Claudius Bombarnac/3

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J. Hetzel et Compagnie (p. 23-33).


III


Le départ du bateau ne doit s’effectuer qu’à trois heures du soir. Ceux de mes compagnons de voyage qui se disposent à traverser la Caspienne, se hâtent de courir vers le port. Il s’agit, en effet, de retenir une cabine, ou de marquer sa place dans les salons du paquebot.

Fulk Ephrinell m’a quitté précipitamment sur ces seuls mots :

« Je n’ai pas un instant à perdre ! Il faut que je m’occupe du transport de mes bagages…

— Vous en avez beaucoup ?…

— Quarante-deux caisses.

— Quarante-deux caisses ! m’écriai-je.

— Et je regrette de ne pas en avoir le double. — Vous permettez, n’est-ce pas… »

Il aurait à faire une traversée de huit jours au lieu de vingt-quatre heures, à franchir l’Atlantique au lieu de la Caspienne, qu’il ne serait pas plus pressé.

On peut m’en croire, le Yankee n’a pas songé un instant à offrir sa main à notre compagne pour l’aider à descendre de wagon. Je le remplace. La voyageuse s’appuie sur mon bras, et saute… non ! met lentement le pied à terre. J’eus pour toute récompense un thank you, sir, qui est prononcé d’une voix sèche, extrêmement britannique.

Thackeray a dit quelque part qu’une dame anglaise bien élevée est la plus complète des œuvres de Dieu sur la terre. Je ne demande qu’à vérifier cette galante affirmation à propos de notre voyageuse. Elle a relevé sa voilette. Est-ce une jeune femme ou une vieille fille ? Avec ces Anglaises, on ne sait guère ! Vingt-cinq ans, paraît-elle, un teint albionesque, une démarche saccadée, une robe montante comme une marée d’équinoxe, pas de lunettes, bien qu’elle ait les yeux très bleus d’une myope. Tandis que j’arrondis le dos en m’inclinant, elle m’honore d’un salut de tête qui ne met en jeu que les vertèbres de son long cou, et se dirige vers la porte de sortie d’un pas régulier.

Très probablement, je retrouverai cette personne à bord du paquebot. Quant à moi, je ne compte descendre au port qu’à l’heure du départ. Je suis à Bakou, j’ai une demi-journée pour visiter Bakou, et je n’en perdrai pas une heure, puisque les hasards de mes pérégrinations m’ont conduit à Bakou.

Il est possible que ce nom n’éveille en aucune façon la curiosité du lecteur. Mais peut-être son imagination s’enflammera-t-elle, si j’ajoute que Bakou, c’est la ville des Guèbres, la cité des Parsis, la métropole des adorateurs du feu.

Cerclée d’une triple enceinte de murailles noirâtres à créneaux, cette ville est bâtie près du cap Apchéron, sur les extrêmes ramifications de la chaîne du Caucase. Voyons ! suis-je en Perse, ou en Russie ?… En Russie, à n’en pas douter, puisque la Géorgie est province moscovite, mais il est permis de se croire en Perse, puisque Bakou a conservé sa physionomie persane. J’y visite un palais des Khans, pur produit de l’architecture du temps de Schahriar et de Schéhérazade, « fille de la Lune », sa spirituelle conteuse, un palais dont les fines sculptures sont aussi fraîches que si elles venaient de recevoir le dernier coup du ciseau. Plus loin s’élèvent de sveltes minarets, et non pas ces toits ventrus de Moscou la Sainte, aux angles d’une vieille mosquée où l’on peut pénétrer sans ôter ses bottes. Il est vrai, le muezzin ne lance plus quelque sonore verset du Koran à l’heure de la prière. D’ailleurs, Bakou possède des quartiers, qui sont bien russes de mœurs et d’aspect, avec leurs maisons de bois sans aucun reste de couleur orientale, une gare d’aspect imposant, digne d’une grande cité d’Europe ou d’Amérique, et au bout de ces rues, un port moderne, dont l’atmosphère s’encrasse des fumées de la houille, vomies par la cheminée des steamers.

En vérité, on se demande ce que vient faire ce charbon en cette ville du naphte. À quoi bon ce combustible, puisque le sol aride et dénudé de l’Apchéron, où ne pousse que l’absinthe pontique, est si riche d’huile minérale ? À quatre-vingts francs les cent kilos, il fournit le naphte blanc et noir, que les exigences de la consommation n’épuiseront pas pendant des siècles.

Phénomène vraiment merveilleux ! Voulez-vous un appareil instantané d’éclairage ou de chauffage ? Rien de plus simple, faites un trou dans ce sol, le gaz s’en échappe, et vous l’allumez. C’est le gazomètre naturel à la portée de toutes les bourses.

J’aurais voulu visiter le fameux sanctuaire d’Atesh-Gâh ; mais il est à vingt-deux verstes de la ville, et le temps m’eût manqué. Là brûle le feu éternel, entretenu depuis des centaines d’années par des prêtres parsis, venus de l’Inde, lesquels ne mangent jamais de nourriture animale. En d’autres pays, ces végétariens seraient simplement traités de légumistes.

Ce mot me rappelle que je n’ai pas déjeuné, et, comme onze heures sonnent, je me dirige vers le restaurant de la gare, où j’entends bien ne point me conformer au régime alimentaire des Parsis d’Atesh-Gâh.

Au moment où j’entre dans la salle, Fulk Ephrinell en sort précipitamment.

« Et déjeuner ?… lui demandai-je.

— C’est fait, me répond-il.

— Et vos colis ?…

— Encore vingt-neuf à transporter jusqu’au paquebot… Mais, pardon… je n’ai pas un instant à perdre. Quand on représente la maison Strong Bulbul and Co., qui expédie hebdomadairement cinq mille caisses de ses produits…

— Allez… allez…, monsieur Ephrinell, nous nous retrouverons à bord.

— À propos, vous n’avez pas rencontré notre compagne de voyage ?

— Quelle compagne de voyage ?…

— Cette jeune dame qui occupait ma place dans le compartiment…

— Il y avait une jeune dame avec nous ?…

— Sans doute.

— Eh bien, vous me l’apprenez, monsieur Bombarnac, vous me l’apprenez ! »

Et là-dessus, l’Américain franchit la porte et disparaît. Il faut espérer qu’avant d’arriver à Pékin, je saurai quels sont les produits de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York. Cinq mille caisses par semaine… quelle fabrication et quel débit !

Le déjeuner rapidement expédié, je me remets en campagne. Pendant ma promenade, j’ai pu admirer quelques magnifiques Lesghiens, la tcherkesse grisâtre avec cartouchières sur la poitrine, la bechmet de soie rouge vif, les guêtres brodées d’argent, la chaussure plate sans talon, le papak blanc sur la tête, le long fusil en travers des épaules, le schaska et le kandjiar à la ceinture, — bref des hommes-arsenal comme il y a des hommes-orchestre, mais d’un aspect superbe, et qui doivent faire un merveilleux effet dans les cortèges de l’empereur de Russie.

Il est déjà deux heures, et je songe à me diriger vers l’embarcadère. Il me faut repasser par la gare où j’ai laissé mon léger bagage en consigne.

Me voici donc, tenant ma valise d’une main, ma canne de l’autre, et je prends une des rues qui descendent vers le port.

Au tournant d’une place, près de l’endroit où l’enceinte se rompt pour donner accès sur le quai, deux personnes, qui marchent conjointement, attirent, je ne sais pourquoi, mon attention. C’est un couple en costume de voyage. L’homme montre de trente à trente-cinq ans, la femme, de vingt-cinq à trente ans, — l’homme, un brun grisonnant déjà, avec physionomie mobile, regard vif, démarche aisée et un certain balancement des hanches, — la femme, une blonde encore assez jolie, l’œil bleu, le teint un peu défraîchi, les cheveux frisottant sous sa capote, un accoutrement de voyage qui n’est de bon goût ni dans sa coupe démodée ni dans sa couleur tapageuse. Ce sont vraisemblablement deux époux que le train vient d’amener de Tiflis, et peut-être même, si mon flair ne me trompe, deux Français.

Mais, bien que je les observe curieusement, ils n’en font pas autant de ma personne. Ils sont trop occupés pour m’avoir aperçu. Entre les mains, sur les épaules, des sacs, des coussins, des couvertures, des cannes, des parapluies, des ombrelles. Ils emportent tout ce que l’on peut imaginer de petits colis qu’ils ne veulent point mettre avec les bagages du paquebot. Je me sens un vif désir de leur venir en aide. N’est-ce pas une chance heureuse — et des plus rares — que de rencontrer des Français hors de France ?

Au moment où je vais les aborder, Fulk Ephrinell reparaît, m’entraîne, et je laisse le couple en arrière. Ce n’est que partie remise. Je le retrouverai sur le paquebot, et nous ferons connaissance pendant la traversée.

« Eh bien, demandai-je au Yankee, où en est l’embarquement de votre cargaison ?…

— En ce moment, la trente-septième caisse est en route, monsieur Bombarnac…

— Et jusqu’ici pas d’accident ?…

— Pas d’accident.

— Et que renferment vos caisses, s’il vous plaît ?…

— Ce qu’elles renferment ?… Ah ! voici la trente-septième ! » s’écria Fulk Ephrinell, et il court au-devant d’un camion, qui débouchait sur le quai.

Il y a là un mouvement considérable, toute l’animation des départs et des arrivages. Bakou est le port le plus fréquenté et le plus sûr de la Caspienne. Derbent, situé plus au nord, ne saurait lui faire concurrence, et il absorbe presque en entier le trafic maritime de cette mer, ou plutôt de ce grand lac, sans communication avec les mers voisines. Il va sans dire que la création d’Ouzoun-Ada sur le littoral opposé a décuplé le transit qui s’opérait autrefois par Bakou. Le Transcaspien, ouvert à la circulation des voyageurs et des marchandises, est, par excellence, la voie commerciale qui rattache l’Europe au Turkestan.

Dans un avenir prochain, peut-être une seconde route longera-t-elle la frontière persane, en reliant les railways de la Russie méridionale au railways de l’Inde Anglaise — ce qui épargnerait aux voyageurs la navigation de la Caspienne. Et, lorsque ce vaste bassin se sera desséché par suite d’évaporation, pourquoi une voie ferrée, établie sur son lit de sable, ne permettrait-elle pas aux trains d’aller sans transbordement de Bakou à Ouzoun-Ada ?…

notre paquebot s’appelle « l’astara » (page 29).


En attendant la réalisation de ce desideratum, il est nécessaire de prendre un paquebot, et c’est ce que je me préparais à faire en nombreuse compagnie.

Notre paquebot s’appelle l’Astara, de la Compagnie Caucase et Mercure. C’est un gros bateau à roues, qui fait trois fois par semaine le service d’une côte à l’autre. Très large de coque, il a été aménagé de manière à prendre une grande quantité de marchandises, et les constructeurs se sont plus préoccupés de l’arrimage des colis que du confort des passagers. Après tout, pour une navigation de vingt-quatre heures, il n’y a pas lieu de se montrer difficile.

Tumultueux concours de monde aux abords de l’embarcadère, gens qui partent et gens qui regardent partir, recrutés parmi la population cosmopolite de Bakou. J’observe que les voyageurs sont pour la plupart des Turkmènes, avec une vingtaine d’Européens de diverses nationalités, quelques Persans et aussi deux types originaires du Céleste-Empire. Ceux-là sont évidemment à destination de la Chine.

L’Astara est à la lettre bondé de marchandises. La cale n’a pas suffi, et une bonne part de la cargaison a reflué sur le pont. L’arrière est réservé aux passagers ; mais, depuis la passerelle jetée entre les tambours jusqu’au gaillard d’avant, on a empilé nombre de colis que d’épais prélarts goudronnés doivent garantir contre les coups de mer.

C’est là que les bagages de Fulk Ephrinell ont été déposés. Il y a tenu la main avec une énergie de Yankee, très décidé à ne pas perdre de vue son précieux matériel, des caisses cubiques, hautes, larges et profondes de deux pieds, recouvertes d’un cuir verni soigneusement sanglé, et sur lequel se lisent ces mots imprimés en découpage : Strong Bulbul and Co. de New-York.

« Toutes vos marchandises sont à bord ? demandai-je à l’Américain.

— Voici la quarante-deuxième caisse qui arrive », me répond-il. Et, en effet, ladite caisse est au dos d’un facteur, engagé déjà sur le pont de l’embarcadère. Il me semble que ce porteur est un peu trébuchant, grâce sans doute, à une absorption trop prolongée de vodka.

« Wait a bit ! » crie Fulk Ephrinell.

Puis en bon russe, afin d’être mieux compris : « Attention !… attention ! »

Conseil excellent mais tardif. Le porteur vient de faire un faux pas. La caisse glisse de ses épaules, tombe… heureusement par-dessus le bastingage de l’Astara, se brise en deux, et quantité de petits paquets, dont le papier se déchire, laissent leur contenu se répandre sur le pont.

Quel cri d’indignation a poussé Fulk Ephrinell ! Quel coup de poing il administre au maladroit, en répétant d’une voix désespérée :

« Mes dents… mes pauvres dents ! »

Et le voilà, se traînant à genoux pour ramasser les petits morceaux d’ivoire artificiel, épars le long de la coursive, tandis que je ne puis comprimer mon envie de rire.

Oui ! ce sont des dents que fabrique la maison Strong Bulbul and Co. de New-York ! C’est pour en fournir cinq mille caisses par semaine aux cinq parties du monde, que fonctionne cette gigantesque usine ! C’est pour en approvisionner les dentistes de l’ancien et du nouveau continent, c’est pour en envoyer jusqu’en Chine, qu’elle développe quinze cents chevaux de force et brûle cent tonnes de charbon par jour… Voilà qui est américain !

Après tout, la population du globe est, dit-on, de quatorze cents millions d’âmes, et à trente-deux dents par habitant, cela fait près de quarante-cinq milliards. Donc, s’il y avait lieu de remplacer toutes les vraies dents par des fausses, la maison Strong Bulbul and Co. ne serait même pas en mesure d’y suffire !

Mais il faut laisser Fulk Ephrinell courir après les trésors odontologiques de sa quarante-deuxième caisse. La cloche envoie ses derniers tintements. Tous les passagers sont à bord. L’Astara va larguer ses amarres…

Soudain des cris partent du côté du quai. Je les reconnais, ce sont des cris d’Allemand, — ceux que j’ai déjà entendus à Tiflis, au moment où le train de Bakou se mettait en marche.

En effet, voici le voyageur en question. Il est essoufflé, il court, il n’en peut plus. Le pont volant a été retiré, et le paquebot s’écarte déjà. Comment ce retardataire embarquera-t-il ?

Heureusement, un croupiat, frappé à l’arrière de l’Astara, maintient encore le bateau près du quai. L’Allemand apparaît au moment où deux matelots manœuvrent les ballons d’accostage. Ils lui donnent la main, et l’aident à sauter à bord…

Décidément, il est coutumier du fait, ce gros homme, et je serai bien surpris s’il arrive à destination.

Cependant, son évitement effectué, l’Astara s’est mis en marche sous l’action de ses puissantes roues, et il est bientôt en dehors des passes.

À quatre cents mètres environ, une sorte de bouillonnement, qui agite la surface de la mer, indique un trouble profond des eaux. Je me trouvais alors près des bastingages de bâbord à l’arrière, et, le cigare à la bouche, je regardais le port disparaître derrière la pointe en retour du cap Apchéron, tandis que la chaîne du Caucase montait à l’horizon de l’ouest.

De mon cigare il ne me restait plus qu’un bout entre les lèvres, et, après en avoir aspiré les dernières bouffées, je le jette par-dessus le bord.

En un instant, une nappe de feu se propage autour de la coque du paquebot. Ce bouillonnement provenait d’une source sous-marine de naphte, et il a suffi de ce fragment de cigare pour l’enflammer.

Quelques cris se font entendre. L’Astara roule au milieu de volutes ignescentes ; mais un coup de barre nous éloigne de la source en feu, et tout danger est bientôt écarté.

Le capitaine, qui vient de se porter à l’arrière, se borne à me dire d’un ton froid :

« C’est imprudent ce que vous avez fait là. »

Et je réponds comme on a l’habitude de répondre en pareille circonstance :

« Ma foi, capitaine, je ne savais pas…

— Il faut toujours savoir, monsieur ! »

Cette phrase a été prononcée d’une voix sèche et revêche à quelques pas de moi.

L’Astara roule au milieu de volutes ignescentes. (Page 31.)


Je me retourne…

C’est l’Anglaise qui m’a servi cette petite leçon.