nos émigrans français ; combien mieux ils aimaient l’allure débraillée de Montevideo, où ils pouvaient déblatérer sans contrainte, sous une autorité qu’ils dominaient, avec un gouvernement qui était leur œuvre, gouvernement dont Mazzini a donné le spectacle à l’Europe, soumis aux condottieri de Garibaldi ; car c’est à Montevideo, dans la légion étrangère subventionnée par nous, que Garibaldi et ses bandes ont fait l’apprentissage de cette étrange administration républicaine qu’il nous a fallu détruire dans Rome à coups de canon ! Quant au gouverneur de Buenos-Ayres, tout occupé de constituer fortement son pays, d’en faire une nation souveraine, par des moyens que l’histoire jugera, mais sur lesquels nous ne sommes pas appelés à nous prononcer ; peu soucieux d’ailleurs de son renom en Europe, ne songeant pas que l’orage pût le menacer de ce côté, il laissait ses ennemis le noircir, sans daigner justifier ses actes. Voilà comment nous avons été amenés à faire dans la Plata une guerre personnelle au général Rosas, et à considérer la cause de Montevideo comme notre propre cause. On nous dit que, si le général Rosas ou son allié Oribe entraient à Montevideo, la population entière et nos compatriotes seraient impitoyablement massacrés, et nous le crûmes. Il ne nous vint pas à l’esprit qu’Oribe a gouverné pendant quatre ans la République Orientale, que son administration a été la plus haute expression de la civilisation dans ce pays ; qu’en ce moment même la presque totalité des étrangers qui habitent les rives de la Plata, et de ce nombre 14 ou 15,000 Français, la partie vraiment intéressante de notre émigration, vouée à des travaux utiles sous l’abri de l’ordre et des lois, sont, dans la province de Buenos-Ayres, sous le couteau de l’effroyable égorgeur, et qu’ils jouissent tous de la protection la plus complète dans leurs personnes et dans leurs biens. Ne serait-il pas temps enfin de rentrer dans la logique des faits, d’abandonner la politique de la haine, de la passion et d’une passion malheureuse, pour la politique sérieuse, utile, pour la politique des intérêts ?

Posons nettement les termes de l’affaire en litige : la République Orientale, dont Montevideo est la capitale, a été constituée, en 1828, comme état souverain et indépendant, pour servir de boulevard entre le Brésil et la confédération argentine. Cette indépendance, le général Rosas l’a reconnue dans le traité du 29 octobre 1840, traité dont il a d’ailleurs exécuté rigoureusement toutes les clauses mais la France avait, en 1838, porté atteinte à cette indépendance, quand elle s’unit au général Rivera pour renverser Oribe, le président légal. Et voici qu’en 1842, ce même Rivera, chef de la ligue qui avait juré une guerre à mort au général Rosas, franchit la frontière argentine à la tête de l’armée orientale, vient provoquer sur son propre territoire le gouverneur de Buenos-Ayres et lui livrer bataille : il est battu et s’enfuit. Le général Rosas ordonne alors à son armée d’user de son droit de guerre, de poursuivre sa victoire, de franchir à son tour la frontière orientale pour aller à Montevideo restaurer le président légal Oribe. Tel est le droit dont il ne veut pas se relâcher droit que nous lui contestons depuis sept ans, contre lequel nous intervenons en donnant pour raison que le rétablissement du général Oribe, son ami, son protégé, lui assurerait sur la République Orientale un moyen d’influence qui compromettrait l’indépendance de cet état.

Faisons maintenant notre bilan de guerre : combien nous coûte notre intervention actuelle de la Plata, et que nous rapporte-t-elle ?

Ce qu’elle nous coûte, on peut le formuler en chiffres : l’entretien de la division navale s’élève à 1,500,000 fr. ; nous donnons à la légion de Montevideo une subvention de 2,400,000 francs ; le commerce que nous paralysons ferait annuellement pour 50 millions d’affaires, particulièrement en articles de Paris, en soieries de Lyon, en objets manufacturés, en vins, en eaux-de-vie, ce qui amènerait un mouvement de navigation d’une centaine de navires de fort tonnage à cause des retours encombrans et assurés en cuirs, laines, crins. Et que produit notre intervention ? Rien. Jamais l’emploi de la force armée ne fut frappé de plus d’impuissance. La guerre que nous entretenons n’a d’autre effet que de plonger dans une misère affreuse le malheureux pays que nous prétendons protéger.

Eh bien ! la convention de M. Le Prédour met fin à ce déplorable état de choses ; elle rouvre à notre commerce le débouché de la Plata, dont il a un si grand besoin ; elle allége notre budget d’une contribution de guerre que, dans l’état actuel de nos finances, nous sommes coupables d’imposer à la France. Enfin, cette convention, qui stipule si bien l’intérêt de la France, blesse-t-elle notre honneur ? Nous allons en donner une courte analyse. L’article 1 suspend les hostilités. L’article 2 désarme la légion étrangère de Montevideo. L’article 3 fait évacuer tout le territoire oriental par les troupes argentines, subséquemment au désarmement des légionnaires. Sans doute il eût été préférable que les deux opérations fussent simultanées : dans tous les projets antérieurs cette simultanéité avait été admise par le général Rosas ; mais faut-il que nous compromettions la pacification pour une condition secondaire et purement de forme ? Ou donc placerions-nous l’orgueil de la France ? Les articles 4 et 5, qui rétablissent le statu quo ante bellum, n’ont jamais fait un point de doute ; ce qu’ils stipulent se retrouve dans les conditions acceptées par M. Gros. Par l’article 6, qui reconnaît la navigation du Parana comme navigation intérieure de la confédération argentine, le général Rosas insiste pour qu’on l’applique à son pays le droit commun des nations, qui semble lui avoir été un peu contesté. L’article 7, dans sa phraséologie singulière, n’a d’autre portée que de consacrer en faveur de la confédération argentine tous les droits d’état souverain et indépendant. Il y a, dans cette insistance à proclamer à la face de la vieille Europe des droits de souveraineté que personne n’a jamais sérieusement contestés quelque chose de puéril qu’il faut pardonner à ces républiques naissantes de l’Amérique. L’article 8 fait une loi à la ville de Montevideo de se soumettre à la convention sous peine d’être livrée à elle-même. Quant aux autres articles, ils sont pour nous sans portée. De son côté, le général Oribe promet l’oubli du passé, garantit la personne et tous les droits des étrangers ; il convoque les collèges électoraux du pays pour la nomination libre du président, se soumettant d’avance à leur décision ; en un mot, l’indépendance de l’État Oriental est proclamée ! Que pouvions-nous exiger de plus ? Un gage ? Mais quel pouvoir indépendant et souverain à jamais donné d’autre garantie de sa parole que sa parole même ?

Comment donc M. le ministre des affaires étrangères pourrait-il faire refuser la ratification de cette convention ? car il est à peu près certain que le général Rosas n’en modifiera aucun des termes. Est-ce qu’on prétendrait recommencer les hostilités, continuer ce qui se fait depuis cinq ans, payer de l’argent de la France la ruine de notre commerce, au profit de l’Angleterre, qui s’est retirée de cette politique impuissante jusqu’à l’absurdité ; soudoyer à Montevideo les mêmes hommes que nous mitraillons à Rome ? Et l’assemblée nationale ratifierai une pareille décision ! Vraiment, cette intervention n’a plus de sens, aujourd’hui que l’émigration française presque tout entière s’est portée dans les provinces argentines, et que Montevideo n’est plus que le refuge d’une poignée d’aventuriers. Ou bien va-t-on, comme on nous l’assure, se livrer à une autre combinaison de guerre, s’appuyer sur le Paraguay, peuple enfant qui voudrait prendre rang parmi les nation sons notre protection, et dont nous ferions servir l’alliance à proclamer la libre navigation du Parana ? Va-t-on chercher à entraîner dans notre sphère d’action l’état d’Entre-Rios, l’un des trois signataires de l’union fondamentale autour de laquelle s’est formée la confédération argentine ? Renouveler, en un mot, quelqu’un de ces projets chimériques que nous n’avons cessé d’enfanter depuis douze ans ? S’il en était ainsi, il ne nous resterait qu’à déplorer la vanité de l’expérience humaine. Aucune de ces combinaisons n’a réussi quand le général. Rosas était réduit à l’extrémité, et nous nous flatterions de quelque succès, aujourd’hui que, g’ace à nos erreurs, il est devenu bien réellement l’homme prestigieux de son pays ; qu’il a une armée nombreuse, fidèle, dévouée, un trésor exubérant, et que sa résistance aux attaques combinées de l’Angleterre et de la France l’a placé dans la confédération argentine comme l’orgueil et l’honneur de sa patrie ! Dans la voie de la guerre, qu’on le sache bien, il ne nous reste plus qu’à tenter une grande expédition : mais, si jamais il pouvait entrer dans l’esprit du gouvernement de lancer nos régimens. Contre les gauchos des pampas, comme autrefois les légions romaines dans les plaines de la Scythie, à la poursuite d’un ennemi qui toujours fuit, et toujours vous harcèle et vous entraîne au désert, nous nous garderions bien de prophétiser le désastre de nos soldats, mais nous ferions connaître aux conseillers imprudens de pareilles mesures quelles difficultés et quels dangers nous attendraient sur l’autre rive de l’Atlantique.




Dans ce bienheureux XIXe siècle, où toutes les digues de la vanité et du faux jugement ont été rompues par le délire et l’impiété de l’esprit, la notoriété littéraire ne doit plus seulement, beaucoup le croient du moins, se conquérir par le talent et les qualités éminentes du poète et de l’écrivain. On prétend l’emporter par la violence e le bruit ; on se croit complaisamment un homme de génie, on se le dit, on le proclame au besoin, dès-lors il faut que le public et les théâtres vous acceptent comme tel bon gré mal gré. Le renom, l’admiration de la foule est un trésor qu’on espère enlever de force, ainsi qu’une place de guerre. Pour cela, comme dit le charmant humoriste Henri Heine, à qui la douleur n’ôte rien de son esprit, on soigne sa gloire : c’est-à-dire qu’on va trouver les hauts barons de la presse et du feuilleton, on les apitoie sur les infortunes d’un génie méconnu, on réussit quelquefois, à force d’assiduité, à convaincre les plus sceptiques de son talent, et on croit le tour fait. N’est-ce pas l’histoire de beaucoup dans cette république des lettres qu’on veut souvent aussi transformer en tyrannie ? Mais la gloire ne se laisse pas plus violenter que la conscience : elle fuit les insensés qui veulent la ravir sans mission.

On n’a pas oublié peut-être certain concile littéraire tenu assez bruyamment, il y a quelques années, en faveur de M. Adolphe Dumas, dont le Théâtre-Français avait justement repoussé l’École des Familles. Les brevets les plus glorieux furent plaisamment délivrés à l’auteur par des hommes de talent, qui certainement se moquaient tout bas de la comédie refusée. N’importe, les journaux enregistrèrent sérieusement les pièces de ce singulier concile, et le poète éconduit vit panser ses blessures. Après tout, il en est venu à ses fins, qui étaient de rentrer en conquérant au Théâtre-Français, le seul à plaindre peut-être en toute cette affaire. À coup sûr du moins, la comédie jouée par les grands écrivains que nous savons a été plus divertissante que celle que le Théâtre-Français reléguait sur une scène de boulevard, plus divertissante aussi que la pièce qu’il vient de représenter, et qu’il a eu le tort d’accueillir, non pas à cause de l’éclat fait contre lui, mais à cause de la valeur de l’œuvre. Il est bon d’être clément ; mais il faut une raison à la clémence, et nous ne la trouvons guère dans la comédie nouvelle.

Est-ce bien à notre génération que s’adresse le drame prétentieux de M. Adolphe Dumas ? En vérité, on se demande si c’est en 1849, au lendemain d’une révolution qui a remué la société dans ses dernières profondeurs, qu’on est condamné à entendre ces tirades byroniennes, à suivre dans ses ténébreux replis de intrigue mélodramatique, à voir défiler ces types risiblement solennels. Évidemment M. Adolphe Dumas s’est trompé de dates, et sa comédie aurait dû naître il y a quelque quinze ans, au plus beau temps des éphémères excentricités du drame moderne. Alors, en effet, le lyrisme était de mode, et l’installation de l’ode ou de l’élégie sur notre théâtre avait tout le charme de la nouveauté. Quelques pages de versification brillante, quelques intentions distinguées, auraient mérité au drame de M. Adolphe Dumas d’indulgentes sympathies et on aurait pu accepter comme d’heureuses promesses tout ce qui ne laisse prise dans sa comédie qu’à de fâcheux regrets. Malheureusement M. Adolphe Dumas a cru que le drame moderne pouvait se complaire impunément dans l’évocation de son passé ; au lieu d’une satire, d’une comédie contemporaine, il n’a écrit qu’un pastiche puéril.

Dans quelle phase de stérilité et d’épuisement sommes-nous donc, que le Théâtre-Français en soit réduit à s’alimenter de productions aussi mal venue ! Voilà donc les beaux fruits que devait nous apporter cette rénovation littéraire tant espérée et toujours fuyante ! Nous n’avons pas le courage de blâmer la Comédie-Française ; nous la plaignons plutôt en voyant l’esprit français lui faire défaut à ce point ; nous la plaignons surtout, nous qui voudrions la voir assez florissante, assez glorieuse, pour repousser toutes les folles exigences, tous les faux talens qui l’assiégent ; car des pièces comme celle-ci ne peuvent que hâter le moment où elle sera forcée de subir toutes les conditions de Mlle Rachel. Voyons, M. Scribe, à l’œuvre, vous qui avez déjà tant fait pour le Théâtre-Français ! Voyons, M. de Musset, auteur de ces charmans proverbes de la Revue qui ont fait la fortune de la rue Richelieu ! Montrez-nous que vous avez encore les inspirations de la Muse ! Voyons surtout, vous vieux esprits d’un monde jeune encore, qui avez tant mis vos revers sur le compte de la tragédienne qui vous dérobait l’attention publique, voyons si vous pouvez détourner de pareils présages ; montrez votre puissance, faites acte de fécondité, si vous le pouvez ! La place est libre ; la tragédienne est sous sa tente, et le Théâtre-Français vous tend les bras. Pour nous, jusqu’à ce fortuné moment où il nous sera donné d’applaudir une œuvre littéraire qui mérite quelque attention, nous aimons mieux porter nos regards ailleurs, aller à l’ouverture du Théâtre-Italien que nous rendre Ronconi, aller entendre le Prophète de Meyerbeer, que l’Opéra vient de reprendre avec tout l’attrait de la nouveauté, avec une exécution qui ne laisse plus guère à désirer.




V. de Mars.

  1. Voyez la livraison du 1er février 1841.