Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Bossu et ses deux Frères

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I


LE BOSSU ET SES DEUX FRÈRES
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IL était une fois un roi qui avait trois fils, dont deux étaient de beaux garçons, de belle prestance, et le troisième était bossu et se nommait Alain[1]. Celui-ci n’était pas aimé de son père, qui l’avait relégué à la cuisine avec les marmitons, pendant que les deux aînés mangeaient avec lui à sa table et l’accompagnaient partout.

Un jour, le vieux roi fit venir ses trois fils et leur parla ainsi :

— Voici que je me fais vieux, mes enfants, et je veux passer le reste des jours que j’ai à vivre dans la paix et la tranquillité. Je désire céder ma couronne, avec l’administration du royaume, à celui de vous trois qui m’apportera la plus belle pièce de toile. Mettez-vous donc en route, voyagez au loin et soyez de retour, dans un an et un jour.

Les trois frères partirent là-dessus, par trois routes différentes. Les deux aînés avaient chacun un beau cheval pour les porter, et de l’or et de l’argent plein leurs poches. Ils se rendirent d’abord chez leurs maîtresses, pour prendre congé d’elles. Mais, ils s’y oublièrent et menèrent joyeuse vie, pendant que dura leur argent.

Le bossu, qui n’avait reçu qu’une pièce de six francs de son père, et pas de cheval, marcha et marcha, plein de courage. Quand il avait faim, il grignotait une croûte de pain, cueillait des noisettes, de l’airelle et des mûres sauvages, aux buissons de la route, et buvait dans le creux de sa main, aux sources du chemin. Un jour, en traversant une grande lande, il entendit une voix claire et fraîche qui chantait une vieille chanson. Il s’arrêta pour l’écouter et dit :

— Il faut que je voie qui chante, de la sorte ! Et il se dirigea vers la voix.

Il ne tarda pas à rencontrer une jeune fille d’une grande beauté, qui le salua ainsi :

— Bonjour, Alain, fils cadet du roi de France !

— Vous me connaissez donc ? lui demanda le prince, étonné.

— Oui, je vous connais et je sais même où vous allez et ce que vous cherchez : Votre père vous a dit, à vous et à vos deux frères, qu’il cédera sa couronne avec son royaume à celui de vous trois qui lui rapportera la plus belle pièce de toile, et vous vous êtes mis en route tous les trois à la recherche de la belle toile ; n’est-ce pas vrai ?

— C’est bien vrai, répondit Alain, de plus en plus étonné.

— Eh bien ! vos deux frères sont allés voir leurs maîtresses, et ils mènent joyeuse vie avec elles, sans se soucier de la recherche des belles toiles. Vous, qui n’avez pas de maîtresse, vous vous êtes mis résolument en route et vous méritez de réussir. Venez avec moi à mon château et je vous conseillerai.

Alain la suivit jusqu’à ce qu’elle appelait son château, et qui n’était qu’une misérable hutte de terre et d’argile. Il y resta quelque temps avec elle, et, avant son départ, elle lui remit une petite boîte, pas plus grande que le poing, et lui dit :

— Le moment est arrivé de vous en retourner chez vous ; prenez cette boite et présentez-vous avec confiance devant votre père.

Alain s’en retourna avec sa boîte. Quand il arriva dans la cour du palais paternel, il remarqua ses deux frères aux fenêtres, tout joyeux et contents d’eux-mêmes. Ils étaient revenus avec leurs chevaux chargés de belles pièces de toile.

— Voici Alain qui arrive aussi ! s’écrièrent-ils ; il revient sans la moindre pièce de toile, aussi laid et misérable qu’il est parti, et n’ayant même pas perdu sa bosse en route !...

Les deux frères aînés étalèrent alors leurs toiles sous les yeux de leur père. Elles étaient fort belles et de grand prix.

— Et toi, Alain, tu refuses donc de concourir, puisque tu n’apportes rien ? lui dit le roi.

Alain tira alors sa boîte de sa poche et la présenta à son père, en lui disant :

— Prenez cette boîte, mon père, et ouvrez-la. Le vieux roi prit la boîte, l’ouvrit, et aussitôt il en sortit un bout de toile blanche, douce au toucher, moelleuse et luisante comme la soie. Et il en sortit ainsi, pendant une heure au moins, si bien que la boîte paraissait inépuisable.

— C’est Alain qui l’emporte ! dit alors le roi ; à lui ma couronne.

— Il y a de la sorcellerie là-dessous, s’écrièrent les deux aînés, fort mécontents, et il faut faire trois épreuves.

— Je le veux bien, répondit le roi, à qui il déplaisait aussi de laisser sa couronne à un bossu.

— Faites-nous connaître la seconde épreuve.

— Eh ! bien, à qui m’amènera le plus beau cheval.

Et les trois frères se remirent en route, chacun de son côté. Les deux aînés se rendirent, comme devant, chez leurs maîtresses, et le bossu prit encore le chemin de la lande où il avait rencontré la belle jeune fille, qui lui avait valu sa première victoire. Quand il y arriva, après beaucoup de mal, il entendit la même voix qui chantait sa chanson. — Bien ! se dit-il, rassuré et plein d’espoir. Et il se hâta de se rendre à la maison d’argile de la belle chanteuse.

— Bonjour, dit-il en entrant ; je viens encore vous voir.

— Bonjour, fils cadet du roi, répondit la jeune fille ; je sais pourquoi vous revenez ! Vos frères, battus à la première épreuve, ont demandé qu’il en soit fait trois, et la seconde consiste à amener à votre père le plus beau cheval.

— C’est vrai ; mais, comment me procurer un beau cheval, sans argent ?

— Vous avez bien pu avoir la plus belle toile, sans argent ; pourquoi ne pourriez-vous pas avoir également le plus beau cheval, sans argent ? Restez-ici avec moi, jusqu’à ce que le moment soit venu de vous en retourner, et ne vous inquiétez de rien.

Alain se rassura et resta avec la jeune fille. Quand le temps fut venu, celle-ci lui remit encore une boîte, en lui recommandant bien de ne l’ouvrir que quand il serait dans la cour du palais de son père.

Il partit. Mais, il n’alla pas loin, sans succomber à la curiosité. Il ouvrit sa boîte, pour voir ce qu’elle renfermait, et aussitôt il en sortit un beau cheval, prompt comme l’éclair, et qui disparut en un instant. Et voilà notre garçon de pleurer. Que faire, à présent ? Il se résolut à retourner vers la jeune fille, puisqu’il n’était pas encore éloigné de sa demeure, et à lui conter sa mésaventure. Sa protectrice lui remit une seconde boîte et lui recommanda de nouveau de ne l’ouvrir que quand il serait dans la cour du palais de son père, et en la tenant entre ses jambes.

Cette fois, il ne l’ouvrit pas. Quand il arriva dans la cour du palais, ses frères y étaient déjà depuis quelque temps, et chacun d’eux avait un cheval magnifique, dont il était tout fier. Quand ils virent arriver Alain :

— Ah ! voilà enfin le bossu ! s’écrièrent-ils ; mais, il n’a pas de cheval !...

— J’ai encore une boîte, comme l’autre fois, répondit Alain, en tirant sa boîte de sa poche.

— Et c’est là-dedans qu’est ton beau cheval, sans doute ?

— Peut-être bien.

— Ouvre donc, que nous voyions ta souris. Alain mit sa boîte entre ses jambes, l’ouvrit, et aussitôt il se trouva en selle sur un cheval superbe, avec une bride d’or en tête, fougueux et ardent, et faisant jaillir des étincelles de ses quatre pieds, de ses naseaux et de ses yeux.

— C’est encore Alain qui l’emporte ! s’écria le vieux roi, saisi d’étonnement. Et sa victoire était, en effet, si éclatante, que ses frères ne songèrent pas à la contester. Mais, ils s’écrièrent avec dépit :

— À la troisième épreuve ! Quelle sera-t-elle, père ?

— Eh bien ! dit le roi, à qui m’amènera, à présent, la plus belle princesse.

Et les trois frères de se remettre en route, sur-le-champ. Les deux aînés se rendirent encore auprès de leurs maîtresses, et Alain retourna auprès de sa mystérieuse protectrice de la grande lande.

— Bonjour, jeune fils du roi, lui dit-elle, en le voyant revenir : votre père vous a dit que sa couronne sera à celui de ses trois fils qui lui amènera la plus belle princesse.

— Oui, et moi qui ne connais aucune princesse.

— Peu importe ; restez encore avec moi, jusqu’à ce que le temps soit venu de vous présenter devant votre père, et ayez confiance en moi.

Alain resta encore avec sa protectrice, et, quand le temps fut venu, elle lui dit :

— Voici une poule, avec un linge sur le dos ; retournez-vous-en avec elle chez votre père, et prenez bien garde de perdre la poule et le linge aussi.

— Mais, je n’aurai donc pas de princesse.

— Partez avec votre poule, et fiez-vous à moi pour le reste.

Alain partit avec sa poule. Mais, comme il traversait un bois sombre, elle lui échappa, et il se mit à pleurer. Deux princesses, dont l’une plus belle que l’autre, se trouvèrent soudain à côté de lui.

— Qu’avez-vous à pleurer de la sorte ? lui demanda l’une d’elles.

— J’ai perdu ma poule !...

— S’il n’y a que cela, vous pouvez vous consoler, je vous la retrouverai.

Et, en effet, la poule revint bientôt, à un signe de la princesse, et elle avait toujours son linge sur le dos, La plus belle des deux princesses la toucha du bout d’une baguette blanche, qu’elle avait à la main, et elle se métamorphosa aussitôt en un beau carrosse doré et attelé de six chevaux superbes. Alain, lui-même, vit disparaître subitement sa bosse, au toucher de la baguette, et se trouva être un très-beau jeune homme, avec de magnifiques habits de prince et assis dans le carrosse, à côté de la moins belle des deux princesses. L’autre, la plus belle, était assise sur le siège du cocher, tenant les rênes et dirigeant le char. Ils se rendirent dans cet accoutrement au palais du roi. Les deux aînés y étaient déjà arrivés, et ils attendaient le bossu, aux fenêtres, ayant chacun à côté de soi une belle princesse, dont il était tout fier.

Quand Alain entra dans la cour, avec son carrosse tout resplendissant de lumière et ses deux compagnes, ce fut comme si le soleil venait lui-même d’y faire irruption, sur son char. Les deux frères aînés et leurs princesses, éblouis de tant de lumière et de beauté, et crevant de dépit de voir dans quel attirail revenait leur cadet, se cachèrent les yeux avec leurs mains. Le vieux roi, souffrant et morose auparavant, se sentit tout ragaillardi, et descendit lestement dans la cour, pour recevoir Alain et sa société.

— A toi ma couronne et mon royaume, mon fils Alain ! s’écria-t-il.

Puis, il présenta la main aux princesses, pour les aider à descendre, et les conduisit dans le palais. Les deux princes aînés et leurs princesses allèrent se cacher, de honte et de dépit.

Cependant il leur fallut assister à un grand festin que fit préparer le roi, et auquel il invita toute la cour et les grands du royaume.

Pendant le repas, la belle princesse d’Alain mettait dans son tablier un morceau de tous les plats que l’on servait ; ce que voyant les princesses de ses frères, elles voulurent l’imiter. Quand on se leva de table, elle dit qu’elle voulait faire son petit cadeau à tous les convives, et même aux domestiques. Et plongeant sa main droite dans son tablier que, de sa gauche, elle tenait relevé sur sa poitrine, elle en retirait à chaque fois des bagues d’or, des perles, des diamants, des fleurs, et les distribuait libéralement, à l’étonnement et à la grande satisfaction de chacun.

Les deux autres princesses voulurent l’imiter encore en cela. Mais, hélas ! au lieu de bagues d’or, de perles, de diamants et de belles fleurs parfumées, elles ne retiraient de leurs tabliers que ce qu’elles y avaient mis, c’est-à-dire de la viande, des saucisses, des boudins et autres mangeailles semblables. Leurs belles robes étaient toutes souillées par la graisse et les sauces qui en découlaient. Accueillies par des éclats de rire universels, les chiens et les chats les poursuivirent, et mirent leurs vêtements en lambeaux. Elles s’enfuirent avec leurs amants, tout couverts de confusion et furieux, et ne reparurent plus.

On célébra ensuite les noces d’Alain et de sa belle princesse, et les fêtes, les jeux et les festins durèrent un mois entier.


(Conté par Marguerite Philippe. — 21 juillet 1871.)




  1. Les frères, dans nos contes populaires, sont ordinairement au nombre de trois ; souvent aussi ils sont plus nombreux, et il s’y mêle parfois une sœur. C’est toujours le cadet, ou le bossu, qui mène à bonne fin les entreprises où ses aînés ont échoué.