Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1919

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Chronique n° 2101
31 octobre 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La fin du mois d’octobre a été marquée par une série de discussions et de décisions qui ont eu toutes un même objet : la ratification du traité de Versailles, et le passage de l’état de guerre à l’état de paix. Le gouvernement, il y a plusieurs semaines, s’était engagé à prendre, dés que le Parlement aurait ratifié le traité, toutes les mesures nécessaires pour que notre pays retrouve le plus vite possible des conditions normales d’existence et puisse se consacrer sans délai à l’immense labeur qui le réclame. Il se préoccupe de tenir ses promesses et on ne saurait trop l’en louer. Les difficultés d’ordre politique, économique et financier en présence desquelles nous nous trouvons dépendent pour la plupart de causes profondes qui dépassent de beaucoup les volontés des hommes au pouvoir. Mais la lenteur avec laquelle p traité a été négocié d’abord, discuté ensuite, n’a fait qu’y ajouter. A force de laisser passer le temps et d’abandonner du champ à l’esprit critique, on risquait d’affaiblir les sentimenis et les énergies nées de la victoire. Il fallait conclure : c’est ce que le gouvernement a compris. Nous voudrions pouvoir dire dès aujourd’hui qu’il a exécuté entièrement le programme qu’il s’était tracé, et nous avons le regret de ne pas le faire. Du moins s’est-il acquitté dans cette quinzaine de la plus grande partie de sa tâche.

Le traité de paix ayant été ratifié par la Chambre le 2 octobre, le Sénat s’est mis aussitôt à l’étudier à son tour. Il a fait diligence, et quelques séances lui ont suffi pour mener la discussion à son terme. Après avoir entendu M. de Lamarzelle, M. Léon Bourgeois et enfin M. Clemenceau, il a ratifié le traité à l’unanimité des voix, moins une abstention. M. Clemenceau a remporté un grand succès devant le Sénat qui a voté l’affichage de son discours. En lui donnant ce témoignage, la Haute Assemblée n’a pas voulu seulement honorer dans la personne du Président du Conseil l’orateur et le chef du gouvernement : elle a eu sans doute une autre pensée. Elle a jugé qu’au moment où allait entrer en vigueur un traité qui intervient après de si grands événements et qui pendant des années aura un si profond retentissement sur notre histoire, il fallait donner la plus large publicité aux paroles de l’homme qui en est le principal auteur. Le discours de M. Clemenceau, c’est l’examen du traité par celui qui l’a négocié ; c’est l’explication par le gouvernement de son propre ouvrage ; c’est en quelque sorte le guide proposé aux Français pour l’intelligence d’un texte désormais essentiel à leurs destinées. À ce titre, il mériterait d’être étudié de près, et il est très curieux, non pas seulement, par le ton dégagé qui est habituel à l’orateur, même quand il traite des plus hauts et des plus graves sujets, mais par la conception générale, on peut presque dire par la philosophie historique qui l’inspire tout entier.

M. le Président du Conseil désarme par avance les critiques en reconnaissant que le traité est imparfait. D’une manière générale, il est tout près de croire qu’il n’existe pas de traité qui donne entière satisfaction, parce que rien n’est complet ici-bas. Aucun texte ne peut immobiliser la vie et fixer l’histoire, et si l’avenir réclame de notre part beaucoup de vigilance, ce n’est pas le traité qui nous y contraint, ce sont les conditions mêmes de l’existence, qui ordonnent à tout être humain, à toute nation d’être sans cesse en éveil. En outre, M. Clemenceau indique en termes discrets ce dont nous nous doutions bien : nous n’étions pas seuls ; nous avions des alliés ; le traité a été une œuvre faite en collaboration. Il y a des cas où M. Clemenceau avoue qu’il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait, même en ce qui concerne les réparations et les garanties qui nous sont dues. De cet ensemble de circonstances est sorti un traité qui nous rend l’Alsace-Lorraine et qui nous donne une situation glorieuse dans le monde. Mais il laisse en suspens des questions graves : M. Clemenceau les connaît, et il n’en dissimule rien. Il n’en demeure pas moins, en concluant, résolument optimiste. Ce que le traité ne nous donne pas, M. le Président du Conseil nous engage virilement à le créer nous-mêmes. Nous avons des régions dévastées, mais nous travaillerons. Nous avons une situation financière difficile, mais nous produirons. Nous avons un voisin mal commode et insuffisamment désarmé, mais nous serons forts et nous resterons unis à nos Alliés. La frontière du Rhin ne nous est pas accordée d’une manière durable et permanente : mais, nous dit M. Clemenceau, aucune frontière n’est infranchissable, la seule frontière inviolée est la volonté des hommes qui défendent leur pays, et celle-là, nous pouvons dire avec fierté que nous l’avons. L’unité de l’Allemagne demeure intacte, mais l’avenir est gros d’événements, l’ancien Empire marche vers une crise intérieure grave. C’est aux Alliés d’avoir une politique à l’égard de l’Allemagne, comme ils doivent en avoir une à l’égard des affaires d’Orient. Le traité nous offre d’un côté des certitudes immédiates, de l’autre des possibilités : il aura la valeur que nous aurons nous-mêmes.

Dans ce raccourci, où ne tient certes pas tout le discours de M. Clemenceau, nous avons essayé de donner une idée du mouvement qui l’anime et du sentiment général qui le soutient. Ce qui le caractérise, c’est qu’il est à la fois critique dans la première partie et confiant dans la seconde. Il y a bien quelque inégalité entre l’une et l’autre, et des objections se présentent à l’esprit. Par instant, on est tenté de trouver M. le Président du conseil bien philosophe et même un peu fataliste. C’est Renan qui reprochait jadis à M. Clemenceau de ne pas faire oraison. M. Clemenceau semble avoir eu à cœur de rattraper le temps perdu, et il est soudain allé bien loin dans la voie de la méditation. Sans doute c’est un spectacle émouvant et qui a sa beauté que de voir le vieil homme d’État, après un éclatant triomphe et de laborieuses négociations, apporter le témoignage un peu désabusé du chef qui a beaucoup appris, enseigner ce qu’il y a fatalement d’insuffisant dans les résultats et de nécessaire dans le renouvellement des efforts. M. le Président du Conseil a eu certainement du mérite à offrir une vue des choses aussi lucide, un réalisme aussi simple et parfois aussi rude à une Assemblée et à un peuple qui, encore tout chauds d’une lutte de cinq années, étaient disposésà tous les espoirs. L’histoire se demandera cependant si M. Clemenceau ne fait pas la part trop grande aux forces obscures, à limprévu, aux nécessités, et si l’art politique ne consiste pas précisément à imposer à la matière confuse des faits une forme définie. Nos princes et n<>s hommes d’État les plus grands ont mis tout leur soin à se tenir au carrefour des événements et à profiter des circonstances, à prévoir et à vouloir, à limiter les incertitudes du futur, à suivre de longs desseins, et pour faire le plus profond éloge du plus illustre d’entre eux, du cardinal de Richelieu, on a dit qu’il avait eu l’intention des choses qu’il avait faites. Mais ce sont là des considérations qu’il convient de laisser à l’avenir. Pour ce qui est du présent, le Sénat a été justement frappé de ce qu’il y avait de mâle dans les conclusions de M. le Président du Conseil. Il a pensé qu’après tant de semaines de critiques et de discussions, il pouvait rester dans l’esprit public un peu d’incertitude sur la valeur exacte du traité, et qu’il fallait répandre dans la nation ces paroles à la fois courageuses et confiantes.

Pour permettre à notre pays de développer toutes les énergies dont il a besoin, la première condition est de lui rendre le plus vite possible le rythme habituel de son existence. Nous avons vécu pendant cinq ans sous un régime d’exception. Tout se faisait en fonction de la guerre et en vue de la victoire. Les règles accoutumées de la vie publique et de l’activité économique n’ont plus compté. Il fallait improviser, lutter, vivre pour vaincre. Les libertés politiques comme les libertés commerciales ont dû être limitées ; les contrats suspendus ; les corps élus dont les mandats étaient expirés ont prolongé leurs pouvoirs. C’était le régime de guerre. Nous passons au régime de paix. Pour qu’il soit de nouveau établi, il ne manque plus, du moins en apparence, qu’une formalité. Le traité est ratifié, comme il avait besoin de l’être, par trois grandes Puissances, la Grande-Bretagne, l’Italie et la France. Il suffit donc que l’instrument des ratifications, c’est-à-dire un exemplaire du traité de paix, soit signé par chacun des trois chefs d’État et qu’on procède au dépôt et à lécbange des ratifications. C’est une brève cérémonie : le traité entrera en vigueur à l’instant même où sera dressé le procèsverbal de cet échange de ratifications. On attend cet instant, on l’attendra encore. Les Alliés se sont aperçu qu’aussitôt entré en vigueur, le traité produirait toutes ses conséquences ; or ils ne sont pas prêts à en assurer l’exécution. Les Allemands doivent évacuer certaines régions comme la Haute Silésie, Memel, le Slesvig. De leur côté, les Alliés doivent occuper ces mêmes régions avec leurs troupes, ils doivent en outre assurer le fonctionnement des commissions prévues par le traité et destinées à administrer certains teiritoiies, à fixer les nouvelles délimiiations, à organiser les plébiscites. Il y a toute une série de mesures très importantes à prendre et que les Alliés n’ont pas prises. Ils se sont déjà entendus sur quelques-unes et en particulier sur le dispositif militaire. Ils ont décidé que l’occupation serait faite partout par des contingents interalliés et que dans chaque zone ils désigneraient la puissance dont le représentant militaire aurait le commandement. Ils ont également confié au maréchal Foch le soin d’étudier les questions relatives au transport et à la répartition des troupes. C’est un commencement, mais c’est encore peu quand on songe au nombre et à la complexité des décisions que le traité entraine. On est en droit de déplorer ces retards. Quatre mois ont passé depuis que le traité de Versailles a été signé par les délégués allemands. Notre gouvernement sait tout le prix que le pays attache à la publication du décret sur la clôture des hostilités, sans lequel il n’y a pas d’activité économique possible. Son apparition est-elle désormais une affaire de jours ? Le Conseil Suprême a donné lieu déjà à tant de surprises qu’on n’ose plus risquer de pronostic.

Le gouvernement a jugé que, sans attendre la mise en vigueur du traité, il y avait du moins une décision qu’il pouvait prendre immédiatement. Il a résolu de renouveler les pouvoirs élus et de procéder sans retard à la consultation générale du pays. Après avoir supprimé l’état de siège et la censure et rendu ainsi la liberté à la parole et à la plume, il a établi le calendrier des élections, en plaçant les élections législatives les premières et en faisant suivre les autres rapidement, de telle sorte que toutes les opérations électorales fussent terminées le 17 janvier, au plus tard le 2 février, date où la Constitution ordonne la nomination du Président de la République. Ce calendrier des élections était discuté et il était loin d’être parfait. Mais il avait le grand mérite d’exister et d’avoir des chances d’être adopté. Pour couper court à toute controverse, et pour aller vite, le gouvernement a employé les grands moyens : il a posé la question de confiance. Dans ces conditions, le débat a été très court. Il a eu lieu cependant. C’est même M. Clemenceau en personne qui a défendu sa thèse et c’est M. Briand qui l’a combattue. En d’autres temps une pareille joute oratoire n’aurait pas manqué de paraître pittoresque. Par un de ces jeux fréquents dans les controverses parlementaires, chacun des orateurs a tenu le rôle qui paraît le moins conforme à l’idée générale que le public se fait de lui. C’est M. Briand, habituellement optimiste et conciliant, qui faisait ses réserves sur l’avenir et qui disait : « Prenez garde. » Et c’était M. Clemenceau » passé maître en l’art des polémiques, des objections et des critiques, qui disait : « Ce système est bon ; il arrangera tout. » Mais la Chambre ne s’est pas attardée longtemps à ce spectacle : la cause était entendue, comme M. Briand lui-même n’a pas manqué d’en convenir. Les élections commenceront donc par la nomination des députés et elles auront lieu le 16 novembre.

La Chambre a accepté la décision du gouvernement avec une bonne volonté qu’il faut reconnaître. Elle s’est acquittée en hâte des dernières formalités qui lui restaient à accomplir et dans la soirée du 19 octobre, après avoir applaudi d’éloquentes paroles de M. Deschanel qui a été son actif président de guerre, elle a entendu le décret de clôture qui la renvoie à ses électeurs. Ce n’est plus déjà vers cette assemblée disparue que vont nos pensées : c’est à celle de demain qui est dépositaire de nos espérances. Jamais consultation nationale n’a été plus émouvante. Après cinq années d’efforts, de douleur et de gloire, nous vivons dans un air nouveau, tout frissonnant du battement d’ailes de la victoire. Entre 1914 et 1919, la plus grande histoire a passé. Que nous a-t-elle appris sur les mœurs politiques, sur les institutions, sur la meilleure manière d’administrer et de gouverner ? Que nous a-t-elle inspiré de sens pratique et d’esprit public ? Notre pays va le dire en choisissant les hommes à qui il confiera le soin d’organiser la France nouvelle, et le jugement qu’il va rendre aura un long retentissement sur ses destinées.


Les nouvelles de Russie montrent une fois de plus aux Alliés la nécessité de se créer une politique orientale. M. Clemenceau a déclaré qu’il n’y aurait pas de paix véritable en Europe, tant que la question russe ne serait pas réglée. C’est une constatation franche et qui répond à la réalité. La Russie est absente du traité, et les États fragmentaires qui ont survécu à l’écroulement de l’Empire ne savent pas encore comment ils s’organiseront : par suite de la défaillance de cet immense et obscur domaine, la moitié de l’Europe est hors de la paix. On ne sait même pas très exactement ce qui se passe et à quel point de son développement ou de sa décadence en est la tyrannie bolcheviste. Il y aura deux ans le 7 novembre que la république des Soviets a commencé sa néfaste histoire. Elle a beaucoup détruit et elle est certainement entrain de se détruire elle-même. Mais la chute est-elle aussi prochaine qu’on le souhaite ? Lénine est-il encore tout puissant ou est-il emprisonné ? Trotsky a-t-il quitté le front de l’Oural ? Il n’y a aucune certitude. De cette partie de l’Europe orientale il n’arrive que des rumeurs confuses, dominées par les cris pleins d’horreur de la souffrance et de la misère.

Dans ce chaos on a pu distinguer en ces derniers temps deux sortes d’actions qui cherchaient à s’exercer : celle des Allemands et celle des patriotes russes. Il n’est pas besoin de dire qu’elles ne se faisaient pas sentir dans le même sens. Non pas que les Allemands aient le moindre parti pris au sujet des groupements russes qu’ils soutiendront ou qu’ils combattront. Ces inventeurs et ces alliés du bolchevisme seraient au besoin prêts à travailler demain avec les antibolchevistes. L’essentiel n’est pas pour eux de savoir de quel côté ils se trouveront, mais c’est d’être présents dans les affaires de Russie. Le rêve du germanisme impénitent est de reprendre sa place dans le monde et sa puissance avec l’aide des régions russes qui peuvent tomber sous sa domination et de s’installer dans la Russie en l’organisant, en apparaissant comme sauveur à des provinces lasses de luttes civiles, qui ont besoin d’ordre et d’appui pour vivre. Ce qui vient de se passer dans les pays baltiques est à ce point de vue significatif. Le 25 septembre dernier, le général anglais qui est chef de la mission de l’Entente à Riga avait demandé au général von der Goltz, commandant des troupes allemandes de la région, quelques explications sur sa présence et ses projets. Le général von der Goltz a répondu par un refus aussi hautain que menaçant. On a pu dire avec raison que Napoléon après léna aurait été moins arrogant avec le roi de Prusse. C’est que les Alliés, en attirant l’attention sur la présence des troupes de von der Goltz dans les provinces baltiques, touchaient à un des points les plus sensibles de la politique allemande. Avec une préméditation manifeste, les Allemands depuis l’armistice ont tâché de s’installer dans ces provinces russes du Nord, afin de garder une liaison étroite avec les bolcheviks et au besoin de menacer la Pologne.

Comme les Alliés étaient fort occupés ailleurs et comme en outre ils ont toujours fait preuve depuis l’armistice d’un esprit de conciliation et de confiance qui a paru souvent, après expérience, singulièrement exagéré, les Allemands ne s’étaient pas gênés et l’audace leur avait réussi. Mais ils en ont montré un peu trop. L’attitude de von der Goltz a ouvert les yeux des Alliés qui ont protesté auprès du gouvernement de Berlin et qui ont fait dire par le maréchal Foch que le ravitaillement de l’Allemagne serait suspendu jusqu’à l’évacuation des provinces baltiques. Le Gouvernement de Berlin a bien dit que von der Goltzne continuerait pas : mais il a tergiversé, donnant l’impression qu’il était ou impuissant à envoyer des ordres à un général ou désireux de ne pas être obéi, à moins qu’il ne fût l’un et l’autre à la fois. Il s’en est suivi un échange de notes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont pas réussi à donner à l’Allemagne la notion d’une volonté alliée bien définitive. Le Conseil suprême a compris que, dans l’intérêt même de la paix, il devait montrer à l’Allemagne qu’il est capable de lui imposer quelque chose d’efficace. Les Alliés ont donc modifié leur plan. Après avoir envoyé des notes, ils viennent de décider qu’ils enverraient le général Mangin. Ce n’est pas la même chose et c’est beaucoup mieux. L’illustre soldat qui a joué un rôle si important dans la bataille de 1918 et qui a occupé la rive gauche du Rhin sous le régime de l’armistice devra tenir en Courlande un rôle qui est à la mesure de son activité. Chef de la mission interalliée, il aura la charge de vérifier si le gouvernement allemand tient ses promesses, de contrôler le départ des troupes allemandes et d’administrer les territoires. S’il a les moyens d’agir, on peut être assuré que sa présence dans ces régions où les Allemands s’attardent obstinément, fera plus pour hâter leur départ que toutes les mesures économiques. La manifestation de la force est la seule manière de convaincre les Allemands, et les Alliés sont d’autant plus en droit d’y recourir qu’il s’agit de faire respecter une des clauses de l’armistice dont von der Goltz se moquait avec outrecuidance.

Pendant ce temps les patriotes russes font de grands efforts pour battre les troupes bolchevistes. Si les Allemands ont pu conquérir à leur cause quelques chefs dans les provinces balliques comme en Ukraine, c’est un phénomène inévitable dans l’état de désorganisation où est la Russie et durant une de ces périodes troubles où il ne manque jamais de chefs ni de bandes pour varier les combinaisons et changer de parti. Mais dans l’ensemble l’action des patriotes russes est continue et semble même mieux coordonnée. Koltchak à l’Est, Denikine au Sud, Youdenitch au Nord ont lutté avec des fortunes diverses, autant que l’état de leurs troupes et de leurs approvisionnements le leur permettaient. Les bolchevistes ont l’avantage d’occuper la position centrale, ils en profitent pour s’opposer successivement à l’adversaire qui les presse le plus, le mettre en mauvaise posture, et se porter contre un autre. En cd moment, c’est le général Youdenitch qui paraît faire les progrès les plus rapides. Des télégrammes non confirmés, et dont il est impossible de déterminer l’origine et la valeur, ont même annoncé qu’il avait pris Pétrograde. La nouvelle à peine lancée a été démentie pour être de nouveau mise en circulation. A l’heure où ces lignes sont écrites, elle n’est pas certaine encore, mais elle n’est pas invraisemblable. L’armée Youdenitch a pris Ligova sur la ligne de Peterhof et s’est avancée à quelques kilomètres de Pétrograde : elle a pu s’emparer de l’embranchement du chemin de fer aboutissant aux usines Poutiloff. Si ces faits sont exacts, ils ne suffiront pas à indiquer que la chute des bolchevistes est toute prochaine, d’autant plus que l’armée rouge a déjà projeté une fois d’abandonner Pétrograde avant l’hiver et avant la famine. Mais ils auront un grand retentissement : les bolchevistes chasses de Pétrograde demeureront encore maîtres de Moscou, mais des maîtres, affaiblis, privés d’une partie de leur domaine et coupés de l’Europe occidentale. Le jour inévitable où la malheureuse Russie sera libérée de leur domination, ce sera par l’action concertée de ces chefs militaires, auxquels les Albiés ont donné un appui si discret et si limité, et dont les progrès doivent continuer de retenir toute notre attention.


Le roi d’Espagne a été quelques jours notre hôte. Son voyage n’avait pas de caractère officiel, mais il n’a pas manqué d’éveiller l’intérêt et la sympathie. Alphonse XIII que Paris a souvent fêlé a laissé des souvenirs qui ne se sont pas effacés. Il a été chaleureusement accueilli dès son premier séjour parmi nous comme le représentant d’une grande nation qui est notre voisine et notre amie et à laquelle nous sommes unis par beaucoup de traditions et d’intérêts. Mais il a tout de suite ajouté à ces sentiments qui allaient au souverain ceux qui s’adressaient à sa personne. Par sa jeunesse, sa spontanéité, son caractère chevaleresque et généreux, il a conquis tout de suite tous les suffrages et il les a gardés. Toutes les fois qu’il a reparu dans notre pays, il a été reçu avec un élan particulier et il a été environné d’une popularité qui lui demeure fidèle.

Depuis que le roi Alphonse XIII n’a pas franchi la frontière française, des années ont passé et la guerre a ravagé le monde. Mais le souverain a su dans cette grande période de l’histoire acquérir des titres nouveaux à la gratitude et au respect de nos concitoyens. Il a trouvé le moyen le plus délicat de nous témoigner ses sentiments. Il a pris sous sa protection personne le nos soldats tombés aux mains de l’ennemi. Grâce à son initiative et à ses soins continus, un bureau de recherches a fonctionné à Madrid pendant toute la guerre. Combien de femmes angoissées s’y sont adressées durant ces cinq années, et combien en ont reçu des apaisements et des consolations ! Le nombre des soldats français dont le roi d’Espagne a pu faire connaître le sort s’est élevé à plus de cent mille. Tout ce qui pouvait diminuer l’horreur de la guerre semblait au souverain être de son domaine. C’est ainsi qu’il est intervenu partout où il y avait du bien à faire, protestant contre les camps de concentration, contre les vols des colis de vivres, contre les bombardements des villes ouvertes, contre le torpillage des navires hôpitaux, employant son autorité à faire rapatrier les prisonniers civils, les malades, les grands blessés. Pendant son séjour à Paris, des mutilés, des veuves de guerre, des mères et des sœurs sont allées exprimer au souverain leur reconnaissance et lui montrer qu’il avait su imaginer une nouvelle raison de se faire aimer.

En quittant Paris, Alphonse XIII est parti pour Londres. On devine aisément que dans ces déplacements les questions d’ordre politique tiennent une certaine place. La guerre a renouvelé la plupart des problèmes européens. L’Espagne a devant elle des perspectives intéressantes : elle est au carrefour des grandes routes qui mènent en Afrique et en Amérique latine ; elle est forte de richesses naturelles que la crise générale du monde l’invite à exploiter ; elle a son rôle à jouer dans le nouveau concert des peuples et elle aura un délégué permanent, au Conseil de la Société des Nations. D’autre part, les questions marocaines qui touchent à la fois l’Espagne et la France se présentent sous un jour nouveau depuis que la Conférence de Paris a libéré le Maroc de toutes les hypothèques allemandes : elles peuvent être réglées d’une façon durable, en tenant compte des intérêts légitimes, et de telle sorte que l’accord de nos deux pays, plus nécessaire qu’il n’a jamais été, sorte fortifié de ces conjonctures. Ce n’est pas le moment d’insister sur ce sujet, puisque le souverain a donné à son voyage un caractère privé. Ce que l’on peut dire, c’est que les conversations, s’il y en a, se poursuivront dans l’atmosphère la plus confiante et la plus cordiale et que tous les sujets pourront être abordés avec autant de liberté que de franchise. Alphonse XIII a donné la mesure de ses sentiments à notre égard en allant visiter les tombes de nos soldats morts dans la région de Verdun. En parcourant avec le maréchal Pétain la terre sacrée où dorment tant de héros, le roi, chef suprême de l’armée de son pays, et passionné pour tout ce qui concerne l’art militaire, rend un hommage émouvant à l’effort qu’a fourni notre nation pendant cette guerre. Descendant du Souverain de France qui a jadis réuni l’Alsace au royaume, Alphonse XIII a voulu saluer nos morts sur la terre lorraine et en compagnie des grands chefs qui nous ont rendu cette même Alsace : notre pays sera profondément touché de cette pieuse pensée.

André Chaumeix.
Le Directeur-Gérant :
René Doumic.