Comment finit la guerre/01

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Comment finit la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 481-520).
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COMMENT FINIT LA GUERRE[1]





I.



Sans doute il est encore trop tôt pour écrire l’histoire définitive de la guerre mondiale. C’est à peine si les documents officiels sont réunis et classés. Mais les journaux de marche et opérations, les registres d’ordres, les états de pertes et de consommation de munitions sont insuffisants à rendre la physionomie de la lutte et n’en indiquent que le schéma ; ils réclament d’abord la connaissance des documents similaires de l’ennemi, qui nous manquent à peu près entièrement, et aussi la lumière des documents privés, correspondances particulières, mémoires, journaux tenus quotidiennement par beaucoup des acteurs de ce grand drame, qui ne se révèlent que peu à peu. Enfin les pièces officielles sont muettes sur les conditions morales qui ont présidé à la conception et au développement de nos entreprises.

Pourtant c’est d’une connaissance aussi exacte que possible des dernières opérations que dépendent l’organisation de l’armée nouvelle et les principes de notre enseignement militaire. Chacun a le devoir d’apporter son témoignage sur ce qu’il a vu, senti et pensé, car il est de plus en plus urgent de sortir des incertitudes présentes ; et il est nécessaire que ce témoignage soit public, car l’opinion publique a une large part dans certaines des décisions à prendre : durée du temps de service, organisation des grandes unités, proportion des différentes armes, tactique de combat, règlements de manœuvres, armement, tout est en suspens. Nous avons sagement démobilisé, mais nous n’avons pas reconstitué l’armée du temps de paix, d’où sort l’armée de la guerre. La France a jeté son épée au lieu de la remettre au fourreau.

Beaucoup de bons esprits cherchent la raison de la fin si brusque d’une guerre si longue ; puisqu’une lutte de quatre années a pu se terminer par une offensive de trois mois, commencée au moment où les armées de l’Entente venaient d’éprouver une suite de cruelles défaites, on peut se demander s’il n’était pas possible d’avancer l’heure de la victoire finale.

Cette étude a pour but de répondre à ces questions. Elle retrace à grands traits les premières opérations, en insistant surtout sur les causes de nos premiers revers et de notre première victoire ; les traits se précisent par la suite et on saisit la genèse à peu près complète de nos dernières offensives. Elle examine les facteurs principaux de la puissance matérielle dans cette lutte unique, puis elle conclut.

I. — LES PLANS DE CAMPAGNE.


L’alliance franco-russe obligeait l’Allemagne à faire front à l’Est en même temps qu’à l’Ouest. Mais les difficultés de la mobilisation et de la concentration russes permettaient à nos ennemis d’espérer en finir avec la France avant de se retourner contre le colosse moscovite : des opérations rapides, foudroyantes si possible, s’imposaient donc sur le front français. La conception d’une attaque brusquée, à la suite d’une tension politique dont l’agressive diplomatie du Kaiser avait expérimenté souvent le maniement et les effets, a dû être étudiée par le Grand État-Major de Berlin ; en tout cas, les effectifs de l’armée allemande sur le pied de paix lui permettaient une action courte et violente. Et il n’est pas interdit de penser que les précautions prises en France contre cette éventualité l’ont fait écarter pour revenir à l’idée d’opérations régulières.

Le système de fortifications conçu par le général Séré de Rivière en 1875 n’avait été réalisé qu’en partie ; mais les deux barrières Belfort-Épinal, Toul-Verdun, constituaient sur notre frontière de l’Est un obstacle qui paraissait très fort à nos ennemis, malgré la méfiance dont il était devenu l’objet chez nous ; en outre, c’était face à l’Est que se concentrait l’armée française, sur une ligne de plus en plus avancée. Une étude du Feld-Maréchal von Schlieffen sur la bataille de Cannes avait transporté dans le domaine de la haute stratégie la tactique d’Hannibal : fixer l’adversaire sur tout son front et l’entourer en l’attaquant par les deux ailes. Le général baron de Falkenhausen en avait déduit un plan d’opérations qui déployait 44 corps d’armée allemands entre la Suisse et la mer du Nord avec avance par les deux ailes, mais surtout par la droite en Belgique, avec rabattement à travers le Nord de la France où les places Lille-Maubeuge, puis La Fère-Laon-Reims, restées inachevées, n’offraient pas d’obstacles sérieux. Il avait exposé cette conception dans son étude la Guerre de masses qui avait été librement discutée.

Dans son ouvrage la Guerre d’aujourd’hui, le général von Bernhardi avait objecté que ce plan faisait état de formations de réserve employées en première ligne dès le commencement des opérations et jugeait cet emploi imprudent et d’ailleurs inutile. Il dit à ce propos : « Entreprendre une attaque décisive avec des troupes qui ne satisfont point à toutes les exigences, et qui, peut-être, seront en partie nouvellement constituées, comme les divisions de réserve, par exemple, ce serait presque commettre un crime contre l’esprit de la guerre ; car, ainsi que Clausewitz l’enseignait déjà, on ne doit jamais attendre du seul mot d’armée constituée ce qui ne peut être donné que par la réalité. » Il proposait hardiment de concentrer les forces allemandes entre la Lorraine et le Limbourg hollandais, en laissant le champ libre à l’armée française au Sud de Metz : plus elle s’avancerait vers l’Est, plus sa situation serait critique, car les armées allemandes, pivotant autour de sa gauche, marcheraient sur Paris découvert et prendraient l’armée française à revers : la concentration française se faisant N.-S. face à l’Est, la concentration allemande se ferait N.O.-S.E. ; c’était l’ordre oblique du Grand Frédéric ressuscité, et non pas Cannes, mais Leuthen. Et Bernhardi, après avoir usé d’une précaution oratoire en indiquant qu’il s’agit d’un exemple théorique, développe sommairement les artistiques manœuvres de ce vaste front, résolument offensif à droite, en profitant pour ses attaques échelonnées du magnifique réseau ferré de la Belgique et de la Hollande, défensif à gauche avec Metz-Thionville, Trèves-Luxembourg, Mayence et la ligne du Mein ; front très articulé, brisé de coupures ; et il revient sur ce principe qu’un front stratégique ne peut être une ligne de défense tactique cohérente et souligne de nouveau l’importance de l’échelonnement dans la défensive encore plus que dans l’offensive. Car la guerre de l’avenir sera toute de mouvement ; l’auteur l’a déjà établi en étudiant les guerres les plus récentes : « À l’avenir, il n’y aura de batailles durant des journées entières que si l’on rencontre sur le théâtre de la guerre des conditions analogues à celles qu’on trouvait en Mandchourie. Mais une telle hypothèse n’a aucune vraisemblance. Les adversaires de l’Allemagne sont contraints à l’offensive s’ils veulent obtenir quelque résultat. Quant à nous, nous ne nous défendrons sûrement pas derrière des remparts et des fossés. Le génie du peuple allemand nous en préservera. Un réseau de chemins de fer très dense, relativement aux chemins de fer de Mandchourie, et un riche réseau de routes utilisables assurent une grande liberté de mouvements sur la plupart des théâtres de guerre en Europe. Toutes ces circonstances me font croire, en dépit de la tendance très répandue à se terrer, plutôt à une guerre de mouvement et d’opérations qu’à une guerre de positions. »

Il a déjà opposé la conception mécanique de la guerre, qui met en ligne des masses aussi grandes que possible et les juxtapose de front, à la conception géniale, qui les fait manœuvrer selon les méthodes exposées dans son ouvrage : « C’est l’esprit qui décide de tout à la guerre, l’esprit des chefs et l’esprit des troupes. Aujourd’hui encore, la résolution et la hardiesse assurent une supériorité décisive. Aujourd’hui encore, les fières prérogatives de l’initiative ont gardé leur valeur. Aujourd’hui encore, la victoire n’est pas attachée à un système déterminé, et on peut la remporter même contre des forces sensiblement supérieures, avec les formes de combat les plus diverses. »

D’ailleurs, Bernhardi a déjà établi que ces masses formidables des armées actuelles fondront rapidement, tant par suite des pertes que parce que la vie moderne les a rendues en grande partie impropres à la vie de campagne, et la guerre sera courte, surtout contre la France : « L’effort qu’on doit fournir dès le début est si grand qu’il est bien difficile de le dépasser, du moins pour des pays comme la France, qui font appel dès la première mobilisation à toutes leurs ressources en hommes jusqu’à la dernière limite. Si cette armée obtient la victoire, on n’a pas de raison de tenter un effort désespéré. Si, au contraire, la guerre prend une tournure défavorable, ce peuple, sentant ses forces épuisées, n’apercevra aucun espoir dans la continuation de la guerre et, par suite, la tension qui rendait possible une levée en masse diminuera rapidement. »

Il examine les conditions dans lesquelles se développe une guerre d’invasion, où la puissance envahie voit son moral décroître à mesure que s’avance le vainqueur : « Déjà la guerre de 1870-71 se déroula comme nous l’indiquons ici. On peut s’attendre dans l’avenir à ce que les événements prennent un cours encore plus caractéristique. » — « Si l’on s’est terré au Transvaal et en Mandchourie, c’est parce que les Boers faisaient une guerre d’atermoiement ; de même les Russes et même les Japonais, étaient souvent réduits à manier la pelle par l’allure traînante de la lutte, obligés à la défensive par la difficulté des communications, qui retardait l’arrivée des renforts et du ravitaillement. Mais dans les luttes de l’avenir, la fortification de campagne restera d’un usage exceptionnel. »

Bernhardi exprime les idées qui avaient cours dans l’armée allemande, et non la doctrine du Grand État-Major, celle de Schlieffen, qui l’avait dirigé pendant dix-huit ans et qui avait été le vrai successeur de Moltke l’ancien ; Falkenhausen est beaucoup plus près de cette doctrine que Bernhardi. Aussi nous voyons au début des opérations les divisions de réserve formées en corps d’armée, qui figurent à côté des corps actifs. 38 corps d’armée, — au lieu de 41, — s’alignent de la Suisse à la mer du Nord. Le grand État-major a exigé le passage à travers la Belgique, au mépris du traité de 1831 que le Chancelier dut traiter de « chiffon de papier. » Mais la prévision de la guerre, « fraîche et joyeuse, » de l’offensive à outrance, dont la facilité croît avec les progrès de l’invasion, elle est commune à tous. L’aile gauche en Lorraine ne commencera son mouvement que quand l’aile droite sera en mesure de faire sentir sa pression, et par conséquent sur ce théâtre d’opérations une défensive provisoire est nécessaire.

Le plan de concentration est l’ensemble des dispositions qui, après la mobilisation, rassemblent les armées en vue des opérations actives. Il dépend donc de la situation politique, des forces en présence, de la rapidité de mobilisation et de

plan de concentration des armées après la mobilisation
plan de concentration des armées après la mobilisation



transport, des intentions qu’on suppose à l’ennemi ; ce dispositif initial porte en germe le développement des opérations ultérieures. L’Entente cordiale, en nous rendant les forces immobilisées pour la défense des côtes, et les projets probables d’invasion allemande en Belgique, ont modifié le plan de concentration français à plusieurs reprises ; nos lois militaires et les variations de la confiance qu’inspiraient nos réserves sont également intervenues. En dernier lieu, des transports plus rapides avaient permis en 1913 d’avancer notablement notre zone de concentration : le plan 17 disposait les armées françaises face à l’Est, quatre armées entre Belfort et Montmédy, — (1re Dubail, 2e Castelnau, 3e Ruffey, 5e Lanrezac), — et une en réserve vers Commercy (4e de Langle) :

Ce n’est pas que l’État-major français ait cru en 1913 au respect de la neutralité belge par les Allemands, ni qu’il ait ignoré le nombre des divisions de réserve susceptibles de se joindre aux 25 corps actifs du temps de paix. Mais on pensait que l’ennemi respecterait le cœur même de la Belgique, le triangle Liège-Anvers-Namur, où l’armée belge devait se concentrer à l’abri des places fortes sérieuses pour y garder une attitude expectante, après une protestation de son gouvernement ; on ne croyait pas, malgré l’avis exprimé par le général Michel, prédécesseur du général Joffre dans les fonctions de généralissime désigné, qu’Anvers serait un des premiers objectifs de l’armée allemande, car c’était alors forcer l’Angleterre à entrer dans la lutte en même temps que la Belgique. En outre, l’emploi de divisions et surtout de corps d’armée de réserve ne paraissait pas probable au début des hostilités, car ils manqueraient d’entraînement et de cohésion. Dès lors, une pareille extension du front allemand amènerait un affaiblissement général et paraissait une imprudence qu’on arrivait même à souhaiter : l’attaque violente en Lorraine sur la gauche allemande trouverait moins de résistance et son avance mettrait le gros des forces ennemies dans une situation fort difficile.

Car c’est une offensive à outrance que préconisaient à l’envi les théoriciens militaires en même temps que tous les États-majors. L’armée française s’était imposé en 1870 une défensive tactique fondée sur la puissance des feux de l’armement nouveau ; sous prétexte qu’un fusil à tir rapide et de grande portée est évidemment plus avantageux au défenseur posté qu’à l’assaillant qui s’avance à découvert, nos troupes s’étaient figées, de par leur règlement, dans des positions choisies à l’avance, et ce mépris de la manœuvre avait été cruellement puni. En outre, nous avions attendu l’ennemi sur notre territoire au lieu d’attaquer hardiment sur le sien. Nous serions impardonnables de retomber dans de telles fautes. L’assaillant, par le seul fait qu’il attaque, soumet le défenseur à sa volonté et prend sur lui un ascendant moral qui, avec des troupes françaises, multiplie toutes les brillantes qualités de la race, l’entrain et l’initiative, qui s’atrophient dans la défense. Il est d’ailleurs évident que, par définition, la défense passive ne peut obtenir aucun résultat positif, puisqu’elle a uniquement pour but d’empêcher les progrès de l’attaque : Faire la guerre, c’est attaquer.

Les conséquences de ces vérités avaient été poussées à l’extrême. À toutes les époques il est arrivé que, sur certaines parties du champ de bataille, l’assaillant lui-même soit amené à prendre une attitude défensive, tout au moins provisoirement, et à y attendre le résultat de sa manœuvre. Presque toujours d’ailleurs, la défense s’accompagne de contre-attaques prévues dont peut résulter une avance du défenseur, soit limitée dans son but, soit commencement d’une véritable attaque qui se terminera par une grande victoire, comme à Austerlitz, par exemple. Renoncer à toute défensive, c’est renoncer à toute manœuvre et se condamner à une attaque frontale, toujours la même, proie facile pour les manœuvres de l’ennemi prévenu. Plus le champ de bataille s’étend, plus il contiendra de zones défensives : Où ? Quand ? Comment attaquer ? C’est là toute la guerre.

Mais une surenchère d’offensive sévissait dans tous les milieux militaires. Au nom de l’« unité de doctrine, » soigneusement gardée par la « discipline intellectuelle, » l’offensive s’imposait à l’état de dogme intangible, ses fervents rivalisaient d’ardeur, et c’est à qui se montrerait le plus agressif. C’est peut-être ici le lieu de remarquer que ces formes de croyances religieuses données aux idées militaires ont eu une malheureuse conséquence qui pesa lourdement sur la durée de la guerre : après les premiers échecs, dus à l’emploi de procédés vicieux, le dogme s’écroula dans beaucoup d’esprits superficiels et devenus sceptiques ; et un peu plus tard l’offensive fut déclarée impossible par d’autres théoriciens qui arrivèrent au point de ne plus concevoir la guerre que comme une lutte d’usure dont il était chimérique d’attendre la fin par la victoire des armes. Mais en 1913 la victoire se bornait à avoir fait disparaître dans le dernier règlement (Instruction sur la conduite des grandes unités) non seulement l’idée, mais même le mot de défensive. Erreur plus grave encore, le règlement du 3 décembre 1913 prescrivait à l’attaque une allure précipitée, qu’elle doit être en état de prendre pour tenter une surprise ou pour profiter d’un désarroi ou d’une faute de l’ennemi, mais qu’on ne peut ériger en règle générale ; il formulait : « L’artillerie ne prépare plus les attaques, elle les appuie. » Dans le dessein excellent de faire pénétrer l’idée juste de l’offensive dans tous les rangs de l’armée, le dogmatisme avait systématisé nos règlements et s’étendait à des prescriptions formelles qui, pour éviter tout prétexte à retard, allaient jusqu’à supprimer toute préparation ; les armes nouvelles : fusil à répétition et à trajectoire très tendue, mitrailleuse, canon de campagne à tir rapide, artillerie lourde, dont les effets étaient encore mal connus, auraient vraiment dû inspirer un peu de prudence, à tout le moins dans la prise de contact.

Il faut ajouter qu’en France comme en Allemagne on croyait à la guerre courte, toute de mouvement, et qu’on voulait empêcher l’adversaire de se fixer et le bousculer avant qu’il n’eût le temps d’organiser des positions défensives. Les financiers et les économistes étaient presque tous d’accord pour penser que le monde civilisé ne pourrait supporter plus de quelques mois le fardeau jusqu’alors inouï d’une guerre qui serait extrêmement coûteuse en argent et en richesses de toute nature, et qui lui enlèverait la grande majorité de ses producteurs ; l’interdépendance des nations multiplierait les ruines par répercussion et interviendrait certainement très vite pour arrêter les hostilités ; de très rares clairvoyants étaient seuls à affirmer qu’une nation trouve toujours de l’argent pour faire la guerre, et que bien heureusement aucun gouvernement issu de la volonté populaire ne serait en état de traiter avant que le sort des armes n’eût décidé de la victoire, quelles que fussent les ruines économiques et financières dont l’effet pèserait sur l’avenir plus que sur le présent. Pour la France en particulier, l’entente avec l’Angleterre lui assurait la maîtrise de la mer et, au point de vue économique, une incontestable supériorité de résistance. Ses préoccupations étaient sans doute uniquement tournées vers les œuvres de paix, — et trop uniquement peut-être. C’est seulement une guerre défensive qu’on pouvait prévoir. Mais croire que des considérations matérielles, quelque importantes qu’elles fussent, pourraient peser sur ses résolutions après l’agression de l’ennemi, c’était méconnaître le moral de la nation en armes ; sous le choc brusque et inattendu, l’instinct de conservation collectif se réveille, la figure de la Patrie se dresse, et les morts parlent.

II. — LA BATAILLE DES FRONTIÈRES ET LA RETRAITE.


Dès le début de juillet, l’Allemagne avait pris un certain nombre de mesures qui préparaient son entrée en campagne. Le 31 juillet, l’état de « menace de guerre » Kriegsgefahrzustand fut proclamé et lui permit la mobilisation de 6 classes de réserves. En même temps, les voies ferrées et les lignes télégraphiques étaient coupées sur la frontière d’Alsace-Lorraine. Le 1er août l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie, le 3 août à la France, le 4 août à l’Angleterre. La guerre avec la Russie, alliée de la France, ayant été déclarée dès le 1er août, il semblait bien qu’une déclaration de guerre à la France était inutile ; néanmoins il importait de lever tous les doutes à cet égard : l’ambassadeur d’Allemagne avait donc ordre, si, contre toute attente, le gouvernement français proclamait sa neutralité, de réclamer comme gage l’occupation de Toul et de Verdun par les troupes allemandes, injure grossière qui, de toute façon, rendait inévitable la guerre décidée par le gouvernement allemand. Avant toute déclaration de guerre, des patrouilles allemandes avaient franchi la frontière sur 17 points différents, cherchant vainement un incident qui pût servir de prétexte aux hostilités : mais les troupes françaises s’étaient, par ordre du gouvernement, éloignées de 10 kilomètres du territoire d’Alsace-Lorraine et de Belgique. Il fallut donc recourir à l’imagination pure et inventer de toutes pièces un bombardement de Nuremberg par des avions français, démenti ultérieurement par les autorités locales elles-mêmes, et la présence tout aussi fausse d’officiers français en Belgique. En forçant le gouvernement impérial allemand à recourir à ces prétextes dérisoires et mensongers, le gouvernement français bravait quelques inconvénients militaires assez sérieux, mais il démontrait à l’Europe et au monde civilisé tout entier de quel côté était la volonté d’agression et agissait fortement sur l’opinion publique en Angleterre, aussi indécise que le gouvernement britannique ; le reste fut fait par la violation de la neutralité belge et la menace sur Anvers, qui ne pouvait tomber sous la coupe de l’Allemagne sans redevenir « un pistolet chargé au cœur de l’Angleterre. »

L’Angleterre en effet avait demandé à la France et à l’Allemagne si elles avaient l’intention de respecter la neutralité belge garantie par les traités de 1831 et 1837 ; la France s’y était engagée aussitôt, mais l’Allemagne avait envoyé immédiatement un ultimatum à la Belgique pour l’aviser du passage de ses troupes et répondu ensuite à l’Angleterre que l’invasion de la Belgique et du Grand-Duché de Luxembourg était commencée et que des « raisons stratégiques » ne permettaient pas d’arrêter la marche de ses armées. Et le 4 août, en remettant ses passeports à l’ambassadeur d’Angleterre, le chancelier Bethmann-Hollweg prononçait les paroles mémorables : « Vous allez donc nous faire la guerre pour un chiffon de papier ! »

Le 2 août en effet, le Grand-Duché de Luxembourg avait été occupé sans résistance, malgré le traité de 1867, par lequel le roi de Prusse s’était porté garant de sa neutralité perpétuelle, et la convention de 1902 par laquelle l’empereur d’Allemagne avait de nouveau proclamé la neutralité du Grand-Duché et stipulé qu’en aucun cas les chemins de fer dont l’Allemagne assurait l’exploitation ne seraient employés au transport de ses troupes. Le 3 août, la Belgique avait repoussé dignement l’ultimatum de l’Allemagne et refusé d’autoriser le passage de l’armée allemande sur son territoire ; dans la soirée, la Belgique fut envahie et les opérations contre Liège commencées sous les ordres du général von Emmich. Il s’agissait de rassembler rapidement des brigades qui n’avaient pas encore tout leur effectif de guerre au complet et d’attaquer par surprise un camp retranché avant que sa défense eût été organisée. L’armée du général von Emmich comptait au total 120 000 hommes. Les 4 et 5 août, le général Leman, qui ne disposait que de 40 000 hommes de garnison, infligea sur la ligne des forts un sanglant échec aux premières attaques, menées avec une précipitation et un mépris de l’adversaire qui méritaient une punition. Mais la ville n’avait pas d’enceinte continue ; la place était menacée d’investissement par le mouvement des armées allemandes qui avaient franchi la Meuse en amont et en aval de Liège. Grâce à l’esprit de décision et à l’initiative de Ludendorff qui suivait l’opération comme officier d’État-major et prit le commandement d’une brigade dont le chef venait d’être tué, les Allemands arrivèrent à rompre par surprise la ligne belge entre deux forts le 6 et à pénétrer dans la ville le 7 août. Le général Leman fit retraiter la division d’armée et une brigade supplémentaire mises à sa disposition et qui échappèrent ainsi à l’enveloppement. Chaque fort détaché se défendit isolément et nécessita la mise en batterie des plus gros calibres ; le général Leman fut pris le 14, enseveli vivant sous les ruines du fort Loncin, dont un obus de 420 avait atteint le dépôt de munitions. Les dernières résistances se prolongèrent jusqu’au 17.

La défense de Liège avait infligé à l’offensive allemande un retard considérable, et l’armée française avait le temps de s’étirer vers le Nord et de rectifier ses premières dispositions. La magnifique attitude de la Belgique, dressée à la parole de son Roi magnanime et refusant de s’incliner devant la force brutale, se fixait dans un geste héroïque, qui faisait réfléchir le monde civilisé tout entier. Bien lente à s’émouvoir, la conscience universelle ne pouvait méconnaître qu’un crime contre la foi jurée venait de se commettre et que le châtiment pourrait bien venir des victimes elles-mêmes, car elles trouvaient, dans la conscience de leur bon droit, des forces imprévues.

Les circonstances dont s’accompagnait cette violation des traités les plus solennels la rendaient particulièrement odieuse. Les incendies, les pillages, les exécutions sommaires sans jugement, les massacres de femmes et d’enfants avaient accompagné les troupes allemandes dans leur marche à travers le pays neutre. Vainement les coupables ont invoqué l’attitude de la population civile belge, qui aurait pris part à la lutte et tendu des guet-apens ; c’est tout au plus si l’on peut admettre que les soldats allemands ont été systématiquement mis en garde contre les francs-tireurs belges qui n’ont jamais existé, et excités à l’avance contre les habitants essentiellement paisibles ; la nervosité des premiers combats aidant, quelques-unes des atrocités ont pu être commises avec l’idée de se venger, — lâchement d’ailleurs, — sur une population désarmée, en confondant de parti pris les innocents et les coupables supposés. Si la population civile s’était livrée à des actes hostiles contre les soldats allemands, les premières victimes eussent été les hommes du corps de cavalerie von der Marwitz, qui, du 4 au 17 août, escadronna dans tout le pays entre Liège et Dinant. Les patrouilles et les cavaliers isolés qui l’éclairaient, ses nombreuses estafettes, ses convois échelonnés sur de longues distances offraient une proie facile à l’hostilité des habitants. Mais, incité à une prudente sagesse par sa dispersion forcée, ce corps de cavalerie se conduisit à peu près honnêtement ; il fut accueilli avec une réserve assurément antipathique, mais qui ne s’exprima par aucun acte de violence, et aucun fait nettement répréhensible n’a été reproché à ce corps. Il est donc faux que la guerre de francs-tireurs ait été organisée par les Belges ; le haut commandement allemand est pleinement responsable de toutes les atrocités, et si quelques-uns de ces crimes ont été commis par des troupes que leurs chefs avaient suggestionnées et qui pouvaient alléguer de bonne foi la nécessité de leur défense, la responsabilité demeure entière sur le commandement. La même sauvagerie déshonora l’invasion allemande en Lorraine ; il s’agissait d’un système de guerre qui visait à terroriser la population civile, à la faire refluer en désordre vers sa capitale, afin de briser toute résistance par l’épouvante et d’obtenir plus rapidement la paix à l’Ouest pour pouvoir se retourner vers l’Est.

D’ailleurs nous tenons l’aveu complet dans la lettre de Guillaume II à l’Empereur d’Autriche François-Joseph : « Mon âme se déchire, mais il faut tout mettre à feu et à sang, égorger hommes, femmes, enfants et vieillards, ne laisser debout ni un arbre ni une maison. Avec ces procédés de terreur, les seuls capables de frapper un peuple aussi dégénéré que le peuple français, la guerre finira avant deux mois, tandis que, si j’ai des égards humanitaires, elle peut se prolonger des années. Malgré toute ma répugnance, j’ai donc dû choisir le premier système. »

C’est donc bien de propos délibéré que l’Allemagne, dès le début d’une guerre déclarée par elle, s’enfonçait dans la barbarie par une régression systématique : la neutralité des petits États, solennellement garantie, est violée sans le moindre scrupule ; les conventions qui exceptent de la lutte la population civile sont supprimées, en même temps que toute notion d’humanité Quels que soient les engagements pris, ils cessent d’exister dès qu’ils apportent une gêne à la rapidité des opérations. Il faut constater qu’en changeant de maître, l’Allemagne prussianisée n’a pas changé d’âme, et qu’aucun membre de son nouveau gouvernement, aucun chef de parti notable n’a encore trouvé un mot de blâme pour le mépris de la foi jurée, du droit des gens et des principes les plus élémentaires de la civilisation.

Le 2 août, l’entrée des troupes allemandes en Belgique motiva une variante, d’ailleurs prévue, au plan de concentration français : au lieu de limiter sa gauche à Longwy, l’armée française l’étendra jusqu’à Mézières, la 5e armée (général Lanrezac) se déplaçant vers le Nord, faisant place à la 4e armée (général de Langle), qui ne prendra pas son emplacement de réserve vers Commercy et se formera en ligne entre la 3e et la 5e armées. Ce changement n’affecte que le plan de transport, dont l’exécution n’est pas commencée ; c’est une complication pour la Compagnie des chemins de fer de l’Est et pour les États-majors, mais les corps de troupe ne s’en douteront même pas. À partir du 4, la zone de 10 kilomètres évacuée le long de la frontière est réoccupée par les corps de couverture, très facilement dans la plaine lorraine, avec quelque difficulté dans les Vosges. Il faut insister sur ce fait que cette mesure, d’un haut intérêt politique, n’a eu qu’une répercussion à peu près insignifiante sur la situation militaire. La mobilisation de l’armée française l’a fait passer du pied de paix au pied de guerre du 1er au 5 août ; sa concentration s’opère du 5 au 12 août pour le gros des transports, et le 18 tout est à pied d’œuvre.

L’ultimatum de l’Allemagne à la Belgique, le 3 août, avait été immédiatement suivi d’une offre de secours des troupes françaises ; mais le Roi des Belges, par un dernier scrupule, attendit la violation matérielle de son territoire pour le réclamer le 4. C’est le 6 seulement que le corps de cavalerie du général Sordet franchit la frontière avec ses trois divisions, appuyées de trois bataillons d’infanterie. Il poussa jusqu’à Liège le 8, cherchant le contact avec les forces belges les plus avancées. Mais la ville était prise et la garnison retirée sur la Gette. Il se replia sur la Lesse, en contact avec le corps de cavalerie du général von der Marwitz. Le corps était étayé à droite par les 4e et 9e divisions de cavalerie, qui éclairaient les 4e et 3e armées françaises.


Le Commandement français avait constaté l’avance allemande en Belgique ; l’attaque de Liège indiquait bien toute l’amplitude du mouvement, qui ne se limitait pas à la rive Sud de la Meuse, comme on l’avait pensé, mais allait évidemment s’étendre à travers toute la Belgique. Les corps actifs qui l’exécutaient étaient bien ceux qu’on attendait de ce côté, mais les corps de réserve, qui doublaient l’importance des forces ennemies, n’étaient pas encore signalés, et les renseignements recueillis faisaient admettre un peu hâtivement que la concentration allemande s’exécutait suivant le plan connu depuis deux ans.

Aussi le général Joffre admet que le groupement principal des forces ennemies semble vers Metz-Thionville-Luxembourg. Par l’instruction générale n° 1 du 8 août, il indique son intention de livrer la bataille toutes forces réunies, sa droite appuyée au Rhin. S’il y avait lieu, sa gauche reculerait au besoin pour éviter de s’engager isolément ; elle s’avancerait au contraire si la droite allemande était retardée devant Liège ou se rabattait vers le Sud. La 1re armée marchera sur Sarrebourg et le Donon, couverte à droite par le 7e corps ; un groupement de divisions de réserve investira Strasbourg ; la 2e armée marchera sur Sarrebruck en se couvrant vers Metz à l’Ouest. Les 3e et 4e armées sont provisoirement dans l’expectative, prêtes à attaquer l’ennemi, s’il débouche, ou à se porter en avant.

Il paraît opportun d’accrocher la gauche ennemie et de prendre dans la plaine d’Alsace, le plus tôt possible, une position qui assure le débouché des Vosges sur un large front. Dès le 7, les troupes françaises franchissent la frontière et prennent Altkirch et occupent le 8 Mulhouse, évacué par les Allemands. Mais l’ennemi se renforce et menace par Cernay de tourner les positions françaises, faiblement occupées. Le 7e corps doit évacuer Mulhouse le 10.

L’opération fut recommencée le 14 par le général Pau qui, avec une armée d’Alsace de 150 000 hommes, reprend Altkirch et Mulhouse et s’étend jusqu’au Rhin, après le beau combat de Dornach le 19. En même temps, la 1re armée (général Dubail, 200 000 hommes) commence à descendre les cols des Vosges, et la 2e (général de Castelnau, 200 000 hommes) pénètre en Lorraine annexée.

Le front de l’armée Castelnau est resserré entre les forts de Metz et les étangs de Dieuze. Elle passe la frontière le 14, sa cavalerie atteint Château-Salins le 17 ; l’armée franchit la Seille le 19, après des engagements, et atteint Delme et Morhange, sa gauche appuyée aux divisions de réserve, qui tiennent la position du Grand Couronné de Nancy. L’armée Dubail est ralentie dans les Vosges, mais sa gauche progresse avec l’armée Castelnau et occupe Sarrebourg le 18 avec la division de Maud’huy.

L’ennemi attendait l’attaque française sur une position soigneusement étudiée dès le temps de paix et dont les travaux avaient été commencés le 1er août ; c’était, dans l’ensemble, une ligne fortifiée couvrant les communications entre Metz et Strasbourg et réunissant les deux camps retranchés. La VIe armée allemande, formée de tous les contingents bavarois (200 000 hommes) sous le commandement du prince Ruprecht de Bavière, y était établie sur les collines entre la Sarre et la Seille, ainsi que la droite de la VIIe armée (120 000 hommes, général von Heeringen). La résistance allemande, faible le 14, s’était accrue à mesure que l’attaque se rapprochait de cette ligne et avait été particulièrement tenace le 17.

La bataille de Morhange-Sarrebourg s’engagea le 20, sur un terrain préparé à loisir ; les batteries allemandes sont abritées, l’artillerie lourde sur plates-formes en béton ; le tir est assuré par des repères et réglé par de nombreux avions. Les deux corps de droite de l’armée Castelnau sont arrêtés dans les tranchées, par un feu violent, puis contre-attaqués. Ils battent en retraite. À gauche, les troupes magnifiques de l’ardent 20e corps attaquent avant l’heure, s’engouffrent dans l’entonnoir de Morhange, où elles se heurtent aux mêmes obstacles, et sont ramenées de même ; un vide s’est produit à sa droite, menacée d’être tournée. Il faut rectifier la ligne et se reporter en arrière de 10 à 15 kilomètres.

L’armée Dubail avait assez péniblement débouché le 19 en avant de Sarrebourg ; le 20 au matin, sa progression se heurte à une résistance accrue et à des tirs d’artillerie de tout calibre qui préparent l’attaque allemande ordonnée pour 11 heures. À l’heure dite, les Bavarois s’ébranlent, et le combat devient très violent, avec de lourdes pertes de chaque côté. L’ordre est donné d’évacuer Sarrebourg. À la droite de l’armée, l’attaque allemande n’a avancé que très peu. C’est, dans l’ensemble de ce front, un combat indécis, et le général Dubail donne l’ordre de reprendre le lendemain une attaque méthodique, pied à pied. Mais la retraite de la 2e armée entraînait celle de la 1re armée. Après la rude journée du 20, cette retraite s’exécute en bon ordre.

Par ordre du général Joffre, l’armée de Castelnau se maintient sur le Grand Couronné de Nancy qu’elle achève d’organiser, entre la Meurthe et la Moselle, sur les hauteurs de Saffais-Belchamp. Défendant successivement les lignes de la Meurthe et de la Mortagne, l’armée Dubail occupe le 24 un front sensiblement perpendiculaire. Elle avait dès le 23 l’ordre de prendre l’offensive si l’armée Castelnau était attaquée. Les Allemands n’avaient pas l’intention d’assaillir de front la position de Nancy, mais de la tourner en forçant la trouée de Charmes. Ils l’essaient vainement : l’armée Dubail résiste sur tout son front. C’est alors le général de Castelnau qui prend l’offensive en criant à ses troupes : « En avant ! partout ! et à fond ! », menace les arrières de l’ennemi le 25 août et le fait reculer. Le général Dubail, qui a opportunément prêté au général de Castelnau un corps d’armée et une division de cavalerie, repousse les 26 et 27, dans la région de Saint-Dié, des tentatives pour passer le long des Vosges : la trouée de Charmes est barrée aux VIe et VIIe armées allemandes, qui ont éprouvé un sanglant échec en s’avançant sans précautions suffisantes dans l’angle droit formé par les 1re et 2e armées françaises.


Mais ce n’est pas par sa droite que le général Joffre a l’intention de faire son effet principal. L’armée d’Alsace du général Pau devait s’appuyer au Rhin ; les 1re et 2e armées devaient avant tout fixer l’ennemi et l’empêcher de faire glisser ses forces vers le Nord-Ouest. C’est vers le Grand-Duché de Luxembourg et le Luxembourg belge que le général Joffre comptait porter son effort par la 3e armée (général Ruffey) et la 4e armée (général de Langle de Cary). Remontant vers le Nord, la 5e armée (général Lanrezac) s’étend de Mézières à Hirson, et obtient le 14 seulement l’autorisation de se porter en Belgique vers Dinant et Charleroi. À sa gauche, l’armée anglaise du maréchal French débarquait 4 divisions au lieu de 6 annoncées, — au total 70 000 hommes. — Plus loin, l’armée belge rassemblait ses 6 divisions vers la Gette, entre Namur et Anvers. — En arrière, le général d’Amade formait une petite armée composée de 3 divisions territoriales à partir du 16, augmentée de 3 divisions de réserve à partir du 25. Le général Fournier disposait de 30 000 hommes pour défendre Maubeuge ; le général Percin à Lille s’efforçait d’organiser la défense de la place, que le ministre de la Guerre, cédant malheureusement à la demande des autorités civiles, déclarait « ville ouverte » le 24 août, malgré le général en chef, et contrairement à la loi.

Le 21, l’armée du général de Langle débouche sur le front Sedan-Montmédy et franchit la Semoy. L’armée du général Ruffey s’échelonne sur sa droite. Elles ont devant elles l’armée du kronprinz allemand et celle du duc de Wurtemberg. Le pays est montueux, très boisé et avec des fonds marécageux, d’un parcours difficile ; un brouillard épais gêne les vues. L’exploration est à peu près impossible, la reconnaissance par les avant-gardes pénible, les renseignements sur l’ennemi manquent. On chemine forcément par colonnes, mal soudées entre elles ; l’armée française n’est pas encore rompue aux liaisons latérales entre les états-majors voisins ; le quartier général de l’Armée est trop éloigné et d’ailleurs ne pourrait sans une perte de temps considérable centraliser les renseignements pour les répartir ensuite.

C’est dans ces conditions très défavorables que le 22 s’engage la bataille des Ardennes. Nos têtes de colonnes sont arrêtées par des organisations défensives très sérieuses ; elles sont prises de flanc avant leur déploiement par les contre-attaques ennemies et tombent sous le feu bien ajusté d’une artillerie postée et invisible, tandis que l’artillerie française se met en batterie très difficilement et cherche ses objectifs. Au centre, un corps d’armée ayant changé d’itinéraire sans prévenir son voisin le découvre, ce qui permet à l’ennemi de le prendre de flanc et à revers ; il s’ensuit un recul qui rompt notre ligne. Le corps colonial s’acharne contre des organisations solides et subit sans résultat des pertes énormes, qui, pour une seule division, atteignent les trois quarts de l’effectif. Les deux corps de gauche sont compromis par l’échec du centre. Celui de droite avait pu arrêter son recul grâce à la résistance de la 3e armée à Virton et à Ethe. Les renseignements arrivent tardivement au général de Langle ; il croyait, dans la nuit du 22 au 23, pouvoir reprendre ses attaques, et c’est seulement le 23 à onze heures qu’après hésitation il donne l’ordre de battre en retraite.

L’armée Ruffey n’avait pu progresser, mais elle était moins éprouvée, malgré les durs combats soutenus par sa gauche, et elle restait en mesure de reprendre l’attaque. Elle a à sa droite l’armée de Lorraine récemment formée sous les ordres du général Maunoury pour masquer la place de Metz et ultérieurement l’investir. La capture d’ordres allemands le 23 annonçait le mouvement d’un corps allemand contre la 3e armée, combiné avec celui d’une brigade venant de Metz ; après quelques hésitations, le G. Q. G. permit au général Maunoury d’attaquer de flanc ces colonnes le 23, et de les rejeter en désordre vers l’Est. Mais ce succès resta tout local ; l’armée Ruffey avait reçu l’ordre de se replier derrière la Meuse et deux divisions de l’armée Maunoury s’embarquèrent pour la Somme, où leur présence était nécessaire.


Le corps de cavalerie du général Sordet, très fatigué par son raid vers Liège, s’était replié en arrière de la Lesse, suivi par le corps de cavalerie von der Marwitz ; les cavaleries s’étaient tâtées ; à cheval, les Français s’étaient trouvés indiscutablement supérieurs aux Allemands. Aussi von der Marwitz avait-il prescrit d’employer la tactique de l’ « envoilement, » étudiée longtemps d’avance. Sur tout son front s’étendait une ligne de petits postes solidement défendus par des cyclistes, des fantassins ou des cavaliers pied à terre. Quelques patrouilles à cheval amenaient devant eux nos escadrons qui étaient décimés à loisir par le tir des hommes postés. À l’abri de ce réseau, von der Marwitz fit filer tout son corps de cavalerie vers la Meuse. Le général Sordet, prévenu de ce mouvement, ne jugea pas à propos de profiter du passage que son infanterie d’appui lui ouvrait au nord de la Lesse et alla repasser la Meuse à Hastières le 15, tandis que la cavalerie allemande, soutenue par deux bataillons de chasseurs et quelques groupes d’artillerie lourde, attaquait et prenait Dinant.

On a conclu de ces opérations que la cavalerie ne peut être groupée par grandes unités de cette importance, d’un maniement beaucoup trop pesant, et que pareil emploi de la cavalerie ne se retrouvera plus. Il faut penser bien au contraire que les moyens automobiles permettent à la cavalerie de garder auprès d’elle l’appui qui lui est nécessaire pour vaincre les petites résistances locales improvisées et pour prolonger son effort dans l’espace et dans le temps. Si le corps Sordet avait disposé d’une brigade d’infanterie en camions auto, d’un régiment de 3 bataillons cyclistes, d’un ou deux régiments d’artillerie portée, de quelques groupes d’auto-mitrailleuses et d’auto-canons, de convois automobiles au lieu de ses interminables trains attelés, de T. S. F., d’une forte escadrille d’avions, il aurait certainement gêné beaucoup les opérations du siège de Liège et retardé la marche des troupes allemandes en Belgique. Un tel corps comprendrait plus de fantassins et d’artilleurs que de cavaliers, mais qu’importe ? il permettrait d’occuper rapidement une vaste étendue de pays et de s’assurer les voies de communication et les ressources de toute nature ; un corps ainsi constitué serait un excellent instrument de poursuite qui, renforcé selon les circonstances, empêcherait l’ennemi de se ressaisir. — Malgré l’absence de matériel moderne, la formation du corps de cavalerie Sordet n’est pas à blâmer du côté français, pas plus que la formation des corps de cavalerie von der Marwitz et de Richthofen, qui couvrirent utilement le mouvement initial des colonnes allemandes.

Dinant n’était défendu que par un bataillon et fut enlevé grâce à l’emploi des obusiers lourds dont les projectiles avaient un grand effet moral, surtout dans les lieux habités. Mais le 1er corps français, qui arrivait précisément à hauteur de Dinant, reprit rapidement la ville et la citadelle. Il s’étendit le long de la Meuse pendant que les deux autres corps de l’armée Lanrezac se portaient vers la Sambre. Le corps Sordet, passant de la droite à la gauche de l’armée Lanrezac, la prolonge vers le Nord-Ouest. Il se heurte le 19 aux têtes de colonnes allemandes et doit battre en retraite. Le 18, l’armée belge se repliait sur Anvers, capitale légale du pays en temps de guerre, centre des approvisionnements militaires, et considéré à ce double titre comme la base d’opérations dont elle ne devait pas se laisser couper. Or les communications avec Anvers étaient immédiatement menacées par des forces supérieures ; l’armée française était hors d’état de lui porter secours avant le 23 ou 24 et l’armée anglaise commençait à peine ses débarquements vers Maubeuge ; on conçoit donc que l’armée belge, ne pouvant conserver ses positions sur la Gette, se soit repliée sur Anvers, où elle espérait conserver intactes, à l’abri des fortifications de Brialmont, ses forces importantes, tout en retenant hors des opérations des effectifs ennemis à tout le moins équivalents aux siens. Tout en comprenant cette résolution, il faut regretter que les 6 divisions d’armée n’aient point retraité lentement sur la Sambre ou sur la Meuse, où elles eussent été d’un secours précieux et peut-être décisif. Mais l’unité de commandement manquait aux armées alliées. Le chef n’est point là, qu’elles attendront de longues années, qui seul connaît la situation générale et peut régler pour le but commun les efforts de tous, en ayant su d’abord inspirer à chacun cette conviction profonde que les forces et les intérêts sont pesés dans une juste balance ; c’est seulement après de pénibles épreuves que les gouvernements ont enfin aperçu le seul moyen de jouer la terrible partie qui leur était imposée : mettre toutes les cartes dans une même main, bien choisie.

Namur, dont un régiment français est accouru renforcer la garnison, est attaqué les 21 et 22 par l’artillerie lourde allemande des plus gros calibres et les 305 autrichiens, qui opéraient en Belgique depuis quinze jours, alors que la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Belgique a eu lieu le 22 août. Namur tomba le 23.

La gauche des Alliés était attaquée par l’armée von Bülow (200 000 h.) et l’armée von Kluck (230 000 h.), cependant que l’armée saxonne von Hausen (120 000 h.) arrivait sur la Meuse vers Dinant. L’armée Lanrezac est tardivement renforcée par un corps d’armée qui prolonge sa gauche, deux divisions d’Afrique qui renforceront les deux corps déjà établis sur la Sambre, et le groupe de divisions de réserve Valabrègue, dont une division va relever sur la Meuse le 1er corps d’Espérey et le rendre à la bataille face au Nord. Elle compte alors 280 000 hommes. L’armée anglaise (4 divisions d’infanterie, une division de cavalerie — 70 000 h.), concentrée le 21, se portait en ligne le 22 sur le front Condé-Mons, en liaison avec l’armée Lanrezac. Son chef, le Feld-Maréchal sir John French, avait reçu du Ministère de la guerre lord Kitchener des instructions fort limitatives qui attiraient son attention avant tout sur la nécessité absolue de ménager strictement ses effectifs, tout en entrant « le plus possible dans le point de vue de nos alliés. » Si un mouvement en avant lui était demandé sans le concours d’importantes forces françaises, il devra en référer à son ministre avant de l’exécuter : « Votre commandement est entièrement indépendant et jamais, en aucun cas et en aucun sens, vous ne serez sous les ordres d’un général allié. » Le particularisme, le « quant à soi » britannique ne peut s’affirmer avec plus de netteté, et si l’unité de commandement apparaît à ce moment, c’est pour se voir déclarer à tout jamais irréalisable.

Le 20, le général Joffre avait donné l’ordre au général Lanrezac de prendre l’offensive au Nord de la Sambre, sa gauche passant par Charleroi ; le 20, Namur tenait encore ; le général Joffre comptait que l’armée anglaise, qui ne fut prête que le 22, serait en mesure de l’appuyer et qu’il arriverait à temps pour secourir l’armée belge, qui avait déjà retraité sur Anvers. En outre, les renforts de la 5e armée commençaient à peine à arriver et c’est seulement le 23 que le général Lanrezac pouvait se porter en avant, prêt en même temps que l’armée britannique.

Or le 21 le mouvement de rabattement allemand en Belgique amenait les armées allemandes sur la Sambre ; l’armée Bülow attaquait Namur par sa gauche et l’armée Lanrezac sur la Sambre ; emportés par la furie d’offensive qui sévissait alors, les deux corps qui la défendaient vinrent combattre imprudemment dans les bas-fonds au lieu de se retrancher sur les collines de la rive droite comme le commandant de l’armée l’avait prescrit, et ils éprouvèrent de lourdes pertes. La journée du 22 fut encore plus meurtrière, en particulier pour les troupes d’Afrique, qui attaquaient à fond sans préparation et même sans reconnaissances, et dont les uniformes éclatants offraient une cible admirable aux mitrailleuses allemandes ouvrant le feu à courte distance. Les deux corps engagés sont rejetés à une dizaine de kilomètres en arrière.

Enfin, le 23, le général Lanrezac dispose de toutes ses forces et peut attaquer à son tour. Sa gauche, renforcée d’un corps d’armée, contiendra l’ennemi, tandis que son 1er corps d’Espérey va prendre l’offensive ; déjà il s’engage en belle ordonnance quand sa droite est tournée et l’oblige à suspendre son mouvement : la division de réserve qui gardait la Meuse a cédé devant l’attaque de toute l’armée saxonne von Hausen qui a repris Dinant ; l’armée Lanrezac est tournée par sa droite et coupée de l’armée de Langle.

Le général d’Espérey lance contre ce nouvel assaillant ses seules forces disponibles, deux bataillons actifs, conduits par leur général de brigade, qui rétablissent la situation en reprenant de haute lutte le village de Onhaye. La division de réserve se reforme et le coup est paré. Cette vive action a arrêté l’armée saxonne pour deux jours. Mais l’un des corps du centre a cédé. Le maréchal French à gauche se trouve isolé, en flèche, attaqué par l’armée von Kluck, et il a dû reculer. Le général Lanrezac, revenu à son Q. G. de Chimay, envisage l’ensemble de la situation de son armée, et il prend la décision de battre en retraite. Mais, c’est seulement par le G. Q. G. de Vitry-le-François que le maréchal French est prévenu de ce mouvement qui découvre sa droite : l’insuffisance, ou plutôt l’absence de liaison entre les deux armées éclate à ce moment. La responsabilité est commune aux deux États-majors, mais elle retombe dans sa presque totalité sur l’État-major français, d’abord et surtout parce que c’est l’armée française qui se repliait et qui devait prévenir sa voisine, mais aussi parce que, se croyant mieux instruit, l’État-major français avait le devoir de veiller au bien commun ; enfin le concours prêté par l’Angleterre à la France avait une portée morale qu’on ne pouvait mesurer à la quotité des effectifs débarqués ; il aurait fallu que l’État-Major français passât par-dessus les malentendus fatals au début et se mit à la température de la nation qui, naturellement et sans calcul, accueillait l’aide britannique, dont personne ne pouvait soupçonner l’importance future, avec toute la chaleur de son grand cœur.

Le 24, le général Joffre coordonne la retraite qu’il n’a pas commandée et prescrit au général Lanrezac de prendre son appui de gauche sur Maubeuge, tout en restant lié à la 3e armée de Langle ; le 25, la 5e armée Lanrezac a pu traverser la difficile forêt d’Ardenne ; une initiative opportune a utilisé des unités de réserve pour couvrir son flanc droit et arrêter les têtes de colonnes de l’armée saxonne von Hausen qui ont franchi la Meuse vers Givet, et la 5e armée se trouve sur la ligne Rocroy-Hirson-Avesnes.


Dans une note adressée le 24 août aux armées françaises, le général Joffre a condensé les enseignements qui résultent des premiers combats et signalé à tous les fautes qui ont amené de graves mécomptes : il a rappelé la nécessité de la liaison entre l’infanterie et l’artillerie, la préparation des attaques par le canon, les formations diluées que doit prendre la troupe assaillante, l’organisation de la position après sa conquête, l’appui d’infanterie à donner à la cavalerie, qui doit savoir ménager ses chevaux. Il a pris des sanctions malheureusement nécessaires en changeant le commandement de certaines grandes unités et il continuera. Le 25, son instruction générale n° 2 oriente les commandants d’armée. En précisant l’axe de retraite assigné à chaque armée, il indique nettement son intention de constituer à sa gauche, au moyen des 3e 4e et 5e armées et de l’armée anglaise, une masse capable de reprendre l’offensive dès que les circonstances le permettront ; une 6e armée Maunoury va se former vers Amiens avec les divisions venant de l’armée de Lorraine, de l’armée d’Alsace et du camp retranché de Paris (7 divisions, qui seront ensuite renforcées de trois autres divisions). Une instruction particulière du 27 prescrit à la 6e armée une offensive sur la droite ennemie, afin de l’envelopper. Le général Joffre pense que cette armée pourra prononcer son mouvement vers le 2 septembre, quand le reste des armées françaises sera vers la ligne Reims-Verdun. Car la droite (1re et 2e armées) doit tenir ses positions.

La 3e et la 4e armées arrivent sur la Meuse. La 3e armée y combat le 28, avec succès dans l’ensemble, particulièrement vers sa gauche. Elle pourrait sans doute rejeter l’ennemi sur la rive droite dans la journée du lendemain, mais le moment n’est pas venu d’une offensive générale et le général Joffre maintient l’ordre de retraite pour le lendemain.

La 5e armée, qui a sa gauche vers Avesnes, donne la main à la 4e entre Rocroy et Mézières.

L’armée anglaise est le 24 vers Maubeuge ; sa gauche parvient le 25 vers Le Cateau, renforcée d’une division qui vient de débarquer. Mais sa droite, qui retraite sur Landrecies, y est attaquée violemment dans la soirée ; la cavalerie anglaise montre sa supériorité sur la division de cavalerie de la garde allemande, et deux divisions de réserve françaises dégagent la droite britannique. Le 26, la gauche anglaise et le centre (40 000 hommes) sont menacés d’être coupés et enveloppés par le gros de l’armée von Kluck (180 000 hommes) ; deux divisions de réserve de l’armée d’Amade et le corps de cavalerie Sordet les dégagent, et, le 28, l’armée anglaise occupe la ligne La Fère-Noyon. Elle a échappé à l’emprise allemande et ne sera plus sérieusement menacée.

Le général Joffre est venu conférer avec sir John French le 26 à Saint-Quentin et le 27 à Noyon. Il l’a remercié officiellement le 27 « pour les inappréciables services rendus par l’armée britannique pendant les derniers jours ; » il l’a assuré qu’à sa droite la 5e armée recevra des ordres pour le délivrer de la pression exagérée de l’ennemi, en même temps qu’une 6e armée va se former à sa gauche.

En effet, vers Amiens les divisions de l’armée Maunoury commençaient à arriver ; mais l’avance ennemie les obligeait à reporter plus au Sud leurs gares de débarquement. Cette armée Maunoury se formait cependant et son chef annonçait qu’il serait prêt à attaquer dès le 1er septembre, si la situation le commandait.

Le 28, un nouvel entretien réunit à Compiègne le général Joffre et les chefs de l’armée anglaise. Les pertes subies à Landrecies et surtout au Cateau sont enfin connues (environ 15 000 hommes) et ont vivement frappé le commandement ; un commandant de corps d’armée propose la retraite vers la mer et le rembarquement pour l’Angleterre, Ce « conseil du désespoir » est écarté, mais la base navale sera reportée de la Manche sur l’Océan.

Les 28 et 29, l’armée Lanrezac fait front pour ralentir l’avance allemande. Malgré quelque flottement vers la gauche, les trois corps de droite remportent à Guise un beau succès et regagnent du terrain. Mais cette avance ne pouvait être maintenue : la droite de l’armée Lanrezac était trop éloignée de l’armée de Langle, et à sa gauche l’armée anglaise continue à battre en retraite. Sur place les combattants s’entendaient, mais dans les États-Majors le particularisme continuait à sévir : le 28, sir Douglas Haig, commandant le 1er corps, avait promis l’appui de son artillerie pour le 29, de son infanterie pour le 30 au soir, sous réserve de l’approbation du maréchal French ; mais la nuit il était obligé de retirer cette promesse : « en raison des instructions générales de l’armée, il ne pouvait, à son grand regret, participer à cette opération. »

Ce recul de l’armée anglaise entraînait le reste de la ligne, et il devenait impossible de s’arrêter à hauteur de Reims. Sur les instances du général Joffre, le maréchal French dirige sa retraite vers l’Est de Paris, au lieu de l’Ouest, renonçant à se rapprocher de ses bases maritimes ; sir John French a refusé de s’arrêter le 31, malgré la demande pressante du Président de la République, de lord Kitchener et du gouvernement britannique, « parce que, dit-il, aucun signe d’arrêt ne se manifestait sur la ligne des Alliés. » La droite française tient ferme en Lorraine avec les armées Dubail et Castelnau ; afin de combler le vide qui se creuse entre les 4e et 5e armées, le général Joffre y forme un détachement qui va s’appeler 9e armée sous les ordres du général Foch. Les transports de troupes sont incessants de la droite vers la gauche pour la formation de cette nouvelle armée et le renforcement de la 6e armée Maunoury. À l’extrême gauche, les divisions de territoriale du général d’Amade couvrent Rouen contre les entreprises de la cavalerie ennemie.

Le 1er septembre, le général Joffre oriente ses commandants d’armée sur ses intentions par une instruction générale. Il constate la nécessité de prendre du champ en pivotant autour de sa droite pour échapper au mouvement débordant qui menace sa gauche et pour regrouper et reconstituer ses forces ; « dès que la 5e armée aura échappé à la menace d’enveloppement, les armées reprendront l’offensive. » Au centre, le mouvement de repli des armées pourra se prolonger jusqu’au Sud de la ligne Bray-Nogent-sur-Seine-Arcis-sur-Aube-Vitry-le-François-Nord de Bar-le-Duc, « sans que cette indication implique que cette limite doive forcément être atteinte. » Les 1re et 2e armées participeront à l’offensive dans la mesure où les circonstances le permettront, de même que les troupes mobiles du camp retranché de Paris.

Le 2, les intentions du généralissime français se confirment et se précisent ; le maréchal French a proposé de s’arrêter sur la Marne avec les armées françaises ; et il convient de signaler cette intention de couvrir Paris, cette aide effective et cordiale qui s’offre spontanément : elle montre que l’idée de la manœuvre exposée dans les instructions du 25 août et du 1er septembre a été comprise. Mais le général Joffre estime que le moment de l’offensive n’est pas encore venu et demande seulement à l’armée anglaise de tenir quelque temps sur la Marne comme elle offre de le faire, tout en se déclarant très éprouvée, puis de se replier sur la Seine, où elle s’établira de Melun à Juvisy en participant à la défense du camp retranché de Paris. Il préviendra le maréchal French de la date de l’offensive, à laquelle il lui demandera de prendre part « dans un délai assez rapproché ». Et sir John French répond sur le ton le plus amical qu’il a parfaitement compris la manœuvre et il promet « une cordiale coopération en toutes choses. »

Cependant le 2 septembre, sur l’avis du généralissime, le Gouvernement a quitté Paris, après quelques hésitations ; le Président de la République, le Président du Conseil Viviani, le vice-président Briand auraient voulu se transporter aux armées, pendant que le reste du Gouvernement serait parti pour Bordeaux ; mais cette solution fut écartée et le Gouvernement tout entier s’installa à Bordeaux. Le général Galliéni avait été nommé le 25 août gouverneur et commandant en chef des armées de Paris, mais à cette date Paris est dans la zone des armées et sous le commandement du général Joffre. En lui demandant ses instructions le 3 au matin, le général Galliéni indique son intention de se défendre à outrance, mais ne parle pas de prendre l’offensive. Le général Joffre lui répond dans la nuit du 3 au 4 en lui faisant prévoir la coopération des troupes actives de Paris dans la direction de Meaux, lors de l’offensive prévue par son instruction du 1er septembre, sans préciser de date ; dans la journée, il lui indique l’utilité de faire appuyer la gauche anglaise par une partie de l’armée Maunoury, mais l’offensive générale n’apparaît pas comme imminente.

C’est dans la journée du 3 septembre cependant que les avions de reconnaissance ont commencé à signaler le mouvement des colonnes allemandes, qui s’infléchit vers le Sud-Est, contournant le camp retranché. Les renseignements de la cavalerie et des avant-postes confirment ce mouvement. Aussi le général Galliéni prescrit le 4 au matin au général Maunoury de se préparer à attaquer vers l’Est, dans le flanc des colonnes allemandes, en liaison avec les troupes anglaises, et le mande près de lui. Le maréchal French parait encore indécis ; le général Galliéni va à son quartier général et, à défaut du maréchal absent, il convainc son état-major, qui croit pouvoir assurer la coopération de l’armée britannique. De retour à Paris et fort de cette promesse, il confère avec le général Joffre par téléphone et signe aussitôt son ordre d’attaque à l’armée Maunoury pour la journée du lendemain 5 : la bataille de l’Ourcq va s’engager.

Mais ce n’est là qu’un commencement, qui pouvait se limiter à l’effort de l’armée Maunoury et de l’armée britannique, coup de boutoir à peine plus important et mieux ajusté que celui de Guise le 29 août. Est-ce vraiment le moment de l’offensive générale ? Faut-il arrêter les armées françaises avant la fin du repli primitivement envisagé pour les jeter toutes ensemble en avant ? Faut-il attendre un ou deux jours que la droite allemande avec von Kluck soit encore plus avancée dans la poche qu’elle ne soupçonne pas et livrer bataille sur la Seine ? Mais les circonstances seront-elles alors aussi favorables et la gauche de l’armée Lanrezac ne sera-t-elle pas compromise, ainsi que la droite de l’armée anglaise ?

À son quartier général de Châtillon-sur-Seine, à la fin de la journée du 4, au milieu des officiers qui lui apportent à tout instant les renseignements sur l’immense front de ses armées, le général Joffre pèse toutes ces raisons. L’occasion passe, que les anciens représentaient sous la figure d’une femme chauve, n’ayant qu’un cheveu… De sa forte main il saisit le cheveu, et se levant, il dit :

« Eh bien ! Messieurs, on se battra sur la Marne ! »

Cette parole, qui a décidé du sort de la guerre, est traduite aussitôt en ordres que le télégraphe et le téléphone transmettent aux armées. Et le lendemain, de l’Ourcq aux Vosges, les soldats vibreront en écoutant la parole immortelle de leur général en chef : « Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

LA BATAILLE DE LA MARNE ET LA COURSE À LA MER


C’est dès le 5 que la 6e armée Maunoury, sur l’ordre du général Galliéni, approuvé par le général Joffre, engage la bataille de l’Ourcq. Elle couvre Paris en faisant face au Nord et au Nord-Est ; elle se redresse dans cette journée autour de sa droite pour faire face à l’Est, en bousculant devant elle les arrière-gardes de von Kluck. Le lendemain 6 est le jour fixé pour l’attaque générale. Von Kluck rappelle vers le Nord deux corps d’armée qui faisaient face à l’armée anglaise dans la région de Coulommiers ; il a une forte supériorité numérique devant la gauche du général Maunoury qui plie légèrement, et il a échappé au danger de l’enveloppement. Le 7 et le 8, la lutte devient très rude sur cette partie du champ de bataille ; le général Galliéni y envoie des renforts en utilisant les auto-taxis réquisitionnés dans Paris ; des alternatives de succès et de revers, des mouvements inquiétants de va-et-vient font envisager au général Maunoury la nécessité d’organiser une position de repli derrière la gauche, pour ne pas être tourné à son tour. Le 9, trois nouveaux corps d’armée allemands l’attaquent avec violence ; une colonne de 15 000 hommes débouche sur ses arrières et va forcer sa gauche à se replier. Mais le général Joffre lui annonce le succès des autres armées et le général Maunoury ordonne de reprendre l’attaque, coûte que coûte. Il progresse, surtout par sa droite, en liaison avec l’armée britannique, et il lance dans la nuit un ordre d’offensive générale pour la journée du lendemain.

Von Kluck n’avait attaqué que pour masquer sa retraite, car le maréchal French, marchant du Nord au Sud, menaçait de tourner sa gauche : l’avance française ne rencontre plus que les arrière-gardes allemandes, et la poursuite commence pour ne s’arrêter qu’au Nord de l’Aisne.

L’aile droite de l’armée anglaise était reliée à la 5e armée d’Espérey par le corps de cavalerie Conneau, qui n’avait pas de force offensive suffisante pour entamer l’action. On ne peut s’étonner que le débouché de sir John French ait été un peu lent au début. Les Allemands, en jetant devant lui les corps de cavalerie de von der Marwitz et de Richthofen, avaient réussi à ralentir sa marche. Pourtant, le 6, il était à Coulommiers ; le 7, il bousculait toute cette cavalerie ; le 8, le 1er corps sir Douglas Haig atteignait et accrochait les arrière-gardes ; le 9, les trois corps britanniques passaient la Marne et prenaient à revers l’armée von Kluck, qui devait battre en retraite en pleine nuit. — La grande poursuite commençait le 10 et continua jusqu’au Chemin des Dames, infligeant dès le début



à l’ennemi de lourdes pertes, capturant prisonniers, canons et matériel.

Bataille de la Marne. — La façon vigoureuse dont entra dans la bataille la 5e armée d’Espérey fut certainement l’une des causes les plus importantes de la victoire. Dès le 6, cette armée avançait résolument en repoussant une violente contre-attaque. Le 7, elle franchissait le Grand Morin et atteignait le Petit Morin. Le 8, elle dépassait la ligne Vauchamps-Montmirail-Marchais. L’ennemi, très éprouvé, cessait de résister sérieusement à partir du 9, où elle franchit la Marne. Von Bülow tenta de faire tête au Sud et à l’Ouest de Reims, mais il fut bousculé le 11 à Thillois et ne se ressaisit que le 13 sur les positions au Nord du camp retranché (Berru-Brimont-Chemin des Dames).

Dans la matinée du 6, les Allemands attaquaient la 9e armée Foch en même temps qu’elle prenait l’offensive ; vraisemblablement ils cherchaient à percer le front français dans les plaines champenoises pour répondre à l’action de la 6e armée française sur leur droite ; quoi qu’il en soit, leur pointe était là, avec une densité de troupes plus forte que sur le reste de leur ligne, et très supérieure à celle que leur opposait la 9e armée. — La droite du général Foch résiste énergiquement et sa gauche progresse ; la situation reste stationnaire le 7, malgré des efforts vigoureux des deux côtés ; mais le 8, la progression de la gauche ne reprend que faiblement, tandis que la droite cède. La situation paraît sérieuse, mais le général Foch répond de tout, et d’ailleurs l’avance du général d’Espérey doit fatalement le soulager, puisqu’il a tenu : car, à la rigueur, il suffisait qu’il tînt sur ses positions sans se laisser couper d’avec l’armée placée à sa gauche ; mais le général Foch veut davantage : il ose, en pleine bataille, enlever la division Grossetti de sa gauche pour la porter à sa droite qu’il dégage ainsi. L’armée d’Espérey est en mesure de lui prêter un corps d’armée qui déborde les marais de Saint-Gond par le Nord et il enlève le château de Mondement qui commande le plateau de Sézanne. Ces belles manœuvres amènent la retraite de l’ennemi. — Le général Foch passe la Marne le 12 et donne la main à l’armée d’Espérey à l’Est de Reims.

À sa droite, la 4e armée de Langle de Cary avait été particulièrement éprouvée par ses rudes batailles dans le Luxembourg et sur la Meuse ; son débouché est particulièrement difficile. — C’est surtout l’avance de sa gauche qui importe à l’ensemble du mouvement ; le général de Langle y dirige donc un corps d’armée que lui envoie le général Dubail, puis deux divisions prises à sa droite, qui se contentera de résister. Cette gauche progresse faiblement les 6, 7, 8 ; la bataille, les 9 et 10, se concentre au milieu de sa ligne, autour de Vitry-le-François. Enfin, le général de Langle est dégagé par l’avance du général Foch, comme le général Foch l’avait été par l’avance du général d’Espérey. Il occupe Vitry et Sermaize le 11, sa gauche passe la Marne le 12, et suit la retraite de l’ennemi.

C’est le 12 que le général Joffre peut affirmer sa victoire dans un ordre du jour :

« La bataille qui se livre depuis cinq jours s’achève en une victoire incontestable ; la retraite des Ire IIe et IIIe armées allemandes s’accentue devant notre gauche et notre centre. À son tour, la IVe armée ennemie commence à se replier au Nord de Vitry et de Sermaize. Partout l’ennemi laisse sur place de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers ; en gagnant du terrain, nos troupes constatent des traces de l’intensité de la lutte et de l’importance des moyens mis en œuvre par les Allemands pour essayer de résister à notre élan. La reprise vigoureuse de l’offensive a déterminé le succès. Tous, officiers, sous-officiers et soldats, avez répondu à mon appel… Vous avez bien mérité de la patrie. »

Le pivot Est de la manœuvre. — Le 31 août, le général Sarrail avait remplacé le général Ruffey dans le commandement de la 3e armée. L’ordre du général Joffre avait suspendu l’offensive qu’il comptait prendre le 1er septembre, et qui malheureusement n’était plus compatible avec la situation générale. Le 2, pour éviter un trop grand allongement du front, il fallait se replier pour rester en liaison avec la 4e armée qui retraitait, et le général Joffre a déterminé les troupes dont il doit renforcer la garnison de Verdun, envisageant ainsi la nécessité où se trouverait le général Sarrail de laisser la défense de cette place à ses propres forces. Le général Sarrail use résolument de la latitude qui lui est laissée et s’accroche à Verdun, allongeant sa gauche pour rester en liaison avec l’armée de Langle et faisant en même temps face au Nord pour défendre la place, et face à l’Est pour menacer de flanc l’armée du kronprinz qui marche vers le Sud. Il reçoit le 4 la directive suivante : « La 3e armée, dont la mission est d’opérer à la droite du groupement principal de nos armées, 4e, 9e et 5e se repliera lentement, en se maintenant, si possible, sur le flanc de l’ennemi et dans une formation lui permettant à tout instant de passer facilement à l’offensive, face au Nord-Ouest. »

Les prélèvements forcés sur la droite française ont réduit la 3e armée à deux corps actifs et un groupe de divisions de réserve. Le 6 septembre, l’un de ces corps attaque vers le Nord et l’autre vers l’Ouest, avec une division de cavalerie pour relier les deux attaques. Mais c’est le moment que le kronprinz a choisi pour couper la 3e armée de la 4e et encercler Verdun. Il enlève Revigny, et déjà sa cavalerie tente le passage de cette brèche qui doit l’amener sur les arrières de nos 1re et 2e armées, quand elle se heurte à un corps que le général Joffre a enlevé au général de Castelnau pour combler le vide croissant entre les armées Sarrail et de Langle. L’artillerie de ce corps d’armée fait merveille et rétablit la situation. Le 10, le kronprinz échoue dans une violente attaque contre le 6e corps à la ferme de Vaux-Sainte-Marie, tandis qu’un corps allemand, parti de Metz pour prendre notre ligne à revers, échoue dans la Woëvre.

L’ensemble de la situation dégage entièrement la 3e armée le 12 et elle suit la retraite de l’armée du kronprinz.

À l’extrême droite, la 1re armée Dubail et la 2e Castelnau ne cessaient de s’affaiblir par les prélèvements incessants qu’exigeait le renforcement du centre et de la gauche français, tandis qu’au contraire l’armée du kronprinz Ruprecht de Bavière et l’armée von Heeringen se renforçaient par des formations nouvelles. L’offensive entamée par les armées françaises après la victoire de la trouée de Charmes s’arrête peu à peu, à cause de cette disproportion de forces, des organisations défensives de l’ennemi, qui se perfectionnent, et de son artillerie lourde, qui se met en batterie ; du 24 août au 2 septembre, on s’enterre des deux côtés.

La ligne française tient le Grand-Couronné de Nancy avec un groupement de divisions de réserve, puis la Mortagne, et rejoint les Vosges par le col de la Chipotte au Sud de Saint-Dié, qui a été pris le 27 par les Allemands. Les deux partis attachent une égale importance à la position de Nancy, dont la prise ouvrirait une large brèche dans la ligne française et ferait sauter un large pan de la défense, en produisant un grand effet moral. Le 4, l’attaque se prononce sur un large front, avec quelques succès locaux ; le 5, la ligne tient bon au Sud de Nancy ; l’ennemi débouche des bois au pied du Grand-Couronné ; les 6 et 7 la bataille s’acharne autour du mont d’Amance et de la Montagne Sainte-Geneviève ; l’ennemi avance au prix de pertes considérables ; la question de l’évacuation de Nancy se pose : ne vaut-il pas mieux se replier derrière la Meurthe et la Mortagne, où la position Saffais-Belchamp offre une bonne ligne de résistance ? Le général Joffre prescrit de garder à tout prix le Grand-Couronné et, peu à peu, la bataille languit. L’empereur Guillaume II, qui a préparé son entrée triomphale dans la capitale lorraine, doit retourner à Metz avec son escorte triomphale. Vaincu sur la Marne, l’ennemi ne peut continuer son attaque contre la droite française. Le 12, il bat en retraite et les troupes françaises rentrent dans Pont-à-Mousson, Nomény, Lunéville, Saint-Dié, Baccarat.

La course à la mer. — Au milieu de septembre, l’armée allemande fait front, les deux armées se fixent de plus en plus à l’Est et au centre et cherchent à déborder réciproquement l’aile Nord de leur adversaire. La 5e armée d’Espérey et l’armée anglaise disputent le Chemin des Dames. La 6e armée Maunoury s’étend entre l’armée anglaise et l’Oise vers Noyon, et à sa gauche quatre divisions territoriales et un corps de cavalerie sont sur la Somme.

Le 18 septembre, la 2e armée Castelnau quitte la Lorraine et vient débarquer ses trois corps d’armée entre l’Oise et la Somme, et la lutte devient très rude dans la région Roye-Lassigny, avec des oscillations dont l’amplitude va en diminuant. Mais les armées allemandes tirent de leur front convexe une plus grande facilité de transport vers la gauche française, et le général Joffre, qui la sent de plus en plus menacée, crée vers Arras le 30 septembre une nouvelle armée sous les ordres du général de Maud’huy. La situation était si grave au commencement d’octobre que le commandement local envisageait la retraite sur la Somme, qui eût livré à l’ennemi la côte de la Manche jusqu’à l’embouchure de cette rivière. Repoussant cette proposition, qui pourrait avoir sur la suite des opérations les conséquences les plus graves, le général Joffre envoya sur place le général Foch, avec le titre d’adjoint au commandant en chef, et la mission de commander les opérations dans la région Nord et de coordonner l’action des troupes françaises avec celle des Alliés anglais et belges.

Car l’armée britannique, sur l’instance très raisonnable du maréchal French, était transportée dans le Nord vers Hazebrouck du 5 au 20 octobre ; sir John French avait bien voulu admettre que les divisions pourraient être engagées en cas d’urgence dès leur arrivée, sans attendre le rassemblement général de ses forces. La confraternité d’armes s’établissait de plus en plus. Anvers, où s’était repliée l’armée belge à partir du 13 septembre, était bombardé depuis le 28, et tomba le 9 octobre. La retraite de l’armée belge sur l’Yser fut protégée par une division anglaise et la brigade de fusiliers marins français qui avaient pris position en avant de Gand. Le général d’Urbal prit le commandement de l’armée française de Belgique que des renforts portèrent bientôt à cinq corps d’armée et deux divisions de cavalerie. Le front des Flandres était constitué et la gauche des Alliés s’étendait jusqu’à la mer.

Sur l’Yser, des combats s’engagèrent à partir du 16 octobre et durèrent jusqu’au 10 novembre. La division Grossetti rétablit la situation à Nieuport et soutint l’armée belge exténuée et manquant de munitions, jusqu’à ce qu’elle pût border la rivière à Dixmude ; la brigade de fusiliers marins, commandée par l’amiral Ronarc’h, se couvrit de gloire, avec les bataillons sénégalais, trop oubliés. Plus au Sud, vers Ypres, la ligne des Alliés formait un saillant difficile à tenir et violemment attaqué, parce qu’il barrait la route entre l’Yser et la Lys. La bataille y fit rage du 25 octobre au 13 novembre.

Les armées allemandes du duc de Wurtemberg et du prince Ruprecht de Bavière, chacune de 5 corps d’armée, sont venues soutenir les 4 corps de cavalerie de von der Marwitz et sont à pied d’œuvre le 21 octobre ; 5 corps d’armée nouveaux les renforcent en pleine bataille avec des unités d’Ersatz. L’empereur Guillaume II est à Courtrai, animant de sa présence les 800 000 Allemands qui se heurtent au nouveau front d’Arras à Nieuport et, concentrant bientôt leur effort dans la région d’Ypres, veulent percer pour rejeter à la mer les forces alliées.

Mais les Belges se battent pour conserver à leur pavillon le dernier lambeau de territoire qui leur reste, les Anglais pour protéger les ports de la Manche contre l’établissement des bases sous-marines et aériennes qui menaceraient directement leur île, les Français pour sauver leur patrie.

Les inondations se tendent sur l’Yser ; les défenses s’organisent, l’ordre se met dans la confusion inévitable du début ; cavaliers pied à terre et fantassins, Français avec Anglais et Belges cessent de combattre pêle-mêle. Le général Foch, sans avoir le commandement effectif, sait inspirer à tous la confiance qui l’anime, la ténacité dans la résistance, l’ardeur dans La contre-attaque ; un prestige croissant donne à ses conseils l’autorité qui emporte les États-Majors alliés vers les solutions viriles.

Aux moments les plus graves, où la volonté du chef pourrait vaciller, le général Foch arrive avec son optimisme serein et communicatif, un clair résumé de la situation ponctué de gestes expressifs, une décision énergique qu’il condense parfois en une courte note laissée à portée de la main : le général Foch ne commande pas, il persuade, et cet avis n’est nullement un ordre ; mais il reste là, écrit, suggestionne la volonté, prolonge et matérialise la parole du général français, après que d’autres devoirs ont appelé son action sur d’autres points du champ de bataille.

Partout où il est besoin, les troupes françaises arrivent en renfort ou agissent par des attaques latérales : les Alliés constatent de leurs yeux que c’est à tous que le général Foch demande le maximum d’effort, et ils le donnent.

Le point critique de l’action fut dépassé le 31 octobre. Mais l’arrivée de la garde allemande fut le signal d’une violente attaque les 10 et 11 novembre. Puis la lutte s’amortit, les défenses s’établirent des deux côtés, et au milieu de novembre, le front se fixa. Dans les deux camps, on s’était enterré de plus en plus dans des organisations qui se perfectionnaient chaque jour. Les lignes de tranchées se doublaient, se triplaient, réunies par des boyaux et par des bretelles permettant de cloisonner toute avance de l’adversaire. Des nappes de fil de fer s’étendaient en avant des fronts, toujours plus denses et plus compliquées ; les abris souterrains se perfectionnaient, les deuxièmes positions se créaient, puis les positions de repli, les centres de résistance, dotés d’enceinte continue. L’attaque recherchait en même temps les procédés nouveaux contre cette débauche imprévue de moyens défensifs et de nouveaux engins s’improvisaient. Les Allemands mettaient en batterie des lance-mines de divers calibres, les Français exhumaient du fond des arsenaux les mortiers lisses des anciens sièges. Les modèles de grenades variaient à l’infini ; les charges allongées et les brouettes blindées se préparaient a détruire les réseaux de fils de fer. De la Suisse à la mer du Nord, la guerre de mouvement était terminée et la guerre de positions commençait.


Ce rapide exposé permet de saisir les conditions qui ont présidé au début de la grande guerre et d’expliquer les premiers revers des armées françaises et les succès qui les ont suivis. En 1911, le plan 17 avait avancé la zone de concentration des armées françaises parce qu’une étude plus serrée des transports avait permis de gagner plusieurs jours sur les premiers calculs ; ce changement couvrait contre l’invasion ennemie une notable partie du territoire français et donnait satisfaction au principe de l’offensive qui régnait alors dans tous les états-majors. La violation du territoire belge par les armées allemandes était prévue, par une variante qui portait en ligne l’armée gardée en réserve. Cette variante joua dès le 2 août, étendant jusqu’à Mézières le front qui s’arrêtait primitivement à Longwy. Mais le commandement français ne pensait pas que le mouvement débordant à travers la Belgique dût s’étendre sur la rive Nord de la Meuse, parce qu’il ne croyait pas que les Allemands emploieraient leurs divisions de réserve en première ligne dès le début des opérations.

Confirmé dans cette idée par les premiers renseignements sur l’ennemi, malheureusement très incomplets, le général Joffre indique le 8 août son intention de livrer la bataille sur tout son front, la droite au Rhin : dans son instruction générale n° 1, le rôle de sa gauche reste encore indécis et dépendra des circonstances. Par suite de l’importance des forces allemandes qui s’engagent en Belgique, il est amené en effet à l’étendre un peu tardivement vers le Nord jusqu’à la Sambre et à donner la main à l’armée anglaise.

La bataille s’engage le 20 en Lorraine avec les armées Dubail et Castelnau, le 21 en Luxembourg avec les armées Ruffey et de Langle, qui toutes ont l’ordre d’attaquer. L’armée Lanrezac, qui a le même ordre, n’est en mesure de l’exécuter que le 23, parce que ses renforts ne sont pas arrivés, mais elle est elle-même attaquée dès le 21. Dans cette bataille des frontières, les troupes françaises éprouvent un grave échec parce que leur instruction a été poussée uniquement dans le sens d’une offensive brutale, que leur armement est insuffisant en mitrailleuses et en canons lourds, que leur règlement ne leur permet pas de profiter de la supériorité de leur canon de campagne dans la préparation des attaques, et que des fautes de commandement viennent exagérer encore les insuffisances de matériel et les défauts de l’instruction.

C’est dans les raisons techniques qu’il faut chercher avant tout les causes de ces premiers revers. Sans doute, l’organisation des réserves était insuffisante dans l’armée française ; leur encadrement était négligé, et l’effectif du temps de paix ne permettait pas de donner aux corps de réserve un certain nombre de régiments actifs, comme dans l’armée allemande. Sans doute, la variante prévue pour l’invasion de la Belgique était insuffisante, et il eût fallu une deuxième variante admettant le mouvement à large envergure prévu par Falkenhausen avec une large utilisation des réserves, par Bernhardi avec un sacrifice vers l’Est. Mais si le groupe des armées Ruffey et de Langle avait remporté un véritable succès, les armées von Bülow et von Kluck eussent été singulièrement compromises, toutes leurs communications resserrées, puis menacées. Et les armées du Luxembourg, même en cas d’action indécise, auraient vu leurs adversaires reculer, si les armées de Lorraine avaient avancé. Tel était l’avantage de l’offensive que le général Joffre prenait résolument, toutes forces réunies, la droite au Rhin.

La retraite s’imposait sur tout le front par suite de nombreux échecs locaux, dont quelques-uns étaient d’importance. Elle s’accompagna de coups de boutoir vigoureusement portés qui facilitèrent le regroupement des unités, leur remise en mains, leur renforcement. L’instruction générale n° 2 du 20 août avait prévu une nouvelle offensive vers le 2 septembre, menée par la gauche alliée convenablement renforcée : les circonstances reculèrent l’exécution de ce projet, mais il resta dans l’idée de tous. La nécessité de prendre du champ s’étant imposée, l’instruction générale n° 4 du 1er septembre indiqua une nouvelle limite beaucoup plus éloignée « sans que cette limite doive forcément être atteinte ; » en reculant, le général Joffre pivote autour de sa droite, mais il ordonne : « Dès que la 5e armée aura échappé à la menace d’enveloppement, les armées reprendront l’offensive. » Tous ses subordonnés immédiats connaissent donc l’intention du commandant en chef de passer à l’offensive dès que les circonstances le permettront.

Le général Galliéni constate le 3 le mouvement de glissement des armées allemandes vers l’Est de Paris. Le 4 au matin, il prend d’initiative toutes ses dispositions pour porter dans le flanc de l’ennemi la 6e armée Maunoury, qui devra être prête à attaquer le 5 septembre. Par son action personnelle, il lève les dernières hésitations de l’État-Major anglais, qui promet le concours de ses forces. Il présente alors au général Joffre un ensemble de renseignements concordants et de dispositions heureuses qui détermineront la décision du général en chef d’avancer l’heure de l’offensive. Le général Galliéni a donc une part des plus grandes dans la victoire de la Marne, et sa gloire laisse entière celle du maréchal Joffre.

La faute de l’ennemi qui se présentait tête baissée dans une souricière s’explique par bien des raisons ; l’État-major allemand n’avait pas échappé à la déformation des travaux sur la carte, qui schématisent la guerre et en exagèrent le caractère géométrique. L’état des troupes, le caractère des chefs, les mille impondérables qui décident du succès ne trouvent point de place dans les études théoriques, très utiles, mais auxquelles il ne faut pas demander plus qu’elles ne peuvent donner.

Une armée qui bat en retraite doit être poursuivie à marches forcées, c’est pour l’adversaire une proie facile, à laquelle il ne faut pas laisser le temps de souffler. Un camp retranché se présente, il faut le négliger, car sa garnison, surtout s’il s’agit de la capitale d’un grand État, est fixée par la défense des organisations fortifiées, et son Gouverneur ne saurait l’aventurer sans engager gravement sa responsabilité. Telles furent les premières réponses des États-majors allemands aux questions indiscrètes que, longtemps après l’événement, leur posèrent quelques journalistes neutres. Le général Galliéni, en jetant toutes ses forces actives dans la mêlée, n’avait pas joué selon les règles du jeu et il aurait été fort mal noté dans un « Kriegspiel » du Grand État-Major. Von Kluck dit à l’un, pensivement : « Nous avons peut-être été trop savants. » Et à un autre, Suédois : « Si vous voulez les raisons matérielles de l’échec, reportez-vous aux journaux du temps ; ils vous parleront du manque de munitions, du ravitaillement défectueux : tout ceci est exact. Mais il y a une raison qui prime les autres, une raison qui, à mon avis, est entièrement décisive : car elle a permis aux autres de se manifester… Eh bien ! — dit von Kluck en appuyant sur chaque syllabe et en me regardant attentivement, — c’est l’aptitude tout à fait extraordinaire et particulière au soldat français de se ressaisir rapidement. C’est là un facteur qui se traduit difficilement en chiffres et qui, par conséquent, déroute le calculateur le plus précis et le plus prévoyant. Que des hommes se fassent tuer sur place, c’est là une chose bien connue et escomptée dans chaque plan de bataille ; on prévoit que les compagnies X. Y. Z. doivent se faire tuer sans reculer à tel endroit précis pendant tant et tant de temps et on en tire des conclusions utiles. Mais que des hommes ayant reculé pendant dix jours, — et la voix de von Kluck semble s’altérer, — que des hommes couchés par terre à demi morts de fatigue puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avons jamais appris à compter ; c’est là une possibilité dont il n’a jamais été question dans nos Écoles de guerre… »

Ni la victoire de la trouée de Charmes, ni celle de Guise, ni les actions vigoureuses qui s’étaient produites au cours de cette longue retraite, n’avaient ouvert les yeux des États-majors allemands sur l’état réel des armées françaises : sur cette ligne immense, certains corps avaient dû se replier sans avoir combattu, d’autres n’avaient eu que des actions heureuses, et ceux-là même qui avaient le plus souffert brûlaient de se venger. La faculté de rebondissement que possède la nation française et dont elle a donné tant de preuves au cours de sa longue histoire, paraît inconnue de ses ennemis. On l’a dit très justement, c’est le soldat français qui a vaincu sur la Marne. Oui, c’est bien la race qui a fait le miracle, et cette vérité ne fait qu’accroître la gloire du Chef qui a cru en elle.

La fatigue générale et la pénurie de munitions dans les deux camps provoqua une accalmie ; l’attaque française était en infériorité matérielle par son insuffisance en artillerie lourde et en mitrailleuses ; on s’enterra. La lutte se transporta vers le Nord, en terrain encore libre, mais les mêmes causes y produisirent les mêmes effets. La bataille de la Marne était pour les Alliés une grande victoire, complétée par le coup d’arrêt qui maintenait les Allemands loin des côtes de la Manche. Cet ensemble fixait le sort de la guerre, mais les conditions de la lutte retardaient la décision finale : en 1914, les moyens de défense paraissaient supérieurs aux moyens d’attaque et, dans ce duel fameux entre la cuirasse et l’obus, la cuirasse était momentanément la plus forte.

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