Le Capitaine Burle (Recueil)/Comment on meurt

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Le Capitaine BurleG. Charpentier (p. 63-121).

COMMENT ON MEURT

I


Le comte de Verteuil a cinquante-cinq ans. Il appartient à une des plus illustres familles de France, et possède une grande fortune. Boudant le Gouvernement, il s’est occupé comme il a pu, a donné des articles aux revues sérieuses, qui l’ont fait entrer à l’Académie des sciences morales et politiques, s’est jeté dans les affaires, s’est passionné successivement pour l’agriculture, l’élevage, les beaux-arts. Même, un instant, il a été député, et s’est distingué par la violence de son opposition.

La comtesse Mathilde de Verteuil a quarante-six ans. Elle est encore citée comme la blonde la plus adorable de Paris. L’âge semble blanchir sa peau. Elle était un peu maigre ; maintenant, ses épaules, en mûrissant, ont pris la rondeur d’un fruit soyeux. Jamais elle n’a été plus belle. Quand elle entre dans un salon, avec ses cheveux d’or et le satin de sa gorge, elle paraît être un astre à son lever ; et les femmes de vingt ans la jalousent.

Le ménage du comte et de la comtesse est un de ceux dont on ne dit rien. Ils se sont épousés comme on s’épouse le plus souvent dans leur monde. Même on assure qu’ils ont vécu six ans très bien ensemble. À cette époque, ils ont eu un fils, Roger, qui est lieutenant, et une fille, Blanche, qu’ils ont mariée l’année dernière à M. de Bussac, maître des requêtes. Ils se rallient dans leurs enfants. Depuis des années qu’ils ont rompu, ils restent bons amis, avec un grand fond d’égoïsme. Ils se consultent, sont parfaits l’un pour l’autre devant le monde, mais s’enferment ensuite dans leurs appartements, où ils reçoivent des intimes à leur guise.

Cependant, une nuit, Mathilde rentre d’un bal vers deux heures du matin. Sa femme de chambre la déshabille ; puis, au moment de se retirer, elle dit :

— Monsieur le comte s’est trouvé un peu indisposé ce soir.

La comtesse, à demi endormie, tourne paresseusement la tête.

— Ah ! murmure-t-elle.

Elle s’allonge, elle ajoute :

— Réveillez-moi demain à dix heures, j’attends la modiste.

Le lendemain, au déjeuner, comme le comte ne paraît pas, la comtesse fait d’abord demander de ses nouvelles ; ensuite, elle se décide à monter auprès de lui. Elle le trouve très pâle dans son lit, très correct. Trois médecins sont déjà venus, ont causé à voix basse et laissé des ordonnances ; ils doivent revenir le soir. Le malade est soigné par deux domestiques, qui s’agitent graves et muets, étouffant le bruit de leurs talons sur les tapis. La grande chambre sommeille, dans une sévérité froide ; pas un linge ne traîne, pas un meuble n’est dérangé. C’est la maladie propre et digne, la maladie cérémonieuse, qui attend des visites.

— Vous souffrez donc, mon ami ? demande la comtesse en entrant.

Le comte fait un effort pour sourire.

— Oh ! un peu de fatigue, répond-il. Je n’ai besoin que de repos… Je vous remercie de vous être dérangée.

Deux jours se passent. La chambre reste digne ; chaque objet est à sa place, les potions disparaissent sans tacher un meuble. Les faces rasées des domestiques ne se permettent même pas d’exprimer un sentiment d’ennui. Cependant, le comte sait qu’il est en danger de mort ; il a exigé la vérité des médecins, et il les laisse agir, sans une plainte. Le plus souvent, il demeure les yeux fermés, ou bien il regarde fixement devant lui, comme s’il réfléchissait à sa solitude.

Dans le monde, la comtesse dit que son mari est souffrant. Elle n’a rien changé à son existence, mange et dort, se promène à ses heures. Chaque matin et chaque soir, elle vient elle-même demander au comte comment il se porte.

— Eh bien ? allez-vous mieux, mon ami ?

— Mais oui, beaucoup mieux, je vous remercie, ma chère Mathilde.

— Si vous le désiriez, je resterais près de vous.

— Non, c’est inutile. Julien et François suffisent… À quoi bon vous fatiguer ?

Entre eux, ils se comprennent, ils ont vécu séparés et tiennent à mourir séparés. Le comte a cette jouissance amère de l’égoïste, désireux de s’en aller seul, sans avoir autour de sa couche l’ennui des comédies de la douleur. Il abrège le plus possible, pour lui et pour la comtesse, le désagrément du suprême tête-à-tête. Sa volonté dernière est de disparaître proprement, en homme du monde qui entend ne déranger et ne répugner personne.

Pourtant, un soir, il n’a plus que le souffle, il sait qu’il ne passera pas la nuit. Alors, quand la comtesse monte faire sa visite accoutumée, il lui dit en trouvant un dernier sourire :

— Ne sortez pas… Je ne me sens pas bien.

Il veut lui éviter les propos du monde. Elle, de son côté, attendait cet avis. Et elle s’installe dans la chambre. Les médecins ne quittent plus l’agonisant. Les deux domestiques achèvent leur service, avec le même empressement silencieux. On a envoyé chercher les enfants, Roger et Blanche, qui se tiennent près du lit, à côté de leur mère. D’autres parents occupent une pièce voisine. La nuit se passe de la sorte, dans une attente grave. Au matin, les derniers sacrements sont apportés, le comte communie devant tous, pour donner un dernier appui à la religion. Le cérémonial est rempli, il peut mourir.

Mais il ne se hâte point, semble retrouver des forces, afin d’éviter une mort convulsée et bruyante. Son souffle, dans la vaste pièce sévère, émet seulement le bruit cassé d’une horloge qui se détraque. C’est un homme bien élevé qui s’en va. Et, lorsqu’il a embrassé sa femme et ses enfants, il les repousse d’un geste, il retombe du côté de la muraille, et meurt seul.

Alors, un des médecins se penche, ferme les yeux du mort. Puis, il dit à demi-voix :

— C’est fini.

Des soupirs et des larmes montent dans le silence. La comtesse, Roger et Blanche se sont agenouillés. Ils pleurent entre leurs mains jointes ; on ne voit pas leurs visages. Puis, les deux enfants emmènent leur mère, qui, à la porte, voulant marquer son désespoir, balance sa taille dans un dernier sanglot. Et, dès ce moment, le mort appartient à la pompe de ses obsèques.

Les médecins s’en sont allés, en arrondissant le dos et en prenant une figure vaguement désolée. On a fait demander un prêtre à la paroisse, pour veiller le corps. Les deux domestiques restent avec ce prêtre, assis sur des chaises, raides et dignes ; c’est la fin attendue de leur service. L’un d’eux aperçoit une cuiller oubliée sur un meuble ; il se lève et la glisse vivement dans sa poche, pour que le bel ordre de la chambre ne soit pas troublé.

On entend au-dessous, dans le grand salon, un bruit de marteaux : ce sont les tapissiers qui disposent cette pièce en chapelle ardente. Toute la journée est prise par l’embaumement ; les portes sont fermées, l’embaumeur est seul avec ses aides. Lorsqu’on descend le comte, le lendemain, et qu’on l’expose, il est en habit, il a une fraîcheur de jeunesse.

Dès neuf heures, le matin des obsèques, l’hôtel s’emplit d’un murmure de voix. Le fils et le gendre du défunt, dans un salon du rez-de-chaussée, reçoivent la cohue ; ils s’inclinent, ils gardent une politesse muette de gens affligés. Toutes les illustrations sont là, la noblesse, l’armée, la magistrature ; il y a jusqu’à des sénateurs et des membres de l’Institut.

À dix heures enfin, le convoi se met en marche pour se rendre à l’église. Le corbillard est une voiture de première classe, empanachée de plumes, drapée de tentures à franges d’argent. Les cordons du poêle sont tenus par un maréchal de France, un duc vieil ami du défunt, un ancien ministre et un académicien. Roger de Verteuil et M. de Bussac conduisent le deuil. Ensuite, vient le cortège, un flot de monde ganté et cravaté de noir, tous des personnages importants qui soufflent dans la poussière et marchent avec le piétinement sourd d’un troupeau débandé.

Le quartier ameuté est aux fenêtres ; des gens font la haie sur les trottoirs, se découvrent et regardent passer avec des hochements de tête le corbillard triomphal. La circulation est interrompue par la file interminable des voitures de deuil, presque toutes vides ; les omnibus, les fiacres, s’amassent dans les carrefours ; on entend les jurons des cochers et les claquements des fouets. Et, pendant ce temps, la comtesse de Verteuil, restée chez elle, s’est enfermée dans son appartement, en faisant dire que les larmes l’ont brisée. Étendue sur une chaise longue, jouant avec le gland de sa ceinture, elle regarde le plafond, soulagée et rêveuse.

À l’église, la cérémonie dure près de deux heures. Tout le clergé est en l’air ; depuis le matin, on ne voit que des prêtres affairés courir en surplis, donner des ordres, s’éponger le front et se moucher avec des bruits retentissants. Au milieu de la nef tendue de noir, un catafalque flamboie. Enfin, le cortège s’est casé, les femmes à gauche, les hommes à droite ; et les orgues roulent leurs lamentations, les chantres gémissent sourdement, les enfants de chœur ont des sanglots aigus ; tandis que, dans des torchères, brûlent de hautes flammes vertes, qui ajoutent leur pâleur funèbre à la pompe de la cérémonie.

— Est-ce que Faure ne doit pas chanter ? demande un député à son voisin.

— Oui, je crois, répond le voisin, un ancien préfet, homme superbe qui sourit de loin aux dames.

Et, lorsque la voix du chanteur s’élève dans la nef frissonnante :

— Hein ! quelle méthode, quelle ampleur ! reprend-il à demi-voix, en balançant la tête de ravissement.

Toute l’assistance est séduite. Les dames, un vague sourire aux lèvres, songent à leurs soirées de l’Opéra. Ce Faure a vraiment du talent ! Un ami du défunt va jusqu’à dire :

— Jamais il n’a mieux chanté !… C’est fâcheux que ce pauvre Verteuil ne puisse l’entendre, lui qui l’aimait tant !

Les chantres, en chapes noires, se promènent autour du catafalque. Les prêtres, au nombre d’une vingtaine, compliquent le cérémonial, saluent, reprennent des phrases latines, agitent des goupillons. Enfin, les assistants eux-mêmes défilent devant le cercueil, les goupillons circulent. Et l’on sort, après les poignées de mains à la famille. Dehors, le plein jour aveugle la cohue.

C’est une belle journée de juin. Dans l’air chaud, des fils légers volent. Alors, devant l’église, sur la petite place, il y a des bousculades. Le cortège est long à se réorganiser. Ceux qui ne veulent pas aller plus loin, disparaissent. À deux cents mètres, au bout d’une rue, on aperçoit déjà les plumets du corbillard qui se balancent et se perdent, lorsque la place est encore tout encombrée de voitures. On entend les claquements des portières et le trot brusque des chevaux sur le pavé. Pourtant, les cochers prennent la file, le convoi se dirige vers le cimetière.

Dans les voitures, on est à l’aise, on peut croire qu’on se rend au Bois lentement, au milieu de Paris printanier. Comme on n’aperçoit plus le corbillard, on oublie vite l’enterrement ; et des conversations s’engagent, les dames parlent de la saison d’été, les hommes causent de leurs affaires.

— Dites donc, ma chère, allez-vous encore à Dieppe, cette année ?

— Oui, peut-être. Mais ce ne serait jamais qu’en août… Nous partons samedi pour notre propriété de la Loire.

— Alors, mon cher, il a surpris la lettre, et ils se sont battus, oh ! très gentiment, une simple égratignure… Le soir, j’ai dîné avec lui au cercle. Il m’a même gagné vingt-cinq louis.

— N’est-ce pas ? la réunion des actionnaires est pour après-demain… On veut me nommer du comité. Je suis si occupé, je ne sais si je pourrai.

Le cortège, depuis un instant, suit une avenue. Une ombre fraîche tombe des arbres, et les gaietés du soleil chantent dans les verdures. Tout d’un coup, une dame étourdie, qui se penche à une portière, laisse échapper :

— Tiens ! c’est charmant par ici !

Justement, le convoi entre dans le cimetière Montparnasse. Les voix se taisent, on n’entend plus que le grincement des roues sur le sable des allées. Il faut aller tout au bout, la sépulture des Verteuil est au fond, à gauche : un grand tombeau de marbre blanc, une sorte de chapelle, très ornée de sculptures. On pose le cercueil devant la porte de cette chapelle, et les discours commencent.

Il y en a quatre. L’ancien ministre retrace la vie politique du défunt, qu’il présente comme un génie modeste, qui aurait sauvé la France, s’il n’avait pas méprisé l’intrigue. Ensuite, un ami parle des vertus privées de celui que tout le monde pleure. Puis, un monsieur inconnu prend la parole comme délégué d’une Société industrielle, dont le comte de Verteuil était président honoraire. Enfin, un petit homme à mine grise dit les regrets de l’Académie des sciences morales et politiques.

Pendant ce temps, les assistants s’intéressent aux tombes voisines, lisent des inscriptions sur les plaques de marbre. Ceux qui tendent l’oreille, attrapent seulement des mots. Un vieillard, aux lèvres pincées, après avoir saisi ce bout de phrase : « … les qualités du cœur, la générosité et la bonté des grands caractères… » hoche le menton, en murmurant :

— Ah bien ! oui, je l’ai connu, c’était un chien fini !

Le dernier adieu s’envole dans l’air. Quand les prêtres ont béni le corps, le monde se retire, et il n’y a plus, dans ce coin écarté, que les fossoyeurs qui descendent le cercueil. Les cordes ont un frottement sourd, la bière de chêne craque. Monsieur le comte de Verteuil est chez lui.

Et la comtesse, sur sa chaise longue, n’a pas bougé. Elle joue toujours avec le gland de sa ceinture, les yeux au plafond, perdue dans une rêverie, qui, peu à peu, fait monter une rougeur à ses joues de belle blonde.


II


Madame Guérard est veuve. Son mari, qu’elle a perdu depuis huit ans, était magistrat. Elle appartient à la haute bourgeoisie et possède une fortune de deux millions. Elle a trois enfants, trois fils, qui, à la mort de leur père, ont hérité chacun de cinq cent mille francs. Mais ces fils, dans cette famille sévère, froide et guindée, ont poussé comme des rejetons sauvages, avec des appétits et des fêlures venus on ne sait d’où. En quelques années, ils ont mangé leurs cinq cent mille francs. L’aîné, Charles, s’est passionné pour la mécanique et a gâché un argent fou en inventions extraordinaires. Le second, Georges, s’est laissé dévorer par les femmes. Le troisième, Maurice, a été volé par un ami, avec lequel il a entrepris de bâtir un théâtre. Aujourd’hui, les trois fils sont à la charge de la mère, qui veut bien les nourrir et les loger, mais qui garde sur elle par prudence les clefs des armoires.

Tout ce monde habite un vaste appartement de la rue de Turenne, au Marais. Madame Guérard a soixante-huit ans. Avec l’âge, les manies sont venues. Elle exige, chez elle, une tranquillité et une propreté de cloître. Elle est avare, compte les morceaux de sucre, serre elle-même les bouteilles entamées, donne le linge et la vaisselle au fur et à mesure des besoins du service. Ses fils sans doute l’aiment beaucoup, et elle a gardé sur eux, malgré leurs trente ans et leurs sottises, une autorité absolue. Mais, quand elle se voit seule au milieu de ces trois grands diables, elle a des inquiétudes sourdes, elle craint toujours des demandes d’argent, qu’elle ne saurait comment repousser. Aussi a-t-elle eu soin de mettre sa fortune en propriétés foncières : elle possède trois maisons dans Paris et des terrains du côté de Vincennes. Ces propriétés lui donnent le plus grand mal ; seulement, elle est tranquille, elle trouve des excuses pour ne pas donner de grosses sommes à la fois.

Charles, Georges et Maurice, d’ailleurs, grugent la maison le plus qu’ils peuvent. Ils campent là, se disputant les morceaux, se reprochant mutuellement leur grosse faim. La mort de leur mère les enrichira de nouveau ; ils le savent, et le prétexte leur semble suffisant pour attendre sans rien faire. Bien qu’ils n’en causent jamais, leur continuelle préoccupation est de savoir comment le partage aura lieu ; s’ils ne s’entendent pas, il faudra vendre, ce qui est toujours une opération ruineuse. Et ils songent à ces choses sans aucun mauvais désir, uniquement parce qu’il faut tout prévoir. Ils sont gais, bons enfants, d’une honnêteté moyenne ; comme tout le monde, ils souhaitent que leur mère vive le plus longtemps possible. Elle ne les gêne pas. Ils attendent, voilà tout.

Un soir, en sortant de table, madame Guérard est prise d’un malaise. Ses fils la forcent de se coucher, et ils la laissent avec sa femme de chambre, lorsqu’elle leur assure qu’elle est mieux, qu’elle a seulement une grosse migraine. Mais, le lendemain, l’état de la vieille dame a empiré, le médecin de la famille, inquiet, demande une consultation. Madame Guérard est en grand danger. Alors, pendant huit jours, un drame se joue autour du lit de la mourante.

Son premier soin, lorsqu’elle s’est vue clouée dans sa chambre par la maladie, a été de se faire donner toutes les clefs et de les cacher sous son oreiller. Elle veut, de son lit, gouverner encore, protéger ses armoires contre le gaspillage. Des luttes se livrent en elle, des doutes la déchirent. Elle ne se décide qu’après de longues hésitations. Ses trois fils sont là, et elle les étudie de ses yeux vagues, elle attend une bonne inspiration.

Un jour, c’est dans Georges qu’elle a confiance. Elle lui fait signe d’approcher, elle lui dit à demi-voix :

— Tiens, voilà la clef du buffet, prends le sucre… Tu refermeras bien et tu me rapporteras la clef.

Un autre jour, elle se défie de Georges, elle le suit du regard, dès qu’il bouge, comme si elle craignait de lui voir glisser les bibelots de la cheminée dans ses poches. Elle appelle Charles, lui confie une clef à son tour, en murmurant :

— La femme de chambre va aller avec toi. Tu la regarderas prendre des draps et tu refermeras toi-même.

Dans son agonie, c’est là son supplice : ne plus pouvoir veiller aux dépenses de la maison. Elle se souvient des folies de ses enfants, elle les sait paresseux, gros mangeurs, le crâne fêlé, les mains ouvertes. Depuis longtemps, elle n’a plus d’estime pour eux, qui n’ont réalisé aucun de ses rêves, qui blessent ses habitudes d’économie et de rigidité. L’affection seule surnage et pardonne. Au fond de ses yeux suppliants, on lit qu’elle leur demande en grâce d’attendre qu’elle ne soit plus là, avant de vider ses tiroirs et de se partager son bien. Ce partage, devant elle, serait une torture pour son avarice expirante.

Cependant, Charles, Georges et Maurice se montrent très bons. Ils s’entendent, de façon à ce qu’un d’eux soit toujours près de leur mère. Une sincère affection paraît dans leurs moindres soins. Mais, forcément, ils apportent avec eux les insouciances du dehors, l’odeur du cigare qu’ils ont fumé, la préoccupation des nouvelles qui courent la ville. Et l’égoïsme de la malade souffre de n’être pas tout pour ses enfants, à son heure dernière. Puis, lorsqu’elle s’affaiblit, ses méfiances mettent une gêne croissante entre les jeunes gens et elle. S’ils ne songeaient pas à la fortune dont ils vont hériter, elle leur donnerait la pensée de cet argent, par la manière dont elle le défend jusqu’au dernier souffle. Elle les regarde d’un air si aigu, avec des craintes si claires, qu’ils détournent la tête. Alors, elle croit qu’ils guettent son agonie ; et, en vérité, ils y pensent, ils sont ramenés continuellement à cette idée, par l’interrogation muette de ses regards. C’est elle qui fait pousser en eux la cupidité. Quand elle en surprend un rêveur, la face pâle, elle lui dit :

— Viens près de moi… À quoi réfléchis-tu ?

— À rien, mère.

Mais il a eu un sursaut. Elle hoche lentement la tête, elle ajoute :

— Je vous donne bien du souci, mes enfants. Allez, ne vous tourmentez pas, je ne serai bientôt plus là.

Ils l’entourent, ils lui jurent qu’ils l’aiment et qu’ils la sauveront. Elle répond que non, d’un signe entêté ; elle s’enfonce davantage dans sa défiance. C’est une agonie affreuse, empoisonnée par l’argent.

La maladie dure trois semaines. Il y a déjà eu cinq consultations, on a fait venir les plus grandes célébrités médicales. La femme de chambre aide les fils de madame à la soigner ; et, malgré les précautions, un peu de désordre s’est mis dans l’appartement. Tout espoir est perdu, le médecin annonce que, d’une heure à l’autre, la malade peut succomber.

Alors, un matin que ses fils la croient endormie, ils causent entre eux, près d’une fenêtre, d’une difficulté qui se présente. On est au 15 juillet, elle avait l’habitude de toucher elle-même les loyers de ses maisons, et ils sont fort embarrassés, ne sachant comment faire rentrer cet argent. Déjà, les concierges ont demandé des ordres. Dans l’état de faiblesse où elle est, ils ne peuvent lui parler d’affaires. Cependant, si une catastrophe arrivait, ils auraient besoin des loyers, pour parer à certains frais personnels.

— Mon Dieu ! dit Charles à demi-voix, je vais, si vous le voulez, me présenter chez les locataires… Ils comprendront la situation, ils paieront.

Mais Georges et Maurice paraissent peu goûter ce moyen. Eux aussi, sont devenus défiants.

— Nous pourrions t’accompagner, dit le premier. Nous avons tous les trois des dépenses à faire.

— Eh bien ! je vous remettrai l’argent… Vous ne me croyez pas capable de me sauver avec, bien sûr !

— Non, mais il est bon que nous soyons ensemble. Ce sera plus régulier.

Et ils se regardent, avec des yeux où luisent déjà les colères et les rancunes du partage. La succession est ouverte, chacun veut s’assurer la part la plus large. Charles reprend brusquement, en continuant tout haut les réflexions que ses frères font tout bas :

— Écoutez, nous vendrons, ça vaudra mieux… Si nous nous querellons aujourd’hui, nous nous mangerons demain.

Mais un râle leur fait vivement tourner la tête. Leur mère s’est soulevée, blanche, les yeux hagards, le corps secoué d’un frisson. Elle a entendu, elle tend ses bras maigres, elle répète d’une voix épouvantée :

— Mes enfants… mes enfants…

Et une convulsion la rejette sur l’oreiller, elle meurt dans la pensée abominable que ses fils la volent.

Tous les trois, terrifiés, sont tombés à genoux devant le lit. Ils baisent les mains de la morte, ils lui ferment les yeux avec des sanglots. À ce moment, leur enfance leur revient au cœur, et ils ne sont plus que des orphelins. Mais cette mort affreuse reste au fond d’eux, comme un remords et comme une haine.

La toilette de la morte est faite par la femme de chambre. On envoie chercher une religieuse pour veiller le corps. Pendant ce temps, les trois fils sont en courses ; ils vont déclarer le décès, commander les lettres de faire-part, régler la cérémonie funèbre. La nuit, ils se relaient et veillent chacun à son tour avec la religieuse. Dans la chambre, dont les rideaux sont tirés, la morte est restée étendue au milieu du lit, la tête roide, les mains croisées, un crucifix d’argent sur la poitrine. À côté d’elle, brûle un cierge. Un brin de buis trempe au bord d’un vase plein d’eau bénite. Et la veillée s’achève dans le frisson du matin. La religieuse demande du lait chaud, parce qu’elle n’est pas à son aise.

Une heure avant le convoi, l’escalier s’emplit de monde. La porte cochère est tendue de draperies noires, à frange d’argent. C’est là que le cercueil est exposé, comme au fond d’une étroite chapelle, entouré de cierges, recouvert de couronnes et de bouquets. Chaque personne qui entre prend un goupillon dans un bénitier, au pied de la bière, et asperge le corps. À onze heures, le convoi se met en marche. Les fils de la défunte conduisent le deuil. Derrière eux, on reconnaît des magistrats, quelques grands industriels, toute une bourgeoisie grave et importante, qui marche à pas comptés, avec des regards obliques sur les curieux arrêtés le long des trottoirs. Il y a, au bout du cortège, douze voitures de deuil. On les compte, on les remarque beaucoup dans le quartier.

Cependant, les assistants s’apitoyent sur Charles, Georges et Maurice, en habit, gantés de noir, qui marchent derrière le cercueil, la tête basse, le visage rougi de larmes. Du reste, il n’y a qu’un cri : ils enterrent leur mère d’une façon très convenable. Le corbillard est de troisième classe, on calcule qu’ils en auront pour plusieurs milliers de francs. Un vieux notaire dit avec un fin sourire :

— Si madame Guérard avait payé elle-même son convoi, elle aurait économisé six voitures.

À l’église, la porte est tendue, les orgues jouent, l’absoute est donnée par le curé de la paroisse. Puis, quand les assistants ont défilé devant le corps, ils trouvent à l’entrée de la nef les trois fils rangés sur une seule file, placés là pour recevoir les poignées de main des assistants qui ne peuvent aller jusqu’au cimetière. Pendant dix minutes, ils ont le bras tendu, ils serrent des mains sans même reconnaître les gens, mordant leurs lèvres, rentrant leurs larmes. Et c’est un grand soulagement pour eux, lorsque l’église est vide et qu’ils reprennent leur marche lente derrière le corbillard.

Le caveau de famille des Guérard est au cimetière du Père-Lachaise. Beaucoup de personnes restent à pied, d’autres montent dans les voitures de deuil. Le cortège traverse la place de la Bastille et suit la rue de la Roquette. Des passants lèvent les yeux, se découvrent. C’est un convoi riche, que les ouvriers de ce quartier populeux regardent passer, en mangeant des saucisses dans des morceaux de pain fendus.

En arrivant au cimetière, le convoi tourne à gauche et se trouve tout de suite devant le tombeau : un petit monument, une chapelle gothique, qui porte sur son fronton ces mots gravés en noir : Famille Guérard. La porte en fonte découpée, grande ouverte, laisse apercevoir la table d’un autel, où des cierges brûlent. Autour du monument, d’autres constructions dans le même goût s’alignent et forment des rues ; on dirait la devanture d’un marchand de meubles, avec des armoires, des commodes, des secrétaires, fraîchement terminés et rangés symétriquement à l’étalage. Les assistants sont distraits, occupés de cette architecture, cherchant un peu d’ombre sous les arbres de l’allée voisine. Une dame s’est éloignée pour admirer un rosier magnifique, un bouquet fleuri et odorant, qui a poussé sur une tombe.

Cependant, le cercueil a été descendu. Un prêtre dit les dernières prières, tandis que les fossoyeurs, en veste bleue, attendent à quelques pas. Les trois fils sanglotent, les yeux fixés sur le caveau béant, dont on a enlevé la dalle ; c’est là, dans cette ombre fraîche, qu’ils viendront dormir à leur tour. Des amis les emmènent, quand les fossoyeurs s’approchent.

Et, deux jours plus tard, chez le notaire de leur mère, ils discutent, les dents serrées, les yeux secs, avec un emportement d’ennemis décidés à ne pas céder sur un centime. Leur intérêt serait d’attendre, de ne pas hâter la vente des propriétés. Mais ils se jettent leurs vérités à la face : Charles mangerait tout avec ses inventions ; Georges doit avoir quelque fille qui le plume ; Maurice est certainement encore dans une spéculation folle, où il engloutirait leurs capitaux. Vainement, le notaire essaye de leur faire conclure un arrangement à l’amiable. Ils se séparent, en menaçant de s’envoyer du papier timbré.

C’est la morte qui se réveille en eux, avec son avarice et ses terreurs d’être volée. Quand l’argent empoisonne la mort, il ne sort de la mort que de la colère. On se bat sur les cercueils.


III


M. Rousseau s’est marié à vingt ans avec une orpheline, Adèle Lemercier, qui en avait dix-huit. À eux deux, ils possédaient soixante-dix francs, le soir de leur entrée en ménage. Ils ont d’abord vendu du papier à lettre et des bâtons de cire à cacheter, sous une porte cochère. Puis, ils ont loué un trou, une boutique large comme la main, dans laquelle ils sont restés dix ans à élargir petit à petit leur commerce. Maintenant, ils possèdent un magasin de papeterie, rue de Clichy, qui vaut bien une cinquantaine de mille francs.

Adèle n’est pas d’une forte santé. Elle a toujours toussé un peu. L’air enfermé de la boutique, l’immobilité du comptoir, ne lui valent rien. Un médecin qu’ils ont consulté, lui a recommandé le repos et les promenades par les beaux temps. Mais ce sont là des ordonnances qu’on ne peut suivre, quand on veut vite amasser de petites rentes, pour les manger en paix. Adèle dit qu’elle se reposera, qu’elle se promènera plus tard, lorsqu’ils auront vendu et qu’ils se seront retirés en province.

M. Rousseau, lui, s’inquiète bien, les jours où il la voit pâle, avec des taches rouges sur les joues. Seulement, il a sa papeterie qui l’absorbe, il ne saurait être sans cesse derrière elle, à l’empêcher de commettre des imprudences. Pendant des semaines, il ne trouve pas une minute pour lui parler de sa santé. Puis, s’il vient à entendre sa petite toux sèche, il se fâche, il la force à mettre son châle et à faire un tour avec lui aux Champs-Élysées. Mais elle rentre plus fatiguée, toussant davantage ; les tracas du commerce reprennent M. Rousseau ; la maladie est de nouveau oubliée, jusqu’à une nouvelle crise. C’est ainsi dans le commerce : on y meurt, sans avoir le temps de se soigner.

Un jour, M. Rousseau prend le médecin à part et lui demande franchement si sa femme est en danger. Le médecin commence par dire qu’on doit compter sur la nature, qu’il a vu des gens beaucoup plus malades se tirer d’affaire. Puis, pressé de questions, il confesse que madame Rousseau est phthisique, même à un degré assez avancé. Le mari est devenu blême, en entendant cet aveu. Il aime Adèle, pour le long effort qu’ils ont fait ensemble, avant de manger du pain blanc tous les jours. Il n’a pas seulement en elle une femme, il a aussi un associé, dont il connaît l’activité et l’intelligence. S’il la perd, il sera frappé à la fois dans son affection et dans son commerce. Cependant, il lui faut du courage, il ne peut fermer sa boutique pour pleurer à son aise. Alors, il ne laisse rien voir, il tâche de ne pas effrayer Adèle en lui montrant des yeux rouges. Il reprend son train-train. Au bout d’un mois, quand il pense à ces choses tristes, il finit par se persuader que les médecins se trompent souvent. Sa femme n’a pas l’air plus malade. Et il en arrive à la voir mourir lentement, sans trop souffrir lui-même, distrait par ses occupations, s’attendant à une catastrophe, mais la reculant dans un avenir illimité.

Adèle répète parfois :

— Ah ! quand nous serons à la campagne, tu verras comme je me porterai !… Mon Dieu ! il n’y a plus que huit ans à attendre. Ça passera vite.

Et M. Rousseau ne songe pas qu’ils pourraient se retirer tout de suite, avec de plus petites économies. Adèle ne voudrait pas d’abord. Quand on s’est fixé un chiffre, on doit l’atteindre.

Pourtant, deux fois déjà, madame Rousseau a dû prendre le lit. Elle s’est relevée, est redescendue au comptoir. Les voisins disent : « Voilà une petite femme qui n’ira pas loin. » Et ils ne se trompent pas. Juste au moment de l’inventaire, elle reprend le lit une troisième fois. Le médecin vient le matin, cause avec elle, signe une ordonnance d’une main distraite. M. Rousseau, prévenu, sait que le fatal dénouement approche. Mais l’inventaire le tient en bas, dans la boutique, et c’est à peine s’il peut s’échapper cinq minutes, de temps à autre. Il monte, quand le médecin est là ; puis, il s’en va avec lui et reparaît un instant avant le déjeuner ; il se couche à onze heures, au fond d’un cabinet, où il a fait mettre un lit de sangles. C’est la bonne, Françoise, qui soigne la malade. Une terrible fille, cette Françoise, une auvergnate aux grosses mains brutales, d’une politesse et d’une propreté douteuses ! Elle bouscule la mourante, lui apporte ses potions d’un air maussade, fait un bruit intolérable en balayant la chambre, qu’elle laisse dans un grand désordre ; des fioles toutes poissées traînent sur la commode, les cuvettes ne sont jamais lavées, les torchons pendent aux dossiers des chaises ; on ne sait plus où mettre le pied, tant le carreau est encombré. Madame Rousseau, cependant, ne se plaint pas et se contente de donner des coups de poing contre le mur, lorsqu’elle appelle la bonne et que celle-ci ne veut pas répondre. Françoise n’a pas qu’à la soigner ; il faut, en bas, qu’elle tienne la boutique propre, qu’elle fasse la cuisine pour le patron et les employés, sans compter les courses dans le quartier et les autres besognes imprévues. Aussi madame ne peut-elle exiger de l’avoir toujours auprès d’elle. On la soigne quand on a le temps.

D’ailleurs, même dans son lit, Adèle s’occupe de son commerce. Elle suit la vente, demande chaque soir comment ça marche. L’inventaire l’inquiète. Dès que son mari peut monter quelques minutes, elle ne lui parle jamais de sa santé, elle le questionne uniquement sur les bénéfices probables. C’est un grand chagrin pour elle d’apprendre que l’année est médiocre, quatorze cents francs de moins que l’année précédente. Quand la fièvre la brûle, elle se souvient encore sur l’oreiller des commandes de la dernière semaine, elle débrouille des comptes, elle dirige la maison. Et c’est elle qui renvoie son mari, s’il s’oublie dans la chambre. Ça ne la guérit pas qu’il soit là, et ça compromet les affaires. Elle est sûre que les commis regardent passer le monde, elle lui répète :

— Descends, mon ami, je n’ai besoin de rien, je t’assure. Et n’oublie pas de t’approvisionner de registres, parce que voilà la rentrée des classes, et que nous en manquerions.

Longtemps, elle s’abuse sur son véritable état. Elle espère toujours se lever le lendemain et reprendre sa place au comptoir. Elle fait même des projets : si elle peut sortir bientôt, ils iront passer un dimanche à Saint-Cloud. Jamais elle n’a eu un si gros désir de voir des arbres. Puis, tout d’un coup, un matin, elle devient grave. Dans la nuit, toute seule, les yeux ouverts, elle a compris qu’elle allait mourir. Elle ne dit rien jusqu’au soir, réfléchit, les regards au plafond. Et, le soir, elle retient son mari, elle cause tranquillement, comme si elle lui soumettait une facture.

— Écoute, dit-elle, tu iras chercher demain un notaire. Il y en a un près d’ici, rue Saint-Lazare.

— Pourquoi un notaire ? s’écrie M. Rousseau, nous n’en sommes pas là, bien sûr !

Mais elle reprend de son air calme et raisonnable :

— Possible ! Seulement, cela me tranquillisera, de savoir nos affaires en ordre… Nous nous sommes mariés sous le régime de la communauté, quand nous ne possédions rien ni l’un ni l’autre. Aujourd’hui que nous avons gagné quelques sous, je ne veux pas que ma famille puisse venir te dépouiller… Ma sœur Agathe n’est pas si gentille pour que je lui laisse quelque chose. J’aimerais mieux tout emporter avec moi.

Et elle s’entête, il faut que son mari aille le lendemain chercher le notaire. Elle questionne ce dernier longuement, désirant que les précautions soient bien prises et qu’il n’y ait pas de contestations. Quand le testament est fait et que le notaire est parti, elle s’allonge, en murmurant :

— Maintenant, je mourrai contente… J’avais bien gagné d’aller à la campagne, je ne peux pas dire que je ne regrette pas la campagne. Mais tu iras, toi… Promets-moi de te retirer dans l’endroit que nous avions choisi, tu sais, le village où ta mère est née, près de Melun… Ça me fera plaisir.

M. Rousseau pleure à chaudes larmes. Elle le console, lui donne de bons conseils. S’il s’ennuie tout seul, il aura raison de se remarier ; seulement, il devra choisir une femme un peu âgée, parce que les jeunes filles qui épousent des veufs, épousent leur argent. Et elle lui indique une dame de leur connaissance, avec laquelle elle serait heureuse de le savoir.

Puis, la nuit même, elle a une agonie affreuse. Elle étouffe, demande de l’air. Françoise s’est endormie sur une chaise. M. Rousseau, debout au chevet du lit, ne peut que prendre la main de la mourante et la serrer, pour lui dire qu’il est là, qu’il ne la quitte pas. Le matin, tout d’un coup, elle éprouve un grand calme ; elle est très blanche, les yeux fermés, respirant lentement. Son mari croit pouvoir descendre avec Françoise, pour ouvrir la boutique. Quand il remonte, il trouve sa femme toujours très blanche, raidie dans la même attitude ; seulement, ses yeux se sont ouverts. Elle est morte.

Depuis trop longtemps, M. Rousseau s’attendait à la perdre. Il ne pleure pas, il est simplement écrasé de lassitude. Il redescend, regarde Françoise remettre les volets de la boutique ; et, lui-même, il écrit sur une feuille de papier : « Fermé pour cause de décès » ; puis, il colle cette feuille sur le volet du milieu, avec quatre pains à cacheter. En haut, toute la matinée est employée à nettoyer et à disposer la chambre. Françoise passe un torchon par terre, fait disparaître les fioles, met près de la morte un cierge allumé et une tasse d’eau bénite ; car on attend la sœur d’Adèle, cette Agathe qui a une langue de serpent, et la bonne ne veut pas qu’on puisse l’accuser de mal tenir le ménage. M. Rousseau a envoyé un commis remplir les formalités nécessaires. Lui, se rend à l’église et discute longuement le tarif des convois. Ce n’est pas parce qu’il a du chagrin qu’on doit le voler. Il aimait bien sa femme, et, si elle peut encore le voir, il est certain qu’il lui fait plaisir, en marchandant les curés et les employés des pompes funèbres. Cependant, il veut, pour le quartier, que l’enterrement soit convenable. Enfin, il tombe d’accord, il donnera cent soixante francs à l’église et trois cents francs aux pompes funèbres. Il estime qu’avec les petits frais, il n’en sera pas quitte à moins de cinq cents francs.

Quand M. Rousseau rentre chez lui, il aperçoit Agathe, sa belle-sœur, installée près de la morte. Agathe est une grande personne sèche, aux yeux rouges, aux lèvres bleuâtres et minces. Depuis trois ans, le ménage était brouillé avec elle et ne la voyait plus. Elle se lève cérémonieusement, puis embrasse son beau-frère. Devant la mort, toutes les querelles finissent. M. Rousseau qui n’a pu pleurer, le matin, sanglote alors, en retrouvant sa pauvre femme blanche et raide, le nez pincé davantage, la face si diminuée, qu’il la reconnaît à peine. Agathe reste les yeux secs. Elle a pris le meilleur fauteuil, elle promène lentement ses regards dans la chambre, comme si elle dressait un inventaire minutieux des meubles qui la garnissent. Jusque-là, elle n’a pas soulevé la question des intérêts, mais il est visible qu’elle est très anxieuse et qu’elle doit se demander s’il existe un testament.

Le matin des obsèques, au moment de la mise en bière, il arrive que les pompes funèbres se sont trompées et ont envoyé un cercueil trop court. Les croque-morts doivent aller en chercher un autre. Cependant, le corbillard attend devant la porte, le quartier est en révolution. C’est là une nouvelle torture pour M. Rousseau. Si encore ça ressuscitait sa femme, de la garder si longtemps ! Enfin, on descend la pauvre madame Rousseau, et le cercueil ne reste exposé que dix minutes en bas, sous la porte, tendue de noir. Une centaine de personnes attendent dans la rue, des commerçants du quartier, les locataires de la maison, les amis du ménage, quelques ouvriers en paletot. Le cortège part, M. Rousseau conduit le deuil.

Et, sur le passage du convoi, les voisines font un signe de croix rapide, en parlant à voix basse. C’est la papetière, n’est-ce pas ? cette petite femme si jaune, qui n’avait plus que la peau et les os. Ah bien ! elle sera mieux dans la terre ! Ce que c’est que de nous pourtant ! des commerçants très à leur aise, qui travaillaient pour prendre du plaisir sur leurs vieux jours ! Elle va en prendre maintenant, du plaisir, la papetière ! Et les voisines trouvent M. Rousseau très bien, parce qu’il marche derrière le corbillard, tête nue, tout seul, pâle et ses rares cheveux envolés dans le vent.

En quarante minutes, à l’église, les prêtres bâclent la cérémonie. Agathe, qui s’est assise au premier rang, semble compter les cierges allumés. Sans doute, elle pense que son beau-frère aurait pu y mettre moins d’ostentation ; car, enfin, s’il n’y a pas de testament et qu’elle hérite de la moitié de la fortune, elle devra payer sa part du convoi. Les prêtres disent une dernière oraison, le goupillon passe de main en main, et l’on sort. Presque tout le monde s’en va. On a fait avancer les trois voitures de deuil, dans lesquelles des dames sont montées. Derrière le corbillard, il ne reste que M. Rousseau, toujours tête nue, et une trentaine de personnes, les amis qui n’osent s’esquiver. Le corbillard est simplement orné d’une draperie noire à frange blanche. Les passants se découvrent et filent vite.

Comme M. Rousseau n’a pas de tombeau de famille, il a simplement pris une concession de cinq ans au cimetière Montmartre, en se promettant d’acheter plus tard une concession à perpétuité, et d’exhumer sa femme, pour l’installer définitivement chez elle.

Le corbillard s’arrête au bout d’une allée, et l’on porte à bras le cercueil parmi des tombes basses, jusqu’à une fosse, creusée dans la terre molle. Les assistants piétinent, silencieux. Puis, le prêtre se retire, après avoir mâché vingt paroles entre ses dents. De tous côtés s’étendent des petits jardins fermés de grilles, des sépultures garnies de giroflées et d’arbres verts ; les pierres blanches, au milieu de ces verdures, semblent toutes neuves et toutes gaies. M. Rousseau est très frappé par la vue d’un monument, une colonne mince, surmontée de l’urne symbolique. Le matin, un marbrier est venu le tourmenter avec des plans. Et il songe que, lorsqu’il achètera une concession à perpétuité, il fera mettre, sur la tombe de sa femme, une colonne pareille, avec ce joli vase.

Cependant, Agathe l’emmène, et de retour à la boutique, elle se décide enfin à parler intérêts. Quand elle apprend qu’il existe un testament, elle se lève toute droite, elle s’en va, en faisant claquer la porte. Jamais elle ne remettra les pieds dans cette baraque. M. Rousseau a toujours, par moments, un gros chagrin qui l’étrangle ; mais ce qui le rend bête surtout, la tête perdue et les membres inquiets, c’est que le magasin soit fermé, un jour de semaine.


IV


Janvier a été dur. Pas de travail, pas de pain et pas de feu à la maison. Les Morisseau ont crevé la misère. La femme est blanchisseuse, le mari est maçon. Ils habitent aux Batignolles, rue Cardinet, dans une maison noire, qui empoisonne le quartier. Leur chambre, au cinquième, est si délabrée, que la pluie entre par les fentes du plafond. Encore ne se plaindraient-ils pas, si leur petit Charlot, un gamin de dix ans, n’avait besoin d’une bonne nourriture pour devenir un homme.

L’enfant est chétif, un rien le met sur le flanc. Lorsqu’il allait à l’école, s’il s’appliquait en voulant tout apprendre d’un coup, il revenait malade. Avec ça, très intelligent, un crapaud trop gentil, qui a une conversation au-dessus de son âge. Les jours où ils n’ont pas de pain à lui donner, les parents pleurent comme des bêtes. D’autant plus que les enfants meurent ainsi que des mouches du haut en bas de la maison, tant c’est malsain.

On casse la glace dans les rues. Même le père a pu se faire embaucher ; il déblaie les ruisseaux à coups de pioche, et le soir il rapporte quarante sous. En attendant que la bâtisse reprenne, c’est toujours de quoi ne pas mourir de faim.

Mais, un jour, l’homme en rentrant trouve Charlot couché. La mère ne sait ce qu’il a. Elle l’avait envoyé à Courcelles, chez sa tante, qui est fripière, voir s’il ne trouverait pas une veste plus chaude que sa blouse de toile, dans laquelle il grelotte. Sa tante n’avait que de vieux paletots d’homme trop larges, et le petit est rentré tout frissonnant, l’air ivre, comme s’il avait bu. Maintenant, il est très rouge sur l’oreiller, il dit des bêtises, il croit qu’il joue aux billes et il chante des chansons.

La mère a pendu un lambeau de châle devant la fenêtre, pour boucher un carreau cassé ; en haut, il ne reste que deux vitres libres, qui laissent pénétrer le gris livide du ciel. La misère a vidé la commode, tout le linge est au Mont-de-Piété. Un soir, on a vendu une table et deux chaises. Charlot couchait par terre ; mais, depuis qu’il est malade, on lui a donné le lit, et encore y est-il très mal, car on a porté poignée à poignée la laine du matelas chez une brocanteuse, des demi-livres à la fois, pour quatre ou cinq sous. À cette heure, ce sont le père et la mère qui couchent dans un coin, sur une paillasse dont les chiens ne voudraient pas.

Cependant, tous deux regardent Charlot sauter dans le lit. Qu’a-t-il donc, ce mioche, à battre la campagne ? Peut-être bien qu’une bête l’a mordu ou qu’on lui a fait boire quelque chose de mauvais. Une voisine, madame Bonnet, est entrée ; et, après avoir flairé le petit, elle prétend que c’est un froid et chaud. Elle s’y connaît, elle a perdu son mari dans une maladie pareille.

La mère pleure en serrant Charlot entre ses bras. Le père sort comme un fou et court chercher un médecin. Il en ramène un, très grand, l’air pincé, qui écoute dans le dos de l’enfant, lui tape sur la poitrine, sans dire une parole. Puis, il faut que madame Bonnet aille prendre chez elle un crayon et du papier, pour qu’il puisse écrire son ordonnance. Quand il se retire, toujours muet, la mère l’interroge d’une voix étranglée.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur ?

— Une pleurésie, répond-il d’un ton bref, sans explication.

Puis, il demande à son tour :

— Êtes-vous inscrits au bureau de bienfaisance ?

— Non, monsieur… Nous étions à notre aise, l’été dernier. C’est l’hiver qui nous a tués.

— Tant pis ! tant pis !

Et il promet de revenir. Madame Bonnet prête vingt sous pour aller chez le pharmacien. Avec les quarante sous de Morisseau, on a acheté deux livres de bœuf, du charbon de terre et de la chandelle. Cette première nuit se passe bien. On entretient le feu. Le malade, comme endormi par la grosse chaleur, ne cause plus. Ses petites mains brûlent. En le voyant écrasé sous la fièvre, les parents se tranquillisent ; et, le lendemain, ils restent hébétés, repris d’épouvante, lorsque le médecin hoche la tête devant le lit, avec la grimace d’un homme qui n’a plus d’espoir.

Pendant cinq jours, aucun changement ne se produit. Charlot dort, assommé sur l’oreiller. Dans la chambre, la misère qui souffle plus fort, semble entrer avec le vent, par les trous de la toiture et de la fenêtre. Le deuxième soir, on a vendu la dernière chemise de la mère ; le troisième, il a fallu retirer encore des poignées de laine, sous le malade, pour payer le pharmacien. Puis, tout a manqué, il n’y a plus rien eu.

Morisseau casse toujours la glace ; seulement, ses quarante sous ne suffisent pas. Comme ce froid rigoureux peut tuer Charlot, il souhaite le dégel, tout en le redoutant. Quand il part au travail, il est heureux de voir les rues blanches ; puis, il songe au petit qui agonise là-haut, et il demande ardemment un rayon de soleil, une tiédeur de printemps balayant la neige. S’ils étaient seulement inscrits au bureau de bienfaisance, ils auraient le médecin et les remèdes pour rien. La mère s’est présentée à la mairie, mais on lui a répondu que les demandes étaient trop nombreuses, qu’elle devait attendre. Pourtant, elle a obtenu quelques bons de pain ; une dame charitable lui a donné cinq francs. Ensuite, la misère a recommencé.

Le cinquième jour, Morisseau apporte sa dernière pièce de quarante sous. Le dégel est venu, on l’a remercié. Alors, c’est la fin de tout : le poêle reste froid, le pain manque, on ne descend plus les ordonnances chez le pharmacien. Dans la chambre ruisselante d’humidité, le père et la mère grelottent, en face du petit qui râle. Madame Bonnet n’entre plus les voir, parce qu’elle est sensible et que ça lui fait trop de peine. Les gens de la maison passent vite devant leur porte. Par moments, la mère, prise d’une crise de larmes, se jette sur le lit, embrasse l’enfant, comme pour le soulager et le guérir. Le père, imbécile, reste des heures devant la fenêtre, soulevant le vieux châle, regardant le dégel ruisseler, l’eau tomber des toits, à grosses gouttes, et noircir la rue. Peut-être ça fait-il du bien à Charlot.

Un matin, le médecin déclare qu’il ne reviendra pas. L’enfant est perdu.

— C’est ce temps humide qui l’a achevé, dit-il.

Morisseau montre le poing au ciel. Tous les temps font donc crever le pauvre monde ! Il gelait, et cela ne valait rien ; il dégèle, et cela est pis encore. Si la femme voulait, ils allumeraient un boisseau de charbon, ils s’en iraient tous les trois ensemble. Ce serait plus vite fini.

Pourtant, la mère est retournée à la mairie ; on a promis de leur envoyer des secours, et ils attendent. Quelle affreuse journée ! Un froid noir tombe du plafond ; dans un coin, la pluie coule ; il faut mettre un seau, pour recevoir les gouttes. Depuis la veille, ils n’ont rien mangé, l’enfant a bu seulement une tasse de tisane, que la concierge a montée. Le père, assis devant la table, la tête dans les mains, demeure stupide, les oreilles bourdonnantes. À chaque bruit de pas, la mère court à la porte, croit que ce sont enfin les secours promis. Six heures sonnent, rien n’est venu. Le crépuscule est boueux, lent et sinistre comme une agonie.

Brusquement, dans la nuit qui augmente, Charlot balbutie des paroles entrecoupées :

— Maman… maman…

La mère s’approche, reçoit au visage un souffle fort. Et elle n’entend plus rien ; elle distingue vaguement l’enfant, la tête renversée, le cou raidi. Elle crie, affolée, suppliante :

— De la lumière ! vite, de la lumière !… Mon Charlot, parle-moi !

Il n’y a plus de chandelle. Dans sa hâte, elle frotte des allumettes, les casse entre ses doigts. Puis, de ses mains tremblantes, elle tâte le visage de l’enfant.

— Ah ! mon Dieu ! il est mort !… Dis donc, Morisseau, il est mort !

Le père lève la tête, aveuglé par les ténèbres.

— Eh bien ! que veux-tu ? il est mort… Ça vaut mieux.

Aux sanglots de la mère, madame Bonnet s’est décidée à paraître avec sa lampe. Alors, comme les deux femmes arrangent proprement Charlot, on frappe : ce sont les secours qui arrivent, dix francs, des bons de pain et de viande. Morisseau rit d’un air imbécile, en disant qu’ils manquent toujours le train, au bureau de bienfaisance.

Et quel pauvre cadavre d’enfant, maigre, léger comme une plume ! On aurait couché sur le matelas un moineau tué par la neige et ramassé dans la rue, qu’il ne ferait pas un tas plus petit.

Pourtant, madame Bonnet, qui est redevenue très obligeante, explique que ça ne ressuscitera pas Charlot, de jeûner à côté de lui. Elle offre d’aller chercher du pain et de la viande, en ajoutant qu’elle rapportera aussi de la chandelle. Ils la laissent faire. Quand elle rentre, elle met la table, sert des saucisses toutes chaudes. Et les Morisseau, affamés, mangent gloutonnement près du mort, dont on aperçoit dans l’ombre la petite figure blanche. Le poêle ronfle, on est très bien. Par moments, les yeux de la mère se mouillent. De grosses larmes tombent sur son pain. Comme Charlot aurait chaud ! comme il mangerait volontiers de la saucisse !

Madame Bonnet veut veiller à toute force. Vers une heure, lorsque Morisseau a fini par s’endormir, la tête posée sur le pied du lit, les deux femmes font du café. Une autre voisine, une couturière de dix-huit ans, est invitée ; et elle apporte un fond de bouteille d’eau-de-vie, pour payer quelque chose. Alors, les trois femmes boivent leur café à petits coups, en parlant tout bas, en se contant des histoires de morts extraordinaires ; peu à peu, leurs voix s’élèvent, leurs cancans s’élargissent, elles causent de la maison, du quartier, d’un crime qu’on a commis rue Nollet. Et, parfois, la mère se lève, vient regarder Charlot, comme pour s’assurer qu’il n’a pas remué.

La déclaration n’ayant pas été faite le soir, il leur faut garder le petit le lendemain, toute la journée. Ils n’ont qu’une chambre, ils vivent avec Charlot, mangent et dorment avec lui. Par instants, ils l’oublient ; puis, quand ils le retrouvent, c’est comme s’ils le perdaient une fois encore.

Enfin, le surlendemain, on apporte la bière, pas plus grande qu’une boîte à joujoux, quatre planches mal rabotées, fournies gratuitement par l’administration, sur le certificat d’indigence. Et, en route ! on se rend à l’église en courant. Derrière Charlot, il y a le père avec deux camarades rencontrés en chemin, puis la mère, madame Bonnet et l’autre voisine, la couturière. Ce monde patauge dans la crotte jusqu’à mi-jambe. Il ne pleut pas, mais le brouillard est si mouillé, qu’il trempe les vêtements. À l’église, on expédie la cérémonie. Et la course reprend sur le pavé gras.

Le cimetière est au diable, en dehors des fortifications. On descend l’avenue de Saint-Ouen, on passe la barrière, enfin on arrive. C’est un vaste enclos, un terrain vague, fermé de murailles blanches. Des herbes y poussent, la terre remuée fait des bosses, tandis qu’au fond il y a une rangée d’arbres maigres, salissant le ciel de leurs branches noires.

Lentement, le convoi avance dans la terre molle. Maintenant, il pleut ; et il faut attendre sous l’averse un vieux prêtre, qui se décide à sortir d’une petite chapelle. Charlot va dormir au fond de la fosse commune. Le champ est semé de croix renversées par le vent, de couronnes pourries par la pluie, un champ de misère et de deuil, dévasté, piétiné, suant cet encombrement de cadavres qu’entassent la faim et le froid des faubourgs.

C’est fini. La terre coule, Charlot est au fond du trou, et les parents s’en vont, sans avoir pu s’agenouiller, dans la boue liquide où ils enfoncent. Dehors, comme il pleut toujours, Morisseau, qui a encore trois francs sur les dix francs du bureau de bienfaisance, invite les camarades et les voisines à prendre quelque chose, chez un marchand de vin. On s’attable, on boit deux litres, on mange un morceau de fromage de Brie. Puis, les camarades, à leur tour, paient deux autres litres. Quand la société rentre dans Paris, elle est très gaie.


V


Jean-Louis Lacour a soixante-dix ans. Il est né à la Courteille, un hameau de cent cinquante habitants, perdu dans un pays de loups. En sa vie, il est allé une seule fois à Angers, qui se trouve à quinze lieues ; mais il était si jeune, qu’il ne se souvient plus. Il a eu trois enfants, deux fils, Antoine et Joseph, et une fille, Catherine. Celle-ci s’est mariée ; puis, son mari est mort, et elle est revenue chez son père, avec un petit de douze ans, Jacquinet. La famille vit sur cinq ou six arpents, juste assez de terre pour manger du pain et ne pas aller tout nu. Quand ils boivent un verre de vin, ils l’ont sué.

La Courteille est au fond d’un vallon, avec des bois de tous les côtés, qui l’enferment et la cachent. Il n’y a pas d’église, la commune est trop pauvre. C’est le curé des Cormiers qui vient dire la messe ; et, comme on compte deux bonnes lieues de chemin, il ne vient que tous les quinze jours. Les maisons, une vingtaine de masures branlantes, sont jetées le long de la grand’route. Des poules grattent le fumier devant les portes. Lorsqu’un étranger passe, les femmes allongent la tête, tandis que les enfants, en train de se vautrer au soleil, se sauvent au milieu des bandes d’oies effarées.

Jamais Jean-Louis n’a été malade. Il est grand et noueux comme un chêne. Le soleil l’a séché, a cuit et fendu sa peau ; et il a pris la couleur, la rudesse et le calme des arbres. En vieillissant, il a perdu sa langue. Il ne parle plus, trouvant ça inutile. D’un pas long et entêté, il marche, avec la force paisible des bœufs.

L’année dernière, il était encore plus vigoureux que ses fils, il réservait pour lui les grosses besognes, silencieux dans son champ, qui semblait le connaître et trembler. Mais, un jour, voici deux mois, ses membres ont craqué tout d’un coup ; et il est resté deux heures en travers d’un sillon, ainsi qu’un tronc abattu. Le lendemain, il a voulu se remettre au travail ; seulement, ses bras s’en étaient allés, la terre ne lui obéissait plus. Ses fils hochent la tête. Sa fille tâche de le retenir à la maison. Il s’obstine, et on le fait accompagner par Jacquinet, pour que l’enfant crie, si le grand-père tombe.

— Que fais-tu là, paresseux ? demande Jean-Louis au gamin, qui ne le quitte pas. À ton âge, je gagnais mon pain.

— Grand-père, je vous garde, répond l’enfant.

Ce mot donne une secousse au vieillard. Il n’ajoute rien. Le soir, il se couche et ne se relève plus. Quand les fils et la fille vont aux champs, le lendemain, ils entrent voir le père, qu’ils n’entendent pas remuer. Ils le trouvent étendu sur son lit, les yeux ouverts, avec un air de réfléchir. Il a la peau si dure et si tannée, qu’on ne peut pas savoir seulement la couleur de sa maladie.

— Eh bien ? père, ça ne va donc pas ?

Il grogne, il dit non de la tête.

— Alors, vous ne venez pas, nous partons sans vous ?

Oui, il leur fait signe de partir sans lui. On a commencé la moisson, tous les bras sont nécessaires. Peut-être bien que, si l’on perdait une matinée, un orage brusque emporterait les gerbes. Jacquinet lui-même suit sa mère et ses oncles. Le père Lacour reste seul. Le soir, quand les enfants reviennent, il est à la même place, toujours sur le dos, les yeux ouverts, avec son air de réfléchir.

— Alors, père, ça ne va pas mieux ?

Non, ça ne va pas mieux. Il grogne, il branle la tête. Qu’est-ce qu’on pourrait bien lui faire ? Catherine a l’idée de mettre bouillir du vin avec des herbes ; mais c’est trop fort, ça manque de le tuer. Joseph dit qu’on verra le lendemain, et tout le monde se couche.

Le lendemain, avant de partir pour la moisson, les fils et la fille restent un instant debout devant le lit. Décidément, le vieux est malade. Jamais il n’a vécu comme ça sur le dos. On devrait peut-être bien tout de même faire venir le médecin. L’ennui, c’est qu’il faut aller à Rougemont ; six lieues pour aller, six lieues pour revenir, ça fait douze. On perdra tout un jour. Le vieux, qui écoute les enfants, s’agite et semble se fâcher. Il n’a pas besoin de médecin, ça ne sert à rien et ça coûte.

— Vous ne voulez pas ? demande Antoine. Alors, nous partons travailler ?

Sans doute, qu’ils partent travailler. Ils ne le soulageraient pas bien sûr, en restant là. La terre a plus besoin d’être soignée que lui. Et trois jours se passent, les enfants vont chaque matin aux champs, Jean-Louis ne bouge point, tout seul, buvant à une cruche quand il a soif. Il est comme un de ces vieux chevaux qui tombent de fatigue dans un coin, et qu’on laisse mourir. Il a travaillé soixante ans, il peut bien s’en aller, puisqu’il n’est plus bon à rien, qu’à tenir de la place et à gêner le monde.

Les enfants eux-mêmes n’ont pas une grande douleur. La terre les a résignés à ces choses ; ils sont trop près d’elle, pour lui en vouloir de reprendre le vieux. Un coup d’œil le matin, un coup d’œil le soir, ils ne peuvent pas faire davantage. Si le père s’en relevait tout de même, ça prouverait qu’il est rudement bâti. S’il meurt, c’est qu’il avait la mort dans le corps ; et tout le monde sait que, lorsqu’on a la mort dans le corps, rien de l’en déloge, pas plus les signes de croix que les médicaments. Une vache encore, ça se soigne.

Jean-Louis, le soir, interroge d’un regard les enfants sur la moisson. Quand il les entend compter les gerbes, se féliciter du beau temps qui favorise la besogne, il a une joie dans les yeux. Une fois encore, on parle d’aller chercher le médecin ; mais le vieux s’emporte, et l’on craint de le tuer plus vite, si on le contrarie. Il fait seulement demander le garde champêtre, un ancien camarade. Le père Nicolas est son aîné, car il a eu soixante-quinze ans à la Chandeleur. Lui, reste droit comme un peuplier. Il vient et s’asseoit près de Jean-Louis, d’un air sérieux. Jean-Louis qui ne peut plus parler, le regarde de ses petits yeux pâlis. Le père Nicolas le regarde aussi, n’ayant rien à lui dire. Et ces deux vieillards restent face à face pendant une heure, sans prononcer une parole, heureux de se voir, se rappelant sans doute des choses, bien loin, dans leurs jours d’autrefois. C’est ce soir-là que les enfants, au retour de la moisson, trouvent Jean-Louis mort, étendu sur le dos, raide et les yeux en l’air.

Oui, le vieux est mort, sans remuer un membre. Il a soufflé son dernier souffle droit devant lui, une haleine de plus dans la vaste campagne. Comme les bêtes qui se cachent et se résignent, il n’a pas même dérangé un voisin, il a fait sa petite affaire tout seul.

— Le père est mort, dit Joseph, en appelant les autres.

Et tous, Antoine, Catherine, Jacquinet, répètent :

— Le père est mort.

Ça ne les étonne pas. Jacquinet allonge curieusement le cou, la femme tire son mouchoir, les deux garçons marchent sans rien dire, la face grave et blêmie sous le hâle. Il a tout de même joliment duré, il était solide, le vieux père ! Cette idée console les enfants, ils sont fiers de la solidité de la famille.

La nuit, on veille le père jusqu’à onze heures, puis tout le monde cède au sommeil ; et Jean-Louis dort seul encore, avec son visage fermé qui semble toujours réfléchir.

Dès le petit jour, Joseph part pour les Cormiers, afin d’avertir le curé. Cependant, comme il y a encore des gerbes à rentrer, Antoine et Catherine s’en vont tout de même aux champs le matin, en laissant le corps à la garde de Jacquinet. Le petit s’ennuie avec le vieux, qui ne remue seulement pas, et il sort par moments sur la route, lance des pierres aux moineaux, regarde un colporteur étalant des foulards devant deux voisines ; puis, quand il se souvient du grand-père, il rentre vite, s’assure qu’il n’a point bougé, et s’échappe de nouveau pour voir deux chiens se battre.

Comme la porte reste ouverte, les poules entrent, se promènent tranquillement, en fouillant à coups de bec le sol battu. Un coq rouge se dresse sur ses pattes, allonge le cou, arrondit son œil de braise, inquiet de ce corps dont il ne s’explique pas la présence ; c’est un coq prudent et sagace, qui sait sans doute que le vieux n’a pas l’habitude de rester au lit après le soleil levé ; et il finit par jeter son cri sonore de clairon, chantant la mort du vieux, tandis que les poules ressortent une à une, en gloussant et en piquant la terre.

Le curé des Cormiers ne peut venir qu’à cinq heures. Depuis le matin, on entend le charron qui scie du sapin et enfonce des clous. Ceux qui ignorent la nouvelle, disent : « Tiens ! c’est donc que Jean-Louis est mort », parce que les gens de la Courteille connaissent bien ces bruits-là.

Antoine et Catherine sont revenus, la moisson est terminée ; ils ne peuvent pas dire qu’ils sont mécontents, car, depuis dix ans, le grain n’a pas été si beau.

Toute la famille attend le curé, on s’occupe pour prendre patience : Catherine met la soupe au feu, Joseph tire de l’eau, on envoie Jacquinet voir si le trou a été fait au cimetière. Enfin, à six heures seulement, le curé arrive. Il est dans une carriole, avec un gamin qui lui sert de clerc. Il descend devant la porte des Lacour, sort d’un journal son étole et son surplis ; puis, il s’habille en disant :

— Dépêchons-nous, il faut que je sois rentré à sept heures.

Pourtant, personne ne se presse. On est obligé d’aller chercher les deux voisins qui doivent porter le défunt sur la vieille civière de bois noir. Comme on va partir enfin, Jacquinet accourt et crie que le trou n’est pas fini, mais qu’on peut venir tout de même.

Alors, le prêtre marche le premier, en lisant du latin dans un livre. Le petit clerc qui le suit, tient un vieux bénitier de cuivre bossué, dans lequel trempe un goupillon. C’est seulement au milieu du village qu’un autre enfant sort de la grange où l’on dit la messe tous les quinze jours, et prend la tête du cortège, avec une croix emmanchée au bout d’un bâton. La famille est derrière le corps ; peu à peu, tous les gens du village se joignent à elle ; une queue de galopins, nu-tête, débraillés, sans souliers, ferme la marche.

Le cimetière se trouve à l’autre bout de la Courteille. Aussi les deux voisins lâchent-ils la civière à trois reprises ; ils soufflent, pendant que le convoi s’arrête ; et l’on repart. On entend le piétinement des sabots sur la terre dure. Quand on arrive, le trou, en effet, n’est pas terminé ; le fossoyeur est encore dedans, et on le voit qui s’enfonce, puis qui reparaît, régulièrement, à chaque pelletée de terre.

Une simple haie entoure le cimetière. Des ronces ont poussé, où les gamins viennent, les soirs de septembre, manger des mûres. C’est un jardin en rase campagne. Au fond, il y a des groseilliers énormes ; un poirier, dans un coin, a grandi comme un chêne ; une courte allée de tilleuls, au milieu, fait un ombrage, sous lequel les vieux en été fument leur pipe. Le soleil brûle, des sauterelles s’effarent, des mouches d’or ronflent dans le frisson de la chaleur. Le silence est tout frémissant de vie, la sève de cette terre grasse coule avec le sang rouge des coquelicots.

On a posé le cercueil près du trou. Le gamin qui porte la croix, vient la planter aux pieds du mort, pendant que le prêtre, debout à la tête, continue de lire du latin dans son livre. Mais les assistants s’intéressent surtout au travail du fossoyeur. Ils entourent la fosse, suivent la pelle des yeux ; et, quand ils se retournent, le curé s’en est allé avec les deux enfants ; il n’y a plus là que la famille, qui attend d’un air de patience.

Enfin, la fosse est creusée.

— C’est assez profond, va ! crie l’un des paysans qui ont porté le corps.

Et tout le monde aide pour descendre le cercueil. Le père Lacour sera bien, dans ce trou. Il connaît la terre, et la terre le connaît. Ils feront bon ménage ensemble. Voici près de soixante ans qu’elle lui a donné ce rendez-vous, le jour où il l’a entamée de son premier coup de pioche. Leurs tendresses devaient finir par là, la terre devait le prendre et le garder. Et quel bon repos ! Il entendra seulement les pattes légères des oiseaux plier les brins d’herbe. Personne ne marchera sur sa tête, il restera des années chez lui, sans qu’on le dérange. C’est la mort ensoleillée, le sommeil sans fin dans la paix des campagnes.

Les enfants se sont approchés. Catherine, Antoine, Joseph, ramassent une poignée de terre et la jettent sur le vieux. Jacquinet, qui a cueilli des coquelicots, jette aussi son bouquet. Puis, la famille rentre manger la soupe, les bêtes reviennent des champs, le soleil se couche. Une nuit chaude endort le village.