Contes populaires de Basse-Bretagne/La Vie du Docteur Coathalec

La bibliothèque libre.



VI


LA VIE DU DOCTEUR COATHALEC[1]
_____


I


AU temps jadis, il y avait au manoir de Kermeno-Coathalec, en la commune de Plougonver-Chapelle-Neuve, un seigneur qui était resté veuf avec trois fils. Les deux aînés, de plusieurs années plus âgés que le troisième, furent envoyés à l’école, de bonne heure, et ils apprenaient tout ce qu’ils voulaient. Ils étaient si savants, quand ils finirent leurs études, que l’un d’eux devint évêque de Quimper, et l’autre, évêque de Tréguier.

Leur jeune frère fut aussi envoyé à l’école à Saint-Brieuc, vers l’âge de dix ou douze ans. Mais, comme il n’apprenait rien, son père pensa que la faute en était à ses maîtres, et il l’envoya à Rennes. Une fois par an il venait à la maison, au mois d’août, et quand son père voulait s’assurer des progrès qu’il avait faits, il était désespéré de voir qu’il en était toujours au même point. Il avait bien quinze ou seize ans et il n’avait pas encore dépassé sa Croix de Dieu (Abécédaire).

— Comment, lui disait le vieux Seigneur, tu seras donc toujours un âne, mon pauvre fils ? Toi qui as deux frères évêques ! N’as-tu pas honte ?

— Je ne suis peut-être pas aussi âne que vous le croyez, mon père, répondit un jour l’enfant, ou plutôt le jeune homme, et la preuve, c’est que je vais demander les Ordres sacrés à mon frère aîné, l’évêque de Quimper.

— Les Ordres sacrés ! Ou tu ne sais ce que tu dis, ou tu te moques de moi.

— Non, mon père, je ne me moque pas de vous, et je sais fort bien ce que je dis. Au revoir, et que Dieu vous garde en bonne santé.

Et il prit un penn-baz de chêne et se mit en route.

En arrivant à Quimper, il alla tout droit au palais épiscopal, et demanda à voir l’évêque.

— Que demandez-vous, jeune homme ? lui dit l’évêque, quand il fut introduit en sa présence, car il ne le reconnaissait point.

— Je viens vous demander les Ordres sacrés, Monseigneur.

— C’est fort bien, mais, il faut voir d’abord ce que vous savez.

— Je suis tout prêt ; voici mon livre.

Et il présenta son Abécédaire à l’évêque.

— C’est là votre livre ? lui demanda le prélat, étonné, et persuadé, alors, qu’il avait affaire à un pauvre innocent (idiot).

— Oui sûrement, Monseigneur, c’est là mon livre.

— Et vous n’en avez pas d’autre ?

— Je n’en ai jamais eu d’autre.

— C’est bien ; allez chercher un logement en ville, puis venez souper avec moi, à six heures, ce soir.

Le jeune homme s’assura d’un logement, pour la nuit, puis, à six heures sonnant à la cathédrale, il revint à l’évêché. L’évêque, qui voulait s’amuser à ses dépens, avait invité à souper ses chanoines et plusieurs notables de la ville. Quand tous les invités furent arrivés, chacun prit sa place à table, et notre gars s’aperçut alors qu’il n’en restait aucune pour lui. Il ne se déconcerta pas pour si peu, et, prenant un tabouret, il s’assit à une petite table, qui était dans un coin de la salle, en disant qu’il serait très bien là. Vers la fin du repas, l’évêque dit à ses convives qu’il les avait appelés pour assister à l’examen d’un jeune savant, qui était venu de son village lui demander les Ordres sacrés. Et s’adressant alors au jeune Coathalec :

— Levez-vous, jeune savant, et venez me présenter vos livres, afin que je vous interroge.

Coathalec s’avança avec assurance, et présenta son Abécédaire à l’évêque.

— Voyez, Messires, dit celui-ci, en passant le livre à ses chanoines, voilà le seul livre qu’ait jamais connu notre jeune savant !

Et tout le monde de rire, comme bien vous pensez.

— Et tu oses encore venir me demander les Ordres sacrés, imbécile, âne ! lui dit le prélat.

— Pas aussi imbécile ni aussi âne que vous, peut-être ; interrogez-moi, répliqua Coathalec.

— Je te pardonne ton insolente réponse, parce que tu n’es qu’un pauvre idiot. Et se tournant vers ses chanoines : « Que chacun de vous lui adresse une question, et nous verrons s’il pourra répondre à une seule d’elles, d’une manière satisfaisante . »

Et chacun lui adressa une question ou une devinaille, et il ne répondit à aucune et garda un silence absolu. Et les mots âne, imbécile, idiot, pleuvaient sur lui comme grêle, et l’on riait et on le bafouait, à qui mieux.

— Je demande aussi, à mon tour, dit alors Coathalec, à adresser une question à chacun de vous, et nous verrons, alors, qui sera le plus âne de nous.

La proposition fut acceptée, et Coathalec proposa une devinaille à chacun des convives, et pas un ne put donner le mot de celle qui lui était adressée. On ne riait déjà plus autant !

— Eh bien ! reprit-il, je vais vous donner le mot de chaque devinaille et la réponse à chaque question, non seulement pour celles que je vous ai adressées, mais aussi pour celles que vous m’avez proposées.

Et il fit, en effet, comme il venait de dire, et sans se tromper une seule fois. Si bien que l’on ne riait plus du tout, à présent, et qu’on se regardait, d’un air étonné. Alors, il proposa à son tour une question à l’évêque ; et, comme les autres, l’évêque resta court. Pour se tirer d’embarras, il dit à Coathalec :

— Je consens à vous conférer les Ordres, car, à ce que je vois, vous êtes plus savant et plus fin que vous ne le paraissez.

— Moi, accepter les Ordres d’un âne comme vous ! j’en serais bien fâché, répondit Coathalec, avec dédain.

Et il s’en alla, les laissant tous plus étonnés et plus désappointés les uns que les autres. Il revint tout droit à la maison. Quand il arriva, son père lui demanda :

— Eh ! bien, mon fils, as-tu vu ton frère aîné, l’évêque de Quimper, et que t’a-t-il dit ?

— Oui, mon père, j’ai vu mon frère aîné, l’évêque de Quimper, et, en vérité, j’ai vu peu d’ânes de sa force.

— Dieu, mon fils, que dis-tu là ? Parler ainsi d’un évêque !

— Je ne dis que la vérité, mon père : mais, je veux aller, à présent, voir mon autre frère, l’évêque de Tréguier ; peut-être celui-là sait-il quelque chose.

Et il prit la route de Tréguier, son penn-baz de chêne à la main. A Tréguier, il arriva de point en point comme à Quimper, et je crois inutile de répéter ce que j’ai déjà dit.

Le docteur Coathalec (car, à présent, on l’appelait docteur) revint au manoir de Kerméno.

— Eh bien ! mon fils, lui demanda son père, en le revoyant, comment se porte ton frère, l’évêque de Tréguier ?

— Il est en bonne santé, mon père, mais, aussi âne que l’évêque de Quimper ; je n’ai pu rien tirer de bon de lui. Je veux, à présent, voyager, pour voir si je trouverai quelque part des hommes d’esprit et de vrais savants.


II


Et il fit ses adieux à son père, et partit de nouveau.

A force de marcher, il se trouva, un jour, dans un carrefour, au loin, bien loin. Il s’assit sur les marches d’une croix de pierre qui était là, pour se délasser, et bientôt il vit venir à lui un autre voyageur, qui le salua ainsi :

— Bonjour, pays.

— Comment, cela, pays ?

— Oui, je suis de la Basse-Bretagne, comme vous.

— Quel est donc votre nom ?

— Le Drégon ; et vous ?

— Moi, je m’appelle le docteur Coathalec, de Kerméno, commune de Plougonver-Chapelle-Neuve.

— Et que cherchez-vous par ici ?

— Je cherche quelqu’un pour se mesurer avec moi en science.

— C’est précisément ce que je cherche aussi, moi.

— C’est à merveille, alors. Asseyez-vous là, à côté de moi ; mangeons d’abord un morceau et buvons un coup, puis nous verrons après.

Et ils mangèrent et burent, comme deux amis, puis, la lutte commença. Ils disputèrent pendant trois heures entières. Enfin, le docteur Coathalec adressa au Drégon une question à laquelle il ne put répondre ; il resta court.

— Si tu n’en sais pas plus long, lui dit alors Coathalec, il n’était pas nécessaire d’aller si loin de ton pays, pour trouver ton maître. Je reconnais, pourtant, que tu sais quelque chose. Reste avec moi, cherchons à nous placer chez quelque savant magicien, où nous puissions apprendre encore, et nous serons alors deux fameux gaillards.

Le Drégon accepta, et ils se remirent en route, ensemble. Ils ne tardèrent pas à rencontrer un seigneur tout habillé de rouge, sur un beau cheval noir.

— Que cherchez-vous, les gars ? leur demanda le seigneur, en poussant son cheval à eux.

— Nous voudrions trouver un savant magicien, pour nous apprendre quelque chose.

— Tout juste mon affaire ! Combien voulez-vous pour vos gages ?

— Cent écus par mois, chacun.

— C’est entendu.

Et le seigneur inconnu écrivit alors quelque chose sur un parchemin et le présenta d’abord au Drégon, en lui disant : « Signez ceci. »

Le Drégon lut ce qui était écrit sur le parchemin, puis il dit : « Je ne signerai pas. »

— Pourquoi ? lui demanda le docteur Coathalec.

— Il est marqué ici que le dernier qui sera dans son cabinet d’étude, une fois l’année terminée, lui appartiendra, à tout jamais, et je ne veux pas signer cela.

— Faites voir un peu.

Et le docteur prit le parchemin des mains du Drégon, le lut, puis il dit :

— Bah ! n’est-ce que cela ? Signons hardiment.

Et ils signèrent tous les deux, avec leur sang, puis ils suivirent le seigneur. Celui-ci les conduisit dans un vieux château, qui paraissait abandonné. Ils mangèrent bien, couchèrent dans de bons lits, et, le lendemain matin, le maître du château leur dit :

— Je vais partir pour un long voyage ; je ne reviendrai pas avant un an et un jour. Rien ne vous manquera ici, pendant ce temps. Si cependant vous aviez besoin de moi, avant un an et un jour, frappez sur la porte que voici, et j’arriverai aussitôt.

Puis il les conduisit dans son cabinet d’étude, et leur indiqua le travail qu’ils auraient à faire, pendant son absence. Il partit alors.

Le Drégon entra le premier dans le cabinet. Il y avait là toutes sortes de livres de sorcellerie et de magie, qu’il ne put lire, sans que son sang se glaçât d’horreur, mais où il apprit aussi beaucoup de secrets précieux. Quand il eut été trois mois dans le cabinet, il en sortit et dit au docteur Coathalec :

— A votre tour, à présent. Nous sommes mal tombés ici, je crois, et je crains bien que nous n’en sortions pas facilement !

— Bah ! nous verrons bien cela, dit le docteur, sans s’effrayer, et il entra dans le cabinet. Il y resta trois mois, étudiant constamment, et, les trois mois accomplis, il dit au Drégon :

— A votre tour de rentrer dans le cabinet. Mais, le Drégon ne voulait plus y rentrer, car il craignait d’y être pris, quand le maître arriverait. Voyant cela, Coathalec, qui n’avait peur de rien, y rentra, et il y resta encore six mois à étudier. Jugez de ce qu’il devait savoir, à présent, lui qui était déjà si savant, auparavant !

La veille du jour où le maître devait arriver, il appela le Drégon et lui dit :

— Le maître doit arriver demain matin ; moi, je resterai dans le cabinet pour l’attendre. Quant à vous, prenez cette baguette blanche, — et il lui présenta une baguette blanche, — frappez-en un coup sur la terre, en disant : « Par la vertu de ma baguette blanche, que je sois transporté, à l’instant, dans le carrefour où j’ai rencontré le docteur Coathalec ! » et vous y serez transporté sur-le-champ, et vous m’attendrez là. Si je n’y suis pas rendu demain, à midi, c’est que je n’arriverai pas, et alors vous pourrez vous en aller où bon vous semblera ; mais comptez sur moi.

Le Drégon prit la baguette blanche, il en frappa un coup sur la terre, en prononçant les paroles voulues, et aussitôt il fut transporté dans le carrefour.

Le lendemain matin, le maître du château arriva, comme il l’avait promis. Il se rendit aussitôt à son cabinet.

— Ah ! c’est toi qui es là ? dit-il au docteur.

— Oui, c’est moi, maître, répondit celui-ci, tranquillement. Et en même temps, il s’élança sur le seuil de la porte, qui était restée ouverte.

— Attends un peu, pas si vite ; où est ton camarade ?

— Il est parti.

— Déjà ? Eh ! bien, tu sais nos conventions ? Le dernier que je trouverais dans mon cabinet devait me rester.

— Parfaitement ; mais, ce n’est pas moi ce dernier,

— Qui donc, puisque l’autre a déguerpi ?

— Le voilà ! gardez-le, si vous voulez.

Et le docteur, toujours debout sur le seuil de la porte, montrait son ombre, qui se projetait dans le cabinet, et qui, s’y trouvant la dernière, devait rester au maître du château. Celui-ci, se voyant joué, poussa un cri terrible, et, dans sa rage, il se jeta sur l’ombre et la retint. Coathalec partit, en riant aux éclats, mais il n’avait plus d’ombre ! Il se rendit au carrefour et y trouva le Drégon qui l’attendait. Celui-ci fut bien content de le revoir. Il commença par lui demander :

— Rapportez-vous l’argent de nos gages ?

— Ma foi non, j’ai oublié de le réclamer ; mais, ne vous en inquiétez pas, je saurai bien le rattraper encore ; donnez-moi votre baguette.

Et il prit la baguette blanche des mains de le Drégon, en traça un demi-cercle contre la croix, prononça quelques paroles, à voix basse, et aussitôt le maître du château apparut dans le demi-cercle et dit :

— Que me veux-tu ?

— Il me faut, pour mon camarade, un bon cheval, qui n’ait jamais besoin de manger, puis de beaux habits qui ne s’usent jamais, et enfin les cent écus de ses gages.

— Ta ! ta ! ta ! fit l’autre.

— Si tout cela n’est pas rendu ici, quand j’aurai fini de bourrer ma pipe, nous verrons... Et le docteur se mit à bourrer sa pipe tranquillement.

Mais, il n’avait pas fini, que tout ce qu’il avait demandé pour son camarade était rendu dans le cercle.

— A la bonne heure ! dit alors le docteur ; quant à moi, je ne te demande rien pour moi ; ma baguette blanche et les secrets que j’ai appris dans ton cabinet me suffisent.

Et il défit le cercle avec sa baguette, et le magicien disparut.

— A présent, nous allons nous séparer, dit alors le docteur à le Drégon ; nous n’avons plus besoin l’un de l’autre, pour voyager en tout pays, sans avoir rien à craindre de personne, tout en faisant à peu près ce qu’il nous plaira.

Et ils se firent leurs adieux, et se séparèrent.


III


Le docteur Coathalec revint à Kerméno-Coathalec. Quand il y arriva, le vieux manoir était tout tendu de noir.

— Est-ce que mon père serait mort ? se dit-il, en voyant cela.

Il entra dans le manoir et demanda aux domestiques :

— Est-ce que le vieux seigneur est mort ?

Personne ne le reconnaissait.

— Il n’est pas encore mort, lui répondit-on, mais autant vaudrait qu’il le fût ; au moins il ne souffrirait pas comme il le fait ; c’est pitié de le voir. Tous les médecins, à dix lieues à la ronde, ont été appelés, mais ils ne savent rien contre son mal.

— Quelle est donc sa maladie ?

— Il a été mordu par une vipère.

— Laissez-moi approcher de lui ; peut-être pourrai-je lui apporter quelque soulagement,

— Un ignorant comme vous (il s’était habillé en paysan breton), lorsque les plus habiles docteurs n’y peuvent rien !

— N’importe ; demandez-lui de me le laisser voir.

On en parla au vieillard, qui ordonna de laisser entrer cet étranger, que personne ne connaissait. Le docteur trouva son père dans un bien triste état. Tout son corps était démesurément enflé ; il ressemblait à un tonneau.

— Voulez-vous permettre, Monseigneur, lui dit-il, de vous laisser transporter dans la cour du manoir, sur un matelas ?

— Transportez-moi où vous voudrez, répondit le vieillard ; je souffre tant, que je ne souffrirai jamais davantage, quoi qu’il puisse m’arriver.

Quatre valets l’enlevèrent, sur un matelas, et le portèrent au milieu de la cour du manoir. Le docteur se mit alors à siffler, en dirigeant l’extrémité de sa baguette de tous les côtés. Aussitôt une infinité de couleuvres, de toute espèce et de toute dimension, sortirent des vieux murs, des étables, des jardins, de partout, et vinrent lécher le corps du malade, couché tout nu sur son matelas ; chacune y donnait un coup de langue, puis elle retournait aussitôt dans son trou. Le corps du vieillard désenflait à vue d’œil. Toutes étaient déjà venues, excepté une seule, celle qui avait fait la morsure, et sans elle, la guérison était impossible. Elle était dans un trou de la muraille, et ne voulait pas sortir. Mais, le docteur, qui savait bien où elle était, alla jusqu’à son trou et frappa de sa baguette sur la muraille, en disant ; — « Allons, sortez, vite ! » Alors elle sortit, vint au malade, lécha sa jambe, à l’endroit de la morsure, et enleva tout ce qui restait encore de venin dans son corps. Aussitôt le vieux seigneur se trouva guéri, comme par enchantement. Il ouvrit les yeux, et, reconnaissant son fils dans son sauveur :

— Comment, c’est donc toi, mon fils, qui me rends la vie ?

— Oui, mon père, c’est bien moi.

— Tu es donc devenu bien savant ?

— J’ai appris quelque chose, depuis que j’ai quitté le pays.

Et il se leva, embrassa son fils et lui promit de lui acheter un habit neuf.

Cependant le vieillard mourut, peu de temps après, quand il plut à. Dieu de l’appeler là-haut. Il céda, par son testament, son manoir de Kerméno à son plus jeune fils, c’est-à-dire au docteur.

Quelque temps après, comme il s’ennuyait d’être seul, malgré toute sa science, Coathalec dit un jour à son valet d’écurie, qui était aussi son ami :

— Je veux me marier.

Et comme il faisait à peu près tout ce qu’il voulait, toutes les nuits, il s’élevait en l’air et allait, par ce chemin, faire sa cour à la fille du roi d’Angleterre. Son valet d’écurie l’accompagnait. Dans le trajet, ils passaient par-dessus le manoir d’un autre docteur, très savant aussi, nommé le docteur Coatarstang. Celui-ci avait une fille, qui était très jolie, et, toutes les nuits, quand elle était couchée, de son lit, elle entendait le docteur Coathalec et son valet d’écurie qui passaient par-dessus le manoir de Coatarstang, pour se rendre en Angleterre, et sans savoir pourtant que c’étaient eux. Un matin, elle dit à son père :

— Dites-moi donc, mon père, ce que c’est que ce bruit que j’entends, toutes les nuits, au-dessus du manoir, depuis quelque temps, comme d’un oiseau gigantesque qui passerait ?

— Ma fille, c’est le docteur Coathalec qui passe, avec son valet d’écurie, pour aller faire sa cour à la fille du roi d’Angleterre.

— Le docteur Coathalec ? J’ai souvent entendu parler de lui, et je voudrais bien le voir.

— Rien n’est plus facile, ma fille, et je le ferai descendre, ce soir même, pour vous faire plaisir.

C’est vers minuit que le docteur Coathalec passait ordinairement. Le docteur Coatarstang se mit à sa fenêtre, et quand il le vit traverser l’air, avec son valet d’écurie, il lui cria :

— Hé ! confrère, docteur Coathalec, où allez-vous ainsi ? Descendez donc, un peu, pour nous souhaiter le bonsoir ; ce n’est pas bien à vous de passer ainsi, toutes les nuits, au-dessus de mon manoir, sans vous arrêter un peu, pour causer. Entre gens du même métier, on se doit plus d’égards, morbleu ! Descendez une minute seulement,

— Je n’en ai pas le temps, à présent, je suis pressé ; ce sera pour quand je retournerai, répondit le docteur Coathalec. Et il étendit sa baguette blanche vers la fenêtre où était son confrère, prononça quelques paroles, et aussitôt la tête du docteur Coatarstang s’enfla subitement et devint si grosse, qu’il ne put jamais la rentrer, malgré tous ses efforts.

Le docteur Coathalec continua sa route. Au point du jour, quand il repassa, son confrère avait encore sa grosse tête dehors, et il pleurait et criait comme un âne.

— Eh bien ! docteur Coatarstang, lui cria-t-il, n’est-il pas encore temps d’aller se coucher ?

— Pardon ! pardon ! grand docteur Coathalec ; mettez un terme à mon supplice, je vous en supplie !

— Allez-vous coucher, docteur Coatarstang, et, une autre fois, ne soyez pas si indiscret, car vous n’êtes qu’un âne.

Et le docteur Coathalec étendit sa baguette vers son piteux confrère, prononça quelques paroles, et aussitôt sa tête se désenfla, et il put la retirer de la fenêtre[2]. Et dans la suite, il se souvint de la leçon, et il n’essaya plus d’arrêter Coathalec, quand il passait.

Cependant Coathalec continua ses visites à la fille du roi d’Angleterre. Un jour, il demanda sa main à son père, qui le refusa net. Alors, le docteur l’enleva et partit avec elle, A travers l’air, sa route ordinaire, pour son manoir de Kerméno.

Le roi anglais, outré de colère, vint bientôt à Plougonver-Chapelle-Neuve, avec une armée, pour arracher sa fille au magicien. Il demanda où demeurait le docteur Coathalec, et on le conduisit à Kerméno, De l’avenue du manoir, il aperçut le docteur et sa fille, à une fenêtre, riant et s’embrassant. Furieux, il envahit le manoir avec ses soldats. Mais, ils eurent beau chercher et fouiller partout, ils ne purent trouver ni la princesse, ni son ravisseur. Ils revinrent alors dans l’avenue, et les virent encore qui s’embrassaient, à la même fenêtre, et semblaient les narguer. Ils coururent de nouveau au manoir ; mais toutes leurs recherches furent aussi inutiles que la première fois. Trois fois, ils recommencèrent leurs perquisitions, et toujours en vain. Comprenant alors qu’il y avait de la magie dans l’affaire, et qu’on se moquait de lui, le roi d’Angleterre retourna, tout honteux, dans son royaume.

Le docteur Coathalec, pendant que le roi le recherchait à Kerméno, avait conduit la princesse au bourg de Plougonver, par un souterrain, qu’il avait fait creuser depuis le manoir jusqu’à l’église, et le recteur de la commune les maria devant Dieu et devant les saints, comme tous les bons chrétiens.

Quelque temps après, le docteur, qui étudiait toujours, crut avoir trouvé le moyen de ' s'incarner, c’est-à-dire de se rendre immortel. Il n’y avait qu’une chose au monde qu’il craignit : c’était la mort ! Il donna ses instructions à son ami, à son valet d’écurie, pour l’aider dans cette difficile épreuve. Il lui dit :

— A minuit sonnant, tu entreras dans l’église de Plougonver. Tu y verras, sur les marches de l’autel, un cercueil ouvert, Marche droit à ce cercueil, et embrasse par trois fois ce que tu verras dedans, quoique ce puisse être, et quelque hideux, quelque horrible qu’il te paraisse. N’aie pas peur, car c’est moi-même qui serai dans le cercueil, sous une autre forme. Le feras-tu ? dis-moi.

— Je le ferai, répondit avec assurance le valet, qui avait une confiance sans borne dans son maître.

— Rappelle-toi bien que c’est trois fois de suite que tu devras embrasser ce que tu verras dans le cercueil ; si le courage te fait défaut, la première nuit, tu retourneras, la nuit suivante, puis, la suivante encore, si tu faiblis la seconde fois. Mais, après cette troisième nuit, si tu n’as pas suffisamment de courage pour donner les trois baisers, je crains bien que tout ne soit fini, et que tu ne me revoies plus jamais. Pourtant, une dernière épreuve restera encore à tenter. En rentrant au manoir, après l’épreuve du cercueil manquée, tu égorgeras la cuisinière, et tu recueilleras plein une bouteille de son sang[3]. Tu enfouiras cette bouteille pleine de sang dans du fumier chaud, puis tu chercheras, dans tout le pays, sept nourrices qui devront, pendant trois mois entiers, à tour de rôle, et sans jamais discontinuer un seul instant, répandre le lait de leurs seins sur le fumier, à l’endroit où sera enfouie la bouteille. Ce sera là ma dernière ressource, et si tu y faillis encore, je serai perdu à tout jamais, et toi-même tu me rejoindras, sans tarder. Si, au contraire, tu as le courage nécessaire pour mener l’épreuve à bonne fin, je me relèverai du cercueil, plus jeune, plus beau, plus vigoureux que jamais, et alors, je ne mourrai plus, je serai immortel ! Puis, je te rendrai aussi immortel, comme moi-même.

Le valet dit à son maître de se reposer sur lui, l’assurant qu’il aurait tout le courage nécessaire et qu’il ne faillirait pas.

Alors, le docteur métamorphosa sa femme en belette, son valet de chambre en crapaud, et la suivante de sa femme en vipère, afin de les empêcher de surprendre le secret de son valet d’écurie et de le détourner de l’accomplissement de sa mission. Puis il partit de Kerméno.

Vers le soir, le valet d’écurie se rendit au bourg de Plougonver. A minuit sonnant, il entrait dans l’église. Il marcha droit et résolu vers le cercueil qu'il aperçut sur les marches de l’autel. Mais, au premier regard qu’il y jeta, il recula d’horreur. Il y avait dedans un énorme crapaud, humide et gonflé de venin, et il remplissait tout le cercueil ! Rassemblant tout son courage, il lui donna un baiser... puis un second... mais, il ne put jamais lui en donner un troisième. Il sortit de l’église et revint à Kerméno, tout pâle et se reprochant sa faiblesse. Ce jour-là, personne ne vit le docteur.

La nuit suivante, le valet retourna à Plougonver, et, à minuit sonnant, il entrait encore dans l’église, avec une grande résolution. Cette fois, il vit dans le cercueil, non le crapaud de la veille, mais une énorme couleuvre, sifflante et furieuse. Il lui donna aussi deux baisers, et ne put encore aller jusqu’au troisième.

Enfin, la troisième nuit, il trouva dans le cercueil une énorme salamandre, et, quoiqu’il fût bien résolu à mourir sur la place plutôt que de faillir, cette dernière fois, il ne put encore aller jusqu’au troisième baiser.

Alors, il revint à Kerméno, furieux. En entrant dans la cuisine, il saisit un grand couteau, qu’il y vit sur la table, se jeta sur la cuisinière, qui dormait dans son lit, lui coupa la gorge, et recueillit plein une bouteille de son sang. Il la boucha bien et l’enfouit dans un tas de fumier. Puis il chercha, dans tout le pays, sept nourrices, et les amena à Kerméno. Il leur promit cinquante écus par mois. Il leur expliqua ce qu’elles avaient à faire, et, d’heure en heure, elles se remplaçaient sur le tas de fumier, de manière à ce qu’il y en eût toujours une à arroser du lait de ses seins l’endroit où se trouvait la bouteille.

Cependant, la disparition subite du docteur Coathalec et de tous les habitants de Kerméno, hors le valet d’écurie, paraissait étrange, dans le pays, et les commérages et les soupçons allaient leur train. L’on allait jusqu’à accuser le valet d’avoir assassiné son maître, pour profiter de ses secrets et de ses biens, et les autres, pour s’assurer de leur silence. On se demandait aussi, avec mystère, ce qu’il pouvait faire avec les sept nourrices, et les bruits les plus singuliers couraient à ce sujet.

Enfin, on en écrivit à Saint-Brieuc, et les gens de justice se transportèrent jusqu’à Kerméno.

Le valet d’écurie était bien embarrassé et bien inquiet, vous pouvez le croire. Pressé de questions et menacé d’être pendu, il révéla tout.

On retira alors la bouteille du fumier, et l’on vit dedans un petit homme, qui la remplissait déjà, et qui ressemblait au docteur Coathalec. Si les nourrices l’avaient encore arrosé de leur lait, pendant trois jours seulement, il serait sorti de la bouteille, plein de vie et de force, et désormais immortel. Mais, Dieu ne le permit pas. Le juge lança la bouteille contre un mur, et le petit homme s’y aplatit et s’y colla, comme une pomme cuite.

C’en était fini du docteur Coathalec, qui avait voulu se rendre immortel. Dieu seul est immortel !

Quant à sa femme, sa suivante et le valet de chambre, qui avaient été changés en belette, vipère et crapaud, ils restèrent sans doute sous ces formes, le docteur n’étant plus là, pour les rappeler à leur forme première.


(Conté par Jean-Marie Le Ny, laboureur, à
Plounevez-du-Faou (Finistère), et natif de
Plougonver (Côtes-du-Nord).


Il y a dans ce conte mélange d’une légende moderne avec une fable ancienne, appartenant au cycle du Magicien et son valet. Le docteur Coathalec est un personnage historique ou du moins à-demi, et mon conteur, natif de la commune de Plougonver, canton de Belle-Isle-en-Terre, affirmait, d’accord en cela avec la tradition locale, qu’il avait habité le château de Kerméno, eu la trêve de La Chapelle-Neuve, il y a environ cent ans, et que le souterrain dont il est question dans le récit existe encore. Son nom et ses aventures sont toujours populaires, dans le pays, où il a laissé une réputation de magicien bien établie. Quoi qu’il en soit, je ne sais ce qu’il faut croire de ces prétentions historiques, ni de la science du docteur Coathalec ; c’était peut-être un gentilhomme un peu instruit, possédant quelques gros livres et qui en aura fait accroire facilement aux paysans grossiers et ignorants au milieu desquels il vivait, au point de passer à leurs yeux pour un grand magicien.

M. Ch. de Keranflech, dans une version incomplète qu’il a donnée de la même légende, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, année 1857, page 447, parle d’un Yvon de Botloy, seigneur, au XVe et au XVIe siècle, de Coëthalec, en Kermaria-Sulard (arrondissement de Lannion), et de Kerméno-Bihan, en la trêve de la Chapelle-Neuve (canton de Belle-Ile-en-Terre), comme pouvant être le héros de notre conte ou plutôt de notre légende.

Le docteur Pen-ar-Stang lui-même habitait, à la même époque, le manoir de Pen-ar-Stang, dans une commune voisine, celle de Plougonven (arrondissement de Morlaix), et devait être un de la Tour, peut-être un frère de François de la Tour, sinon lui-même, mort évêque de Tréguier, en 1593, en son manoir de Pen-ar-Stang, après une vie peu exemplaire, pour un prélat breton, s’il en faut croire les nombreuses chansons populaires qui se chantent encore dans le pays. On en peut voir deux versions dans mes Gwerziou Breiz-Izel, t. Ier, pp. 425 et 431.

Voir encore, pour l’épisode final, celui de la résurrection, le conte breton de Coadalan, que j’ai publié dans la Revue Celtique, t. 1er (1770-72), p. 106, avec des commentaires et des rapprochements intéressants par M. Reinhold Kœhler.



  1. Ce récit est présenté ordinairement par les conteurs, non comme un conte, mais comme une histoire vraie. Il est très-connu dans la commune de Plougonver-Chapelle-Neuve (Côtes-du-Nord).
  2. Dans une autre version, ce sont des cornes qui lui poussent sur le front, et si longues, qu’il ne peut rentrer sa tête.
  3. Il doit y avoir ici une altération, car il paraît contraire à toutes les règles, même celles des contes, qui sont fort larges, que le docteur Coathalec pût ressusciter d’une bouteille remplie du sang de sa cuisinière ; il semble plus conforme à la logique que la bouteille fût remplie du sang du docteur lui-même.