Collaboration

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Collaboration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 123-136).
COLLABORATION

Nés à la campagne, en des propriétés voisines, Paul et Marie, inséparables déjà dès les premiers pas, avaient partagé les mêmes jeux. Une parenté les unissait ; et si l’on ne pouvait affirmer, ainsi que certains le prétendaient, une ressemblance physique entre les deux enfans, du moins devait-on reconnaître, dans l’association de leurs idées et dans le mouvement de leurs pensées, une similitude de leurs esprits.

L’influence d’un milieu commun, en même temps qu’elle développait par l’accoutumance une amitié vite éclose, avait contribué à maintenir entre eux, chaque jour plus étroite, la communauté des goûts et des sentimens. Ils s’étaient vus entourés des mêmes affections familiales. Ils avaient caressé les mêmes bêtes. Ils s’étaient complu aux mêmes promenades, avaient ressenti, de la nature agreste et puissante qui les environnait, des émois pareils : tour à tour rieurs parmi les champs ensoleillés et poursuivant, comme des hommes les chimères de la vie, les papillons ; tour à tour pensifs devant les sites sauvages ou les horizons larges. Ils s’étaient, durant les soirées d’hier, serrés l’un contre l’autre aux mêmes récits, avaient frissonné aux mêmes souffles du vent, aux mêmes sonorités par les hautes pièces, aux mêmes ombres dansantes au fond des longs couloirs.

Si bien que, l’heure éclose des pubertés, le mariage fut une suite logique de leur existence, une chose simple, naturelle, et qui n’aurait pu ne pas être.


I

Mariés, ils vinrent habiter Paris. Libre de son temps par sa fortune, Paul fut attiré irrésistiblement vers les lettres ; et il se rencontra que tel avait toujours été le rêve de Marie. Le mariage, maintenant, élargissant à toutes les circonstances de la vie la communauté de leurs impressions et de leurs jugemens, achevait de les révéler l’un à l’autre. Leur union intellectuelle se fortifiait, de plus en plus étroite, scellée en quelque sorte indissolublement. Les idées exprimées par l’homme avaient immédiatement leur écho dans l’esprit de la femme ; et Paul éprouvait souvent la surprise, à quelque pensée qui lui venait, d’entendre, avant qu’elle ne se fût précisée, avant qu’elle n’eût trouvé sa formulation en des paroles, cette pensée même tomber des lèvres plus promptes de Marie. Il arrivait que leurs rêveries, après de longs silences, avaient porté sur les mêmes objets, flotté parmi des visions identiques.

De cette intime communion, alors, à mesure que Paul, à l’aide de lectures, de conversations, haussait jusqu’au niveau du sien l’esprit déjà largement développé de la jeune femme, Marie, par une pente naturelle, sans que ni l’un ni l’autre l’eût prémédité, devint la confidente des travaux de son mari. Il se plut à l’associer à son effort d’écrire. Il lui lut chacune de ses pages, avant de l’arrêter définitivement. Et il n’eut pas de surprise devant la sûreté de jugement qu’elle montra. Il éprouva seulement la joie de se sentir, par elle, rasséréné, lorsque le doute de son œuvre lui laissait la tristesse de l’impuissance humaine ; de recevoir d’elle la confirmation nécessaire à ses hésitations, à son perpétuel désir du mieux, à sa recherche inapaisable de la forme ; de voir aussi parfois, aux heures de lassitude, jaillir de l’esprit de la femme le trait de lumière dont sa route s’illuminait, éclairant le but vainement poursuivi.

À tant, insensiblement, il se manifestait qu’elle pourrait, quelque jour, participer à son œuvre. Chez la jeune femme, ainsi, la passion du labeur littéraire naissait. Aucun enfant n’était venu. L’union de leurs corps demeurée stérile, nul obstacle ne se présentait à l’union absolue de leurs esprits dans le travail. Bientôt, cela leur fut un besoin. Marie accepta.

Ils construisirent un roman, dans ses grandes lignes, se réservant de déterminer au fur et à mesure les chapitres. Afin de marcher du même pas, de mêler véritablement en une œuvre unique la double création de leurs esprits, ils convinrent que chacun d’eux écrirait sa page, et qu’ensuite ils compareraient. De cette manière, les pages seraient les haltes où ils se raccorderaient, reprendraient haleine, se remettraient à l’unisson.

Lorsqu’ils se furent assis, l’un en face de l’autre, à la table du cabinet de travail, les premières minutes furent graves, silencieuses, recueillies ; puis les plumes coururent. Son feuillet rempli, Paul attendit. Qu’allait-il sortir, tout à l’heure, du rapprochement de leurs deux textes ? Ce rêve de collaboration n’allait-il pas s’écrouler dès l’abord ? Que serait-il de leur tentative, peut-être, autre chose qu’une puérilité charmante d’amoureux ?

Marie allait, plus lente que lui, par des à-coups que suivait une immobilité pensive ; un pli droit alors coupait son front qui s’assombrissait. Ensuite, une détente graduelle survenait ; le front reprenait sa surface unie, d’une blancheur de marbre, presque lumineuse. Enfin elle s’arrêta. Sans lever les yeux sur elle, Paul prit la feuille, qu’elle poussait vers lui en s’accoudant. La tête penchée sur la table, il embrassa toute la page, d’un regard. Cela lui était ainsi qu’une lettre inquiétante qu’il eût voulu connaître d’un seul coup, avec une crainte pourtant de savoir trop vite. Il cueillait des mots çà et là, entrait dans cette page ainsi qu’un baigneur frileux, pour entrer dans l’eau, s’éclabousse d’abord de gouttelettes. Il se reprit, concentra son attention, lut les lignes lentement. Bientôt un étonnement se montra, puis une joie, une émotion. Et jusqu’à la fin cette émotion alla grandissant.

La lecture achevée, il demeura un moment sans parler ; puis, tendant à Marie, qui attendait, un peu rouge, le cœur battant, le feuillet que lui-même avait écrit :

— Vois ! dit-il ; c’est la même chose.

Elle regarda. Les deux feuillets en effet, issus d’une même inspiration, étaient presque identiques. La même ordonnance avait présidé à la marche des idées ; et ils avaient présenté pour ainsi dire sous les mêmes angles les aspects divers des choses.

Un émoi singulier les laissa béans, attendris, si troublés qu’ils ne reprirent point ce jour-là leur travail. Ils étaient trop remplis d’une joie nouvelle, trop hantés par les merveilleuses visions de l’avenir pour s’en arracher aussi vite et pour dominer de leur volonté le mouvement tumultueux de leur pensée. Ils remirent au lendemain. Une appréhension en même temps commençait de se faire jour. Ils eurent à la fois l’impatience et l’angoisse du labeur qui suivrait. L’expérience n’était point faite encore suffisamment ; l’épreuve définitive n’était point franchie. Ils s’inquiétaient qu’il pût n’y avoir, en cet étonnant accord de leurs textes, qu’une coïncidence fortuite et qui ne se renouvelât plus. Ils avaient tant parlé de leur sujet ! Ils s’étaient si bien concertés sur le plan et sur la déduction logique des situations ! Sans doute, ils n’avaient fait que reproduire, par un souvenir inconscient, des phrases prononcées par eux-mêmes, alors que leur parole se laissait emporter au feu de l’imagination !

Le lendemain, cependant, l’étrange conformité de leur création se poursuivit. Et elle se maintint les jours suivans. Ils rencontrèrent, avec les mêmes conceptions, des analyses semblables, des expressions pareilles. Même, la phrase, molle encore et enveloppante, de la jeune femme, une phrase d’un tissu lâche et qui flottait autour de l’idée ainsi qu’autour d’un corps féminin l’harmonie de longues étoffes, commençait de se resserrer, de s’ajuster à la pensée plus étroitement, sans luxe inutile, sans plis onduleux qui la diffusent, sans verroteries et sans clinquant. Elle se virilisait au contact de la phrase précise de l’homme. Et Paul, par un contraste analogue, remarquait en cette phrase précise qui lui était propre, des sécheresses subites, des arêtes anguleuses de tracé géométrique, qu’il s’efforçait d’adoucir.

Tantôt alors, ils élurent pour le texte définitif l’une des deux pages, la jugeant mieux venue ; tantôt ils fondirent en un seul leur double travail, par des additions à l’un, des suppressions à l’autre, par des ajustages.

Il ne se présenta de réelles divergences qu’au sujet de certaines psychologies masculines ou à propos des langages de certains milieux, toutes choses auxquelles la merveilleuse intuition de la femme ne suffisait pas pour accéder ; tandis, que d’autres fois, des sentimens plus particulièrement féminins échappaient à la perspicacité de l’homme ou perdaient sous sa plume de leur infinie délicatesse. Mais en ces rencontres, sans discussion, sans obstination à des points de vue personnels, ils se cantonnèrent dans leurs sexes avec une entière docilité l’un à l’autre.

Des pages ainsi s’ajoutèrent à des pages. Une œuvre progressait d’une allure régulière et continue ; puis elle s’acheva, fut debout, dans une unité parfaite, d’une analyse subtile, d’une vérité saisissante.


II

Pendant des années, Paul et Marie travaillèrent. Des livres se succédèrent, signés de leurs deux noms.

Comme ces livres différaient essentiellement de la production courante, comme ils n’étaient point des romans de métier, mais relevaient directement de la littérature, la critique demeurait hésitante et inquiète. Les journalistes que le hasard de l’occasion avait investis de telles fonctions ne pouvaient comprendre cette facture originale où s’indiquait, sous une double signature, un tempérament si unique et si personnel. Et, parmi ceux dont l’érudition du moins était une garantie, parmi ceux dont le jugement ne se laissait entamer d’habitude par aucune jalousie confraternelle, les uns protestèrent contre le renversement des anciennes conventions ; ils couchèrent les œuvres sur leur lit de Procuste, les toisèrent à leur gabarit et prononcèrent, par des procédés et des sophismes analogues aux argumens qui furent employés contre le Cid pour la rédaction des Sentimens de l’Académie, que les règles n’étaient point observées, concluant, de cette inobservance, à leur ignorance ou à l’incapacité de les appliquer. Presque tous s’accordèrent à nier le talent qui ne suivait pas les chemins battus, qui s’affirmait par des voies nouvelles. Quelques-uns levèrent les bras au ciel avec désespoir, se demandant à quel abîme roulait la littérature ; ne se doutant pas que, de cela même, de leurs colères et de leurs contorsions de diables dans un bénitier, ils avouaient justement, en ces livres, une force : une force qui leur déplaisait, qui déroutait leurs habitudes, mais une force. À peine deux ou trois donnèrent une opinion isolée, s’abstinrent, se réservèrent, attendant d’autres livres ou la poussée de l’opinion.

Longtemps Paul et Marie se virent ainsi incompris. Mais par la logique des choses, leur œuvre plus complète d’année en année, leur talent grandi par l’injustice même qu’il avait soulevée, leurs noms se répandirent parmi les lettrés. La note d’art qu’ils apportaient éclairait comme une lumière les marges des pages, rayonnait autour de leurs livres. Après des luttes obstinées, des découragemens d’où ils sortaient avec des énergies plus grandes, une nouvelle génération survint qui les acclama. Ils entrèrent dans la consécration, furent des maîtres.

Cette destinée était conforme à la marche naturelle des événemens. Devant le triomphe tardif, pourtant venu, Paul oublia vite les angoisses et les rancœurs des périodes injustes. Mais, moins robuste, moins sereine en la hauteur consciente de son mérite que Paul ne s’était montré, Marie s’était trouvée atteinte plus profondément. Elle apportait, dans le labeur commun, toutes les énergies créatrices de la femme ; elle ressentait, de la conception et de l’exécution, les douleurs et les joies de l’enfantement, l’orgueil farouche ensuite des maternités ; et l’effort dont cet orgueil, dans un vouloir d’imposer leur talent, l’avait soulevée fiévreusement, était trop rude pour sa fragilité. En même temps, elle avait souffert pour Paul ; et dans les heures inévitables du doute, elle s’était vue assaillie par l’angoisse de son infériorité, redoutant que, peut-être, son labeur propre, sa part de collaboration fût la cause de l’insuccès, fût l’argile mêlée à l’airain de leur œuvre. Elle avait reçu, à des critiques qui portaient sur les pages où son inspiration avait dominé, de cruelles blessures inavouées que suivait une longue souffrance.

Aussi la victoire, enfin conquise, amenant en elle une détente de ses énergies, la puissance nerveuse dont elle avait été soutenue pendant les années précédentes tomba. Elle éprouva un besoin de repos. Ce repos fut très doux d’abord ; mais bientôt il l’inquiéta, de n’être suivi d’aucune reprise de forces. Une langueur survenait, contre laquelle elle voulut réagir. Le travail se montra pénible, puis rebelle. Le cerveau, anémié, demeurait lâche et fluent, comme épars, sans que sa volonté pût le reprendre, le rassembler pour l’action. Ses idées demeuraient imprécises, pareilles à des mirages ; et lorsqu’elle les voulait fixer, leurs formes se dérobaient en des contours flottans, se dispersaient par lambeaux insaisissables. Un effroi l’envahit. Il lui paraissait qu’elle ne se retrouverait plus, qu’elle n’écrirait plus jamais. Elle devint sombre, s’enferma dans des silences.

Paul, par une délicatesse que lui suggérait son affection, attendait qu’elle pût reprendre sa place, en face de lui, à la grande table maintenant déserte. Sans doute, de le voir, dissociant leurs esprits, travailler seul, elle eût à la fois ressenti une jalousie, la jalousie d’une femme malade délaissée pour une maîtresse, et à la fois subi un supplice de Tantale. Cela devait être, puisque malgré qu’elle connût sur lui le poids lourd de l’oisiveté, elle acceptait cette attente et ne l’exhortait point au travail. Ils n’en parlaient pas ; et, de ce silence même, l’esprit de Paul appuya plus fréquemment vers cette pensée. Il comprit que le pâle sourire de sa femme le remerciait. Ce fut entre eux comme un accord tacite.

Leur union se maintenait ainsi plus étroite. Une douceur nouvelle coula dans leur vie, de laquelle leur chagrin s’atténuait. Ils vécurent, avec les joies du succès remporté de haute lutte, le charme des espérances. Ils évoquèrent les jours où, les forces revenues, ils reprendraient leur labeur ; et, de même qu’on imagine, auprès du lit des malades aimés, de longues promenades au grand air pur, sous les clairs soleils, parmi des arbres et des fleurs, ils imaginaient les longues heures studieuses de l’avenir prochain, ils élaboraient des plans, posaient les jalons de la route future.

Cependant, le cerveau de Marie gardait sa torpeur ; puis, bientôt, à la détresse intellectuelle de la femme, s’ajouta une détresse physique. Comme si la suppression d’une fonction cérébrale eût rompu l’équilibre des organes, elle s’étiolait, minée par un mal incompréhensible. Elle s’alita. Les médecins hochèrent la tête. Des semaines coulèrent dans l’uniformité grise des horizons fermés. Un affaiblissement de tout l’être s’aggravait. Les docteurs se montrèrent soucieux ; ils eurent des paroles rares, des gestes vagues, inquiétans comme des menaces, lourds ensuite comme des coups de massue. La pensée de la mort entra dans la maison.

Attentif aux désirs de la malade, jaloux d’environner d’une douceur dernière les heures terribles, Paul la veillait sans la quitter, ne prenant nul repos. Il n’était plus question, maintenant, de projets. L’avenir, d’un noir d’abîme, s’était rapproché tout à coup, indissolublement lié à la tristesse présente. Sa voix ne trouvait plus le courage nécessaire aux paroles d’espérance. C’étaient de lentes veillées silencieuses, pendant lesquelles son cœur, enveloppé d’une nuit, s’enfonçait en une détresse croissante, dans une sensation de fin de choses. Mais cette monotonie de la douleur, un jour, fut interrompue par un nouvel émoi. Dans le regard de Marie, une prière passait, comme involontaire, par momens entrevue, flamme vite éteinte que suivait une désespérance infinie. Une lutte se livrait en elle, visiblement ; une souffrance incomprise emplissait, dans son visage plus pâle, ses yeux plus noirs. Était-ce le regret de la vie, l’immaîtrisable reproche de ceux qui partent à ceux qui demeurent ? Il semblait à Paul qu’un appel montât vers lui, l’appel de quelque soulagement, de quelque adoucissement, que lui seul pût apporter.

À ses pressantes questions, Marie secouait la tête avec un sourire triste. Mais toujours, l’amertume entrevue reparaissait dans le regard, revenue à la surface comme un flot trouble ; la prière prenait une insistance plus pénétrante. Et Paul, bien qu’il ne le voulut pas, bien qu’il s’efforçât de détourner son esprit de cette pensée, fut obligé de s’avouer que, dès le premier instant, il avait entendu la muette supplication de la malade. Il dut comprendre ; il dut voir, montant du fond obscur de l’être, la même jalousie dont il l’avait préservée naguère par le sacrifice de son travail, par son inaction. Il essaya de raisonner, se posa devant sa femme comme devant un problème ; il l’analysa comme une de leurs créations fictives, chercha en elle la marche de la passion littéraire ; et, de même qu’un romancier dont le but est fixé, il conforma les sentimens à son besoin, ainsi qu’une matière plastique, jusqu’à ce qu’il se fût rasséréné. Pourtant, de minute en minute, à mesure que s’échappait la vie, dans l’usure lente des organes, le désir de la mourante éclairait ses grands yeux tristes d’une clarté plus précise, avec une intensité plus haute, comme, de l’achèvement d’un brasier, monte plus éclatante la dernière flamme. Et, d’un coup, rompant l’inutile effort de son cerveau, toute la psychologie de la malade lui fut révélée. De même qu’elle lui eût, si un doute à ce sujet n’eût été indigne d’elle et de lui, demandé de garder par-delà la tombe la foi jurée et qu’après elle nulle joie d’amour ne lui fût plus ; de même, le sacrifice un moment consenti, elle le demandait, elle le voulait, elle morte, définitif, à toujours.

Une pâleur avait envahi Paul. Un froid frissonna le long de sa nuque. La conscience de l’égoïsme des féminines jalousies, poussé jusqu’à l’extrême sous de maladives influences, éveillait en lui un instinct de révolte. Jamais il n’avait conçu de joie pure et absolue, sinon par le travail ; et si l’entière communion de leur collaboration avait amplifié cette joie, elle demeurait justement, tout amoindrie qu’elle dût être, la seule aide dont il espérât, pour l’atténuation de sa souffrance, la mélancolique consolation des oublis momentanés.

Le sacrifice, cette fois, le sacrifice irrévocable, lui paraissait impossible, irréalisable, supérieur à ses forces. Et cependant, il était, au-dessus de ses forces, également, de résister au dernier désir, à la prière dernière de l’aimée. Peu à peu, le cerveau se taisait devant le cœur. Parmi le navrement du lit où elle agonisait, la vie extérieure se reculait très loin. Elle lui arrivait ainsi qu’un rêve, un flottement illusoire de visions lointaines. Elle, partie, que serait-ce pour lui, la vie ? Que lui importait, à cette heure ? Peut-être n’y avait-il de vrai, de toutes les choses et de leur double effort vers la gloire, que de s’être unis en une absolue communion d’âmes, de s’être aimés ! Un attendrissement le gagnait. Le sacrifice peu à peu se parait d’une douceur, s’enveloppait d’un héroïsme dont lui-même était grandi devant la mort. Il cessa de réfléchir. Il se sentit courbé vers Marie, irrésistiblement. Et, de ses lèvres, tomba la promesse que, si elle venait à le quitter, il n’écrirait plus jamais. Leur œuvre s’arrêterait avec elle, serait close avec sa vie.

Un moment, une lâcheté effleura Paul. Tout au fond de lui-même, une espérance s’était dérobée, l’espérance qu’il se fût trompé ou que peut-être Marie, par un héroïsme pareil, triomphât de cette étrange et cruelle jalousie. Mais le regard, déjà lointain, de la mourante parut revenir, se posa sur le sien, dans une reconnaissance pleine de tendresse ; avec l’égoïsme impitoyable de ceux qui s’en vont, d’une légère pression de ses doigts grêles, elle acceptait le renoncement ; et elle sourit, une quiétude épandue sur son visage.


III

Marie était morte. Paul, malgré la détresse immense en laquelle le laissait cette rupture cruelle de leurs êtres, demeura debout, comme un arbre sous la tempête, dans sa haute douleur muette. Il errait par la maison vide, par la solitude du cabinet de travail. La vaste pièce lui paraissait morte, elle aussi, l’âme envolée qui l’avait animée naguère. Elle gardait un silence et une immobilité de tombe, avec de longs retentissemens du moindre bruit, ainsi qu’en un temple désert. Mais, là, parmi l’attirance du milieu où s’était vécue leur vie intellectuelle, où leurs cerveaux avaient pensé les mêmes pensées, où leurs cœurs avaient battu des mêmes émotions d’art et souffert les mêmes angoisses de l’irréalisable, l’enveloppait la douceur mélancolique des choses amies qui, d’être restées pareilles, ramenaient pareilles les mêmes impressions ; et, bercé par leur apparente immutabilité que rien ne troublera plus, comme on écoute dans le murmure des ruines la voix de ce qui fut, il écoutait les souvenirs.

Il relisait leurs livres. Il reparcourait les étapes de leur route si brève, s’abîmait en la contemplation de leur œuvre inachevée, suspendue comme un pont dont une arche est béante sur le vide. Le regret de ses années désormais stériles s’atténuait ainsi de l’illusion d’une union que la mort n’eût point dissoute. La persistance en lui du passé, la parole même dont il était lié la prolongeait. La femme à qui il gardait la double foi jurée du cœur et de l’esprit ne se reculait point dans le néant. Elle vivait au même titre que vivent ceux qui sont absens ; et presque, lorsqu’il abaissait, pour mieux saisir des visions fuyantes, ses paupières, il lui semblait qu’elle fût là encore, assise dans le fauteuil vide, ou qu’elle dût y venir ; que tantôt ils avaient échangé des paroles, ou que tout à l’heure ils allaient accorder des pensées. La mémoire atteignait parfois, rn ses évocations, jusqu’à l’intensité du réel, recréant des sensations éprouvées. Il voyait Marie, il l’entendait ; il écoutait, avec le son même de sa voix, des mots qu’elle avait prononcés, des idées qu’elle avait exprimées. Il prêtait l’oreille à ses espoirs de malade, aux projets qu’elle rêvait, dans le temps où, confians encore, ils se plaisaient au charme berceur des convalescences attendues.

Son esprit allait ; il s’abandonnait à la tentante amertume de repenser les mêmes choses. Il suivait ces projets et ces rêves, par-delà l’abîme qu’avait creusé la tombe ; il imaginait leur réalisation, entrevoyait, à la suite de l’œuvre interrompue, l’œuvre nouvelle dont elle se fût complétée.

Sous le couvert d’une religion du passé, l’œuvre, ainsi, se dégageant du souvenir pieux dont elle s’était enveloppée, s’isolait, prenait une vie propre.

Paul, d’abord, n’y prêta point d’attention ; puis une accoutumance s’établit ; l’œuvre le pénétrait, poussait des racines invisibles. Ses méditations flottantes avaient, sans qu’il en eût conscience, fait gonfler, crever le germe ; et le germe, dans la fécondité de son cerveau, que le repos avait accrue, montait en une plante inculte, déjà puissante. Un jour, brusquement, il s’inquiéta, s’effraya presque. Insensiblement l’œuvre s’était poursuivie : il la portait en lui ; et, tout à coup, elle le hantait, l’obsédait d’un besoin d’aboutir, de se produire à la lumière, de revêtir, ainsi qu’un manteau somptueux, la formule d’art dont elle serait manifestée pour le regard des foules.

Pour la première fois, Paul sentit toute la grandeur du sacrifice auquel il s’était résigné. Il entrevit un supplice, une torture : l’idée éclatant le cerveau comme un bourgeon des feuilles, par une loi de nature ; la pensée plus cruellement emmurée sous le crâne que ne l’eût été le corps dans un caveau. Il redouta qu’il fût trop tard, qu’aveuglé trop longtemps par la trompeuse diversion apportée à sa douleur, il lui fût désormais impossible d’entraver le mouvement commencé, de suspendre le fonctionnement graduellement repris sous l’abri décevant des pieuses réminiscences. La force productrice fermentait au dedans de lui, s’échappait en des rêves troubles, en des fièvres qui battaient ses tempes. Et le travail, en même temps, prenait l’attirance d’un refuge ; tandis que l’oisiveté le livrait sans défense aux tourmens des souffrances, aux regrets amers des joies perdues.

Cependant la parole donnée à la morte était la haute loi primant tout. Il tenta de se ressaisir. Il s’arracha du cabinet de travail, où il se sentait désarmé, parmi la suggestion des livres, avec, dans le recueillement de la pénombre, la tentation du large papier blanc aveuglant comme une neige sans tache. Il tenta de voyager, de remplacer par l’agitation physique le bouillonnement intellectuel. Mais il dut céder à l’appel des choses coutumières, devenues partie intégrante de sa vie. De même que chaque jour il allait s’incliner sur la tombe de Marie, de même il se voyait ramené à la table ; et là, il retrouvait, toujours plus forte, comme la peur d’une action mauvaise, la tentation. Ses doigts avaient des tremblemens convulsifs ; les idées affluaient à son cerveau, l’emplissaient à le faire craquer.

Un moment, il rencontra un dérivatif. Ce fut, en de longues lettres à des amis éloignés, de remuer, à travers des pages, des idées et des mots. Il en eut un soulagement, y prit un plaisir délicat de lettré ; mais ce plaisir, qui durait le temps d’écrire, le laissait plus inquiet ensuite, agité comme une eau dont on a- troublé l’équilibre. Puis, ces lettres mêmes, de lui rappeler les temps où elles étaient la forme principale de l’échange et de l’expansion des idées, les temps des vieux manuscrits, antérieurs au livre, lui ramenaient plus aiguë, avec la tristesse de la feuille volante, qui se perd, la nostalgie de l’encre d’imprimerie, des épreuves fraîchement tirées, de l’alignement des caractères qui donnent aux mots des reliefs lumineux, aux phrases des formes saisissables.

Une lâcheté singulière, alors, le rendit accessible à des compromissions nouvelles. Il entrevit un moyen terme. Il imagina de tromper son esprit par une illusion plus complète, l’illusion d’un effort pareil à l’effort d’autrefois dans un labeur différent. Tout l’art littéraire n’était pas enfermé dans le roman. L’histoire, la philosophie, la critique, offraient un champ très vaste, à l’exploitation duquel une femme se fût rencontrée inhabile ; et il lui parut que, sans violer sa parole, sans trahir son engagement, il lui était loisible de se livrer à un travail qui, même si Marie fût demeurée, n’eût pu être accompli que par lui seul.

Paul céda, vite convaincu. Il médita un travail de critique sur des époques disparues, des époques où, toujours, ainsi qu’en des ruines souterraines, les fouilles exhument des choses ignorées. Il étudia, aussi intéressantes que des analyses de roman, de mystérieuses physionomies dont tous les voiles n’avaient point été levés. Il jeta, sur des événemens confus, des clartés, les présenta sous un jour dont leur aspect, fut modifié. Il ajusta des effets et des causes, relia, par des fils inaperçus jusque-là, des faits en apparence isolés. Puis il groupa, composa, étageant les plans successifs, distribuant l’ombre et la lumière, accusant les reliefs. Des mois, il eut le ravissement intime de l’idée jaillissant enfin de la subtile construction des phrases, l’orgueil des conclusions fatales après lesquelles l’esprit satisfait se repose, comme on se repose au site enfin atteint à travers une longue route pittoresque ; il eut la volupté des lignes s’ajoutant à des lignes, des pages surmontant l’amoncellement des pages, de la senteur de l’encre d’imprimerie, de l’odeur du bouquin ; la sensation triomphante de l’œuvre lentement édifiée.

Pourtant, lorsqu’il eut terminé, dans la détente qui suivit la fureur de production en laquelle il s’était jeté, son esprit perçut qu’un autre désir avait persisté. Certes, il avait retrouvé son équilibre ; un excès de sève s’était épanché. Mais le travail de critique n’avait point mis en jeu les forces créatrices. Ni la critique, ni la philosophie, ni l’histoire, ne correspondaient à ses instincts de lutte contre l’inaccessible de l’art, ses instincts de recherche de l’absolu. Si elles prêtaient, par quelque côté, à l’évocation magique des êtres et des choses, si elles nécessitaient l’exercice d’un sens prodigieusement intuitif, une grande dépense d’idées générales et des vues très larges, elles emprisonnaient l’imagination en des mailles étroites de filet, lui restreignaient le champ de l’infini. Au lieu de l’artiste créateur, il s’apparaissait un architecte exhumant des ruines ou grattant sur de vieilles façades la longue altération des siècles. Puis la formulation de l’idée était là sans passion ; elle ne déployait point le chatoiement des phrases ou la bataille sonore des mots ou l’ampleur des grands gestes tragiques dont il était tourmenté.

Une nouvelle tristesse s’appesantit, la tristesse des désillusions, des espérances qui ne reviendront pas. Plus impérieusement, il se sentait repris des tentations anciennes ; et, par l’effet même d’une première concession, il se trouvait plus démuni, sa volonté ébréchée pareille à une place qu’une longue période de paix laissa se démanteler. Les forces créatrices grondaient en lui, d’une rumeur confuse de volcan. Elles l’attaquaient d’un assaut continu, le poursuivaient en l’insomnie des nuits. Il commença de redouter la défaite.

Il lui semblait qu’il cessât peu à peu de s’appartenir, qu’une volonté plus puissante que la sienne le courbât, chaque jour davantage, sous son étreinte. Car les œuvres, dont il s’efforçait de détourner son désir et sa pensée, étaient entrées en lui, s’y étaient développées, étaient devenues la chair de sa chair, le sang de son sang, sa vie elle-même. Malgré sa lutte, elles avaient grandi, s’étaient complétées. Il les portait en lui, réelles et vivantes, prêtes à sortir, comme Minerve du crâne de Jupiter, toutes armées de son cerveau.

Dans cet état d’esprit, la tentation revêtait toutes les formes. Une voix montant de lui-même lui soufflait qu’au lieu de manquer à sa parole il serait, en mettant au jour les livres qu’avait projetés Marie, ainsi que l’exécuteur testamentaire de la morte, l’accomplisseur de ses volontés. L’achèvement de leur œuvre commune devenait un héritage légué, une mission confiée, une charge qui lui incombait, un devoir.

La brèche s’élargissait. Il cessait de se révolter contre l’éventualité d’un parjure ; il finissait par en évoquer la possibilité ; et, sans s’y résoudre encore, il n’en repoussait plus la pensée avec la même énergie. Il reculait seulement, remettant à un avenir lointain, à plus tard, lorsqu’il serait à bout.

Cette perspective lui rendit un peu de calme, le calme d’un homme qui a la certitude d’avoir fait tout ce qu’il a pu et qui attend patiemment parce qu’il sait que, le jour où il le voudra, son mal aura pris fin. Mais son esprit ne se détourna plus de la tentation. Il ne vivait plus dans le présent ; il regardait se dérouler devant son désir la vision des journées laborieuses, des jouissances infinies que l’avenir lui tenait en réserve. L’éloignement les grandissait, les rendait plus attirantes ; et de s’être rapprochées après avoir semblé enfuies pour jamais, elles lui jetaient un appel plus irrésistible. À lutter plus longtemps, il redouta la folie.

Des époques, alors, tendirent à se préciser, des dates à se fixer. Plus tard, avait-il dit. Dans un an ? Dans six mois ? Qui savait combien de temps se prolongerait sa résistance dernière ? C’était le printemps. Il entrevit, après les chaleurs de l’été, les heures recueillies de l’automne. Il sentit qu’à ce moment-là, sans doute, il céderait. Il se résigna. Soit ! dans six mois !

Le soir même, il se jetait sur le papier.


VI

Des heures, Paul courut les larges feuilles, d’un galop d’un cheval par l’infini des routes blanches ; elles avaient pris possession de lui, le roulaient dans un engrenage sans fin, le dévoraient. Il aurait voulu ne s’arracher de là jamais. Car il s’effrayait de tomber, à l’issue, dans la désespérance, dans l’accablement d’un remords. C’était, suspendue au-dessus de lui, la menace de son moi, qu’il fuyait dans le monde irréel de ses créations ; et cette menace le maintenait, dès qu’il éprouvait le besoin d’un répit, ainsi que le coup de fouet courbant les esclaves sur la tâche. Il allait comme en un songe merveilleux qu’il eût su pourtant n’être qu’un songe, se hâtant d’en exprimer toutes les joies et toutes les ivresses avec la terreur latente de l’éveil prochain.

Lorsque le jour parut, il s’arrêta. La rapidité du temps le surprenait. Mais il eut une stupeur plus grande de voir que nul remords ne l’atteignît. Il avait la conscience d’une irresponsabilité, comme si sa volonté fût demeurée étrangère à son acte, comme s’il n’eût fait que céder à quelque pression mystérieuse, dominé par une volonté plus haute. Une paix, au contraire, était en lui. À peine une mélancolie s’éveillait ; car il venait de repasser par des sensations d’autrefois. Même il lui semblait qu’il eût un moment ressaisi tout entière l’exquise jouissance des labeurs partagés.

Le jour montait ; il vit, par les fenêtres, l’infini du ciel bleu que traversaient d’invisibles rayons. Aux faîtes des toits, des aigrettes d’or s’allumèrent. Il éteignit la lampe. Le jour, purifié, l’atteignit, l’enveloppa d’une lumière amie, comme d’une caresse. Du jour s’ajoutant à la nuit, de la perpétuelle succession des choses qui se continuent, de l’éternel mouvement dans l’immutabilité éternelle, lui venait davantage le rassérénement que rien ne fût fini jamais ; que tout se liât indestructiblement ; que tout ce qui eût germé aboutît ; que tout ce qui eût été fût encore.

Sous la fatigue, ensommeillée un peu, de cet éveil matinal, dans la paix profonde et douce du jour naissant, une illusion croissait. L’autrefois était plus près de lui tout à coup, presque présent. Son union avec Marie ne lui semblait point avoir été rompue. De même qu’alors il reprenait leurs feuillets pour les comparer, il reprit les pages qu’il venait d’écrire. Or, étrangement, il lui parut, à mesure qu’il avait corrigé, qu’il tînt sous les yeux la page définitive de leur collaboration, leurs deux pages fondues en une seule. La concentration de son esprit l’isolant à nouveau des objets extérieurs, il retrouvait indéniable l’écho de sa pensée en une pensée pareille. Il rencontrait des lignes qu’il ne se rappela point, que son effort n’arriva point à reconnaître pour siennes. Et il éprouva l’impression que son cerveau, ainsi qu’autrefois, n’eût point été seul, qu’il eût reçu à la fois et rayonné des images qui, par des affinités inaperçues, s’étaient fondues en des visions uniques ; la sensation que Marie eût été là, dans le fauteuil vide, en face de lui.

Dans le jour plus clair, sous le soleil plus haut, cette sensation s’atténua, disparut. Mais, les jours suivans, le charme du labeur persista, le charme des anciens labeurs à deux. Et, tandis que l’œuvre avançait, de ne découvrir aucune différence entre elle et les œuvres précédentes qu’ils avaient édifiées ensemble, l’illusion un moment subie reparut, se fortifia. Durant les heures fiévreuses de la production, la morte n’était plus morte. Elle n’était même point absente comme une amie partie pour un lointain voyage ; elle était près de lui, véritablement, invisible seulement, lorsqu’il levait les yeux. S’il n’entendait point le grincement ressouvenu de sa plume et le froissement de ses feuillets, il sentait que la fusion de leurs deux pages en une seule, pour s’accomplir par des moyens différens, impénétrables, pour être antérieure à la manifestation écrite de l’idée ou simultanée, était réelle cependant. Leur communion si absolue, si intime, se poursuivait ; leur collaboration, un moment interrompue, était reprise.

Il eut l’intuition qu’il n’avait point manqué à sa parole, que c’était Marie elle-même qui l’avait ramené au travail, courbé sur les pages irrésistiblement.

Alors, tandis qu’autour de lui ceux qui, d’abord, à cause de sa longue inaction, l’avaient accusé de n’être pour rien dans l’œuvre commune, déclaraient que nul écrivain n’était capable de résister à la passion d’écrire, Paul, souriant du sourire dont on voile à la foule les choses qui doivent demeurer secrètes, venait s’asseoir à la large table, en face du fauteuil vide : et ils travaillaient.


JEAN REIBRACH.