Commentaire du Traité d’Aristote sur l’Âme (Jamblique)

La bibliothèque libre.
Œuvres de Plotin
Tome second - Ennéades
Traduction française de Marie-Nicolas Bouillet


COMMENTAIRE DU TRAITÉ D’ARISTOTE SUR L’ÂME[1].
FRAGMENTS CONSERVÉS PAR SIMPLICIUS, PRISCIEN DE LYDIE, JEAN PHILOPON.
Sensation.

[Aristote.] Il faut admettre, pour tous les sens en général, que le sens est ce qui reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé, et garde cette empreinte d’airain ou d’or, mais non pas en tant qu’or ou airain. (De l’Âme, II, 12 ; p. 247 de la trad. de M. Barthélemy Saint-Hilaire.)

XVIII. [Jamblique.] D’abord, l’objet sensible produit sur l’organe une impression, qui est à la fois une passion et un acte, parce qu’elle consiste à devenir semblable à l’objet senti ; ensuite, cette impression engendre une forme dans la puissance vitale qui est commune à l’âme et au corps [c’est-à-dire dans la sensibilité irrationnelle] enfin, la sensibilité éveille dans l’âme la raison qui s’applique aux formes de cette espèce : de là résulte un jugement et une connaissance[2]. (Fragment cité par Priscien de Lydie, Comm. du Traité de Théophraste sur la Sensation, p. 276 ; dans les Œuvres de Théophraste, éd. de Bâle.)

Vue.

[Aristote.] La lumière est, on peut le dire, la couleur du diaphane, lorsque le diaphane est diaphane en toute réalité, en entéléchie, soit par le feu, soit par telle autre cause ; comme, par exemple, le corps supérieur : car ce corps a quelque chose de tout pareil et d’identique au feu. On a donc établi que le diaphane et la lumière ne sont ni du feu, ni absolument un corps, ni une émanation d’aucun corps. (De l’Âme, II, 7 ; p. 211 de la trad. fr.)

XIX. [Jamblique.] La lumière n’est pas un corps, ni, comme le croient les Péripatéticiens, la passion ou la qualité d’un corps [mais l’acte de la forme lumineuse]. (Fragment cité par Priscien de Lydie[3], Ibid., p. 277.)

Sens interne.

[Aristote.] Comme nous sentons que nous voyons et entendons, il faut absolument que ce soit ou par la vue, ou par un autre sens, que l’on sente que l’on voit. (De l’Âme, III, 2 ; p. 262 de la trad. fr.)

XX. [Jamblique.] La sensation qui est nôtre [qui est propre à l’âme] porte le même nom que la sensation irrationnelle [qui est commune à l’âme et au corps][4]. Fragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’âme, f. 52, éd. d’Alde.)

Imagination.

[Aristote.] On peut dire que l’imagination est le mouvement qui ne saurait avoir lieu sans la sensation, ni ailleurs que dans les êtres qui sentent ; qu’elle peut rendre l’être qui la possède agent et patient de bien des manières ; et enfin qu’elle peut également être vraie et être fausse. (De l’Âme, III, 3 ; p. 286 de la trad. fr.)

XXI. [Jamblique.] L’Imagination est liée à toutes les puissances de l’âme : elle reçoit l’empreinte de toutes, retrace les formes qui leur sont propres, et transmet les impressions d’une faculté à une autre ; elle donne à l’opinion l’intuition des formes qui proviennent des Sens ; elle lui représente aussi les conceptions qui proviennent de l’intelligence[5] ; elle reçoit elle-même les images que lui fournissent les diverses puissances de l’âme, et le nom qu’elle porte exprime fort bien la propriété qu’elle a de tout s’assimiler en recevant et en réfléchissant tous les phénomènes des facultés intellectuelles, végétatives ou intermédiaires entre les unes et les autres. Elle retrace et représente toutes les opérations de l’âme[6] ; elle rapproche celles qui sont extérieures de celles qui sont intérieures, et transmet aux puissances qui sont répandues dans le corps les impressions qu’elle reçoit de l’Intelligence. Puisque l’Imagination a pour essence la propriété de s’assimiler toutes choses, elle est avec raison liée à toutes les autres puissances auxquelles elle est antérieure et dont elle provoque les opérations. Elle ne consiste point dans une passion, ni dans un mouvement, mais dans un acte indivisible et déterminé ; elle ne reçoit pas une empreinte du dehors, comme la cire, mais elle tient tout de ce qu’elle possède intérieurement : car c’est en tirant de son sein les raisons par lesquelles elle s’assimile les objets qu’elle en représente les images. (Fragment cité par Priscien de Lydie[7], Comm. du Traité de Théophraste sur l’Imagination et l’Intelligence, p. 284.)

Intelligence en puissance.

[Aristote.] Il a été dit plus haut que l’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant que de les penser. Évidemment il en est ici comme d’une tablette[8] où il n’y a rien d’écrit en réalité, en entéléchie ; et c’est là le cas même de l’intelligence. De plus, elle est elle-même intelligible comme le sont toutes les choses intelligibles. Pour les choses sans matière, l’être qui pense et l’objet qui est pensé se confondent et sont identiques ; ainsi, la science spéculative et l’objet su de cette façon sont un seul et même objet. (De l’Âme, III, 4 ; p. 300 de la trad. fr.).

XXII. [Jamblique.] Voyez : Aristote dit une tablette, et non un feuillet. Or, il ne dirait pas une tablette, γραμματείῳ (grammateiô), s’il n’y avait des lettres, γράμματα (grammata). Il s’est servi de ce terme pour faire comprendre que l’âme des enfants, qui est l’Intelligence en puissance, possède les raisons des choses. C’est pourquoi, s’il a comparé leur âme à une tablette, c’est qu’elle possède les raisons des choses, comme une tablette, γραμματεῖον (grammateion), contient des lettres, γράμματα (grammata). Si Aristote dit : où il n’y a rien d’écrit, ἀγράφῳ (agraphô), il entend par là : où il n’y a rien d’écrit lisiblement, parce que les lettres ne sont pas nettes et lisibles[9] ; comme on dit qu’un tragédien n’a pas de voix, ἄφωνος (aphônos), quand il n’a pas assez de voix, ϰαϰόφωνος (kakophônos). Ainsi, Aristote pense comme Platon que l’âme contient les intelligibles et les raisons de toutes choses, et qu’apprendre, c’est se souvenir. (Fragment cité par Jean Philopon[10], Comm. sur le Traité de l’Âme, III, § 46.)

Intelligence en acte.

[Aristote.] De même que dans toute la nature, il faut distinguer, d’une part, la matière pour chaque genre d’objets, la matière étant ce qui est tous ces objets en puissance ; et, d’autre part, la cause, ce qui fait, parce que c’est la cause qui fait tout, comme l’art fait tout ce qu’il veut de la matière ; de même, il faut nécessairement aussi que ces différences se retrouvent dans l’âme. Telle est, en effet, l’intelligence, qui, d’une part, peut devenir toutes choses, et qui, d’autre part, peut tout faire. C’est en quelque sorte une virtualité pareille à la lumière : car la lumière, en un certain sens, fait, des couleurs qui ne sont qu’en puissance, des couleurs en réalité. Et telle est l’intelligence qui est séparée, impassible, sans mélange avec quoi que ce soit, et qui par son essence est en acte. (De l’Âme, III, 5, p. 303 de la trad. fr..)

XXIII. [Jamblique.] L’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme ; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. (Fragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.)

[« Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable[11]. » (Simplicius, ibid., f. 88.)]


  1. Sur ce traité, Voy. ci-dessus l’Avertissement, p. 615.
  2. Cette théorie de la sensation est complètement conforme à celle que Plotin expose dans l’Enn. IV, liv. IV, § 23, et liv. vi, § 2 et 3. Il faut rapprocher aussi de ce passage les lignes suivantes de Simplicius, où l’on retrouve les mêmes idées et presque les mêmes termes : « L’organe est mis en mouvement sans aucun intermédiaire par l’objet sensible : il ne pâtit pas simplement ; il agit aussi, parce qu’il est vivant. Cette passion active (ἐνεργητιϰὸν πάθος (energêtikon pathos)) éveille l’acte et le jugement de la sensibilité pure, qui s’applique à la forme de l’objet sensible. Car, ce n’est pas extérieurement ni passivement, c’est intérieurement, en vertu des raisons qu’elle possède, que la sensibilité tire de son sein la forme qui est semblable à l’acte passif produit dans l’organe. Ainsi, la passion que l’objet sensible fait éprouver à l’organe est un mouvement, tandis que la production de la raison, le jugement de la sensibilité pure, la détermination de la forme de l’objet sensible, ne constituent pas un mouvement, mais un acte indivisible. » (Comm. du Traité de l’Âme, f. 59-60, éd. d’Alde.)
  3. Voici comment, en citant Jamblique, Priscien développe cette théorie de la lumière : « Dans la vision, l’œil ne reçoit pas des images qui émaneraient des objets extérieurs, et qui, en s’introduisant dans cet organe, lui imprimeraient une espèce de forme [comme le croient les Épicuriens] ; il n’émet pas une espèce de corps par lequel il irait toucher en quelque sorte les objets sensibles [comme le pensent les Stoïciens] ; enfin, les couleurs ne produisent pas dans le diaphane une affection que celui-ci transmettrait à la vue [comme l’enseignent les Péripatéticiens]. Les formes des corps ont une puissance active par laquelle elles agissent sur ce qui est disposé à recevoir leur action, non-seulement quand il y a contact, mais encore à distance, lorsque cette distance est convenable pour que l’objet sensible agisse et que l’organe pâtisse… Telles sont les conditions communes à la vue et à l’ouïe. En outre, la vue a besoin de la lumière qui met l’organe visuel en état de voir et l’objet visible en état d’être vu : car, sans lumière, l’objet visible ne saurait agir sur l’organe visuel, ni l’organe visuel entrer en rapport avec l’objet visible… Qu’est-ce donc que le diaphane ?… Nous ne devons pas demander de quel corps simple naît le diaphane : les formes ne sont produites ni par les éléments ni par aucune espèce de corps : ce sont au contraire les corps qui participent aux formes et qui en reçoivent leurs caractères propres. C’est pourquoi les corps qui n’ont point par eux-mêmes une essence lumineuse ont besoin de la lumière pour être vus, tandis que le feu et les corps brillants n’en ont pas besoin, parce que, par leur essence, ils participent suffisamment à la forme lumineuse… Autre est la lumière qui émane d’une source lumineuse ; autre est la lumière qui est une source lumineuse, la lumière du soleil, par exemple, où celle du feu. Ici nous ne nous occupons pas de la cause dans laquelle subsiste l’essence de la lumière, mais de la lumière qui émane de cette cause et qui est l’acte du diaphane dans l’air, l’eau et les autres corps qui sont tour à tour lumineux et ténébreux. C’est pourquoi, me conformant à l’opinion de Jamblique, je crois que la lumière n’est pas un corps, ni, comme le disent les Péripatéticiens, la passion ou la qualité d’un corps… La lumière n’est pas produite par division ni par émission : elle est l’acte de la forme lumineuse. » (Comm. du Traité de Théophraste sur la Sensation, p. 215-277.) Cette théorie de la vue et de la lumière est complètement conforme à celle que Plotin expose dans l’Enn. IV, liv. V, et se rapproche de l’hypothèse des ondulations.
  4. Cette pensée de Jamblique est conforme à la théorie exposée sur ce point par Plotin dans l’Enn. I, liv. I, § 7. Elle est commentée par Simplicius en ces termes : « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité ; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilége de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre à l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit ; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » (Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.)
  5. Cette théorie de l’Imagination est conforme à celle qu’on trouve dans Plotin (Voy. Enn. I, liv. I, § 9 ; liv. iv, § 10 ; et Enn. IV, liv. III, § 29, 30). Elle a été développée par Plutarque d’Athènes : « Après que le sens s’est appliqué l’objet sensible et en a reçu la forme, il la garde ; c’est à cette forme que l’Imagination s’applique pour se la représenter, comme le dit Plutarque. Aussi définit-il l’Imagination le mouvement de l’âme qui naît immédiatement de la sensation en acte… Selon Plutarque, l’Imagination est double : par une extrémité, elle aboutit à la faculté supérieure, c’est-à-dire, elle commence où finit la Raison discursive ; par l’autre extrémité, elle aboutit aux Sens dont elle forme le sommet. L’Imagination ne donne rien à l’intelligence et à la Raison discursive ; mais elle est purifiée et perfectionnée par ces facultés, parce que, guidée par elles, elle arrive à posséder la vérité autant qu’elle en est capable par sa nature. De là vient que l’Imagination tâche d’accompagner toujours l’exercice de ces facultés, afin de participer à la raison et à la vérité. Plutarque se sert à ce propos d’une comparaison fort juste qui mérite d’être rapportée. La partie supérieure de l’Imagination, dit-il, qui touche à la Raison discursive, est avec elle dans le même rapport qu’une ligne avec une autre qu’elle touche en un point. De même que ce point est identique et différent : identique, parce qu’il est un ; et différent, parce qu’il peut être pris avec l’une ou avec l’autre des deux lignes ; de même l’Imagination peut être considérée comme simple et comme double [par rapport aux Sens et à l’Intelligence], parce que, d’un côté, elle ramène à l’unité l’objet sensible qui est divisé, et que, de l’autre côté, elle représente et elle exprime par des images et des formes diverses les choses divines qui sont simples et indivisibles. » (Jean Philopon, Comm. sur le Traité de l’Âme, III, § 30, 32.)
  6. Cette phrase est citée par Simplicius : « Quoique l’Imagination, comme le dit Jamblique, représente toutes nos opérations rationnelles, cependant elle devient semblable aux formes sensibles qui sont figurées et divisibles : c’est pourquoi elle touche à la Sensibilité. » (Comm. du Traité d’Aristote sur l’Âme, f. 60, éd. d’Alde.)
  7. Priscien accompagne cette citation des réflexions suivantes : « Il faut reconnaître que l’Imagination est, comme l’enseigne Théophraste d’après Aristote, une faculté différente de la Sensibilité, aussi bien que de l’opinion et de la Raison. En outre, de même que la Sensibilité a besoin d’être excitée par les formes sensibles pour entrer en action et s’appliquer à ces formes en tirant de son sein les raisons qu’elle possède ; de même, l’Imagination a besoin d’être éveillée par les formes sensibles qui lui servent de matière et auxquelles elle s’applique. Elle est donc une puissance qui est en rapport avec le corps en tant que les formes sensibles qui la mettent en mouvement résultent des impressions éprouvées par les organes. À cette théorie de l’Imagination il faut ajouter les principes suivants que nous empruntons à Jamblique… [Suit le fragment de Jamblique que nous avons traduit ci-dessus.] Voilà ce que dit Jamblique. Mais si, comme il l’affirme, l’Imagination représente les actes des autres facultés, même les opérations intellectuelles et rationnelles, comment admettre avec Aristote qu’elle est mise en mouvement par les formes sensibles ? C’est que, bien qu’elle représente les opérations des facultés supérieures, elle offre aussi l’image des formes sensibles ; elle devient donc semblable à ce qui est divisible et figuré, et elle contracte ainsi le caractère des objets sensibles. C’est pourquoi elle ne représente les opérations des facultés supérieures qu’autant qu’elle est mise en mouvement par les formes sensibles. » (Comm. du Traité de Théophraste sur l’Imagination et l’Intelligence, p. 284-285.)
  8. M. Barthélemy Saint-Hilaire traduit feuillet ; nous mettons tablette, pour nous conformer au Commentaire de Jamblique.
  9. C’est la théorie développée par Leibnitz dans la préface de ses Nouveaux Essais.
  10. M. Barthélemy Saint-Hilaire attribue par mégarde cette théorie de Jamblique à Jean Philopon, qui se borne à citer Jamblique et ajoute seulement cette réflexion : « Jamblique dit ces choses pour montrer qu’Aristote est ici d’accord avec Platon. » L’idée fondamentale de ce fragment de Jamblique est empruntée à Plotin : « Nous n’usons pas toujours de tout ce que nous possédons. Or nous en usons quand nous dirigeons la partie moyenne de notre être [la raison discursive avec l’imagination] soit vers le monde supérieur, soit vers le monde inférieur, quand nous amenons à l’acte ce qui jusque-là n’était qu’en puissance, ce qui n’était qu’une simple disposition. » (Enn. I, liv. I, § 11.) La théorie de Jamblique a été elle-même reproduite par Plutarque d’Athènes : « Le mot Intelligence a trois sens dans Aristote. Ces trois sens ne sont pas les mêmes pour Alexandre d’Aphrodisie et pour Plutarque… Plutarque dit que le premier sens du mot Intelligence est l’Intelligence qui consiste dans une simple habitude, telle qu’elle est dans les enfants : car Plutarque prétend que, selon Aristote, les enfants possèdent les raisons des choses, que l’âme raisonnable a des notions de tout, qu’apprendre n’est que se souvenir ; c’est pourquoi Plutarque accorde aux enfants l’Intelligence qui consiste dans une simple habitude et qui possède les raisons des choses. Mais ils ne connaissent pas bien les choses, ajoute-t-il, et ils ont besoin d’apprendre, c’est-à-dire, de se souvenir. Le deuxième sens est l’Intelligence qui est à la fois en habitude et en acte, telle qu’elle est dans les hommes faits : car en eux l’Intelligence est à la fois une habitude et un acte ; elle a étudié et appris, et s’est rappelé les choses en les apprenant. Enfin, le troisième sens est l’Intelligence qui est seulement en acte : telle est l’Intelligence qui vient du dehors et qui est parfaite [c’est-à-dire l’Intelligence divine]. Tels sont les trois sens du mot Intelligence selon Plutarque. » (Jean Philopon, Comm. sur le Traité de l’Âme. III, § 33.) L’accord de Jamblique et de Plutarque sur ce point est attesté en ces termes par Priscien : « Puisque l’Intelligence en puissance contemple les formes, comme le dit Théophraste avec Aristote, comment contemple-t-elle les deux espèces de formes, les formes immatérielles et les formes matérielles qu’elle connaît par abstraction (car elle ne contemple les formes matérielles qu’en tant qu’elles sont des formes) ? C’est un point qu’ont fort bien expliqué les interprètes légitimes d’Aristote, Jamblique et Plutarque, fils de Nestorius. » (Comm. du Traité de Théophraste sur l’Imagination et l’Intelligence, p. 289.)
  11. Le sens de cette expression est expliqué dans les lignes suivantes de Proclus : « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers ; puis l’intelligence participante, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection (Comm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin). » Quant à l’interprétation même donnée par Jamblique du passage d’Aristote qu’il commente, elle a été longuement combattue par Simplicius, qui s’exprime en ces termes : « Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême ; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée ; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [qui est l’âme raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme ; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. « Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme ; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la liaison est immédiatement déterminée par l’Intelligence ; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. (Comm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62. 88. éd. d’Alde.) Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens a donné lieu à des interprétations fort diverses ; on en trouvera l’énumération dans Jean Philopon (Comm. sur le Traité de l’Âme, III, § 50). L’opinion de Jamblique paraît conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes ; mais Plutarque et Simplicius n’admettent pas, comme le fait Plotin, qu’il y ait dans l’âme quelque chose qui pense toujours. Voy. ci-dessus, p. 631, note 5, et p. 631, note 2.