Contes populaires de Basse-Bretagne/Le Meunier et son Seigneur

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IV


LE MEUNIER ET SON SEIGNEUR
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IL y avait quatre ans qu’il n’avait payé sa Saint-Michel à son seigneur. Il était pauvre assez !

Un jour, le seigneur, retournant de la chasse, et de mauvaise humeur, parce qu’il n’avait rien pris, tira sur la vache du meunier, qu’il trouva dans son chemin, et la tua. La femme du meunier vit le coup, et elle accourut à la maison en criant avec douleur :

— Hélas ! hélas ! nous sommes assez affligés (ruinés) pour le coup ! Voilà notre vache tuée par le seigneur !

Le meunier ne dit rien ; mais, il était en colère néanmoins. Durant la nuit, il écorcha sa vache, et il alla ensuite vendre la peau, à Guingamp.

Comme il avait loin à aller, et qu’il voulait être de bon matin en ville, il partit de la maison vers minuit. Arrivé à passer par un bois où, selon le bruit commun, il y avait de grands voleurs, il lui vint peur, et il grimpa sur un arbre, pour attendre le jour.

Bientôt, une bande de voleurs arrivèrent sous cet arbre, pour partager leur argent. Et voilà de la chicanerie et du bruit ; ils ne pouvaient pas s’entendre.

— Jésus ! si je pouvais avoir cet argent-là ! se disait le meunier en lui-même. Et lui de songer à jeter la peau de sa vache au milieu d’eux, pour les effrayer. Les voleurs, en voyant les cornes et cette peau noire, — car la vache était noire, — crurent que c’était le Diable qui venait les chercher. Et de déguerpir, de-çà de-là, en abandonnant là tout leur argent !

— Mon coup a réussi, ma foi ! se dit le meunier.

Et il descendit alors de son arbre, ramassa tout l’argent dans sa peau de vache, et de courir à la maison ! Sa femme et lui restèrent jusqu’au jour à compter de l’argent ; mais, ils ne pouvaient venir à bout de faire aucun compte, c’était trop d’argent !

Le lendemain matin, le meunier dit à sa femme d’aller demander le boisseau, chez leur seigneur, pour mesurer l’argent. La femme va, et demande le boisseau.

— Pourquoi avez-vous besoin du boisseau ? lui demanda le seigneur.

— Pour mesurer de l’argent, monseigneur.

— Pour mesurer de l’argent ! Vous voulez vous moquer de moi, je crois ?

— Non, mon Dieu, mon bon seigneur ; je vous dis la vérité. Venez avec moi, et vous verrez.

Le seigneur va avec elle. Quand il voit la table du meunier couverte de pièces de deux écus, il est bien surpris, et il lui dit :

— D’où te vient cet argent-là ?

— C’est de la peau de ma vache, que j’ai vendue à Guingamp, que je l’ai eu, monseigneur.

— De la peau de ta vache ! les peaux de vache sont (se vendent) bien chères, alors !

— Oui, tout de bon, monseigneur, et vous m’avez rendu un grand service, en tuant ma vache.

Et le seigneur de courir à la maison, tout de suite, et de faire tuer toutes ses vaches et les écorcher. Le lendemain matin, il envoie un valet en ville, avec les peaux (il y en avait la charge d’un cheval), et il lui dit de demander un boisseau d’argent de chacune.

Le valet se rend en ville avec ses peaux.

— Combien chaque peau ! lui demande un tanneur.

— Un boisseau d’argent !

— Allons ! ne plaisante pas ; combien chaque peau !

— Je vous l’ai dit, un boisseau d’argent.

Et comme il faisait la même réponse à tous, les tanneurs se mirent en colère, et le valet fut roué de coups par eux, roulé sur le pavé, et ils lui prirent même ses peaux.

Quand il arriva à la maison :

— Où est l’argent ? lui demanda le seigneur.

— Ah ! oui, l’argent... Je n’ai reçu que des coups de pied et des coups de bâton, et mon pauvre corps est tout rompu !

— Le meunier m’a trompé ! s’écria alors le seigneur, en colère ; mais, n’importe, mon tour viendra aussi !

Le meunier fit un petit festin avec la vache qui lui avait été tuée, et il dit à sa femme d’aller prier le seigneur d’y venir aussi.

La meunière va ; elle fait son invitation.

— Comment oser venir se moquer de moi encore, dans ma maison !

— Jésus, mon bon seigneur, moi, me moquer de vous ! ni moi ni mon homme n’oserait jamais faire cela.

— Eh bien ! j’irai quand même, et je parlerai au meunier. Celui-là pense être plus fin que moi, peut-être ?

Le seigneur vint souper au moulin. Il y avait du fricot, du lard, du rôti à la broche, du cidre et même du vin ! Vers la fin du repas, quand les têtes étaient un peu échauffées, le meunier dit au seigneur :

— Tout le monde, monseigneur, sait bien que vous êtes très fin, et pourtant, je suis content de parier que vous ne ferez pas ce que je ferai, moi.

— Et quoi donc ?

— Tuer ma femme devant vous tous, ici, et la ressusciter ensuite, en jouant d’un violon que j’ai là.

— Parie vingt écus que tu ne feras pas cela.

— Vingt écus que je le ferai !

— Eh bien ! voyons, dit tout le monde, puisque le seigneur tient le pari.

Et le meunier de prendre un couteau, de sauter sur sa femme et de faire semblant de lui couper le cou. Mais, il ne coupa qu’un boyau rempli de sang, qu’il lui avait mis autour du cou. Le seigneur, qui ne connaissait pas le tour, comme les autres, avait horreur en voyant le sang couler. La femme tomba à terre, comme si elle était complètement morte. Le meunier prit alors son violon, et se mit à en jouer. Et aussitôt sa femme de se relever et de danser, comme une affolée. Si bien que le seigneur resta à la regarder, la bouche ouverte.

— Donne-moi ton violon, dit-il au meunier, et je te laisserai le moulin, pendant deux ans, pour rien.

Voilà le marché fait. Et le seigneur de courir à la maison, emportant son violon, et bien content.

— Ma femme, se disait-il A lui-même, en allant, est un peu vieille, et si je peux la rajeunir !...

En arrivant à la maison, il trouva sa femme au lit, bien endormie.

— C’est bon ! se dit-il, comme cela elle ne saura rien.

Il prend un couteau, à la cuisine, et coupe le cou à sa femme. Puis, le voilà de jouer de son violon ! mais, il avait beau en racler, la pauvre femme ne dansait ni ne bougeait ; elle était bien morte !

— Quel sot homme que ce meunier ! se disait-il ; me faire tuer ma femme, et, à présent, j’ai beau jouer du violon, la vie ne revient pas en elle ! Il faut qu’il ait oublié de me dire quelque chose. Je vais, vite, l’apprendre de lui.

Il courut au moulin. Quand il y arriva, il vit le meunier, en bras de chemise, tenant un fouet à la main et fouettant une grande marmite, qui était au milieu de la cour et dans laquelle l’eau bouillait. (On venait de l’ôter du feu.) Il resta à regarder le meunier, la bouche ouverte, et ne songeant plus à sa femme.

— Que fais-tu donc là, de la sorte, meunier ?

— Je fais bouillir le bouillon, monseigneur ; venez-, vite, voir comme il bout.

Le seigneur s’approcha pour regarder dans la marmite et dit :

— Oui, tout de bon ! Et c’est avec ton fouet que tu le fais bouillir ainsi ?

— Certainement, monseigneur ; le bois est cher et serait trop dispendieux pour moi.

— Tu dis assez vrai. Cède-moi ton fouet, et je te laisserai le moulin, deux autres années, pour rien.

— Puisque c’est vous, monseigneur, le voilà. Et le seigneur retourna à la maison, avec le

fouet, et, en revenant, il se disait à lui-même :

— A présent, je ferai abattre le bois sur toutes mes terres, et j’en aurai beaucoup d’argent...

Et il vendit tout le bois de ses terres...

— Seigneur ! je n’ai plus un seul morceau de bois, ni de fagots ; comment ferai-je, à présent, pour préparer la nourriture ? lui dit la cuisinière, un samedi soir.

— Je saurai bien comment faire, cuisinière ; n’ayez pas d’inquiétude à ce sujet.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, le seigneur dit à tous les gens de sa maison, valets et servantes, d’aller à la grand’messe, à l’exception de Grand-Jean, son premier valet, qui resterait avec lui à la maison.

— Et le dîner, qui le préparera ? demanda la cuisinière.

— N’ayez pas d’inquiétude à ce sujet, et partez tous, puisque je vous le dis.

Les voilà donc partis tous pour le bourg. Le seigneur dit alors à Grand-Jean d’apporter la grande marmite au milieu de la cour, et de la remplir d’eau. Puis, il y mit du lard, de la viande salée, des choux, des navets, du sel, du poivre, — enfin tout ce qui est nécessaire pour faire de bon bouillon. Alors, il ôta sa veste, prit le fouet du meunier, — et de fouetter la marmite ! Mais, il avait beau frapper, l’eau restait froide.

— Que faites-vous ainsi, monseigneur ? demanda Grand-Jean, étonné.

— Tais-toi, imbécile, tu le verras, tout à l’heure.

Et le voilà de fouetter encore, de son mieux. De temps en temps, il fourrait son doigt dans la marmite ; l’eau était toujours froide ! Enfin, quand il fut assez fatigué, il s’arrêta et dit :

— Décidément, le meunier, je le crains bien, se moque de moi !

— Oui, il se moque sûrement de vous, monseigneur, répondit Grand-Jean.

— Eh bien ! n’importe ; il n’y a que la mort pour lui !

— Le bien toucher avec votre fouet serait suffisant, je pense, monseigneur.

— Non, non, la mort ! Se moquer de moi ! Allons, vite, au moulin et apporte un sac, pour qu’il y soit mis et jeté dans l’étang, pour être noyé !

Grand-Jean prit un sac vide sur son épaule, et ils allèrent tous les deux du côté du moulin.

Le pauvre meunier est fourré dans le sac, puis chargé sur le cheval du moulin, pour être porté à l’étang, qui était à quelque distance. Comme ils y allaient, ils virent venir sur la route un marchand, qui allait à la foire de Guingamp, avec trois chevaux chargés de marchandises. Le seigneur eut peur.

— Allons nous cacher, derrière le talus, dit-il, jusqu’à ce que ce marchand soit passé.

Et ils vont par-dessus le fossé dans le champ, meunier, dans son sac, fut déposé contre le talus au bord de la route. Quand il entendit le bruit que faisaient les chevaux du marchand, en passant auprès de lui, il se mit à crier :

— Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas !

Le marchand, étonné, s’approcha du sac :

— Tiens ! tiens ! dit-il, que veut dire ceci ?

— L’autre criait toujours :

— Non, je ne la prendrai pas ! je ne la prendrai pas !

— Tu ne prendras pas qui ou quoi ? demanda le marchand.

— La fille unique d’un seigneur très-riche, très-riche, qui a eu un enfant, et que son père veut me faire épouser.

— Et c’est vrai qu’elle est bien riche ?

— Oui, la plus riche de tout le pays.

— Eh bien ! moi, je suis content de la prendre.

— Alors, venez, vite, prendre ma place, dans le sac.

Le marchand se met dans le sac, et le meunier serre bien les liens sur lui ; puis celui-ci prend son fouet et se dirige vers Guingamp, avec les trois chevaux chargés de marchandises.

Quand il fut parti, le seigneur et Grand-Jean retournèrent à leur sac.

— Je la prendrai ! je la prendrai ! criait le marchand, dedans.

— Tu prendras qui ? demanda le seigneur.

— Votre fille, monseigneur.

— Ah ! fils de p..., va la chercher, alors, au fond de l’étang !

Et il fut jeté dans l’étang, et depuis, on ne l’a pas revu.

Le seigneur et son valet Grand-Jean allèrent, le lendemain, à la foire de Guingamp. Comme ils étaient à visiter les belles boutiques qui se trouvaient là, ils furent bien étonnés d’y retrouver aussi le meunier, avec une belle boutique d’orfèvrerie.

— Comment, meunier, lui dit le seigneur, est-ce bien toi qui es là ?

— Oui, sûrement, monseigneur ; vous venez m’acheter quelque chose, sans doute ?

— Comment, tu n’es donc pas resté dans l’étang ?

— Comme vous voyez, monseigneur ; je ne me trouvais pas bien là : et pourtant, je vous remercie, car c’est de là que j’ai rapporté toutes les belles choses que vous voyez ici.

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis, monseigneur. Je ne regrette qu’une chose, c’est que vous ne m’ayez pas jeté un peu plus loin ; alors, je serais tombé dans la place où il n’y a que des objets d’or.

— Vraiment ?

— Aussi vrai que je vous le dis, monseigneur.

— Et tout est encore là ?

— Oui, je pense ; mais, vous feriez bien de vous hâter, si vous voulez aller voir.

Et le seigneur de s’en retourner à la maison, avec son domestique, et de courir à l’étang !

Grand-Jean sauta le premier dans l’eau, et, comme il était très grand, il levait encore la main hors de l’eau, pour demander du secours, car il ne savait pas nager.

— Tiens ! dit le seigneur, il me fait signe avec la main de sauter plus loin ; sans doute qu’il n’est pas allé jusqu’à l’or.

Et il prit son élan, et sauta le plus loin qu’il put.

Et depuis, on n’en a eu aucune nouvelle.

Et voilà le conte du meunier et de son seigneur.


Conté par Barba Tassel, de Plouaret.
Décembre 1868.