Contes populaires de Basse-Bretagne/Crampouès ou les Talismans

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CRAMPOUÈS ou LES TALISMANS
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IL y avait une fois un enfant orphelin, bas d’esprit, et regardé généralement comme un innocent (idiot). Comme il n’avait ni père ni mère, ni aucun parent qui s’intéressât à lui, il allait mendier, de porte en porte, dans les fermes et les manoirs du pays. Il n’était rien qu’il aimât comme les bonnes crêpes de sarrasin de nos campagnes de Lannion et de Tréguier, et, pour cette raison, on l’avait surnommé Crampouez, c’est-à-dire Crêpe. Il était le bienvenu des ménagères et des servantes, parce qu’il leur rendait une foule de petits services, comme casser le menu bois, dans la cuisine, aller prendre de l’eau à la fontaine, et en retour, il recevait d’elles de bonnes crêpes bien beurrées, et quelquefois même avec un œuf dessus.

Quand il fut arrive à l’âge de dix-huit ans, comme il était vigoureux et bien portant, et qu’il continuait néanmoins de mendier, on commençait à l’accueillir un peu moins bien, et on lui disait souvent :

— Il est grand temps que tu ploies ton corps au travail ; n’as-tu pas honte de continuer de faire ainsi le fainéant, pendant que tout le monde travaille, autour de toi ?

Comme on ne le recevait plus guère que par ces paroles, et d’autres semblables, partout où il se présentait, il songea à quitter le pays. Il alla donc trouver sa douce Marie (car il avait aussi une maîtresse, comme tout jeune homme de son âge doit en avoir une), pour lui annoncer sa résolution et faire ses adieux. Marie était servante, dans une bonne ferme du pays, et elle lui avait donné, maintes fois, en cachette, de bonnes crêpes aux œufs, et des tranches de lard. Le voyant bien résolu à partir, elle lui dit :

— Je veux te donner quelque petite chose, pour que tu te souviennes de moi ; je ne suis pas riche, comme tu le sais, et je ne puis te faire un riche cadeau. Tiens, voici un morceau de la chemise de ma grand’mère, qui était sorcière.

Crampouès détourna la tête, en faisant un geste de dédain.

— Ne méprise pas mon présent, reprit Marie, et ne t’en dessaisis jamais, car il te sera plus utile que tu ne le penses ; ainsi, quand tu voudras manger ou boire, ou que tu désireras quelque autre chose, quoi que ce puisse être, étends le linge sur une table, sur une pierre ou sur la terre nue, suivant le lieu où tu te trouveras, puis dis : « Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire que telle ou telle chose soit ! » et tu verras tes souhaits accomplis, sur-le-champ.

Crampouès prit alors le chiffon et le mit dans sa poche. Puis, il fit ses adieux à Marie et partit, à la grâce de Dieu. Vers le soir, l’appétit lui vint, et, comme il n’avait pas emporté de provisions et que, d’un autre côté, il n’avait pas le sou, il n’était pas sans inquiétude, car il n’avait pas grande confiance dans le prétendu talisman de Marie. Il voulut cependant l’éprouver, afin d’être fixé à son endroit. Il tira donc le chiffon de sa poche, retendit sur le gazon, au bord de la route, et dit :

— Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire avoir de quoi manger : du lard, des saucisses, du pain blanc, de bonnes crêpes, comme en fait Marie, et aussi une bouteille de bon cidre !

Et lard, saucisses, crêpes, pain blanc et cidre arrivèrent aussitôt, tout fumants et ayant un aspect des plus appétissants. Crampouès ouvrait tout grands les yeux et la bouche, et resta d’abord immobile d’étonnement. Puis, il prit une saucisse, timidement, et comme s’il eût craint que ce ne fût pas une vraie saucisse, mais seulement l’apparence d’une saucisse. Il la porta à sa bouche : c’était une vraie saucisse, et elle était délicieuse ! De même du lard, des crêpes, du pain blanc et du cidre ; tout était excellent, et il n’avait jamais fait un aussi bon repas.

— A la bonne heure, se disait-il, en pliant le chiffon avec soin et en le remettant dans sa poche, voilà un présent comme je les aime, et ma douce Marie est la meilleure et la plus belle fille du monde ! Je puis voyager, à présent, sans avoir souci de rien.

Et il se remit en route, en chantant et en sifflant, tour à tour. Il rencontra bientôt un vieillard à grande barbe blanche et qui lui parut être tellement ivre, qu’il avait grand’peine à se tenir sur ses jambes.

— Vous êtes joliment ivre, grand-père ! lui dit-il ; appuyez-vous sur mon bras et je vous conduirai, un bout de chemin.

— Ce n’est pas la boisson, mon fils, dit le vieillard, qui me fait trébucher et chanceler de la sorte, mais bien la faim ; je meurs de faim.

— Si ce n’est que cela, grand-père, je puis vous soulager ; vous allez voir.

Et il retira son chiffon de sa poche, l’étendit sur le gazon et dit :

— Par la vertu de la chemise de la grand’mère de Marie, je désire tout ce qui est nécessaire pour faire un excellent repas, afin que ce pauvre vieillard puisse se réconforter.

Et aussitôt des mets de toute sorte arrivèrent par enchantement, et aussi du cidre doré et pétillant et de bon vin de Bordeaux. Quand ils eurent mangé et bu, à discrétion, le vieillard dit à Crampouès :

— Cède-moi ton chiffon, et je te donnerai mon bâton en échange.

— Moi, céder un trésor si précieux ! jamais, jamais ! Et puis, ma douce Marie m’a bien recommandé de ne pas m’en dessaisir.

— Si tu savais ce que c’est que mon bâton ! C’est une merveille comme il n’en existe pas une autre monde. Il contient cinq cents petits compartiments dont chacun renferme un cavalier armé de toutes pièces. Toutes les fois que tu auras besoin d’aide ou de protection, tu n’auras qu’à dire : « Bâton, ouvre-toi ; sortez, cavaliers ! » Et aussitôt, tu verras sortir les cinq cents cavaliers de leurs niches, pour venir te saluer, en te demandant : « Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? »

— Est-ce bien vrai ?

— Aussi vrai que ta serviette nous a donné un excellent repas.

Crampouès fut séduit par la pensée de pouvoir commander cinq cents cavaliers, et il céda sa serviette (désormais nous appellerons ainsi son chiffon), en échange du bâton du vieillard. Puis, ils s’en allèrent, chacun de son côté.

Tout en marchant, Crampouès se disait à lui-même :

— J’ai peut-être mal fait de céder ma serviette ; Marie m’avait bien recommandé de ne jamais m’en dessaisir ; je crains qu’il m’en arrive malheur. J’en ai du regret, et je voudrais bien la ravoir. Mais, comment faire pour cela ? Car je voudrais bien, en même temps, garder mon bâton, qui peut m’être si utile pour voyager... Mais, j’y songe : si ce que le vieillard m’a dit est vrai, je n’ai qu’à envoyer les cinq cents cavaliers me chercher ma serviette ! Voyons un peu : « Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez ! »

A peine eut-il prononcé ces mots, que cinq cents petites portes s’ouvrirent, dans le bâton, et il en sortit cinq cents cavaliers, magnifiquement montés et équipés. Leur chef demanda à Crampouès, qui était immobile d’étonnement, la bouche et les yeux grands ouverts :

— Maître, qu’y a-t-il pour votre service ? Commandez, et comme vous direz il sera fait !

— Allez me chercher ma serviette, que le vieillard a emportée, balbutia le pauvre garçon.

Et les cinq cents cavaliers partirent aussitôt, au grand galop. Ils eurent bientôt atteint le vieillard, et ils lui enlevèrent la serviette, et la rapportèrent à Crampouès.

— A merveille ! dit celui-ci, tout heureux de retrouver sa serviette : rentrez à présent dans vos niches, jusqu’à ce que j’aie encore besoin de vous.

Et les cinq cents compartiments du bâton se rouvrirent, et chaque cavalier y reprit sa place.

Crampouès se remit alors en route, tout joyeux, et se disant à lui-même :

— Avec ma serviette et mon bâton, je n’ai plus rien à craindre de personne, et je puis marcher hardiment, en tout lieu.

Il arriva bientôt auprès d’un moulin. Le meunier était sur le seuil de sa porte, jouant du biniou, et sa femme et ses enfants dansaient. Crampouès se sentit pris d’une envie irrésistible de faire comme eux ; et le voilà aussi de sauter et de gambader, avec un entrain extraordinaire. Cependant, la meunière criait à son mari, tout en dansant :

— Assez ! assez ! malheureux ! Donne-nous du pain à manger, au lieu de nous faire danser !

Puis, s’adressant à Crampouès :

— « Ce méchant nous laisse mourir de faim, moi et mes enfants, et quand nous lui demandons du pain, il prend son biniou du diable et nous fait danser, malgré nous ; et c’est la seule nourriture qu’il nous donne !... »

Quand il plut au meunier, il cessa de souffler dans son biniou, et la meunière, ses enfants et Crampouès purent prendre un peu de repos : ils étaient tout en nage. Crampouès, qui avait l’âme bonne et compatissante, dit à la meunière :

— Puisque nous avons dansé ensemble, ma brave femme, je veux vous régaler, à présent, vous et vos enfants.

Et, prenant sa serviette, il l’étendit par terre, là même où ils avaient si bien dansé, et dit :

— Serviette, fais ton devoir : sers un bon repas pour nous tous !

Et la serviette se couvrit sur-le-champ de mets de toute sorte, tout fumants et appétissants à voir : lard, saucisses, boudins, rôti de veau ; et du cidre, et du vin aussi !

— A table ! dit alors Crampouès à la meunière et à ses enfants, qui ne se firent pas prier, vous pouvez le croire, et firent honneur au festin improvisé. Le meunier aussi n’en fut pas exclus.

Il fallait voir comme saucisses, boudins et lard disparaissaient, dans ces bouches affamées !

Quand chacun eut mangé et bu son content, et un peu plus, peut-être, le meunier dit à Crampouès :

— Cède-moi ta serviette, en échange de mon biniou ?

— Pas si sot ! répondit Crampouès ; que ferai-je de ton biniou ?

— Mais songe donc que ce biniou n’a pas son pareil au monde ; il fait danser les gens, malgré eux, et même les morts, qu’il ressuscite !

— Bien vrai, qu’il fait danser aussi les morts ?

— Aussi vrai que tu viens de me faire faire un excellent dîner.

Crampouès hésita, un peu, se gratta la tête, derrière l’oreille, puis il dit :

— Eh bien ! j’y consens, faisons échange.

Et il donna sa serviette au meunier, qui, de son côté, lui céda son biniou, puis, il se remit en route.

Mais, il n’était pas encore loin du moulin, qu’il se dit :

— J’ai encore donné ma serviette ! Et pourtant, ma douce Marie m’avait bien recommandé de ne jamais m’en séparer. Heureusement que j’ai encore mon bâton, et je vais envoyer mes cinq cents cavaliers me la reprendre.

Et il dit : — Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers sortirent aussitôt, et le chef demanda à Crampouès :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Allez, vite, me reprendre ma serviette, qui est entre les mains du meunier, dont vous voyez le moulin là-bas.

Et il leur montra le moulin du doigt.

Les cinq cents cavaliers partirent au galop, et revinrent bientôt, avec la serviette. Puis, sur l’ordre de Crampouès, ils rentrèrent, chacun dans sa niche.

Crampouès continua sa route, sifflant et chantant tour à tour, tant il était heureux, et persuadé qu’il n’avait pas son pareil sur la terre.

Il arriva alors à la porte d’une grande ville. Au moment où il allait y entrer, il en sortait un grand convoi funèbre. C’était un riche marchand que l’on portait en terre. Les prêtres chantaient devant le cercueil, et les parents et les amis du défunt, avec tous les pauvres de la ville (car c’était un homme charitable), pleuraient, derrière, ou du moins faisaient semblant. Ce n’était que larmes et gémissements. En voyant tout cela, l’idée vint à Crampouès d’essayer l’effet de son biniou sur tout ce monde-là.

— Ce sera drôle, se dit-il.

Et il se mit à souffler dans son biniou.

Aussitôt voilà tout le monde en branle ; hommes, femmes, jeunes et vieux, les prêtres, les chantres et jusqu’aux écloppés et aux béquillards, tournaient, sautaient, gambadaient et levaient la jambe, à qui mieux. Mais, voici bien une autre affaire : le mort lui-même sort de son cercueil, et, enveloppé de son suaire pour tout vêtement, il se met à se trémousser et à se démener, au milieu des autres, comme un vrai possédé ! Tout le monde en était effrayé, et de tous côtés, on criait à Crampouès :

— Assez ! assez ! Grâce ! grâce !...

Mais Crampouès continuait de souffler dans son biniou, et les danseurs se trémoussaient avec un entrain toujours croissant. Enfin, au bout d’une heure de ce manège, quand il fut fatigué, il cessa de souffler dans son instrument, et l’infernale ronde s’arrêta. Aussitôt, le mort rentra dans son cercueil, et on le porta au cimetière, où on l’enterra promptement et profondément, puis on mit sur lui une lourde pierre, de peur qu’il n’en revînt, car il laissait une très belle succession.

Quand tout fut terminé, le recteur (le curé) s’approcha de Crampouès, et lui dit :

— Quel merveilleux instrument tu as là, mon garçon !

— Oui sûrement, Monsieur le Recteur, c’est un précieux instrument.

— N’importe, j’ai mieux que cela, moi.

— Quoi donc. Monsieur le Recteur ?

— J’ai un bonnet, moi, et quand je le mets sur ma tête, avec la houppe par derrière, je n’ai qu’à dire : « Je veux qu’il y ait ici un beau château, plus beau que celui du roi ! » et c’est fait aussitôt que dit ; puis, quand je mets le bonnet sur ma tête, avec la houppe par devant, je deviens le plus bel homme du monde.

— Vraiment oui, c’est là un merveilleux bonnet. Monsieur le Recteur.

— Eh bien ! si tu veux me céder ton biniou, je te donnerai mon bonnet, en échange ; je ressusciterai avec lui les morts, au lieu de les enterrer, et toi, tu n’auras pas ton pareil, sous le ciel.

— Volontiers, Monsieur le Recteur, répondit Crampouès, en songeant qu’il pouvait recouvrer son biniou, aussi facilement que sa serviette.

Et l’échange fut fait. Puis, Crampouès se remit en route, emportant le bonnet du recteur. Mais, il n’alla pas loin, sans avoir recours à ses cavaliers. Ceux-ci lui rapportèrent son biniou, à son commandement, puis il se remit à marcher.

Il arriva, peu de temps après, dans un grand bois, au milieu duquel il y avait un palais magnifique. C’était un palais royal, et le roi y venait souvent, pendant la belle saison ; il s’y trouvait, en ce moment. Crampouès se cacha dans un buisson, pour attendre la nuit. Quand il remarqua que toutes les lumières étaient éteintes, dans le palais, et qu’il n’y entendit plus aucun bruit, il se leva, prit son bâton, et dit :

— Bâton, ouvre-toi ; cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers sortirent aussitôt de leurs niches, et le chef demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ! Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Il faut abattre des arbres, et me préparer ici l’emplacement d’un palais, qui aura les dimensions de celui du roi, mais, qui sera beaucoup plus beau. Allons, vite, au travail !

Et les cinq cents cavaliers se mirent aussitôt à abattre des arbres, et ils eurent bientôt déblayé le terrain. Puis, chacun d’eux rentra tranquillement dans sa niche.

Alors Crampouès se mit sur la tête le bonnet du recteur, avec la houppe par derrière, et il dit :

— Par la vertu de mon bonnet, je veux qu’il y ait ici, avant le jour, un palais, vis-à-vis du palais du roi, et bien plus beau que lui.

Ce qui fut fait aussitôt. Un palais, comme on n’en a jamais vu, sortit de terre, par enchantement. Tout y était argent, or et diamants.

Le lendemain matin, quand le soleil levant l’éclaira, personne ne pouvait le regarder ; les yeux en étaient éblouis. Les courtisans coururent à la chambre du roi, pour lui annoncer la merveille. Le roi courut à la fenêtre de sa chambre à coucher et vit, en face de son palais, un autre palais, si resplendissant de lumière, qu’il paraissait être tout en feu. Et sur le balcon du milieu, il aperçut un jeune prince, si beau, si distingué, qu’il n’avait jamais vu son pareil. C’était Crampouès, qui avait mis son bonnet magique sur la tête, avec la houppe devant.

— Qui donc ose me faire un pareil affront ? s’écria le roi, furieux. Qu’on aille dire à ce jeune présomptueux de venir me parler, à l’instant !

Un courtisan s’empressa d’exécuter l’ordre. Il se rendit, en toute hâte, au palais improvisé et annonça au prince inconnu la volonté de son roi.

— Allez dire à votre maître, lui répondit Crampouès, d’un air dédaigneux, que, s’il veut me parler, il vienne me trouver, chez moi.

Le courtisan revint, fort étonné, car jamais il n’avait vu accueillir de cette façon un ordre de son maître.

— Eh bien… ? lui dit le roi, en le voyant revenir, seul.

— Sire, il refuse de venir.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Sire... je n’ose vous le dire.

— Allons ! parlez, vite ; je vous l’ordonne.

— Sire, il a eu l’insolence de me répondre que, si vous voulez lui parler, il faut aller le trouver, dans son palais.

Le roi, comprenant qu’il avait affaire à plus puissant que lui, répondit tranquillement, et au grand étonnement de toute sa cour :

— C’est bien ; je vais y aller, à l’instant.

Et en effet, il s’y rendit, sur-le-champ, et presque seul.

Crampouès le reçut aussi poliment qu’il le put, et le roi, après avoir visité tout son palais, le pria de venir dîner avec lui, le lendemain. Crampouès accepta, avec empressement.

Il y eut un festin magnifique. Les douze pairs de France s’y trouvaient, avec des princes, des princesses, des ducs, des barons, des généraux, enfin, les premiers personnages du royaume. Crampouès fut placé à table à côté de la fille unique du monarque, une jeune princesse d’une beauté merveilleuse. Il était venu sous ses traits ordinaires, quoique richement vêtu en prince ; aussi, produisit-il d’abord assez peu d’effet. Mais, pendant le repas, il tira son bonnet magique de sa poche, et se le mit sur la tête, avec la houppe devant. Aussitôt, tout le monde resta ébahi à sa vue.

— Dieu, le beau prince ! s’écrièrent ceux qui n’en avaient pas perdu l’usage de la parole.

La jeune princesse devint sur-le-champ follement amoureuse de lui. Crampouès tira alors son biniou de sa poche, et se mit à en jouer, tranquillement. Et aussitôt tout le monde de se lever de table, et de se mettre à danser, avec un entrain qui les étonnait eux-mêmes. Hommes, femmes, jeunes et vieux, m.aigres et gras, faisaient des sauts, des entrechats, des gestes et des cabrioles, comme s’ils étaient tous ivres.

— Assez ! assez ! grâce ! crièrent bientôt les plus vieux et les ventrus.

— Allez toujours ! criaient les jeunes, de leur côté.

Et l’on se prenait la main, et la ronde tournoyait, avec un entrain irrésistible. Enfin, Crampouès cessa de souffler dans son biniou, quand il lui plut, et tout s’arrêta aussitôt. Tous les danseurs étaient en nage ; les gens âgés se laissaient tomber dans des fauteuils, épuisés, rompus et aussi un peu confus de s’être livrés à un pareil exercice avec une ardeur qui ne convenait pas à leur âge.

La jeune princesse courut à son père, qui avait dansé, comme tout le monde, et lui dit, avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle :

— Mon père, je veux ce jeune prince pour époux !

— Nous verrons cela, ma fille ; laissez-moi respirer un peu, lui répondit le roi.

Quand le vieux sire eut repris haleine, il alla à Crampouès, et lui dit, sans autre préparation :

— Jeune prince, je suis si ravi de votre beauté et si émerveillé de vos talents, que je veux vous marier avec la princesse, ma fille unique, qui est douce comme un agneau et belle comme une étoile.

— Bien fâché de vous refuser, sire, lui répondit brusquement Crampouès, mais, mon choix est déjà fait ; j’ai, dans mon pays, une douce jolie, que j’aime, et c’est celle-là qui sera ma femme.

— De quel pays êtes-vous donc ?

— De la Basse-Bretagne.

— Il n’y a pas là de fille qui soit digne de vous, ni qui approche de la princesse, ni en sagesse ni en beauté.

— Vous vous trompez, sire, et pour vous le trouver, je veux vous présenter ma douce Marie.

— Je le veux bien ; je suis curieux de voir cette beauté de Basse-Bretagne, qui vous fait dédaigner la princesse, ma fille, et si elle est aussi belle que vous le dites, je consens à faire les frais le vos noces.

— Bien merci, sire, mais, je me charge de faire moi-même les frais de mes noces.

Et Crampouès dit alors à son bâton, dont il ne se séparait jamais :

— Bâton, ouvre-toi ! Cavaliers, sortez !

Et les cinq cents cavaliers parurent aussitôt, au grand étonnement et à l’effroi de tous les assistants, et le chef, s’avançant respectueusement vers Crampouès, lui demanda :

— Qu’y a-t-il pour votre service, maître ? Commandez, et comme vous direz il sera fait.

— Rendez-vous auprès de Marie, ma douce jolie, et amenez-la-moi ici ; et que ce ne soit pas long !

Et les cinq cents cavaliers partirent, au galop.

Quand ils arrivèrent à la ferme où servait Marie, celle-ci portait à manger aux pourceaux, et vous pouvez vous imaginer dans quelle toilette ! Elle eut grand’peur, en voyant tout d’un coup la cour pleine de beaux cavaliers ; elle voulut fuir et s’aller cacher. Mais, le chef de la petite armée s’avança vers elle, et lui dit fort poliment :

— Bonjour à vous, belle Marie. C’est votre bon ami, le prince Crampouès, qui nous a dépêchés ici, pour vous conduire auprès de lui.

— Vous vous moquez de moi, répondit Marie, en rougissant, et je ne vous croirai que si vous me montrez le présent que je lui fis, quand il partit.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le chef ; voici ce présent.

Et il montra la serviette, que Crampouès lui avait confiée.

Marie se rendit à cette marque. Le chef des cavaliers la prit alors en croupe, sans lui laisser le temps de faire un peu de toilette, comme elle l’aurait voulu, et ils partirent, au galop.

Quand la douce jolie de Crampouès arriva à la cour du roi, dans son négligé de servante de ferme, grand fut l’étonnement du monarque et de ses courtisans, et il leur fallut faire de grands efforts, pour ne pas en rire ; mais, ils n’osaient, par crainte des cinq cents cavaliers. Crampouès n’en rougit pas, et, prenant Marie par la main, il la présenta au roi et à toute la cour, et les pria tous de venir, le lendemain, prendre part à son repas de noces. Puis, il se rendit à son palais, avec sa fiancée.

Le lendemain, à midi, le roi arriva, avec sa cour. Il était venu autant par crainte que par curiosité, car il sentait bien qu’il y avait du surnaturel dans l’affaire de ce singulier inconnu, et qu’il fallait bien se garder de lui manquer. Tout était prêt, ce qui leur parut encore extraordinaire, à cause du peu de temps. Marie n’était plus la servante de ferme de la veille, sale et mal tournée. Elle était couverte de soie, d’or, de perles et de diamants ; et ainsi décrottée et parée, elle pouvait rivaliser en beauté avec la fille du roi et même la surpasser.

Le festin, grâce aux prodigalités de la serviette, qui, ce jour-là, fit son devoir avec une complaisance et une abondance inaccoutumées, fut tout ce qu’on peut imaginer de meilleur et de plus délicat, en fait de mets et de vins de toute sorte.


J’étais là, cuisinière ;
J’eus un morceau et une goutte,
Puis un coup de cuiller à pot sur la bouche.
Et depuis, je n’y suis pas retournée.
Si j’avais cinq cents écus et un cheval blanc,
J’y serais retournée, demain ;
Avec cinq cents écus et un cheval brun,
J’y serais allée, demain en huit[1].


Conté par Catherine Le Berre, de
Pluzunet (Côtes-du-Nord).




  1. Cette formule finale est rimée, en breton.