Concours à l’Académie française et derniers travaux sur Pascal

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DU CONCOURS
À
L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET
DES DERNIERS TRAVAUX SUR PASCAL.

Soumise, comme toute chose, à l’empire et au caprice de la mode, la gloire passe et revient, et les hommes qui semblaient devoir fixer à tout jamais l’admiration de la postérité sont appréciés diversement par des générations qui se succèdent sans se ressembler. Ce n’est pas seulement à l’égard des rois et des guerriers que l’opinion se montre si mobile : la réputation des philosophes et des écrivains est pareillement soumise à d’étranges vicissitudes. Pour trouver des exemples de ces révolutions il n’est pas nécessaire de remonter à une antiquité reculée, ni de mettre en parallèle les opinions de peuples opposés d’habitudes et de mœurs. Peu d’années suffisent pour faire éclore, dans un même pays, les jugemens les plus divers sur des hommes prônés et blâmés tour à tour, négligés même parfois après avoir été l’objet d’une espèce de culte et d’adoration.

Le XVIIe siècle, qui possède de si beaux titres à l’admiration de la postérité, offre, dans trois des hommes qui ont fait le plus pour la gloire de la France, un exemple éclatant des caprices et des retours de l’opinion. Fermat, Descartes et Pascal, illustres rivaux qui assurèrent de leur temps la supériorité d’un pays où vivaient en même temps Corneille, Racine et Molière, ont donné lieu, d’âge en âge, à des appréciations différentes. Fermat, génie sublime qui en plusieurs rencontres eut l’avantage sur Descartes, et qui, dans une science continuellement progressive, a le mérite unique d’avoir devancé son siècle, et deviné des choses auxquelles les efforts des plus grands géomètres n’ont jamais pu atteindre depuis, cultivait avec modestie, on dirait presque avec indifférence, ces mathématiques dans lesquelles il était si supérieur. Aux dédains affectés de Descartes, qui semblait vouloir se venger par un mépris apparent des succès de son redoutable antagoniste, Fermat répondait avec la plus rare simplicité. : « Je proteste que M. Descartes ne sçauroit m’estimer si peu que je ne m’estime encore moins. » Ce grand géomètre était si dénué d’amour-propre, que non-seulement il ne publia jamais ses admirables inventions, mais qu’il négligeait même de garder copie des démonstrations dont il faisait part à ses amis. Il n’était fier de sa supériorité que lorsqu’il pouvait la faire sentir aux Anglais. Aussi ne les ménageait-il pas dans les défis scientifiques qu’il leur proposait sans cesse, et dans lesquels il était presque toujours victorieux.

Fermat était conseiller au parlement de Toulouse, et à tous ceux qui le pressaient de rédiger et de publier ses recherches, il se bornait à répondre que les obligations de sa charge l’en empêchaient. Ce n’est pas sans une profonde émotion que nous avons découvert récemment dans les archives de l’ancien parlement de Toulouse une foule de rapports écrits ou signés par cet homme éminent, qui préféra toujours le devoir à la réputation. Géomètre et érudit du premier ordre, Fermat, dans un siècle où les grands modèles abondaient, était aussi considéré comme un poète des plus élégans, et il faisait des vers latins, français et espagnols qui charmaient les oreilles les plus délicates. Une excessive modestie nuisit d’abord à cet homme qui semblait destiné à tous les genres de succès. Après sa mort, son fils chercha vainement un mathématicien qui voulût se charger de diriger la publication de ses admirables conceptions. Tout le monde s’excusa : en attendant, les papiers que Fermat avait confiés à divers savans furent dispersés, et lorsqu’enfin Samuel Fermat se décida à publier seul les manuscrits de son père, il ne put en réunir qu’un très petit nombre, et peu de personnes firent attention aux œuvres posthumes du grand géomètre de Toulouse. Les Anglais seuls, qui avaient éprouvé ses coups, donnèrent de vifs regrets à une perte à laquelle la France ne se montra pas assez sensible. Pendant long-temps, Fermat parut oublié, et ce ne fut que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’Euler et Lagrange réhabilitèrent cette illustre mémoire. Depuis lors, Fermat a repris son rang parmi les géomètres, mais sa gloire n’est pas populaire. Elle n’est connue que de quelques adeptes, et le suffrage universel n’a pas sanctionné le jugement des esprits les plus élevés. Il serait digne du ministre qui a voulu honorer si dignement la mémoire de Laplace, d’élever un monument semblable au génie de Fermat, dont les manuscrits les plus importans peut-être, retrouvés récemment, restent encore inédits. Il est temps que tout le monde sache en France que Fermat est tel, qu’on peut l’opposer à tous les géomètres du monde, sans excepter Archimède et Newton.

On ne saurait pas dire que ce soit précisément l’excès de la modestie qui ait nui à Descartes et à sa renommée. Chef d’école, repoussé vivement par les uns, admiré sans réserve par les autres, il eut au XVIIe siècle une immense réputation. Plus tard, l’esprit analytique des encyclopédistes ne put s’accommoder des erreurs de l’auteur du Discours de la Méthode, et il fut jugé avec une telle sévérité, que Voltaire ne craignit pas d’écrire dans le Dictionnaire philosophique : « L’ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et même cette espèce d’amour-propre qu’on appelle national s’est efforcé de soutenir sa philosophie. » De telles paroles prononcées par l’homme qui régnait en maître au XVIIIe siècle semblaient devoir porter une atteinte irréparable au cartésianisme, et pourtant, de nos jours, non-seulement Descartes a eu d’éloquens apologistes, mais, par une réaction qui nous paraît excessive et par conséquent peu durable, on a voulu proclamer en lui l’intelligence la plus élevée, l’esprit le plus vaste que la France ait jamais produit.

On sera étonné de nous voir citer l’auteur si applaudi des Provinciales parmi les hommes dont la réputation a été soumise aux caprices de l’opinion ; mais, si l’admiration s’est toujours soutenue à l’égard de Pascal, elle a porté, à différentes époques, sur des qualités diverses et quelquefois opposées. Sa foi sincère contribua, autant que son génie, à lui mériter au XVIIe siècle l’estime de ses contemporains. Dans le siècle suivant, on honora le géomètre, on prôna l’éloquent ennemi des jésuites, mais l’on attribua à un affaiblissement d’esprit ses croyances si vives, et l’on sait que, lorsque Condorcet se préparait à composer l’éloge de Pascal, Voltaire lui disait : « Mon ami, ne ne vous lassez point de répéter que, depuis l’accident du pont de Neuilly, le cerveau de Pascal était dérangé. » Mot souverainement injuste, car, depuis cet accident, il était sorti de ce cerveau dérangé les Provinciales et les théorèmes sur la roulette. De notre temps, ce qui paraît frapper le plus dans Pascal, c’est son style admirable, c’est l’action qu’il a exercée sur la prose française ; mais plusieurs fois on l’a taxé d’injustice envers les jésuites[1], et l’on a été même jusqu’à vouloir douter de sa profondeur dans les sciences et de la supériorité de son esprit. À la vérité ce ne sont là que des opinions passagères ; néanmoins, en confirmant notre assertion, elles montrent que, comme ses illustres contemporains, Pascal, depuis deux siècles, a été diversement jugé et apprécié.

C’est pour prouver qu’elle était plus constante dans ses opinions, que l’Académie française a mis au concours, il y a deux ans, l’éloge de Pascal. Le prix a été partagé entre MM. Faugères et Demoulin, auteurs de deux travaux estimables, mais de nature différente, et qui avaient à lutter contre un grand nombre de concurrens. Le public, qui voit seulement le résultat final, ne se fait qu’une idée fort imparfaite de ce qu’est un concours à l’Académie française. On a dit si souvent que tout ce qui se fait à cette académie sent le madrigal ou le vaudeville, qu’on a pu croire, dans le monde, à la vérité de cette assertion. Cependant nous pouvons affirmer, après y avoir assisté, que rien n’est plus grave et plus sérieux que le jugement d’un concours à l’Académie, et qu’il serait à désirer que la même gravité, les mêmes formes, se retrouvassent partout ailleurs. Toutes les pièces sont lues successivement devant l’assemblée, qui fait d’abord un triage. Les compositions qui ont été réservées après cette première lecture sont lues de nouveau et écoutées avec attention ; elles donnent lieu à des remarques critiques et à un vote, à la suite duquel les écrits les plus remarquables sont réservés de nouveau, et c’est seulement après une dernière lecture comparative de ces divers écrits que le prix est décerné. C’est à ce moment que la véritable discussion s’établit. Chaque membre vote par ordre, à haute voix, et motive son vote ; et comme d’ordinaire l’examen de toutes ces pièces ne dure pas moins de six semaines ou de deux mois, chacun a le temps de faire ses réflexions, d’étudier le sujet sous tous les aspects : aussi sommes-nous convaincu que, si le public connaissait ces délibérations et ces votes, il en recevrait l’impression la plus favorable. Pour montrer par un seul exemple avec quelle conscience chaque académicien remplit les fonctions de juge, il suffira de dire que, pendant que l’Académie se livrait à l’examen des Éloges de Pascal, nous avons rencontré un jour, dans la bibliothèque de l’Institut, un écrivain célèbre, qui pourtant pourrait se passer de savoir la géométrie, lisant attentivement la trente-deuxième proposition d’Euclide pour éclaircir quelques doutes qu’une assertion hasardée d’un des concurrens avait fait naître dans son esprit.

Dieu merci, nous nous trouvons, et pour cause, dans le cas de pouvoir louer ou critiquer l’Académie française sans qu’il soit possible de nous attribuer aucune arrière-pensée ; personne ne pourra supposer que nous appartenions à cette famille d’honnêtes postulans qui, les uns d’un ton patelin et chapeau bas, les autres la menace à la bouche et l’escopette à la main, comme dans Gil Blas, demandent sur tous les tons qu’on leur ouvre les portes du sanctuaire. Dans notre admiration pour la pensée qui créa l’Institut, nous respectons un corps dans lequel les plus forts tiennent à grand honneur d’être admis, et nous ne comprendrions pas que de l’élite des esprits de la France il se formât une réunion sans avenir et sans vie, dont le premier venu serait appelé à se moquer. Demandez en effet quels sont chez nous les chefs de tout gouvernement possible, quels sont, dans les deux chambres, les plus brillans orateurs, les hommes qui décident des destinées du pays, et l’on vous répondra en nommant des membres de l’Académie française. Allez dans nos écoles, dirigez-vous vers une salle de spectacle, lisez les noms des professeurs les plus distingués, des auteurs les plus applaudis : ce sont des académiciens qui occupent le premier rang. Enfin, et par-dessus tout, cherchez de ces hommes rares, débris d’un âge qui n’est plus et que l’Europe entière entoure de son admiration et de son respect, et vous les trouverez à l’Académie française. Et cependant c’est une telle assemblée qu’on s’essaie tous les jours à couvrir de ridicule. Assurément il y a ici quelqu’un de mystifié, mais ce n’est pas l’Académie. Il faudrait laisser ces censures aux hommes destinés à rester toujours au dehors. Ceux qui peuvent plus tard fixer le choix de l’Académie devraient pressentir le danger et éviter les regrets et les trop brusques palinodies d’un jour de réception ; ils devraient surtout honorer et respecter la vieillesse comme le firent toujours ces peuples qui nous ont laissé les plus admirables exemples du grand et du beau dans les lettres et dans les arts.

La tâche des concurrens devenait bien ardue après tous les travaux dont Pascal avait déjà été l’objet. Au XVIIe siècle, Mme Périer et Nicole nous ont laissé deux intéressans morceaux relatifs à Pascal, et où se trouvent une foule d’anecdotes et de faits piquans. La vie et les travaux de ce grand écrivain furent illustrés aussi dans la préface de la première édition des Pensées et dans le discours préliminaire placé en tête du Traité de l’équilibre des liqueurs. Plus tard, des extraits des mémoires de Marguerite Périer, sa nièce, et une Relation de Jacqueline Pascal, qui furent publiés vers le milieu du siècle dernier, firent mieux connaître la vie si passionnée de cet homme qu’on avait cru toujours absorbé dans les profondeurs de la géométrie ou dans la contemplation de Dieu. Malheureusement on s’appliqua d’abord presque exclusivement à recueillir les souvenirs de Pascal ainsi que ses écrits sur la morale, et l’on négligea plusieurs de ses travaux mathématiques, dont Leibnitz faisait le plus grand cas, et qui n’ont pas été retrouvés depuis. En 1779, Bossut rassembla tout ce qu’il put trouver des œuvres de Pascal, et les publia (non sans plusieurs altérations) en cinq volumes précédés d’un travail considérable sur la vie de cet homme célèbre. Condorcet composa, sous l’influence de Voltaire, un éloge de l’auteur des Provinciales qui ressemble en bien des endroits à une satire. De notre temps, Pascal a été l’objet d’études et d’appréciations nouvelles. Dans ses spirituelles Questions de littérature légale, M. Charles Nodier a fait voir combien Pascal avait emprunté à ce Montaigne qu’il traite parfois si durement, et l’on doit à M. Villemain un discours où les qualités du style de Pascal sont appréciées de main de maître. Il était impossible de s’élever plus haut en fait de critique littéraire ; mais la vie de Pascal était peu étudiée, et les documens que l’on avait à cet égard étaient rarement consultés. Le mérite d’avoir rajeuni la biographie de Pascal, d’avoir été se retremper aux sources, appartient au docteur Reuchlin, qui a fait paraître en 1840, à Stuttgard, une vie de Pascal en allemand où les documens originaux sont fréquemment et utilement employés. Enfin, au commencement de cette année, M. Sainte-Beuve a publié le tome deuxième de son Port-Royal, où il a inséré une partie de la vie de Pascal. C’est là un travail de critique et d’érudit à la fois, et si l’auteur avait pu donner dans ce volume la vie de Pascal tout entière, au lieu d’être obligé de la morceler comme il l’a fait, à notre grand regret, nous croyons que cette excellente biographie aurait dispensé de toute recherche ultérieure les écrivains qui se préparaient au concours ouvert par l’Académie française.

Ce grand nombre d’ouvrages, qui se distinguent tous à différens égards, ne pouvait qu’augmenter la difficulté de traiter d’une manière originale un sujet qui avait exercé des plumes aussi habiles. C’est là d’abord l’obstacle que devaient rencontrer les concurrens, et l’on conçoit que nous n’ayons nulle envie d’affronter le même danger ni d’exposer ici une vie racontée tant de fois et des travaux si souvent analysés. Ce n’est pas une nouvelle vie de Pascal que nous voulons entreprendre ici : c’est un examen de ce qui a été fait récemment et des points sur lesquels il fallait, à notre avis, principalement insister.

D’abord, pour parler du concours, il nous semble qu’en proposant l’éloge de Pascal l’Académie française avait surtout voulu remettre en honneur cette magnifique langue du XVIIe siècle, qui s’altère et se corrompt tous les jours davantage. La première chose que devaient donc faire les concurrens, c’était de lire et de méditer sans cesse les écrits de Pascal, non-seulement pour bien connaître ses travaux, mais aussi pour l’imiter et pour tâcher de rappeler du moins quelques-unes des grandes qualités de son style. Malheureusement, aucun des compétiteurs ne semble s’être livré à cette étude indispensable, et même, dans les discours qui ont partagé le prix, et dont quelques morceaux ont été lus en séance publique, on a pu remarquer des tournures et des mots qui ne sentent nullement la langue du siècle de Louis XIV. Dans un tel sujet, c’est là, à notre avis, un défaut capital, et qui peut à peine être racheté par les plus grandes beautés. Les discours couronnés n’ont pas encore été imprimés, et nous craindrions de ne pas en donner une idée exacte si nous voulions ici les analyser en détail d’après la lecture que nous avons entendue. On a déjà pu voir, dans la Revue, le rapport du secrétaire perpétuel, où les qualités et les défauts de ces discours étaient exposés avec une critique impartiale. Dans son éloge, dont le plan est irréprochable, M. Faugères a suivi pas à pas les travaux de Pascal ; il s’est ému au souvenir des luttes de cet esprit si passionné et si logique à la fois ; il a retracé avec une éloquente mélancolie les douleurs de cette grande ame que le doute poursuivit toujours, et qui s’épuisa dans ces terribles combats. Si l’on y rencontrait une touche plus vigoureuse et plus ferme, si la vie de Pascal y était plus souvent éclairée par ces traits caractéristiques qui peignent l’homme et qui abondaient ici, ce travail aurait certainement écarté toute concurrence. Sans s’astreindre à suivre aucun ordre déterminé, sans avoir peut-être préparé d’avance le plan de son travail, M. Demoulin a réuni, à l’occasion de l’éloge de Pascal, divers morceaux qui ne semblent pas avoir une relation intime entre eux, mais qui renferment de grandes beautés. Cet éloge manque d’ensemble, et l’auteur paraît avoir oublié que la première des qualités et des difficultés dans ce genre de composition consiste dans l’ordre et dans la mesure, et que, s’affranchissant de ces entraves, il rendait sa tâche incomparablement plus facile et son travail moins complet. Il y a une grande inégalité dans le discours de M. Demoulin, et, à la hardiesse de certains jugemens, on sent que c’est là un homme de talent qui a vécu long-temps seul, sans posséder peut-être toute la force nécessaire pour maîtriser cette espèce d’exaltation que la solitude excite presque toujours dans les ames ardentes et vigoureuses. On rencontre dans son travail des choses qui entraînent, d’autres qui choquent : aussi assure-t-on qu’à l’Académie M. Demoulin avait été vivement applaudi par les uns et très sévèrement critiqué par les autres. Tout le monde avait raison, excepté l’auteur, qui aurait dû mieux coordonner son travail, et se renfermer dans le cadre qui lui était tracé. À ce sujet, nous devons regretter encore que les concurrens n’aient pas lu avec plus de soin les œuvres de Pascal, et n’aient pas recherché scrupuleusement toutes les pièces qui pouvaient faire connaître la vie et le caractère de l’auteur des Provinciales. En étudiant ainsi l’homme, on aurait pu mieux expliquer le penseur et le moraliste, car il faut se rappeler sans cesse que Pascal est un grand moraliste, et que, pour apprécier sa morale, il ne suffit pas de lire ses écrits, mais qu’il faut aussi, et avant tout, connaître sa vie et ses actions. À cet égard, les souvenirs et les anecdotes que les deux sœurs et la nièce de Pascal nous ont conservés jettent la plus vive lumière sur le caractère de cet homme qui fut si mobile et qui resta toujours grand. L’heureux usage que M. Sainte-Beuve a fait de ces matériaux pour mieux expliquer les Provinciales devait faire comprendre à ceux qui entraient après lui dans la carrière combien de ressources on se ménageait par l’étude des passions et des sentimens qui avaient dû animer la plume de l’écrivain.

C’est ainsi que, sortant des généralités, les apologistes de Pascal auraient pu élargir leur cadre et répandre dans cet éloge une variété qui anime et qui plaît. Ils se seraient aussi mieux pénétrés de la grandeur du sujet, et ils n’auraient pas été tentés d’introduire dans une biographie si étendue et si bien circonscrite à la fois des morceaux qui ne s’y rattachaient que de loin. L’influence de Pascal fut si vaste, son génie si élevé, qu’on n’a pas besoin de chercher ailleurs les élémens d’un grand travail. L’histoire de la langue française à laquelle il donna une nouvelle forme, les débats de Port Royal avec les jésuites, débats qu’il a su rendre immortels ; l’histoire des sciences qui lui durent au XVIIe siècle de si notables accroissemens, et auxquelles, pour nous servir des paroles de M. Villemain, il emprunta les armes les plus irrésistibles de sa parole ; et enfin l’histoire de son ame, de cette ame dévorée par le doute, que la géométrie tint toujours captive, et qui n’échappa au scepticisme que par la superstition : voilà quelles sont les bases d’une biographie de Pascal, dans laquelle viendraient aboutir à la fois l’histoire littéraire et l’histoire religieuse du XVIIe siècle. À une époque comme la nôtre, où l’on fait tant d’efforts pour répandre de nouveau les pratiques de la religion dans la société, il aurait été utile de rappeler par quels moyens Port-Royal subjugua et ramena vers Dieu ces générations qui avaient fourni une si ample moisson de scandale à Tallemant des Réaux. Ce ne fut pas en cherchant des accommodemens avec le ciel, ni en prêchant une espèce de christianisme à la Watteau, que ces austères cénobites purent lutter à la fois contre Louis XIV et contre les jésuites. Après que le duc de Luynes eut donné Vaumurier à Port-Royal, le Dauphin, étant un jour à la chasse, vit ce beau château et résolut de le faire demander par le roi pour y placer sa maîtresse. À peine la mère Angélique de Saint-Jean, qui était alors abbesse de Port-Royal, en fut-elle avertie, qu’elle envoya chercher des ouvriers et leur fit détruire de fond en comble ce château. C’est par des actions pareilles, et non pas en faisant annoncer dans les gazettes que tel jour il y aura dans une certaine église de belles fleurs, une excellente musique et de jolies quêteuses, qu’on rend les hommes à Dieu et à la pratique de la morale.

Nous le répétons : le caractère de Pascal n’a pas été assez étudié par ses apologistes. Pour faire mieux comprendre la fougue qu’il déploya dans la lutte contre les jésuites, il aurait fallu le montrer tel qu’il fut, toujours dominé par la passion. Avant sa conversion, Pascal faisait une dépense excessive : il était, suivant l’expression de la mère Angélique Arnauld, dans la vanité et les amusemens, et menaçait de faire un procès, parce que sa sœur lui demandait sa dot pour entrer à Port-Royal. Lorsque M. Singlin l’eut réconcilié avec Dieu, il se jeta dans l’excès opposé. Il ne voulut plus se servir que d’une cuiller de bois, et l’on voit par une lettre de sa sœur qu’il se négligeait fort et qu’il mettait les balais au rang des meubles superflus[2]. Il s’opposa au mariage de sa nièce, car c’était là un énorme péché à ses yeux, et dénonça un pauvre religieux de Rouen qui parlait philosophie. Sa fureur de prosélytisme alla si loin, qu’elle faillit le conduire au martyre, et qu’elle inspira à un domestique du duc de Roannès le dessein de le tuer. Il ne se guérit jamais de ses emportemens, que dans sa famille[3] on tâcha de pallier sous les prétextes les plus singuliers. Voilà pour sa fougue. Si l’on veut à présent expliquer la superstition qu’il montra plus tard, sa crédulité au sujet du miracle de la sainte épine, l’espèce d’amulette qu’il porta si longtemps cousue dans sa veste et qui a pu faire douter un instant de sa raison, comment ne pas s’arrêter aux exemples qu’il reçut de bonne heure dans sa famille, et qui durent faire une vive impression sur son esprit ? M. Reuchlin a fait connaître à ce sujet une anecdote qui est racontée en détail dans quelques parties inédites des Mémoires de Marguerite Périer. Nous croyons faire plaisir au lecteur en rapportant ici textuellement le récit original, qui montre que la superstition était héréditaire dans cette famille et que dès sa naissance Pascal y fut préparé.

« Lorsque mon oncle, dit Marguerite Périer, eut un an, il luy arriva une chose fort extraordinaire. Ma grand’mère, quoique fort jeune, très pieuse et très charitable, avoit un très grand nombre de pauvres familles à qui elle donnoit une petite somme par mois. Or, entre les pauvres femmes, à qui elle faisoit ainsi la charité, il y en avoit une qui avoit la réputation d’être sorcière ; tout le monde le luy disoit, mais ma grand’mère, qui n’étoit pas de ces femmes crédules, et qui avoit beaucoup d’esprit, se moqua de ces avis, et continuoit toujours à luy faire l’aumône. Dans ce temps-là il arriva que le petit Pascal tomba dans une langueur semblable à ce qu’on appelle à Paris tomber en chartre ; mais cette langueur étoit accompagnée de deux circonstances qui ne sont pas ordinaires : l’une qu’il ne pouvoit pas souffrir de voir de l’eau sans tomber dans des transports d’emportemens très grands ; et l’autre, bien plus étonnante, c’est qu’il ne pouvoit souffrir son père et sa mère proches l’un de l’autre. Il souffroit avec plaisir les caresses de l’un et de l’autre en particulier ; mais, aussitôt qu’ils s’approchoient ensemble, il crioit et se débattoit avec une violence excessive. Tout cela dura plus d’un an, durant lequel le mal augmentoit. Il tomba dans une telle extrémité qu’on le croyoit prez de mourir.

« Tout le monde disoit à mon grand-père et à ma grand’mère que c’étoit assurément un sort que cette sorcière avoit jeté sur l’enfant. Ils s’en moquaient l’un et l’autre, regardant ces discours comme des imaginations qu’on a quand on voit des choses extraordinaires. Ainsy, n’y faisant aucune attention, ils laissèrent toujours à cette femme une entrée libre dans leur maison, où elle recevoit la charité. Enfin mon grand père, importuné de tout ce qu’on luy disoit là-dessus, fit un jour entrer cette femme dans son cabinet, croyant que la manière dont il lui parleroit lui donnerait lieu de faire cesser tous ces bruits ; mais il fut très étonné lorsqu’aprez les premières paroles qu’il luy dit, auxquelles elle répondit seulement assez doucement que cela n’étoit point, et qu’on ne disoit cela d’elle que par envie à cause des charités qu’elle recevoit ; il voulut lui faire peur, car, feignant d’être assuré qu’elle avoit ensorcelé son enfant, il la menaça de la faire pendre si elle ne lui avouoit la vérité. Alors elle feut effrayée, et, se mettant à genoux, elle luy promit de luy dire tout s’il luy promettoit de luy sauver la vie. Sur cela mon grand-père, fort surpris, luy demanda ce qu’elle avoit fait, et ce qui l’avoit obligée à le faire ; elle luy dit que l’ayant prié de solliciter un procez pour elle, il le luy avoit refusé parce qu’il croyoit qu’il n’étoit pas bon, et que pour s’en venger elle avoit jeté un sort sur son enfant qu’elle voyoit qu’il aimoit tendrement, et qu’elle étoit bien fâchée de le luy dire, mais que ce sort étoit à la mort. Mon grand-père lui dit tout affligé : — Quoi ! il faut donc que mon fils meure ? — Elle luy dit qu’il y avoit du remède, mais qu’il falloit que quelqu’un mourût à sa place et transporter le sort sur un autre. Mon grand-père luy dit : — Hé ! j’aime mieux que mon fils meure que si quelqu’un mouroit pour luy. Elle luy dit : — On peut mettre le sort sur une bête. Mon grand-père luy offrit un cheval ; elle luy dit que sans faire de si grands frais un chat lui suffisoit. Il luy en fit donner un qu’elle emporta, et, en descendant, elle trouva deux capucins qui montoient pour consoler mon grand-père de la maladie de son fils unique. Ces pères dirent à cette femme qu’elle vouloit encore faire quelque sortilége avec ce chat. Elle le prit et le jeta par une fenêtre, d’où il n’étoit tombé que de la hauteur de six pieds ; il tomba roide mort. Elle en demanda un autre que mon grand-père luy fit donner. La grande tendresse qu’il avoit pour cet enfant fut cause qu’il ne fit pas d’attention que tout cela ne valoit rien, puisqu’il falloit, pour transporter ce sort, faire une nouvelle invocation au diable. Jamais cette pensée ne luy vint dans l’esprit ; ce ne fut que long-temps aprez, et il se repentoit très fort d’avoir donné lieu à cela.

« Le soir, la femme vint, et dit à mon grand-père qu’elle avoit besoin d’avoir un enfant qui n’eût pas sept ans, et qui, avant le lever du soleil, cueillît neuf feuilles en trois sortes d’herbes, c’est à-dire trois de chaque sorte. Mon grand-père le dit à son apothicaire, qui dit qu’il y mèneroit lui-même sa fille ; ce qu’il fit le lendemain matin. Les trois sortes d’herbes étant cueillies, la femme fit un cataplasme qu’elle porta à sept heures du matin à mon grand-père, et luy dit qu’il falloit le mettre sur le ventre de l’enfant. « Mon grand-père le fit mettre, et à midi, revenant du palais, il trouva toute la maison en larmes. On luy dit que l’enfant étoit mort. Il monta et vit sa femme dans les larmes, et l’enfant dans le berceau, mort à ce qu’il paroissoit. Il s’en alla, et, en sortant de la chambre, il rencontra sur le degré la femme qui avoit apporté le cataplasme, et, attribuant la mort de l’enfant à ce remède, il luy donna un soufflet si fort, qu’il luy fit sauter le degré. Cette femme se releva, et luy dit qu’elle voyoit bien qu’il étoit en colère parce qu’il croyoit que son enfant étoit mort, mais qu’elle avoit oublié de luy dire le matin qu’il devoit paroître mort jusqu’à minuit, et qu’on le laissât dans son berceau jusqu’à cette heure-là, et qu’alors il reviendroit. Mon grand-père revint, et dit qu’il vouloit absolument qu’on le gardât sans l’ensevelir. Cependant l’enfant paroissoit mort, il n’avoit ny pouls, ny sentiment : il devenoit froid et avoit toutes les marques de mort. On se moquoit de la crédulité de mon grand-père, qui n’avoit pas accoutumé de croire à ces gens-là.

« On le garda donc ainsi, mon grand-père, ma grand’mère toujours présens, et ne voulant s’en fier à personne. Ils entendirent, la nuit, sonner toutes les heures et minuit aussi, sans que l’enfant revînt. Enfin, entre minuit et une heure, plus prez d’une heure que de minuit, l’enfant commença à bâiller. Cela surprit extraordinairement. On le prit, on le réchauffa, on luy donna du vin et du sucre ; il l’avala. Ensuite la nourrice luy présenta le téton qu’il prit, sans donner néanmoins de marque de connoissance et sans ouvrir les yeux. Cela dura jusqu’à six heures du matin, qu’il commença à ouvrir les yeux et à connoître quelqu’un. Alors, voyant son père et sa mère l’un prez de l’autre, il se mit à crier comme il avoit accoutumé : cela fit voir qu’il n’étoit pas encore guéri, mais on fut au moins consolé de ce qu’il n’étoit pas mort. Environ six ou sept jours après, il commença à souffrir la vue de l’eau. Mon grand-père, arrivant de la messe, le trouva qu’il se divertissait à verser de l’eau d’un verre dans un autre entre les bras de sa mère. Il voulut s’approcher, mais l’enfant ne le put souffrir ; peu de temps après il le souffrit, et en trois semaines de temps cet enfant fut entièrement guéri et revint dans son embonpoint. »

Au reste, quelque singulier que cela paraisse, ce n’est pas là un fait isolé. À Port-Royal, on croyait aux sorciers. Dans le Recueil de pièces pour servir à l’Histoire de Port-Royal, on trouve le récit que M. de Bascle, qui fut le troisième solitaire de Port-Royal-des-Champs, fit, en 1653, de la mort de trois de ses frères tués, disait-il, par une sorcière qui descendait dans leur chambre par le tuyau de la cheminée, et qui avait besoin de la graisse de ces enfans pour faire quelque charme de son métier. Moins heureuse que celle qui avait eu affaire au père de Pascal, cette autre sorcière fut brûlée. Dieu (c’est Port-Royal qui parle) permit qu’elle fut prise et exécutée. Comment s’étonner, après cela, des visions de Pascal et des apparitions ou des miracles si fréquens à Port-Royal ?

Nous avons dit que, dans la diversité des jugemens qui ont été portés sur Pascal, on avait tenté récemment de diminuer son mérite comme géomètre et comme penseur. Ce n’est pas chez les hommes de science, chez les juges compétens, que cette opinion a pris naissance, car, excepté peut-être Condorcet, qui, dominé par Voltaire, ne savait pas pardonner à l’auteur des Provinciales sa dévotion, depuis deux siècles tous les géomètres ont été d’accord là-dessus. Cependant, quoique ce soient des littérateurs qui aient porté un tel jugement sur le génie de Pascal, les circonstances dans lesquelles cette opinion s’est produite, la réputation dont jouissent à juste titre quelques-uns des écrivains qui se sont montrés si sévères envers Pascal, nous forcent à nous arrêter d’une manière spéciale sur ce point et à soutenir les droits d’un des plus beaux génies que la France ait produits, d’un homme qui fut surtout éminent parce qu’il sut, comme l’a dit un savant critique, donner à l’esprit humain deux titres de gloire à la fois.

En mettant au concours l’éloge de Pascal, l’Académie française avait annoncé aux concurrens qu’ils devaient porter principalement leur attention sur le moraliste et sur l’écrivain, et il était naturel de penser que dans des écrits adressés à une société qui s’occupe de littérature, sans négliger les travaux scientifiques de Pascal, on n’aurait pas insisté particulièrement sur ces travaux, et qu’on s’en serait tenu à cet égard à l’opinion reçue généralement. Cette route n’a pas été suivie par M. Demoulin, qui a voulu apprécier d’une manière toute nouvelle le mérite scientifique de Pascal. Suivant lui, cet esprit supérieur n’aurait eu que de la sagacité dans les sciences, et ne pourrait être comparé ni à Descartes, ni à Leibnitz, ni à Newton (que M. Demoulin juge fort sévèrement aussi), ni à Lagrange. « Placer, dit M. Demoulin dans l’éloge envoyé au concours, sur la même ligne Pascal savant et Pascal écrivain nous semble une dérision pour sa mémoire ! » Ces paroles sont bien tranchantes et bien dédaigneuses, et on pourrait à peine les tolérer si elles étaient sorties de la bouche d’un grand géomètre. Mais un grand géomètre aurait été plus modeste et plus circonspect. M. Demoulin, qui n’a jamais rien produit en géométrie, et dont le nom n’a jamais été prononcé dans les sciences, aurait dû, à notre avis, être plus réservé à l’égard d’un homme qui a toujours excité l’admiration, d’un homme auquel Huyghens écrivait avec une si rare modestie. « J’ai essayé quelques uns de vos problèmes, mais sans prétendre aux prix, et je me crois heureux de n’avoir pas entrepris la solution des plus difficiles, parce que tant de personnes plus intelligentes que moi n’en ayant pu venir à bout, cela me fait conclure que ma peine, aussi bien que la leur, auroit été perdue ! »

Voilà comment s’exprimait a l’égard de Pascal le précurseur de Newton, l’homme qui a donné la théorie de la force centrifuge et qui s’est illustré par les plus admirables découvertes. Il ne suffit pas de citer le calcul des variations ou de faire quelques phrases banales sur le calcul des probabilités[4] pour se croire en droit de traiter avec si peu de ménagement une des plus belles illustrations de la France. En se lançant dans cette mer périlleuse, il aurait fallu du moins faire preuve de connaissances mathématiques très étendues ; malheureusement M. Demoulin, dans la pièce qu’il a envoyée au concours, est tombé dans des erreurs graves[5], qui, s’il ne les corrige pas à l’impression, seront jugées sévèrement par tous les savans, justement blessés des attaques dont Pascal a été l’objet dans cette occasion.

Au reste, une voix éloquente a déjà vengé la mémoire de Pascal. Dans la dernière séance de l’Académie, le secrétaire perpétuel, pour adoucir sa critique, a dit avec beaucoup d’urbanité que M. Demoulin était un trop savant géomètre pour pouvoir rendre une entière justice à des travaux que le progrès des sciences avait laissés en arrière. À notre avis, ce n’est pas un profond savoir qui a donné cette sévérité au candidat couronné. M. Poisson, peu disposé en général à louer les recherches des anciens, ayant voulu connaître les moyens par lesquels, avant l’invention du calcul infinitésimal, Pascal était parvenu à découvrir certaines propriétés de la cycloïde, manifesta l’admiration la plus vive pour l’homme qui avait ainsi devancé son siècle par la force de son génie. Ce ne sont donc pas les grands géomètres qui se montrent sévères envers Pascal.

Nous n’aurions pas cru nécessaire de nous arrêter particulièrement sur ce point, si, depuis que le travail de M. Demoulin a été lu à l’Académie française, les mêmes idées n’eussent été reproduites devant cette compagnie, dans un travail semi-officiel, par un homme dont la parole et l’autorité ont un grand poids. Nous avouerons qu’en voyant M. Cousin, dans son Rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal[6], s’emparer des idées de M. Demoulin et les développer, nous avons vivement regretté que l’Académie n’eût pas invité les auteurs d’écrits auxquels elle accordait sa sanction à supprimer des expressions contraires à la vérité et si propres à blesser le sentiment national. Si M. Demoulin avait dû modifier son jugement sur le génie mathématique de Pascal, cet avertissement aurait coupé court à toutes les tentatives de même nature. On sait que M. Cousin, guidé par les recherches précédentes de M. Sainte-Beuve, a publié cette année, dans les cahiers d’avril, de juin et de juillet du Journal des Savans[7], une partie de son rapport, où il prouve que les différens éditeurs des Pensées de Pascal n’ont pas toujours respecté scrupuleusement le texte original. Nous reviendrons plus loin sur ce travail intéressant, qu’avec une courtoisie toute chevaleresque, on a appelé un autre éloge consacré à la mémoire de Pascal, et nous commencerons par faire remarquer que, si M. Cousin a fait un autre éloge de Pascal, c’est bien innocemment et à son insu. En effet, dans son premier article relatif aux Pensées, M. Cousin, au lieu de faire un éloge, s’est efforcé de diminuer de toutes les manières la gloire de Pascal. Une paraphrase affaiblirait trop le morceau dont il s’agit, que nous reproduirons textuellement. Les réflexions viendront ensuite.

Après avoir dit que Descartes est incomparablement l’esprit le plus créateur que la France ait produit, après avoir avancé que Descartes a fait la langue française, M. Cousin ajoute :

« Descartes, qui invente et produit sans cesse, tout en écrivant avec soin, laisse encore échapper bien des négligences. Pascal n’a pas cette fécondité inépuisable, mais tout ce qui sort de sa main est exquis et achevé. Osons le dire : l’homme dans Pascal est profondément original, mais l’esprit créateur ne lui avait point été donné ; en mathématiques, il n’a inventé aucun grand calcul auquel son nom demeure attaché ; en physique, il a démontré la pesanteur de l’air, que d’autres avaient découverte ; en philosophie, il n’a fait autre chose que rallumer la vieille guerre de la foi et de la raison, guerre fatale à l’une et à l’autre. Pascal n’est pas de la famille de ces grandes intelligences dont les découvertes et les pensées composent l’histoire intellectuelle du genre humain, il n’a mis dans le monde aucun principe nouveau ; mais tout ce qu’il a touché, il l’a porté d’abord à la suprême perfection. Il a plus de profondeur dans le sentiment que dans la pensée, plus de force que d’étendue. Ce qui le caractérise, c’est la rigueur, cette rigueur inflexible qui aspire en toutes choses à la dernière précision, à la dernière évidence. »

À notre tour, osons le dire, tout est faux ou inexact dans ce jugement. C’est avec la plus vive surprise et le plus profond regret que le public a lu un arrêt si injuste, si dogmatique, rendu contre Pascal par un philosophe auquel, tout le monde le sait, les sciences physiques et mathématiques, les sciences que cultiva Pascal et dans lesquelles il excella, sont totalement étrangères. Les hommes de science se sont émus en voyant attaquer ainsi l’inventeur des théorèmes sur la cycloïde. On cherche vainement un sens à ces phrases qu’un homme du talent de M. Cousin n’aurait jamais dû laisser tomber de sa plume. Comment a-t-on pu dire à l’égard de celui qui a traité les sujets les plus divers, de celui qui à trente-neuf ans avait écrit les Provinciales et les Pensées, qui avait fait les expériences sur le baromètre, trouvé de nouveaux principes d’hydraulique, inventé la machine arithmétique, et auquel le calcul des probabilités et la théorie des courbes doivent de si notables découvertes, comment, disons-nous, a-t-on pu avancer que cet homme si fécond, si multiple, avait plus de force que d’étendue dans l’esprit ? M. Cousin, qui dit que Pascal n’a attaché son nom a aucun grand calcul, a oublié complètement le Calcul des probabilités, auquel, au contraire, le nom de Pascal restera toujours attaché. À ce jugement si sévère de M. Cousin nous opposerons l’autorité du célèbre auteur de la Mécanique céleste. Laplace, qui ne reconnaissait que onze grands géomètres depuis que le monde existe, et auquel, sans aucun doute, la postérité assignera la douzième place, n’a parlé de Pascal que pour l’appeler grand homme, grand géomètre, et pour lui attribuer l’invention du calcul des probabilités. Il y a loin de là à cette phrase si dédaigneuse : « Pascal n’appartient pas à la famille des grandes intelligences dont les découvertes et les pensées composent l’histoire intellectuelle du genre humain. » Comment M. Cousin compte-t-il ici les degrés de parenté du génie, et pourquoi veut-il s’ériger en juge des grandes intelligences qui honorent l’humanité ? En rabaissant ainsi Pascal, M. Cousin devait blesser à la fois la susceptibilité des savans et l’orgueil national, et il a réussi beaucoup plus qu’il ne pouvait le désirer. Pour montrer à ceux qui n’ont pas étudié les mathématiques tout le danger qu’il y aurait à attaquer le géomètre dans Pascal, nous n’aurions qu’à faire intervenir un mandarin chinois qui, sans savoir un mot de français, déclarerait hautement que Pascal n’appartient pas à la famille des grands écrivains. Mais le sujet est trop grave, et nous estimons trop l’illustre philosophe dont nous combattons les opinions pour vouloir employer la raillerie. Ce qui a trompé M. Cousin, c’est qu’étant entré hardiment et glorieusement chez Platon, sans s’arrêter à lire la fameuse inscription que l’auteur du Timée avait placée sur la porte de son école, il a cru pouvoir de même, sans connaître la géométrie, s’aventurer au milieu des travaux scientifiques de Pascal. D’ailleurs, ou M. Cousin doit aussi oser dire que Pascal n’est pas un grand écrivain, ou bien il doit lui rendre le rang que la postérité lui a assigné, car les écrivains de cet ordre appartiennent toujours à la famille des grandes intelligences, et l’on ne devient pas le législateur d’une langue sans posséder les plus éminentes qualités du cœur et de l’esprit.

Au reste, dans ce jugement si rigide, M. Cousin semble s’être appliqué à rassembler les plus frappantes contradictions. Cet homme, qui n’appartient pas à la famille des grandes intelligences, « tout ce qu’il a touché, il l’a porté d’abord à la suprême perfection ! » comme si les intelligences subalternes pouvaient jamais atteindre à cette perfection suprême que les philosophes considèrent comme un des attributs de la Divinité. Enfin M. Cousin dit que le caractère de cet esprit secondaire est d’avoir cherché en toute chose, avec une rigueur inflexible, la dernière précision, la dernière évidence. Or, c’est là précisément le plus beau titre de Pascal à la reconnaissance de la postérité. C’est lui qui a introduit en France l’analyse dans la philosophie naturelle. Cette remarque judicieuse, que M. Jay a faite à l’Académie française, a une grande portée. Avant Pascal, on faisait de cette physique à priori, qui avait rempli le monde de faux systèmes et d’hypothèses ridicules, et c’est lui qui apprit aux savans français à interroger la nature à l’aide de l’expérience et du calcul. Tous les physiciens ont admiré la méthode analytique qu’il employa dans ses recherches sur le baromètre. Le soin avec lequel il sut éviter tant de causes d’erreur et varier les expériences dans une matière nouvelle, les découvertes qu’il y fit, l’exemple qu’il donna le premier en France, lui assurent une place distinguée parmi les hommes qui ont contribué à l’avancement de la véritable philosophie.

M. Cousin ne s’est pas borné à diminuer le mérite de Pascal, il l’a voulu aussi comparer à Descartes, et il l’a sacrifié injustement à son philosophe favori. C’était ce qu’avait déjà fait à certains égards M. Demoulin, qui avait reproché à l’auteur des Pensées de ne pas comprendre Descartes. Dans son discours à l’Académie française, M. Villemain, admirateur éclairé de Pascal, a montré combien ce reproche était injuste. Nous regrettons sincèrement d’avoir si souvent à opposer M. Villemain à M. Cousin, mais nous sentons le besoin de chercher à nous appuyer sur des autorités incontestées, et, grace à la singularité du fait, on nous pardonnera de donner raison à un ministre en place contre un homme qui n’est plus aux affaires. Lorsqu’on se demande pourquoi M. Cousin est sorti en cette occasion de ses habitudes, pour se montrer si injuste envers la mémoire de Pascal, on ne saurait s’empêcher de penser que cela tient à quelques fragmens assez sévères, relatifs à la philosophie et à Descartes en particulier, que l’on a imprimés dans les Pensées. C’est là du moins ce que l’on a supposé généralement. Le public a cru que le philosophe le plus ardent que la France possède, que l’éditeur des œuvres de Descartes n’avait pas su pardonner à Pascal quelques phrases où celui-ci, montrant que les sceptiques ne peuvent être combattus par la raison seule, proclamait le néant de la philosophie, et critiquait la chiquenaude de Descartes. Nous ne voulons pas nous arrêter ici à juger Descartes : sa gloire n’est pas en cause, et ses erreurs en physique ont déjà été assez souvent proclamées pour qu’on n’ait pas besoin d’y revenir. Il est bon de constater néanmoins ce fait, qu’après avoir tâché de rabaisser Pascal, M. Cousin, peu rassuré sur le succès de son entreprise et fort inquiet au sujet de quelques mots qu’un homme qui, à son avis, n’appartenait pas aux grandes intelligences de l’humanité avait laissé tomber sur un chiffon de papier, a voulu attaquer ce jugement d’une autre manière. Il a dit que Pascal, avant de mourir, avait barré et effacé lui-même ce paragraphe téméraire. Pour discuter cette dernière assertion, il faut que nous rappelions ici comment a été formé le manuscrit autographe des Pensées qui est à la Bibliothèque royale.

On sait que Pascal, lorsqu’il arrêtait son esprit sur un sujet quelconque, avait l’habitude de dicter ou d’écrire sur le premier morceau de papier venu ses réflexions et ses pensées. On dirait même, d’après ce qui nous en reste, qu’il affectait de ne se servir que de chiffons de papier dont plusieurs n’avaient pas trois pouces de long. Était-ce encore par humilité qu’il en usait ainsi ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il qu’après sa mort on réunit ces petites notes, et qu’on les mit ensemble, soit en les collant sur des feuilles de papier, soit en les encadrant de manière à donner à chaque feuillet des dimensions uniformes. Il résulte de là que ces fragmens sont placés au milieu de chaque page, et que les marges de ce volume, postérieur à la mort de Pascal, sont formées d’un autre papier. Ce manuscrit, déposé d’abord à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, passa ensuite à la Bibliothèque royale, et c’est là que nous avons pu l’examiner. Or, la pensée dont il s’agit et qui commence : « Il faut dire en gros ; cela se fait par figure et mouvement, » est effectivement barrée dans le manuscrit original et dans les deux anciennes copies qui existent à la même bibliothèque ; mais ce n’est pas Pascal qui l’a effacée. D’abord, il aurait été bien plus naturel de jeter ce petit morceau de papier, que de le conserver soigneusement ainsi barré, si l’auteur avait voulu le détruire. Ce qui prouve d’une manière indubitable que ce n’est pas la main de Pascal qui a fait cela, c’est qu’il y a plusieurs pages ainsi effacées, et qu’en certains endroits relatifs à la philosophie les barres (ou pour mieux dire les tortillons) qui traversent tout le papier, se prolongent jusque dans les marges du volume, qui sont postérieures, comme on vient de le dire, à la mort de Pascal. C’est là une démonstration catégorique qui ne permet pas de supposer que Pascal ait condamné cette boutade, comme l’avance M. Cousin.

Nous ne suivrons pas M. Cousin dans l’examen qu’il fait des fragmens qui, selon lui, doivent seuls entrer dans le livre des Pensées. Il est à craindre qu’en posant en principe que les Pensées de Pascal ne doivent se composer que de morceaux relatifs à la religion, M. Cousin n’ait été entraîné par des vues systématiques. Dans la préface de la première édition des Pensées, il est dit que Pascal avait traité les sujets les plus variés à propos de la religion, et, dans le manuscrit original des Pensées, on voit une foule de remarques qui ne semblent pas se rapporter immédiatement à la religion. Ce ne sont pas des ana, ce sont des réflexions relatives aux langues, aux Espagnols, à César, à tous les sujets. Ce sont là les véritables pensées de Pascal, qu’on ne saurait renfermer dans un cadre plus restreint qu’il ne l’a voulu lui-même.

Le choix trop rigoureux qu’on pourrait chercher à faire des Pensées de Pascal nous conduit naturellement à discuter un autre point sur lequel il nous est absolument impossible de nous trouver d’accord avec M. Cousin. Dans le Mémoire sur la vie de Pascal, inséré dans le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’histoire de Port-Royal, on lit le nom de différentes personnes qui se chargèrent de mettre en ordre et de publier les Pensées[8]. M. Cousin accuse spécialement le duc de Roannès et Arnauld[9], et en général Port-Royal, d’avoir changé ainsi et défiguré en mille endroits le texte original de Pascal. Heureusement des documens authentiques prouvent que ce ne furent pas les hommes les plus illustres de Port-Royal qui portèrent ainsi la main sur le manuscrit des Pensées ; les jansénistes ne donnèrent pas à la vérité toutes les Pensées, et ils dirent la raison de ce choix dans la préface. Ils crurent impossible de publier des fragmens dont plusieurs étaient inintelligibles, tels, par exemple, que celui-ci, qu’on trouve encore dans le manuscrit original : Il a quatre laquais, et d’autres semblables, qui ne devaient servir évidemment qu’à rappeler à Pascal, par un mot, un ordre entier d’idées. Peut-être leur choix fut-il trop restreint ; mais, s’ils rejetèrent trop de choses, on ne saurait les accuser d’avoir altéré volontairement ces précieux débris. Ce fut la censure, ce furent les approbateurs (nom qu’on donnait alors aux censeurs), et surtout l’abbé Le Camus, qui bouleversèrent à plaisir le texte de Pascal, comme d’autres censeurs avaient corrigé quelques années auparavant les phrases les plus inoffensives de Galilée. Voici un récit authentique qui explique toute cette affaire et qui a le mérite de montrer comment s’exerçait la censure en France au XVIIe siècle.

Après une lettre dans laquelle Arnauld dit à M. Périer au sujet des Pensées : « Je n’ai pu vous écrire plus tôt ni conférer avec ces messieurs sur les difficultés de M. l’abbé Le Camus ; j’espère que tout s’ajustera, et que, hors quelques endroits qu’il sera absolument bon de changer, on les fera convenir de laisser les autres comme ils sont[10], on trouve dans le Recueil de Pièces quelques pages qui montrent avec quelle sévérité les approbateurs examinèrent les Pensées, et qui prouvent qu’on fit dans ce livre tous les changemens qu’ils avaient jugé à propos de faire :

« Enfin, dit le Recueil de Pièces, l’ouvrage parut imprimé tout à la fin de l’an 1669, avec l’approbation de plusieurs évêques et d’un grand nombre de docteurs ; mais, avant qu’il fût public, il semble que M. de Perefixe, archevêque de Paris, fit quelque avance pour en arrêter le débit : au moins voici ce qui est à notre connaissance.

« Le prélat envoya un jour demander par l’un de ses aumôniers qui paroissoit fort empressé les Pensées de M. Pascal, que le sieur Desprez avoit imprimées, et lui fit dire que, sachant qu’il y en avoit deux impressions, il désiroit en avoir de l’une et de l’autre, afin d’en voir la différence. M. Desprez protesta qu’il n’en avoit fait qu’une seule impression, et qu’il n’avoit encore aucun exemplaire de relié, mais qu’il pourroit en procurer un le lendemain à monseigneur. Il alla aussitôt après voir M. Arnauld pour prendre son avis à ce sujet. M. Arnauld dit qu’il craignoit qu’il n’y eût quelque cabale pour empêcher le débit de ce livre ; que néanmoins il ne croyoit pas qu’il y eût lieu de l’appréhender à cause des approbations, et qu’il étoit d’avis qu’on en portât le lendemain un exemplaire à M. l’archevêque.

« Le sieur Desprez étoit prêt à partir, ayant le livre dans sa poche, lorsque le même aumônier revint et lui dit qu’il avoit oublié la veille de lui dire, de la part de M. l’archevêque, qu’on l’avoit averti qu’il y avoit quelque chose dans cet ouvrage qui pouvoit lui faire donner quelque atteinte si on ne le changeoit, et qu’il valloit mieux y mettre un carton avant que de l’exposer en vente, afin qu’on le pût voir dans un état ou personne n’y pût trouver à redire. Il ajouta que M. l’archevêque le prioit de ne le point débiter avant qu’il l’eût vu. Le sieur Desprez témoigna, de la part des parens et amis de M. Pascal, combien on étoit obligé à M. l’archevêque de Paris de ce qu’il s’intéressoit ainsi à la mémoire de M. Pascal ; et, comme on le pressa de nouveau pour avoir un exemplaire, il promit d’en porter ce jour-là même. Mais, ayant cru qu’il seroit bon qu’il vît auparavant M. Arnauld, il alla à l’hôtel de Longueville, où il le trouva avec son altesse Mme de Longueville, M. l’évêque de Comminges, les abbés de la Lane et la Vergne, M. Ragot, promoteur d’Alet, et quelques autres. Lorsqu’il eut exposé toute son affaire à la compagnie, on observa qu’il étoit à craindre que M. l’archevêque ne voulût se rendre maître des livres qu’on imprimoit à Paris, en ne permettant pas qu’on les imprimât qu’il ne les eût vus en son conseil ; que ce seroit établir une espèce d’inquisition, et qu’il falloit empêcher cela. Enfin on convint que M. Desprez irait incessamment porter le livre à M. l’archevêque. M. de Comminges dit qu’il sauroit bien le défendre à la cour et partout ailleurs, en cas qu’on voulût faire quelque chose contre.

« Le sieur Desprez, étant allé à l’archevêché, fut introduit dans l’appartement de M. l’archevêque, à qui il présenta le livre des Pensées de M. Pascal de la part de la famille, disant que, s’il lui eût été possible d’en faire relier un plus tôt, il n’auroit pas attendu que sa grandeur l’eût envoyé demander. M. de Perefixe lui fit d’abord un grand accueil, et ensuite lui dit qu’un très habile homme, ce n’est cependant pas, ajouta-t-il, un homme de notre métier, ce n’est pas un théologien (c’était M. de la Mothe-Fénelon), lui avoit dit qu’il avoit lu tout entier le livre de M. Pascal, qu’il étoit admirable, mais qu’il y avoit quelque chose qui pouvoit favoriser les jansénistes. Le prélat ajouta qu’il croyoit qu’il valloit mieux faire un carton que d’y laisser quelque chose qui en pût troubler le débit, et qu’il seroit fâché que cela arrivât, à cause de l’estime qu’il avoit pour la mémoire de M. Pascal. M. Desprez, après l’avoir remercié au nom de Mme Périer et de ses amis, lui dit qu’avec sa permission il écriroit sur cela à cette dame. Ensuite il avoua que ce n’étoit pas son métier de parler de ce que cette personne avoit remarqué, mais qu’il pouvoit représenter à sa grandeur que depuis long-temps on n’avoit examiné aucun livre avec plus de sévérité que celui-là, et qu’on avoit fait tous les changemens que les approbateurs avoient jugé à propos de faire ; et il ajouta que personne ne pouvoit lui en rendre un compte plus exact que lui (Desprez), puisqu’il avoit été le solliciteur des approbations, et qu’ainsi il étoit assuré qu’on n’y avoit rien laissé qui pût commettre ni l’auteur ni sa mémoire.

M. l’archevêque, s’étant fait nommer les approbateurs, en parut content et dit : Ce sont de fort honnêtes gens. Je suis assuré que M. l’abbé Le Camus[11] n’y aura rien laissé passer que de fort à propos. Voyons son approbation. Il la lut toute entière et la trouva bien écrite et digne d’un homme de qualité. Regardant ensuite les noms des approbateurs, il dit : Hum, hum ! voilà de leurs gens. Le sieur Desprez dit qu’on ne les avoit pas affectés. M. l’archevêque continuant s’écria : C’est un grand fait que ces gens-là ne sçauroient s’empêcher de parler de leur grace ; une chose où il faut dire o altitudo ils la veulent faire passer pour un article de foi.

« Il dit ensuite : Monsieur Desprez, j’ai une chose qui pourroit bien servir à faire vendre votre livre, et qui seroit bonne à mettre au commencement. C’est un témoignage par écrit, de M. le curé de Saint-Étienne, de l’esprit dans lequel est mort M. Pascal ; il faut que je vous le montre. L’ayant été prendre dans son cabinet, où il étoit sur son bureau, il le lui présenta à lire, puis il lui dit : Eh bien ! monsieur Desprez, que dites-vous de cela ? « Je n’ai rien à dire, répondit-il, sinon que M. le curé de Saint-Étienne est un fort honnête homme et un des curés du diocèse qui fait le mieux son devoir. » Voilà, continua le prélat, un témoignage authentique. Il commença ensuite à dire tout le bien possible de M. Pascal : que l’église avoit beaucoup perdu à sa mort, que ç’avoit été une des plus brillantes lumières de notre siècle, et qu’il avoit tant de vénération pour sa mémoire que, pour peu qu’on lui eût témoigné désirer son approbation, il l’aurait donnée de tout son cœur. Le sieur Desprez lui ayant répondu que ç’aurait été la faveur la plus considérable que cet ouvrage eût pu recevoir, le prélat reprit : Je l’aurois fait très volontiers ; et ensuite, comme revenant de bien loin, et regardant le livre qu’il avoit entre les mains, il dit à un de ses aumôniers qui étoit présent : « Je trouve bien étrange qu’on imprime comme cela des livres qui regardent la religion, sans m’en parler, sans ma participation. Il n’y a qu’à Paris où cela ne se pratique pas, car dans tous les autres diocèses on n’oseroit rien imprimer qui regarde la piété sans la participation de l’évêque ou de ses grands-vicaires. » N’est-il pas vrai ? dit-il à l’aumônier qui lui répondit : « Il est vrai, monseigneur, et cela est même très important. » Il faut, reprit le prélat, que je pense un peu à cela… Ce prélat, quittant M. Desprez, lui dit fort obligeamment : Faites-moi l’amitié de me venir voir. Celui-ci, de retour chez lui, écrivit sur-le-champ une relation de toute cette affaire, qu’il envoya à Mme Périer. Je m’en suis servi (ajoute l’auteur) pour le récit que je viens de faire. »

Au risque de le faire paraître trop long, nous avons voulu reproduire en entier ce récit, afin que l’on pût bien comprendre la marche de cette affaire. On le voit, ce fut la censure et non pas Port-Royal qui fit les changemens dont M. Cousin se plaint à juste titre. Si dans quelques cas Arnauld et ses amis purent modifier légèrement des passages qui auraient arrêté les approbateurs, cela ne dut avoir lieu que pour éviter que ceux-ci ne fissent des changemens encore plus considérables ; et la responsabilité tout entière demeure à la censure, qui, on ne le sait que trop, repoussait alors jusqu’aux mots hasard et destinée, que les poètes même ne pouvaient imprimer dans certaines contrées de l’Europe qu’en déclarant au commencement du volume (c’était en plein XVIIIe siècle !) qu’ils ne les employaient pas dans un sens païen. À notre avis, M. Cousin attache trop d’importance à deux lettres de Brienne, dont il cite quelques fragmens dans son troisième article, et d’où il résulte qu’il aurait été fait aux Pensées quelques petits embellissemens et éclaircissemens, sans changer en aucune façon le sens et les expressions de l’auteur ; car il ne faut jamais oublier que Brienne, esprit remuant et inquiet, qui fut longtemps enfermé comme fou, et qui, toujours à la piste des anecdotes, écrivit l’Histoire secrète du Jansénisme, n’est pas une autorité que l’on puisse suivre aveuglément. D’ailleurs, comme M. Cousin indique lui-même un certain nombre de corrections utiles et indispensables qui ont été faites par les éditeurs pour compléter des phrases imparfaites de Pascal, il est tout naturel de penser que, même en prenant à la lettre les assertions de Brienne, c’étaient là surtout ces petits changemens qui n’altéraient en aucune façon le sens et les expressions de l’auteur. Malheureusement, après les éditeurs vinrent l’abbé Le Camus et les autres approbateurs (dont M. Cousin, on ne sait pourquoi, ne dit pas un mot), qui examinèrent le livre avec une sévérité inaccoutumée, et qui firent une foule de changemens. C’est donc aux approbateurs, qu’on ne pouvait éviter, et non pas à Port-Royal, qu’il faut s’en prendre si les Pensées ont été défigurées en tant d’endroits. Ces deux genres de corrections, que la comparaison de l’imprimé avec le manuscrit a fait connaître à M. Cousin, sont indiqués dans les lettres de Brienne et d’Arnauld, ainsi que dans le récit déjà cité du libraire Desprez. D’un côté, on retrouve les changemens nécessaires dont on parlait à Port-Royal et qui ne modifient en aucune façon le sens et les expressions de l’auteur, et d’autre part, on rencontre des changemens très considérables qui altèrent gravement ce texte précieux. Ces derniers changemens ne sauraient nullement être imputés aux solitaires de Port-Royal, admirateurs passionnés de l’auteur, et qui voulaient (de l’aveu de tout le monde) conserver le sens et les expressions. C’est à la censure, qui était entre les mains des ennemis de Pascal (et dont on nous raconte qu’après avoir fait tous les changemens qu’elle avait voulus, elle pensait encore à mettre des cartons dans le volume), qu’il faut imputer les altérations que M. Cousin a découvertes et qu’il a fait connaître au public.

C’est encore pour ne pas trop effaroucher les approbateurs et l’abbé Le Camus, que Port-Royal se crut obligé d’omettre beaucoup de pensées qui auraient probablement empêché l’impression de ce livre. Les paroles de l’archevêque de Paris, que nous venons de rapporter, prouvent que ces retranchemens doivent être attribués surtout au même abbé Le Camus, qu’on savait n’avoir rien laissé que de fort à propos, et qui fut le véritable carnifex des Pensées. Port-Royal put, à la vérité, vouloir épargner au public le spectacle des tourmens et des luttes intérieures de Pascal, qui semblait parfois s’insurger contre Dieu, et que la superstition seule pouvait dompter ; mais les approbateurs n’auraient pas été plus faciles à cet égard, et nous ne croyons pas que l’abbé Le Camus eût permis, par exemple, l’impression du passage suivant : « Que dois-je faire ? Je ne vois qu’obscurité. Croiray-je que je ne suis rien ? Croiray-je que je suis Dieu ? » qu’on peut lire encore, avec d’autres du même genre, dans le manuscrit autographe des Pensées. — Nous le répétons : Port-Royal n’a fait dans les pensées de Pascal que des changemens peu considérables. S’il a complété quelques phrases qui, de l’aveu même de M. Cousin, en avaient besoin, il s’est attaché à conserver le sens et les expressions de l’auteur. Port-Royal a dû aussi, par des motifs de prudence et pour rendre possible la publication de ce livre, retrancher ce qui aurait porté les approbateurs à refuser l’impression ; mais les grands changemens, les altérations qui défigurent le texte, ne sauraient être attribués aux amis et aux admirateurs de Pascal. C’est la censure qui a mutilé et altéré les Pensées, car (et M. Cousin paraît l’oublier) sous Louis XIV rien ne s’imprimait en France qu’avec permission, rien qui n’eût été revu et corrigé.

Mais actuellement que ces entraves n’existent plus, il serait utile, et digne de M. Cousin, de donner une nouvelle édition, une édition véritablement complète et fidèle des Pensées de Pascal. Les articles que M. Cousin a insérés dans le Journal des Savans, et qui, à ce qu’on assure, doivent être suivis de plusieurs autres, ne peuvent tenir lieu de cette édition, car ce journal ne saurait devenir un recueil de variantes. Après avoir prouvé dans son Rapport, à l’aide de quelques exemples bien choisis, que nous n’avons pas les Pensées telles que Pascal les avait écrites, M. Cousin doit réserver les autres variantes pour une nouvelle édition des Pensées, édition qui deviendrait inutile, si tout paraissait dès à présent dans le Journal des Savans. Toutefois une telle entreprise n’est pas exempte de difficultés. M. Cousin a reconnu lui-même que plusieurs des pensées de Pascal ne sauraient être publiées sans quelques modifications, et l’examen attentif du manuscrit original lui prouvera de plus en plus que le nombre des fragmens qu’il deviendrait nécessaire de modifier ou d’omettre est assez considérable. Cependant, si l’on admet le choix et les modifications, où devra-t-on s’arrêter ? et ne donnera-t-on pas aux éditeurs futurs le droit de se plaindre à leur tour ? D’autre part, il ne faudrait pas, comme semblerait disposé à le faire M. Cousin, constituer en état de suspicion toutes les pensées qui ne se trouveraient pas dans le manuscrit original, car il paraît avoir existé autrefois plusieurs manuscrits autographes des Pensées, et dans d’anciennes copies qui se conservent encore, et qui contiennent bon nombre de pensées inédites de Pascal, on a eu soin de distinguer les pensées tirées du manuscrit de l’abbé Périer, qui est maintenant à la Bibliothèque du roi, d’avec celles qui sont extraites d’autres manuscrits. Si M. Cousin rejetait toutes les pensées qui manquent dans le seul manuscrit original qu’on possède à présent, il s’exposerait à effacer quelques-unes des plus belles pages de Pascal. Peut-être conviendrait-il, avant de passer outre, de rechercher avec soin si d’autres manuscrits de Pascal n’existent pas encore au fond de quelques bibliothèques. On voit, par une lettre inédite de Pavillon à Domat, qu’en 1676 ce dernier avait entre les mains des manuscrits de Pascal, et qu’il ne se montrait pas disposé à les rendre à la famille Périer, qui les demandait. Où les manuscrits de Domat, qui était un très savant jurisconsulte, sont-ils enfouis ? Si on les découvrait, on y retrouverait très probablement les écrits de Pascal dont il s’agit. Nous prenons la liberté de recommander aussi à M. Cousin les copies et les extraits des pensées de Pascal, faits sur des manuscrits qui n’existent plus. Ces copies, en général fort anciennes, ont été assez multipliées, et M. Cousin y rencontrera des morceaux admirables qui portent l’empreinte incontestable de l’esprit et de la plume de Pascal. Nous pourrions en citer ici plusieurs, et des plus remarquables, mais nous ne voulons pas déflorer un sujet déjà entrepris par un si habile écrivain. Ce serait une bonne fortune pour la France si, après s’être occupé des Pensées, le savant éditeur de Descartes voulait étendre ses recherches à tous les ouvrages de Pascal, et publier les œuvres complètes de ce profond penseur. Il reste encore dans les bibliothèques un assez grand nombre de fragmens inédits de l’auteur des Provinciales, que tous les érudits connaissent, et dont M. Cousin pourrait enrichir son édition, dans laquelle il faudrait insérer aussi plusieurs lettres inédites ou peu connues de Jacqueline Pascal et de Mme Périer, ainsi que les mémoires complets sur Pascal par Marguerite Périer. Que M. Cousin se mette donc à l’œuvre, et qu’il élève un nouveau monument à la gloire de la France ! Ni les applaudissemens, ni la reconnaissance du pays ne lui manqueront.

G. Libri.
  1. Un fait qui prouve mieux que toute autre chose ces variations de l’opinion à l’égard de Pascal, c’est qu’il existe actuellement à Paris des libraires qui passent pour avoir de fréquentes relations avec certaines communautés religieuses, et qui détruisent (en termes de librairie « mettent au papier » ) tous les ouvrages de Pascal et des auteurs de Port-Royal qui leur tombent entre les mains.
  2. Malgré sa conversion, Pascal n’eut jamais d’ordre dans ses affaires, et fut toujours gêné. Rien ne paraît plus étrange (d’après les idées fausses ou incomplètes que l’on a de son caractère) que de voir Pascal, au plus fort de sa dévotion et dans la dernière année de sa vie, se jeter dans l’industrie, et former avec le duc de Roannès, avec Arnauld de Pomponne et plusieurs autres, une espèce de société par actions pour établir des omnibus dans Paris. Cette affaire est racontée fort en détail dans une lettre de Mme Périer, sa sœur, qui se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal. Un post-scriptum autographe de Pascal montre que l’auteur des Pensées prenait la chose tout-à-fait au sérieux. Il faut lire à ce sujet un petit livre fort intéressant, publié en 1828 par M. de Monmerqué, sous le titre de : les Carrosses à cinq sols, ou les Omnibus du dix-septième siècle. Pour faire pendant à Pascal actionnaire, on y verra Louis XIV à vingt-quatre ans, et au faîte de sa puissance, se faire conduire en omnibus chez la reine-mère.
  3. Voici ce qu’on lit dans un manuscrit qui contient des extraits inédits des mémoires de Marguerite Périer : « M. Pascal avoit des adresses merveilleuses pour cacher sa vertu, particulièrement devant les gens du commun, en sorte qu’un homme dit un jour à M. Arnoul, curé de Chamboursy, qu’il sembloit que M. Pascal fût toujours en colère et qu’il vouloit jurer. » Cette manière de s’emporter et d’être prêt à jurer par vertu est une bien bizarre invention.
  4. Dans sa pièce, M. Demoulin, qui certainement ne connaît pas le calcul des probabilités, et qui paraît ignorer que Laplace s’en est servi pour découvrir quelques-unes des lois les plus importantes du système du monde, dit que Pascal eut le bon esprit de n’appliquer ce calcul qu’à des jeux auxquels il est propre exclusivement, et de ne pas l’employer dans des questions philosophiques qui le repoussent. M. Demoulin n’oublie qu’une seule chose, c’est que Pascal avait appliqué le calcul des probabilités à la démonstration de l’existence de Dieu.
  5. À propos de la XXXIIe proposition d’Euclide, que Pascal découvrit tout seul dans son enfance, en y arrivant par la même voie qu’avait suivie le géomètre grec (comme on le voit par la préface du Traité de l’équilibre des liqueurs, imprimé quelques mois seulement après la mort de Pascal), M. Demoulin dit que rien n’était plus facile que de démontrer cette proposition à l’aide de la mesure des angles par les arcs de cercle. On sait que ce théorème a pour objet de prouver que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux angles droits. C’est là une proposition que personne n’a pu établir exactement sans admettre le célèbre postulatum d’Euclide. M. Demoulin rendrait un grand service aux géomètres s’il démontrait rigoureusement ce théorème à l’aide de la théorie des fonctions circulaires. Jusque-là ses remarques sur la facilité de parvenir à cette démonstration ne sauraient être admises, et l’inutilité des efforts des plus célèbres mathématiciens ne permet guère d’espérer que M. Demoulin aurait plus de succès que ses devanciers.
  6. Il ne faudrait pas croire, d’après ce titre, que ce soit là un travail dont l’Académie aurait chargé M. Cousin, et sur lequel elle serait appelée à délibérer comme cela arrive à l’Académie des sciences. Le travail de M. Cousin lui est tout-à-fait personnel. Il a appelé Rapport ce que d’autres auraient nommé simplement Mémoire.
  7. Dans le cahier de juin 1842 du Journal des Savans (p. 349), M. Cousin s’exprime ainsi : « Je trouve la plupart de ces remarques dans le second volume de Port-Royal de M. Sainte-Beuve, qui paraît en ce moment. Je ne les efface pas pour cela, m’honorant de me rencontrer avec un des esprits les plus ingénieux et les plus délicats de notre temps. » — On voit que M. Cousin n’a connu que bien tard le volume de M. Sainte-Beuve, qui, depuis le mois de février de cette année, était entre les mains de tout le monde. Il est à regretter que, dans son Rapport, M. Cousin se soit à plusieurs reprises appliqué à des choses qui étaient déjà connues. Après l’exemple que nous venons de signaler, on pourrait citer aussi ce que M. Cousin dit au sujet des lettres à Mlle de Roannès, dont quelques fragmens avaient été insérés dans les Pensées. M. Cousin se serait épargné un travail pénible, il aurait reçu plus vite le trait de lumière dont il parle, s’il avait remarqué que, dans un des manuscrits qu’il dit avoir eus entre les mains, on a indiqué les passages tirés de ces lettres et imprimés dans les Pensées.
  8. Le duc de Roannès eut le plus de part à ce travail, et il fut aidé par MM. Arnauld, Nicole, de Treville, du Bois, de La Chaise et Périer l’aîné. (Recueil, p. 354.)
  9. Journal des Savans, avril 1842, p. 250, etc.
  10. M. Cousin, qui ne parle jamais des suppressions et des changemens exigés par la censure, et qui veut tout faire retomber sur Port-Royal, cite dans son dernier article cette lettre d’Arnauld, mais il a grand soin d’omettre le passage que nous donnons ici et qui décide la question.
  11. Depuis évêque de Grenoble et cardinal.