Opinions sociales/Conte pour commencer gaiement l’année

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Opinions socialesSociété nouvelle de librairie et d’édition1 (p. 5-11).


CONTE
POUR COMMENCER GAIEMENT L’ANNÉE


« Horteur, le fondateur de l’Étoile, le directeur politique et littéraire de la Revue nationale et du Nouveau Siècle illustré, Horteur, m’ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège directorial :

» — Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du Nouveau Siècle. Trois cents lignes, à l’occasion du « jour de l’an ». Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d’aristocratie.

» Je répondis à Horteur que je n’étais pas bon, au sens du moins où il le disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte.

» — J’aimerais bien, me dit-il, que cela s’appelât : Conte pour les riches.

» — J’aimerais mieux : Conte pour les pauvres.

» — C’est ce que j’entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié pour les pauvres.

» — C’est que précisément je n’aime pas que les riches aient pitié des pauvres.

» — Bizarre !

» — Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous voulez que je parle aux riches, je leur dirai : « Épargnez aux pauvres votre pitié : ils n’en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la justice ? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n’est pas une affaire de sentiment. C’est une affaire économique. Si ce que vous leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l’aumône pour ne pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au tyran son anneau dans le ventre d’un poisson. Et Polycrate fut dépouillé de toutes ses richesses. »

» — Vous plaisantez.

» — Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu’ils sont bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu’ils amusent le créancier, et que ce n’est pas ainsi qu’on fait les affaires. C’est un avis qui peut leur être utile.

» — Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le Nouveau Siècle, pour couler la feuille ! Pas de ça ! mon ami, pas de ça !

» — Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement qu’avec les riches et les puissants ? Il leur paye ce qu’il leur doit, et, s’il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C’est la probité. S’il est probe, qu’il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu’un seul riche le pense. C’est sur l’étendue de la dette que commencent les incertitudes. Et l’on n’est pas pressé d’en sortir. On aime mieux rester dans le vague. On sait qu’on doit. On ne sait pas ce qu’on doit, et l’on verse de temps en temps un petit acompte. Cela s’appelle la bienfaisance, et c’est avantageux.

» — Mais ce que vous dites là n’a pas le sens commun, mon cher collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une parcelle des injustices sociales, c’est un résultat. Le peu de bien qu’on fait est fait. Ce n’est pas tout, mais c’est quelque chose. Si le petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et la souffrance. C’est ainsi que peu à peu on rend la condition des pauvres supportable.

» — Est-il bon que la condition des pauvres soit supportable ? La pauvreté est indispensable à la richesse, la richesse est nécessaire à la pauvreté. Ces deux maux s’engendrent l’un l’autre et s’entretiennent l’un par l’autre. Il ne faut pas améliorer la condition des pauvres ; il faut la supprimer. Je n’induirai pas les riches en aumône, parce que leur aumône est empoisonnée, parce que l’aumône fait du bien à celui qui donne et du mal à celui qui reçoit, et parce qu’enfin, la richesse étant par elle-même dure et cruelle, il ne faut pas qu’elle revête l’apparence trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour les riches, je leur dirai : « Vos pauvres sont vos chiens que vous nourrissez pour mordre. Les assistés font aux possédants une meute qui aboie aux prolétaires. Les riches ne donnent qu’à ceux qui demandent. Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne reçoivent rien. »

» — Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards ?…

» — Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n’exciterai pas la pitié, j’invoquerai le droit.

» — Tout cela, c’est de la théorie ! Revenons à la réalité. Vous me ferez un petit conte à l’occasion des étrennes, et vous pourrez y mettre une pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode. C’est une élégance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du socialisme de Jaurès ; mais d’un bon socialisme que les gens du monde opposent avec à-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre conte des figures jeunes. Il sera illustré, et l’on n’aime, dans les images, que les sujets gracieux. Mettez en scène une jeune fille, une charmante jeune fille. Ce n’est pas difficile.

» — Non, ce n’est pas difficile.

» — Ne pourriez-vous pas introduire aussi dans le conte un petit ramoneur ? J’ai une illustration toute faite, une gravure en couleurs, qui représente une jolie jeune fille faisant l’aumône à un petit ramoneur, sur les marches de la Madeleine. Ce serait une occasion de l’employer… Il fait froid, il neige ; la jolie demoiselle fait la charité au petit ramoneur… Vous voyez cela ?…

» — Je vois cela.

» — Vous broderez sur ce thème.

» — Je broderai. Le petit ramoneur, transporté de reconnaissance, se jette au cou de la jolie demoiselle qui se trouve être la propre fille de M. le comte de Linotte. Il lui donne un baiser et imprime sur la joue de cette gracieuse enfant un petit O de suie, un joli petit O tout rond et tout noir. Il l’aime. Edmée (elle se nomme Edmée) n’est pas insensible à un sentiment si sincère et si ingénu… Il me semble que l’idée est assez touchante.

» — Oui… vous pourrez en faire quelque chose.

» — Vous m’encouragez à continuer… Rentrée dans son appartement somptueux du boulevard Malesherbes, Edmée éprouve pour la première fois de la répugnance à se débarbouiller ; elle voudrait garder sur la joue l’empreinte des lèvres qui s’y sont posées. Cependant le petit ramoneur l’a suivie jusqu’à sa porte ; il reste en extase sous les fenêtres de l’adorable jeune fille… Cela va-t-il ?

» — Mais, oui…

» — Je poursuis. Le lendemain matin, Edmée, couchée dans son petit lit blanc, voit le petit ramoneur sortir de la cheminée de sa chambre. Il se jette ingénument sur la délicieuse enfant et la couvre de petits O de suie, tout ronds. J’ai oublié de vous dire qu’il est d’une beauté merveilleuse. La comtesse de Linotte le surprend dans ce doux travail. Elle crie, elle appelle. Il est si occupé qu’il ne la voit ni ne l’entend.

» — Mon cher Marteau…

» — Il est si occupé qu’il ne la voit ni ne l’entend. Le comte accourt. Il a l’âme d’un gentilhomme. Il prend le petit ramoneur par le fond de la culotte, qui précisément se présente à ses yeux, et le jette par la fenêtre.

» — Mon cher Marteau…

» — J’abrège… Neuf mois après, le petit ramoneur épousait la noble jeune fille. Et il n’était que temps. Voilà les suites d’une charité bien placée.

» — Mon cher Marteau, vous vous êtes assez payé ma tête.

» — N’en croyez rien. J’achève. Ayant épousé Mlle de Linotte, le petit ramoneur devint comte du Pape et se ruina aux courses. Il est aujourd’hui fumiste rue de la Gaîté, à Montparnasse. Sa femme tient la boutique et vend des salamandres, à 18 francs, payables en huit mois.

» — Mon cher Marteau, ce n’est pas drôle.

» — Prenez garde, mon cher Horteur. Ce que je viens de vous conter, c’est, au fond, la Chute d’un ange, de Lamartine, et l’Eloa, d’Alfred de Vigny. Et, à tout prendre, cela vaut mieux que vos petites histoires larmoyantes, qui font croire aux gens qu’ils sont très bons alors qu’ils ne sont pas bons du tout, qu’ils font du bien alors qu’ils ne font pas de bien, qu’il leur est facile d’être bienfaisants, alors que c’est la chose la plus difficile du monde. Mon conte est moral. De plus il est optimiste et finit bien. Car Edmée trouva dans la boutique de la rue de la Gaîté le bonheur qu’elle aurait cherché en vain dans les divertissements et les fêtes, si elle avait épousé un diplomate ou un officier… Mon cher directeur, répondez-moi : prenez-vous Edmée ou la Charité bien placée pour le Nouveau Siècle illustré ?

» — C’est que vous avez l’air de me le demander sérieusement ?…

» — Je vous le demande sérieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte, je le publierai ailleurs.

» — Où ?

» — Dans une feuille bourgeoise.

» — Je vous en défie bien.

» — Vous verrez. »