Contes inédits (Poe)/Éléonore

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Traduction par William Little Hughes.
Contes inéditsJules Hetzel (p. 23-35).

II

ÉLÉONORE


Sub conservatione formæ specificæ salva anima.
Raymond Lulle.


J’appartiens à une race connue pour la force de son imagination et l’ardeur de ses passions. On m’a appelé fou ; mais savons-nous encore si la folie est ou n’est pas autre chose qu’une intelligence sublime ? Savons-nous si une grande partie de ce qu’on appelle la gloire, si tout ce qu’on nomme profondeur n’a pas son origine dans une maladie de la pensée, dans certaines phases d’un esprit qui s’exalte aux dépens de ses facultés générales ? Ceux qui rêvent le jour ont connaissance de bien des choses qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit. Dans la pénombre grise de leurs visions, ils entrevoient comme des éclairs de l’éternité et ils tressaillent, au réveil, de voir qu’ils ont été sur le point de découvrir le grand secret. Par échappées, ils saisissent quelques notions de la science du bien et s’instruisent plus encore dans la science moins rare du mal. Ils pénètrent, bien que sans gouvernail et sans compas, dans le vaste océan de la « lumière ineffable ; » puis, comme le géographe nubien, « ils s’aventurent sur une mer de ténèbres pour en explorer les mystères[1]. »

Nous dirons donc que je suis fou. J’admets du moins qu’il y a deux conditions distinctes dans mon existence mentale : un état de raison lucide, qu’on ne saurait nier, — se rattachant à la mémoire des faits qui représentent la première période de ma vie — et un état d’ombres et de doutes, qui appartient au présent et aux souvenirs de la seconde grande époque de mon individualité. Donc, tout ce que je vous raconterai de la première période, vous devez le croire. Quant à ce que je vous dirai de la seconde, je ne vous demande de confiance qu’autant que mon récit paraîtra en mériter. Il vous est même permis de douter de ma bonne foi ; ou bien, si le doute devient impossible, soyez l’Œdipe de cette énigme.

J’ai perdu ma mère de bonne heure ; elle avait une sœur, — une seule ; — celle que j’ai aimée dans ma jeunesse, et dont ma plume retrace aujourd’hui le souvenir avec calme et clarté, était la fille unique de cette sœur. Ma cousine se nommait Éléonore. Nous avons grandi ensemble, sous un soleil tropical, dans la Vallée-aux-Herbes-Multicolores. Personne ne pénétra jamais sans guide dans cette vallée lointaine, située au milieu d’une chaîne de montagnes gigantesques qui l’entouraient, sourcilleuses, de tous les côtés et en garantissaient les douces retraites contre la lumière du soleil. Dans le voisinage, pas un seul sentier battu ; pour gagner notre heureuse demeure, il fallait repousser, avec force, le feuillage de bien des milliers d’arbres et fouler aux pieds la beauté de bien des millions de fleurs odorantes. Voilà pourquoi nous vivions seuls, ne connaissant rien du monde en dehors de la vallée, — moi, ma cousine et sa mère.

Une rivière, profonde et peu large, se glissait hors de l’ombre où restaient plongées les régions situées au delà des montagnes, à l’extrémité supérieure de notre domaine si bien abrité. Elle brillait plus que quoi que ce soit au monde, sauf les yeux d’Éléonore, et se dérobait dans de capricieux méandres, pour disparaître enfin, par un ravin ombreux, dans des collines plus indistinctes encore que les hauteurs d’où elle était sortie. Nous l’avions surnommée la rivière du Silence, tant son cours tranquille invitait au repos.

Elle ne laissait pas échapper le plus léger murmure ; elle serpentait si doucement que les cailloux, que nous aimions à contempler tout au fond de son lit, loin de remuer, conservaient une immobilité satisfaite et brillaient comme des perles sans jamais changer de place.

Les bords de la rivière, ceux de maint ruisseau étincelant qui venait s’y jeter après de nombreux détours, l’espace compris entre ces bords et les profondeurs mêmes des courants jusqu’aux lits de cailloux du fond, la surface entière de la vallée, depuis la rivière jusqu’aux montagnes environnantes, étaient tapissés d’une herbe veloutée, verte, épaisse, peu élevée, parfaitement unie, exhalant un parfum de vanille et si émaillée de boutons d’or, de marguerites blanches, de violettes pourpres, d’asphodèles d’un rouge de rubis, que la vive beauté de ce parterre parlait à nos cœurs, en termes pleins d’éloquence, de l’amour et de la gloire de Dieu.

Et çà et là, au milieu de cette herbe, se dressaient, comme dans un rêve bizarre, des bosquets d’arbustes fantastiques, aux longues et sveltes tiges, qui, au lieu de croître tout droit, s’inclinaient avec des courbes gracieuses vers la lumière qui se glissait à midi jusqu’au centre de la vallée. Leur écorce, éclatante mosaïque, brillait de la splendeur alternée de l’ébène et de l’argent ; rien au monde n’était plus lisse, sauf la joue d’Éléonore ; — si bien que sans les brillantes lignes de verdure des vastes feuilles, qui tremblaient au gré des zéphyrs, on aurait pu les prendre pour d’énormes serpents de Syrie, rendant hommage à leur souverain, le Soleil.

Éléonore et moi, nous nous promenâmes quinze ans dans cette vallée, sa main dans la mienne, avant que l’amour pénétrât dans nos cœurs. Une après-midi, — elle avait quinze ans, j’en avais vingt, — nous nous trouvâmes assis, enchaînés dans les bras l’un de l’autre, à l’ombre de ces arbres pareils à des serpents, contemplant notre image dans les eaux de la rivière du Silence qui coulait au-dessous. Nous ne prononçâmes pas un mot pendant le reste de cette journée ; et même le lendemain, nos paroles furent peu nombreuses et nos lèvres tremblèrent en les prononçant. Nous avions tiré le dieu Éros du fond de cette onde, et nous sentions qu’il venait d’allumer en nous l’ardeur qui avait consumé l’âme de nos ancêtres. Les passions et les fantaisies qui avaient distingué notre race pendant des siècles répandirent un bonheur délirant sur la Vallée-aux-Herbes-Multicolores. Tout changea d’aspect. Des fleurs étranges, brillantes, en forme d’étoile, poussèrent tout à coup sur des arbres où l’on n’avait jamais vu éclore un bouton. Le vert du gazon prit une nuance plus foncée ; puis, lorsque les marguerites blanche eurent disparu une à une, il s’éleva à leur place des dizaines d’asphodèles d’un rouge de rubis. Et la vie vint animer les sentiers que nous traversions : car le flamant à la taille élevée, que nous n’avions pas aperçu jusqu’alors, se pavana devant nous dans son plumage écarlate, en compagnie de tous les autres oiseaux aux toilettes gaies ou brillantes. Des poissons d’or et d’argent peuplèrent la rivière, du sein de laquelle s’éleva un murmure qui, petit à petit, se transforma en une mélodie assoupissante, plus divine que celle de la lyre d’Éole, — plus douce que quoi que ce soit au monde, sauf la voix d’Éléonore. En ce moment aussi, un vaste nuage, que nous avions longtemps contemplé dans les régions d’Hespérus se mit à flotter vers nous, resplendissant de tons cramoisis et dorés ; il plana paisiblement au-dessus de nous et s’abaissa de jour en jour jusqu’à ce que ses bords reposassent sur les cimes des montagnes, transformant les pénombres en splendeurs, nous renfermant, comme pour toujours, dans une vaste, glorieuse et magique prison.

La beauté d’Éléonore égalait celle des séraphins ; elle n’était pourtant qu’une jeune fille sans art, aussi innocente que la courte existence qu’elle avait passée au milieu des fleurs. Elle ne s’avisa d’aucune ruse pour déguiser la ferveur de l’amour qui l’animait et elle examina avec moi les plus secrets recoins de son cœur, tandis que nous parcourions ensemble la Vallée-aux-Herbes-Multicolores, nous entretenant des grandes transformations qui s’y étaient opérées depuis peu.

Enfin, un jour, elle me parla, les yeux tout remplis de larmes, de la dernière et triste transformation qui attend l’humanité. À dater de ce moment, elle s’entretint sans cesse de ce sujet lugubre, dont elle entrelaça toutes ses conversations ; — c’est ainsi que, dans les chansons du barde de Schiraz, la même image se représente constamment avec mille variations.

Elle savait le doigt de la Mort posé sur son sein ; elle savait que, comme l’éphémère, elle n’avait atteint la beauté parfaite que pour mourir aussitôt ; mais pour elle les terreurs de la tombe se résumaient en une seule crainte qu’elle me révéla un soir, à l’heure du crépuscule, non loin de la rivière du Silence. Elle souffrait de penser qu’après l’avoir enterrée dans la Vallée-aux-Herbes-Multicolores, je quitterais pour toujours cette heureuse retraite pour reporter sur une fiancée du monde externe et banal l’amour passionné qu’elle m’inspirait en ce moment. Aussitôt, je me jetai à ses pieds, et je jurai devant elle et devant Dieu que jamais je ne m’unirais dans les liens du mariage avec aucune fille de la terre, qu’en aucune façon je ne serais infidèle à son cher souvenir, ni au souvenir de la sainte affection qui avait fait mon bonheur. Et je pris le tout-puissant Maître de l’univers à témoin de la pieuse solennité de mon serment. Et j’invitai le Seigneur et celle qui allait devenir une sainte dans l’Empyrée, si jamais je manquais à ma promesse, — à me faire sentir le poids d’une malédiction trop terrible pour que j’ose la rapporter ici.

Les yeux brillants d’Éléonore devinrent plus brillants encore lorsqu’elle eut entendu mes paroles, et elle soupira comme si l’on eût débarrassé sa poitrine d’un poids mortel ; elle trembla et pleura amèrement. Mais ce n’était qu’une enfant et elle accepta ma promesse, qui lui rendit paisible son lit de mort. Et elle me dit quelques jours plus tard, tandis que la vie lui échappait doucement, qu’en récompense de ce que j’avais fait pour calmer ses craintes, elle veillerait sur moi, dès que son âme aurait pris son vol, et m’apparaîtrait durant mes veilles nocturnes, si de telles visites ne lui étaient pas interdites. Si la liberté laissée aux élus du paradis ne lui permettait pas d’accomplir cette dernière promesse, elle pourrait toujours, ajoutait-elle, m’annoncer sa présence en m’envoyant ses soupirs dans la brise du soir ou en imprégnant l’air que je respirerais des parfums qu’exhalent les encensoirs des anges. Avec ces paroles sur les lèvres, elle rendit son âme innocente, et sa mort vint mettre un terme à la première période de mon existence.

Jusqu’ici j’ai tout raconté avec une vérité scrupuleuse. Mais dès que je franchis la barrière que la perte de ma bien-aimée forma dans le sentier de ma vie pour aborder les événements survenus au delà, je sens l’ombre s’amasser autour de mon cerveau et je doute que mon récit soit celui d’un homme ayant la plénitude de sa raison. Mais souffrez que je le poursuive. Pour moi les années se traînèrent lourdement et je continuai à vivre dans la Vallée-aux-Herbes-Multicolores, où tout avait subi une nouvelle transformation. Les fleurs en forme d’étoiles, rentrées dans les tiges des arbres, ne se montrèrent plus. Les couleurs du tapis de verdure se fanèrent, et les asphodèles d’un rouge de rubis dépérirent un à un ; on vit s’élever à leur place, dix par dix, des violettes foncées, semblables à des yeux humains et toujours chargées de rosée, qui se tordaient d’un air inquiet. Et la vie disparut aussi de nos sentiers : car le flamant à la taille élevée ne se pavana plus devant nous dans son plumage écarlate ; il s’envola tristement de la vallée vers les collines, en compagnie de tous les gais et brillants oiseaux qui l’avaient accompagné lors de son arrivée. Et les poissons d’or et d’argent remontèrent vers le ravin, à l’extrémité de notre domaine, et ne brillèrent plus jamais dans la charmante rivière. Et la mélodie assoupissante, qui naguère paraissait plus douce encore que celle de la harpe aérienne d’Éole et plus divine que quoi que ce soit au monde, sauf la voix d’Éléonore, s’éteignit peu à peu, se changeant en un murmure de plus en plus vague, jusqu’à ce que la rivière retombât enfin dans la solennité de son silence d’autrefois. Puis, en dernier lieu, le vaste nuage, s’élevant dans les airs, abandonna le sommet de la montagne à son ancienne obscurité, regagna les régions de l’Hespérus et dépouilla ainsi la Vallée-aux-Herbes-Multicolores de tout un monde d’auréoles éclatantes.

Mais Éléonore n’oublia pas ses promesses ; car j’entendais le balancement des divins encensoirs ; et des bouffées d’un parfum céleste ondulaient sans cesse dans l’atmosphère de la vallée ; et aux heures où ma solitude me pesait, lorsque mon cœur battait lourdement, la brise qui baignait mon front m’arrivait chargée de doux soupirs ; et des murmures indistincts venaient remplir l’air de la nuit ; et une fois, — une seule fois, — je fus réveillé d’un sommeil aussi profond que celui de la mort, par la pression de deux lèvres spirituelles posées sur les miennes.

Rien, néanmoins, ne put combler le vide de mon cœur. Je soupirai après l’amour qui l’avait rempli à déborder. Enfin le séjour de la vallée me devint pénible à cause des souvenirs d’Éléonore, et je la quittai à jamais pour les vanités et les triomphes turbulents du monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me trouvai dans une cité étrangère, où tout aurait dû contribuer à effacer de ma mémoire les doux rêves dont je m’étais longtemps bercé dans la Vallée-aux-Herbes-Multicolores. La pompe et l’étalage d’une cour fastueuse, le cliquetis furieux des armes et la beauté resplendissante des femmes troublèrent et enivrèrent mon cerveau. Cependant mon âme était restée fidèle à ses vœux, et les preuves de la présence d’Éléonore m’arrivaient encore durant les heures silencieuses de la nuit. Soudain ces manifestations cessèrent, et le monde s’assombrit à mes yeux, et je restai pâle et tremblant devant les pensées dévorantes qui me possédaient et les terribles tentations qui venaient m’assaillir ; car il arriva d’une contrée bien, bien lointaine, vers la cour du roi que je servais, une jeune fille devant la beauté de laquelle mon cœur inconstant céda tout de suite, — aux pieds de laquelle je m’étendis sans lutte, dans une adoration d’amour des plus ardentes, des plus soumises. Qu’était donc ma passion pour ma compagne de la vallée à côté de la ferveur, du délire, de l’extase d’admiration qui soulevait mon âme et dans laquelle je répandis mon cœur en larmes aux pieds de mon Ermengarde éthérée ? C’était un brillant séraphin que mon Ermengarde ! et cette pensée ne laissait aucune place pour d’autres dans mon esprit. C’était une créature divine que l’ange Ermengarde ! et tandis que j’interrogeai les profondeurs de ses yeux, qui conservaient comme un souvenir d’un autre monde, je ne songeai qu’à elle et à son regard.

Je la pris donc pour femme ; — je ne tremblai pas au souvenir de la cruelle malédiction que j’avais invoquée, et cette malédiction ne m’atteignit pas. Une fois encore, — une seule fois, dans le silence de la nuit ! — les doux soupirs que j’avais cessé d’entendre m’arrivèrent à travers la jalousie, et se transformèrent en une voix douce et familière, disant :

« Dors en paix ! car l’Esprit de l’Amour règne et gouverne, et en pressant sur ton cœur passionné celle qui est Ermengarde, tu es absous, pour des motifs qui te seront connus dans le ciel, des vœux faits à Éléonore. »

  1. Agressi sunt mare tenebrarum, quid in eo esset exploraturi.