Contes grotesques/L’Inhumation prématurée

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Traduction par Émile Hennequin.
Contes grotesquesPaul Ollendorff éd. (p. 49-62).

L’INHUMATION PRÉMATURÉE


Il est certains sujets portant en eux un intérêt poignant, mais qui causent trop d’horreur pour qu’on puisse légitimement les traiter dans une fiction. Les romanciers, s’ils ne veulent offenser ou dégoûter le lecteur, doivent éviter de les mettre en œuvre. On ne peut y toucher que sanctionné et soutenu par la majesté du vrai. Le passage de la Bérésina, le tremblement de terre de Lisbonne, la peste de Londres, le massacre de la Saint-Barthélemy, la mort des cent vingt-trois prisonniers étouffés dans le trou noir de Calcutta, nous font passer par la plus intense des souffrances voluptueuses. Mais c’est le fait, c’est la réalité historique qui nous émeuvent dans ces récits. Inventés de toutes pièces, nous les considérerions avec horreur.

Je viens de mentionner les plus augustes et les plus formidables calamités dont on se souvienne. Notre fantaisie y est impressionnée par la grandeur autant que par la nature de la catastrophe. Mais je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur que, dans la liste longue et fatale des infortunes humaines, j’aurais pu choisir des exemples individuels plus saturés d’horreur, qu’aucun de ces vastes désastres. La véritable misère, la souffrance extrême échoient au petit nombre seul et non pas à la multitude. Remercions un Dieu de miséricorde d’avoir réservé les agonies dernières à l’homme-unité et d’en avoir préservé l’homme-foule.

Être enterré vivant est certes la plus terrible des extrémités qui se soient jamais appesanties sur une créature mortelle. Que cela soit arrivé fréquemment, très fréquemment, aucun homme de sens ne le niera. Les limites qui séparent la mort de la vie sont, à prendre les choses au mieux, obscures et vagues. Qui dira où l’une finit et où l’autre commence ? Nous savons qu’il existe des cas pathologiques dans lesquels toutes les fonctions apparentes de la vie semblent cesser et ne sont, à proprement parler, que suspendues. Ce sont les arrêts temporaires d’un mécanisme incompréhensible. Une période indéfinie s’écoule, et quelque principe mystérieux, imperceptible, met de nouveau en branle les pignons magiques et les roues enchantées. Le lien d’argent n’était pas dénoué à jamais, ni le globe d’or irréparablement brisé. Mais, pendant ce temps, l’âme qu’était-elle devenue ?

D’ailleurs, outre la conclusion inévitable et a priori, qu’une cause devant forcément produire son effet, il est nécessaire que les cas fréquents et connus de mort apparente donnent lieu çà et là à des enterrements hâtifs, outre cette considération, nous avons le témoignage direct de l’expérience et des hommes de savoir pour démontrer que souvent de pareilles inhumations ont été accomplies. Je pourrais en citer immédiatement, si cela était nécessaire, une centaine d’exemples bien authentiques. Il serait aisé de multiplier ces histoires, mais je m’en abstiens. Elles nous sont inutiles pour établir une thèse évidente. Et si nous songeons combien il est rare que nous puissions constater ces cas d’enterrement prématuré, il nous faudra admettre encore qu’ils doivent fréquemment se produire sans que nous le sachions. En réalité il n’arrive pas souvent qu’un cimetière soit détourné de sa destination, sans que l’on y trouve des squelettes tordus en postures qui suggèrent les plus épouvantables soupçons. Terribles en effet ces soupçons, mais combien plus terrible la chose !

On peut affirmer sans hésitation que rien n’est plus fait pour inspirer le dernier degré de la détresse physique et morale, que de se sentir enterré vivant. L’oppression insupportable des poumons, les vapeurs étouffantes de la terre humide, l’élancement des vêtements mortuaires, le contact rigide de la maison étroite, la noirceur des ténèbres absolues, le silence qui vous accable, profond et pesant comme une mer, la présence invisible mais perçue du ver, l’universel conquérant, ces épouvantes jointes à l’idée d’herbe verte et d’air au-dessus, avec le souvenir d’amis chers qui voleraient à votre secours s’ils savaient ce que vous souffrez, la certitude que jamais ils n’en seront informés, que votre part désespérée est celle des vraiment morts, ces idées, dis-je, portent dans le cœur encore palpitant une terreur insupportable devant laquelle blêmit et se détourne l’homme le plus déterminé. Nous ne connaissons pas d’agonie plus dure sur terre, nous ne pouvons rêver qu’il y ait un supplice plus hideux dans le dernier cercle de l’enfer. Et c’est là ce qui donne à ce sujet son intérêt extrême, mais dépendant, à cause de l’horreur dont il procède, de notre conviction que les choses contées sont vraies. Or ce que je vais dire est tiré de ma connaissance propre, de mes souvenirs personnels et positifs.

Pendant plusieurs années, j’ai été sujet à des attaques de ce mal singulier que les médecins se sont accordés à appeler catalepsie, faute de dénomination plus précise. Quoique les causes lointaines et immédiates de ce mal, quoique ses diagnostics mêmes, soient encore mystérieux, ses caractères apparents sont suffisamment connus. La maladie a divers degrés. Dans l’un, le patient demeure en une sorte de léthargie extraordinaire, tantôt durant un jour, tantôt durant un temps moindre. Il reste sans sentiment, sans mouvement extérieur ; mais le pouls est encore faiblement perceptible ; quelques traces de chaleur ont persisté ; une faible rougeur colore le centre des joues et, en appliquant un miroir aux lèvres, on arrive à reconnaître l’action tardive, inégale, vacillante des poumons. D’autres fois l’attaque dure des semaines, des mois ; et alors l’examen le plus détaillé, les épreuves médicales les plus rigoureuses ne parviennent pas à établir de distinction entre l’état du patient et ce que nous sommes convenus d’appeler la mort absolue. Habituellement le malade échappe à l’inhumation prématurée, par la connaissance qu’ont ses proches de ses accès précédents, les soupçons qui en résultent, et surtout par l’état de conservation où se maintient son corps. Les progrès de la maladie, heureusement, sont lents. Ses premières manifestations quoique marquées, sont équivoques. Ensuite les accès se caractérisent et se prolongent. C’est cette gradation qui seule assure contre l’inhumation prématurée. Le malheureux qui, du premier coup, serait en butte à une attaque violente, comme cela arrive parfois, serait presque inévitablement livré vif à la tombe.

Mon cas ne se distinguait par aucune particularité marquante de ceux décrits dans les livres de médecine. Quelquefois sans aucune raison apparente, je tombais dans un état de demi syncope, et, sans souffrance, sans pouvoir remuer, ni même penser, éprouvant la connaissance sourde et somnolente de mon existence, de la présence des personnes autour de mon lit, je demeurais inerte, jusqu’à ce que la crise de mon mal me rétablit subitement dans la plénitude de mes facultés. D’autres fois, j’étais frappé rapidement et impétueusement. J’étais saisi de faiblesse, d’engourdissement, de frissons, de vertiges et je tombais tout à coup en une prostration profonde. Alors, des semaines durant, tout était vide, silencieux, noir, et l’univers s’annihilait. Je revenais de ces dernières attaques, aussi graduellement et aussi lentement que l’accès avait été soudain. Comme le jour point pour un mendiant errant sans demeure et seul pendant les longues nuits d’hiver, aussi tardive, aussi réconfortante renaissait en moi la lumière de l’âme.

À part ces attaques, ma santé générale paraissait bonne, et je ne pouvais m’apercevoir qu’elle déclinât par mon mal, à moins que celui-ci ne fût cause d’une sorte d’idiosyncrasie qui me prenait pendant mon sommeil ordinaire. En me réveillant le matin, je ne parvenais jamais à reprendre immédiatement la pleine possession de mes sens. Je demeurais toujours en grand effarement et perplexité, mes facultés mentales, et particulièrement ma mémoire, tardant à m’obéir.

Toutes mes sensations, libres d’ailleurs de souffrance physique, étaient pénétrées d’une infinie détresse morale. Ma fantaisie se prit à hanter les charniers. Je parlais de tombeaux, d’épitaphes, de décomposition. Je me perdais en rêveries funèbres, et la pensée d’être enterré vif régnait en maître dans mon cerveau. Le danger horrible auquel j’étais exposé, je m’en souvenais jour et nuit, torture excessive dans l’un, suprême dans l’autre. Quand l’obscurité pleine d’épouvantes tombait sur terre, alors, de toutes les horreurs de la pensée, je tremblais, comme les plumes sombres qui vacillent aux quatre coins d’un corbillard. Quand je ne pouvais plus endurer la veille, il me fallait lutter pour me contraindre à dormir, car je frissonnais en me disant qu’à mon réveil, je pouvais me trouver clos dans une tombe. Et quand enfin je cédais au sommeil, ce n’était que pour tomber dans un monde de fantômes où planait seule sur ses ailes noires et ombreuses mon éternelle idée sépulcrale.

Parmi les innombrables images de deuil qui m’oppressèrent ainsi en songe, je prends, pour la rappeler, une vision unique.

Je me crus saisi une fois d’une attaque de catalepsie de durée et d’intensité plus qu’ordinaires. Tout à coup une main froide vint sur mon front, une voix impatiente et chevrotante murmura les mots : « Lève-toi, » à mon oreille.

Je me dressai sur mon lit, et, l’obscurité étant totale, je ne pus voir la figure de celui qui m’éveillait. Je n’arrivais pas à me rappeler à quelle époque j’étais tombé en catalepsie, ni l’endroit où j’étais alors couché. Comme je demeurais sans mouvement, et m’occupais à rassembler mes pensées, la main froide me saisit durement au poignet et la voix chevrotante reprit :

— Lève-toi. Ne t’ai-je pas dit de te lever ?

— Et qui es-tu ? demandai-je.

— Je n’ai pas de nom dans les régions que j’habite, répliqua la voix lugubre. J’étais mortel, et suis un esprit ; j’étais sans pitié, et suis compatissant. Tu sens que je tremble. Mes dents, pendant que je parle, claquent. Et cependant ce n’est pas du froid de la nuit, de la nuit sans fin. Mais cette horreur est insupportable. Comment peux-tu dormir tranquille ? Je ne puis me reposer à cause de la clameur de ces grandes agonies, et les voir est plus que je ne puis supporter. Lève-toi. Viens avec moi dans la nuit extérieure et laisse-moi te découvrir les tombes. N’est-ce pas une vue pitoyable ? Regarde !

Je regardai. La figure invisible qui me tenait encore par le poignet, avait entr’ouvert les tombes de toute l’humanité, et de chacune sortait une faible phosphorescence produite par la putréfaction. En sorte que je pouvais sonder les retraites cachées et inspecter les corps emmaillotés, pris dans leur somme morose en compagnie du ver. Mais hélas ! Les éveillés étaient plus nombreux que les dormeurs. Sur toute la plaine régnait comme une faible agitation, comme une irréquiétude générale, et de la profondeur des fosses sans nombre montait le bruissement lugubre des suaires froissés. Même de ceux qui semblaient reposer tranquillement, j’en voyais un grand nombre qui avaient modifié la posture rigide et incommode dans laquelle ils avaient été mis en tombe. Et la voix me dit encore comme je regardais :

— N’est-ce pas une vue pitoyable ?

Mais avant que j’eusse pu trouver un mot de réponse, le fantôme avait cessé de tenir mon poignet, les lueurs phosphorescentes s’éteignirent et les tombes se fermèrent avec une violence soudaine, tandis que de leur sein sortait une clameur d’appels désespérés répétant :

— N’est-ce pas, ô Dieu, n’est-ce pas une vue très-pitoyable ?

Ces apparitions nocturnes étendirent leur influence terrifiante à mes heures de veille. Mes nerfs se détendirent complètement et je tombai en proie à une terreur immense. J’hésitais à aller à cheval, à marcher, à m’adonner à aucun exercice qui pût m’éloigner de chez moi. En fait je n’osais plus me hasarder hors de la présence immédiate de ceux qui me savaient sujet à mes attaques, craignant que si je tombais malade, je ne fusse enterré vif avant que mon véritable état ne fût reconnu. Je doutai de la sollicitude, de la fidélité de mes plus chers amis. Je m’imaginai que si j’étais saisi d’une attaque plus longue que d’habitude, on leur persuaderait facilement que je ne pouvais plus revenir à la vie. J’allai même jusqu’à me dire que je les incommodais beaucoup et qu’ils seraient heureux de considérer tout accès prolongé comme un prétexte suffisant pour se débarrasser de moi d’un coup. C’était en vain qu’ils tâchaient de me rassurer par les promesses les plus solennelles. Je leur arrachai le serment sacré que, dans aucun cas, ils ne m’enterreraient avant que mon cadavre ne fût décomposé au point de rendre toute conservation ultérieure impossible. Et même alors mes angoisses mortelles ne voulurent entendre raison ni accepter de consolation.

J’entrepris une série de précautions laborieuses. Entre autres, je fis rebâtir mon caveau de famille, de façon qu’on pût l’ouvrir aisément de l’intérieur. La plus légère pression sur une longue barre de fer qui s’étendait au loin sous la voûte ferait retomber en dedans les battants ferrés de la porte. J’avais pris garde aussi de laisser entrer l’air et la lumière, d’établir des réceptables propres à contenir des aliments et de l’eau, à portée du cercueil destiné à me recevoir. Celui-ci était chaudement et mollement capitonné. Son couvercle était pourvu comme la porte du tombeau de ressorts arrangés de manière que le plus léger mouvement du cadavre suffit à les faire jouer. En outre, au toit du caveau était suspendue une grosse cloche dont la corde devait passer par un trou dans le cercueil et être attachée à ma main. Mais que valent les précautions contre la destinée ! Toutes les miennes, si bien combinées, ne devaient pas sauver des dernières agonies un malheureux condamné à être enterré vif.

Une fois, je me trouvai passant, comme cela m’était souvent arrivé, d’une inconscience totale dans le premier sentiment faible et indéfini de mon existence. Lentement, avec la marche d’une tortue, arrivait la faible lueur grise de la lumière mentale. Un malaise torpide, le sentiment apathique d’une souffrance sourde, pas d’inquiétude, pas d’espérance, pas d’effort. Puis, après un long intervalle, un tintement dans les oreilles ; puis, après une durée plus longue encore, une sensation de fourmillement aux extrémités. Ensuite, une période comme éternelle de repos voluptueux, pendant lequel mes sensations renaissantes travaillaient à se façonner en pensées. Encore une lourde rechûte dans l’inconscience, un retour soudain, enfin le léger tremblotement de la paupière, et, immédiatement, un choc électrique de terreur mortelle qui chassa le sang du cœur aux tempes, furieusement.

Alors je fis le premier effort positif pour penser, la première tentative pour me ressouvenir. Le succès fut d’abord partiel et éphémère, puis la mémoire revint peu à peu, et j’eus, en quelque mesure, connaissance de mon état. Je sens que je ne sors pas de mon sommeil ordinaire. Je me rappelle que je suis sujet à la catalepsie, et maintenant enfin, de l’élan de toute une mer, s’abat sur mon esprit frémissant l’idée du danger effroyable, la vision spectrale et toujours prévalente de mon inhumation prématurée.

Après que mon idée fixe m’eut ressaisi, je restai quelques minutes sans mouvement. Je ne pouvais me donner le courage de remuer. Je n’osais pas faire l’effort qui devait me renseigner sur ma situation ; et, cependant, quelque chose me chuchotait à l’oreille que ma peur était juste. Le désespoir, un désespoir comme aucune autre misère n’en inspire, me poussa seul, après une longue irrésolution, à lever les lourdes paupières de mes yeux. Il faisait sombre, tout était sombre. Je savais que mon accès était terminé, que ma crise était passée depuis longtemps, que j’avais de nouveau pleinement recouvré l’usage de mes facultés visuelles, et cependant, il faisait sombre, tout était sombre ; c’était l’absence absolue de lueurs qui règne dans la nuit sans fin.

J’essayai de crier ; mes lèvres et ma langue desséchées se murent convulsivement, mais aucune voix ne sortit de mes poumons oppressés qui, comme sous le poids de quelque montagne, se dilataient et palpitaient avec le cœur, à chacune de mes aspirations haletantes.

Le mouvement que firent mes mâchoires dans mon effort pour crier, me montra qu’elles étaient attachées comme on le fait aux morts. Je sentis aussi que j’étais couché sur une substance dure et que mes côtés étaient comprimés étroitement entre des parois rigides. Jusque là je n’avais tenté de mouvoir aucun de mes membres. Maintenant je levai violemment mes bras que j’avais trouvés étendus, les poignets croisés. Ils frappèrent une paroi solide, ligneuse, qui s’étendait au dessus de mon corps à une hauteur de 6 pouces environ. Je ne pouvais plus douter que je ne fusse enfermé dans un cercueil.

Alors au milieu de ma misère infinie, vint doucement l’ange de l’espérance. Je me rappelai mes précautions. Je me tordis, je fis des efforts spasmodiques pour briser le cercueil. Il ne voulut pas céder. Je tâtai mes mains cherchant la corde de la cloche. Je ne pus la trouver. Et le consolateur s’enfuit à jamais ; un désespoir plus âpre encore reprit le dessus. Car je ne pouvais m’empêcher de m’apercevoir que mon cercueil n’était point capitonné comme celui que j’avais fait préparer avec tant de soin. Soudain, mes narines furent frappées de l’odeur forte et particulière qu’exhale la terre humide. La conclusion s’imposait. Mon mal m’avait surpris hors de chez moi, parmi des étrangers, — quand ou comment, je ne pouvais m’en souvenir, — et c’étaient eux qui m’avaient enterré vif comme un chien, qui m’avaient cloué dans un cercueil commun et jeté profondément, à tout jamais, dans une fosse ordinaire et sans nom.

Comme cette horrible conviction pénétrait tout au fond de mon âme, je tâchai encore une fois de crier haut, et, dans cette seconde tentative, je réussis. Un cri long, continu, un hurlement d’agonie, résonna par les royaumes de la nuit souterraine.

— Eh bien, eh bien ! Hé ! là bas, répondit une voix rude !

— Que diable y a-t-il maintenant ? dit une seconde voix.

— Dites donc, avez-vous fini ? dit une troisième.

— Voulez-vous bien ne pas hurler ainsi, comme une chatte amoureuse ? dit une quatrième.

Et là-dessus, je fus saisi, et rudement secoué pendant plusieurs minutes par deux ou trois individus d’apparence grossière. Ils ne me sortirent pas de mon sommeil, car j’étais grandement éveillé quand j’avais crié, mais ils me rendirent la pleine possession de ma mémoire.

Mon aventure avait eu lieu près de Richmond en Virginie. Accompagné d’un ami, j’étais allé à la chasse et nous avions suivi pendant quelques milles la rive du James River. La nuit approchait quand nous fûmes surpris par une tempête. L’entrepont d’un petit sloop, ancré dans la rivière et chargé de terreau, fut le seul abri qui s’offrît à nous. Nous nous y installâmes de notre mieux et passâmes la nuit à bord. Je me mis pour dormir dans l’une des deux seules cabines de l’embarcation, et les cabines d’un sloop de 60 à 70 tonnes, n’ont pas besoin d’être décrites. Celle que j’occupai ne contenait aucun effet de literie. Sa largeur extrême était de 18 pouces, et sa hauteur, du sol au pont qui la couvrait, exactement la même. Je trouvai assez difficile de m’y fourrer. Néanmoins je dormis profondément, et mon illusion entière, — car ce n’était ni un songe ni un cauchemar, — provint naturellement de la posture où je me retrouvai, de mon courant habituel d’idées, de la difficulté que j’éprouvais, comme je l’ai dit, à reprendre mes sens et particulièrement ma mémoire, à mon réveil. Les hommes qui vinrent me secourir, étaient les maîtres du sloop et quelques paysans engagés pour le décharger. L’odeur de terre provenait de la cargaison même. Quant au bandage qui enserrait mes mâchoires, c’était un foulard que je m’étais attaché autour de la tête à défaut de mon bonnet de nuit accoutumé.

Cependant les tortures que j’avais souffertes étaient égales assurément, sauf pour la durée, à celles qu’éprouverait un homme enterré vif. Elles avaient été effroyables, au delà de toute idée. Mais le bien sortit du mal. Car l’excès même de ces tourments produisit en mon esprit une révulsion inévitable. Mon âme prit du ton, de la fermeté. J’allai à l’étranger, je m’adonnai à de rudes exercices. Je portai ma pensée sur d’autres sujets que la mort. Je me débarrassai de mes livres de médecine. Je brûlai Buchan. Je ne lus plus de Pensées nocturnes, plus de galimatias sur les cimetières, plus de contes de nourrice comme celui que je viens d’écrire. Bref, je devins un homme nouveau et je vécus de la vie de tous. Depuis cette nuit mémorable, je renvoyai à jamais mes appréhensions funèbres, et avec elles partirent mes accès de catalepsie, qui avaient été peut-être moins la cause que la conséquence de mon tour d’esprit.

Il y a des moments où, même aux yeux de la raison froide, notre triste monde peut prendre l’aspect d’un enfer. Mais l’imagination de l’homme n’est pas une Carathis pour explorer impunément tous les abîmes. Ses terreurs sépulcrales, légion redoutable, ne peuvent, hélas ! être tenues pour purement fictives. Mais comme les démons avec lesquels Afrasias descendit l’Oxus, il est nécessaire que ces effrois dorment ou qu’ils nous dévorent, qu’on les laisse sommeiller ou qu’on se résigne à périr.