Contes populaires de Basse-Bretagne/Barbauvert ou le Prince qui perdit sa tête au jeu

La bibliothèque libre.
François-Marie Luzel
Contes populaires de Basse-Bretagne
PERSONNAGES ET ANIMAUX FABULEUX ET APOCRYPHES



VIII


BARBAUVERT


OU LE PRINCE QUI JOUA SA TÊTE ET LA PERDIT
_____



Setu aman eur gaoz ha na sur en-hi gaou,
Mes, marteze, eur ger pe daou.
Voici un conte dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est, peut-être, un mot ou deux.


IL y avait une fois un roi de France, qui n’avait qu’un enfant, un fils, nommé Charles. Le frère de ce roi était aussi roi d’Angleterre, et avait également un fils unique. Charles dit un jour à son père : — Vous devriez bien, mon père, écrire à mon oncle, le roi d’Angleterre, de permettre à mon cousin de venir passer quelque temps à votre cour ; nous ferions ainsi connaissance ensemble, car nous ne nous sommes jamais vus encore.

Le roi de France écrivit à son frère le roi d’Angleterre, pour le prier d’envoyer son fils à Paris, pour passer quelque temps avec son oncle et son cousin.

Le prince Anglais, qui se nommait Henri, fut donc envoyé en France, avec son gouverneur.

Les deux jeunes princes furent bientôt grands amis et ne se quittaient jamais.

Un jour qu’ils chassaient ensemble, dans un grand bois, aux environs de Paris, accompagnés de deux valets seulement, Charles poursuivit avec tant d’ardeur un sanglier, que les trois autres le perdirent de vue et il s’égara. La nuit survint et il fut contraint, après avoir erré longtemps au hasard, de demander l’hospitalité dans une hôtellerie qu’il finit par rencontrer dans le bois. La nuit était fort avancée. Il avait grand appétit, et il mangea sans scrupule de ce qu’il y avait. Il y avait dans la maison un autre hôte, arrivé un peu avant lui, et ils mangèrent à la même table, et firent conversation ensemble, mais, sans se donner à connaître l’un à l’autre.

Le repas terminé, l’inconnu proposa une partie de cartes. Le prince accepta, et fut si malheureux, qu’il perdit jusqu’à son dernier sou, puis son cheval, qu’il joua aussi.

— Je ne jouerai plus, dit-il alors.

— Encore un coup, répondit l’autre.

— Je n’ai plus rien, que voulez-vous que je joue ?

— Votre tête contre la mientie.

— Eh bien ! soit. Je finirai bien par gagner une fois, pensait-il.

On distribua les cartes.

Hélas ! le prince perdit encore.

— Dans un an et un jour, lui dit l’inconnu, vous viendrez me payer, chez moi, à mon château, sinon je saurai bien vous trouver, en quelque lieu que vous soyez.

— Mais, quel est votre nom et où demeurez-vous ?

— Mon nom est Barbauvert[1], et quant au château que j’habite, vous le chercherez et ferez en sorte de le trouver, autrement, je saurai bien vous trouver, moi.

Le lendemain matin, au lever du soleil, on remit le prince sur le bon chemin, et il s’en revint chez lui, triste et pensif. Il abandonna le sanglier qu’il avait pris à son hôte, pour payer son hospitalité, puisqu’il n’avait plus d’argent. Quand il arriva à la maison, il y trouva tout le monde dans la désolation ; mais, à sa vue, la tristesse et les larmes firent place à la joie la plus vive.

Cependant, le jeune prince ne pouvait retrouver sa gaîté et son insouciance ordinaires ; rien ne le divertissait plus et on le crut malade et il dépérissait, à vue d’œil. Les médecins ne pouvaient rien contre son mal, et son père et sa mère et toute la cour étaient forts inquiets de voir cette situation se prolonger.

Au bout de dix mois ou environ, Charles dit enfin à son père :

— J’ai un voyage à faire, mon père, un voyage assez périlleux, et, comme je ne sais pas si j’en reviendrai jamais, je vous fais mes adieux.

Et il partit, malgré les instances et les larmes de son père, et sans s’expliquer sur le but de son voyage. Il va au hasard, sans savoir quelle direction il doit prendre. Après plusieurs jours de marche, il se retrouva, sans y songer, dans le bois où il s’était égaré, à la chasse. La nuit l’y surprit, et il frappa à la porte d’une pauvre hutte dont la lumière l’avait attiré. Un vieillard à barbe blanche vint lui ouvrir :

— Bonsoir, mon père ermite, lui dit-il.

— Bonsoir, mon fils, répondit l’ermite ; que cherchez-vous ?

— Je dois me rendre au château de Barbauvert, et je ne sais quel chemin prendre, car j’ignore où il habite.

— Oui, je le sais ; mais, rien ne presse encore ; restez avec moi ici, quelques jours, et, quand le temps sera venu, je vous dirai ce que vous aurez à faire.

Le prince resta huit jours auprès de l’ermite, et, au bout de ce temps, le vieillard lui dit :

— Le moment est venu de partir et de tenir votre promesse, mon fils. Écoutez-moi bien, faites exactement tout ce que je vais vous dire, et vous pourrez encore vous tirer d’affaire. Voici une boule, qui roulera d’elle-même devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira jusqu’au pied de la montagne sur le haut de laquelle est le château de Barbauvert. Arrivée là, elle reviendra d’elle-même vers moi. Le pied de la montagne est entouré de ronces et d’épines, si pressées et si serrées, que vous ne pourrez aller plus loin. Mais, voici des cisailles (et il lui présenta des cisailles) avec lesquelles vous vous ferez un passage, et, quand vous n’en aurez plus besoin, vous n’aurez qu’à leur dire : — « Cisailles, retournez à présent à la maison », et elles s’en retourneront d’elles-mêmes. Vous gravirez alors la montagne, et quand vous serez parvenu au sommet, vous y verrez une grande plaine avec des parterres et des bosquets de belles fleurs odoriférantes. Au centre, est un étang à l’eau limpide et claire, et dont le fond est pavé d’argent. Près de l’étang, vous verrez trois beaux sièges dorés.

Vous vous cacherez derrière un buisson de laurier, et de là, vous verrez trois belles princesses, qui ne tarderont pas à arriver. Elles s’assoiront sur les trois sièges dorés, se déshabilleront, puis entreront dans l’eau pour se baigner. Sautez lestement sur le dos de la plus jeune, et aussitôt elle s’élèvera avec vous en l’air (car ce sont des femmes volantes), et vous portera au château de Barbauvert, son père. Faites exactement comme je viens de vous dire, et vous pourrez retourner à la maison ; mais autrement, non.

Charles remercia le vieil ermite, promit de tenir compte de ses conseils et se mit en route, guidé par la boule, qui roulait devant lui.

Il arrive au pied de la montagne, et congédie la boule, qui retourne vers l’ermite. Puis, il se fraie, avec ses cisailles, un chemin à travers les ronces et les épines ; après quoi, les cisailles s’en retournent aussi vers l’ermite.

Il gravit alors la montagne, et trouve sur le sommet un jardin rempli de belles fleurs odoriférantes et d’arbustes, chargés de beaux fruits. Il voit aussi l’étang pavé d’argent, avec les trois fauteuils dorés, au bord de l’eau. Le temps était beau, le ciel clair et le soleil brillant. Il se cache derrière un buisson de laurier, et voit bientôt descendre du ciel, sur leurs grandes ailes, trois oiseaux énormes. Aussitôt qu’ils ont touché la terre, leurs peaux se fendent, et il en sort trois jeunes filles, d’une beauté merveilleuse. Elles s’assoient sur leurs sièges dorés, un moment, puis entrent dans l’eau. Charles sort alors de sa cachette, court à la plus jeune et saute sur ses épaules. Celle-ci pousse un cri, sort de l’eau, rentre dans sa peau de plume et s’élève en l’air, en l’emportant. Les deux autres la suivent. Elles arrivent au château de leur père, suspendu entre le ciel et la terre. Barbauvert reconnaît Charles et lui dit :

— Ah ! c’est vous, fils du roi de France ? Vous venez me payer votre dette ?

— Oui, répondit-il, le moment est venu, je crois ?

— Oui, et vous avez bien fait de venir, car, s’il m’avait fallu aller vous chercher, vous auriez eu lieu de le regretter. Suivez-moi.

— Attendez jusqu’à demain, mon père, dit à Barbauvert la plus jeune de ses filles.

— Eh bien soit ! attendons jusqu’à demain, puisqu’il est venu de lui-même.

La plus jeune des filles de Barbauvert s’appelait Koantic. Charles lui avait raconté son aventure et le but de son voyage, et elle avait promis de s’intéressera lui. Dès qu’il se fut retiré dans sa chambre, après souper, elle alla le trouver et lui dit :

— Je vous plains, prince ; mais, puisque mon père a consenti à vous accorder un délai jusqu’à demain, tout espoir de salut n’est pas perdu. Demain matin, il commencera à vous faire connaître la série de travaux et d’épreuves qu’il veut vous imposer. Ne vous découragez pas, quoi qu’il vous demande, et je vous viendrai en aide. Ne vous étonnez pas si je vous parle durement, et si je vous frappe même, car ce ne sera que pour votre bien.

Le lendemain, Barbauvert dit à sa fille Koantic :

— Allons ! Koantic, préparez à déjeûner à cet homme, pour qu’il aille à son travail.

— Moi !... répondit Koantic, il y a des servantes dans la maison, mon père.

— Non, c’est vous qui lui préparerez à déjeûner ; je le veux,

Et Koantic prépara le déjeûner, feignant d’y être contrainte.

Quand Charles eut mangé, on lui donna une cognée de bois pour abattre un grand bois, qui devait être tout entier à terre, avant le coucher du soleii.

Il se rendit au bois, avec sa cognée sur l’épaule. Mais, quand il vit la tâche qu’on lui imposait, il s’assit au pied d’un arbre et se mit à pleurer, en se disant : — Je suis perdu !

A midi, Barbauvert dit à Koantic d’aller lui porter à dîner. Quand elle arriva dans le bois, elle le trouva qui pleurait toujours, assis au pied d’un arbre.

— Est-ce donc ainsi, lui demanda-t-elle, que vous compter mener à bonne fin votre tâche ?

— A quoi bon essayer ? répondit-il ; mieux vaut me faire mourir tout de suite que se moquer de moi de la sorte.

— Donnez-moi votre cognée, que je vous montre comment on abat des arbres.

Et elle prit la cognée de bois, en donna un coup sur le tronc de l’arbre le plus voisin, lequel tomba sur un autre, qui s’abattit sur un troisième, qui tomba également sur un quatrième, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tout le bois fût à terre, et cela en moins d’une heure.

— Voilà le travail terminé, pour aujourd’hui, dit Koantic ; ayez confiance en moi, et ne vous découragez pas si facilement.

Puis, elle s’en alla.

Au coucher du soleil, Charles s’en retourna aussi au château, avec sa cognée de bois sur l’épaule, et en sifflant.

— Le travail est-il fait ? lui demanda Barbauvert, qui l’attendait sur le seuil de la porte.

— Le travail est fait, répondit-il tranquillement.

— Tu as abattu tout le bois ?

— J’ai abattu tout le bois ; pas un arbre n’est resté debout.

— Tu m’as ruiné, alors ; un si beau bois !

— Je n’ai fait que ce que vous m’aviez demandé de faire.

— Qu’est-ce donc que ceci signifie ? se demanda Barbauvcrt, étonné.

Le lendemain matin, il conduisit Charles au pied d’une haute montagne, lui donna une pioche de bois et lui dit qu’il fallait faire disparaître la montagne, avant le coucher du soleil, de manière à ne laisser qu’une plaine bien unie à sa place. Puis, il s’en alla.

Le prince s’assit au pied d’un arbre, alluma sa pipe et se mit à fumer, en regardant la montagne, et se demandant avec inquiétude si Koantic lui viendrait en aide, comme la veille.

A midi, Koantic vint encore lui apporter à dîner.

— Croyez-vous donc que c’est ainsi que vous ferez disparaître la montagne ? lui demanda-t-elle.

— Vous le savez bien, lui dit-il, jamais je ne pourrai en venir à bout, et quand j’y travaillerais pendant cent ans.

Koantic prit la pioche de bois, en frappa le pied de la montagne, en disant : — « Montagne, disparais ! » Et la montagne disparut, et à sa place, s’étendit une grande plaine bien unie.

Au coucher du soleil, le prince revint encore au château, tranquillement et en sifflant.

— Le travail est-il fait ? lui demanda Barbauvert.

— Oui, répondit-il.

— Ce n’est pas possible.

— Montez sur votre tour, et regardez si vous verrez la montagne.

Barbauvert monta à sa tour, et vit avec étonnement que la montagne avait disparu.

— À qui donc ai-je affaire ? se demanda-t-il ; mais n’importe, demain, je lui trouverai un travail dont il ne se tirera pas si facilement.

Charles soupa et monta à sa chambre à coucher ; Koantic l’y alla trouver secrètement et lui dit :

— Jusqu’ici, nous nous sommes tirés d’affaire, assez facilement ; mais, demain, ce sera plus difficile. Quoi qu’il en soit, obéissez-moi toujours, quoi que je vous dise et ayez confiance en moi.

Le lendemain matin, Barbauvert dit à Charles qu’il lui faudrait retrouver et ramener à terre la grande ancre du bâtiment de son grand-père, qui était au fond de la mer, au large, depuis plus de cent ans.

Le prince ne s’effrayait plus trop, quoi qu’on lui dît. Il se rendit au bord de la mer, et se mit à fumer sa pipe, tranquillement, assis sur un rocher.

A midi, Koantic vint encore et lui dit :

— Maintenant, il faut que vous me coupiez le cou et jetiez ma tête dans la mer. Vous ferez un trou dans le sable et recueillerez dans ce trou tout le sang que je perdrai. Mais, prenez bien garde de vous endormir, pendant que le sang coulera encore de mon corps, car, si vous vous endormez, c’en est fait de nous, sans espoir. Voilà un couteau : frappez avec assurance, et que votre main ne tremble pas.

Charles prit le couteau que lui présentait Koantic, et coupa le cou, sans hésiter, à la fille du magicien. Il jeta la tête à la mer et recueillit, dans un trou qu’il fit dans le sable, le sang qui en coula. Mais, il fut pris subitement d’envie de dormir, et il allait succomber, quand la tête de Koantic sortit de la mer et ramena l’ancre à sa suite.

— Tu allais succomber au sommeil, mon pauvre ami ! lui dit-elle. Prends vite ma tête et remets-la sur mon cou, où elle se recollera d’elle-même.

Il prit la tête, la remit à sa place, et aussitôt Koantic se retrouva comme devant,

— A présent, retournons à la maison, sans perdre de temps, dit-elle, car je suis très affaiblie par le sang que j’ai perdu. Heureusement que tu n’as plus rien à redouter de mon père, car nous voici enfin au terme de nos épreuves. Demain, il te dira de choisir celle qu’il te plaira de ses trois filles, pour en faire ta femme. Tu diras que c’est moi, Koantic, que tu veux avoir. Alors, mes deux sœurs s’écrieront : — « Nous ne voulons pas de cela ; nous demandons qu’on nous mette toutes les trois dans un sac, sous la forme de souris, puis il mettra la main dans le sac et il en retirera une, et celle-là sera sa femme. »

— « Eh bien ! qu’il soit fait ainsi, dira mon père. »

— Quand tu mettras la main dans le sac, deux souris s’y jetteront aussitôt ; mais, ne retire aucune d’elles du sac, car ce seront mes deux sœurs ; moi, je resterai tranquille, au fond du sac, et ainsi tu me reconnaîtras facilement.

Ils revinrent ensuite au château, et Koantic se mit au lit. Quand Barbauvert vit que Charles s’était encore tiré à son honneur de cette épreuve, il lui dit :

— Vous n’avez décidément pas votre pareil, au monde, et je veux vous avoir pour gendre. J’ai trois filles, laquelle voulez-vous ?

— Koantic, répondit-il, sans hésiter.

— Ce n’est pas ainsi que le prince fera son choix, dirent aussitôt les deux aînées ; que l’on nous mette toutes les trois dans un sac, sous îa forme de souris, et celle que le prince en retirera sera sa femme.

— Je le veux bien, répondit Barbauvert, pour vous satisfaire.

On mit donc les trois jeunes filles dans le sac, sous la forme de trois souris. Charles mit la main dans le sac, et aussitôt deux souris s’y jetèrent. Mais, il les repoussa, et alla chercher au fond du sac la troisième, qui s’y tenait tranquille ; il la tira dehors et la présenta à Barbauvert, en disant : — C’est celle-ci !

Et aussitôt la petite souris redevint une belle princesse. C’était Koantic.

Ils furent mariés ensemble, et il y eut, à cette occasion, de grands festins et de belles fêtes.

Quand les nouveaux époux se furent retirés dans la chambre nuptiale, près de se coucher, la nouvelle mariée, qui était sorcière, jeta un chandelier sur le lit destiné à les recevoir, et aussitôt il s’abîma dans un gouffre creusé dessous, tomba sur une roue garnie de lames de rasoir, et fut réduit en menus morceaux. Ses soeurs, qui étaient aussi sorcières, lui avaient tendu ce piège, qu’elle évita heureusement.

Charles et sa femme se rendirent ensuite à Paris, dans un beau char doré, qui voyageait à travers les airs. En passant au-dessus du bois qu’habitait le vieil ermite, ils descendirent et s’arrêtèrent un jour près de lui, et l’anachorète baptisa la jeune sorcière.

Quand ils arrivèrent à Paris, le vieux roi était bien malade, près de mourir. Le retour de son fils, qu’il croyait perdu à jamais, et la vue de sa femme, qui était d’une beauté merveilleuse, lui rendirent instantanément la santé.

Et il y eut alors de belles fêtes et de grands festins, où les pauvres aussi ne furent pas oubliés, — comme cela arrive ordinairement aujourd’hui.


Conté par Barbe Tassel, au bourg de Plouaret. — 1868.


Ce conte pourrait aussi bien appartenir au type du Magicien et son valet, ou sa fille ; je l’ai compris dans cette division à cause des femmes volantes.




  1. Ou peut-être Barbe de verre ; le breton dit baro gouer. Dans un autre conte, j’ai rencontré l’expression de baro orgeal, barbe en fil d’Archal, ce qui rappelle les barbes régulièrement frisées et roides des anciennes statues assyriennes ou syriennes.