Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Six Frères paresseux

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IX


LES SIX FRÈRES PARESSEUX
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IL y avait une fois un seigneur, qui avait six enfants, six garçons, qui étaient si paresseux, si paresseux, qu’ils se seraient laissé mourir de faim, s’il leur avait fallu seulement se préparer à manger. Le vieux seigneur avait été riche, autrefois, mais, il avait perdu presque toute sa fortune, dans les guerres qui avaient ruiné son pays, et il lui fallait, à présent, vivre avec beaucoup d’économie, pour tenir son rang. Aussi, exhortait-il souvent ses enfants à apprendre quelque métier, leur représentant qu’ils seraient, un jour, obligés de travailler, pour vivre. Ils ne l’écoutaient pas, et disaient qu’il radotait. Voyant cela, il donna deux cents écus à chacun d’eux, et leur dit d’aller voyager, pendant un an, afin d’apprendre quelque chose. Il leur donnait rendez-vous, dans son château, au bout d’un an et un jour.

Les six frères partirent donc, heureux d’avoir tant d’argent dans leurs poches. Ils prirent tous des routes différentes.

Le premier arriva dans une ville où il vit beaucoup de monde rassemblé, sur une place. Il se mêla à la foule et demanda la raison de ce rassemblement.

— Vous ne voyez donc pas ? lui répondit l’homme à qui il s’était adressé, en lui montrant du doigt un homme qui grimpait sur un arbre avec la faclité d’un écureuil.

Cet homme grimpait avec la même facilité sur les maisons, sur les murailles et les tours les plus élevées. Notre voyageur en était émerveillé, et il se disait en lui-même :

— Ah ! si je savais grimper comme celui-là ! Quand le grimpeur eut terminé ses exercices,

il alla droit à lui et lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à grimper comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le grimpeur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Et combien as-tu donc d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Et il donna ses deux cents écus au grimpeur. qui l’emmena partout à sa suite, et lui apprit à grimper comme lui-même.

Le second des six frères rencontra un homme qui soudait et remettait dans leur état primitif toutes les choses cassées, tous les vases et ustensiles de terre, de verre, de bois et de différents métaux. Il s’arrêta à le regarder, et il admirait son travail et pensait en lui-même :

— Je voudrais bien savoir souder et raccommoder les objets comme cet homme-là !

Après l’avoir regardé et admiré longtemps, il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à souder comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le soudeur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Il donna ses deux cents écus au soudeur, et celui-ci l’emmena partout à sa suite et lui apprit à souder, comme lui-même.

Le troisième frère rencontra un chasseur, qui avait un arc et des flèches et qui atteignait tout ce qu’il visait, jusqu’aux mouches qui volaient en l’air. Il admira son adresse et souhaita la posséder lui-même. Il lui demanda donc :

— Veux-tu m’apprendre à tirer de l’arc comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le chasseur.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à tirer de l’arc, comme moi-même.

Il donna ses deux cents écus au chasseur, et celui-ci l’emmena partout à sa suite, et lui apprit à tirer de l’arc, comme lui-même.

Le quatrième frère rencontra un homme qui jouait du violon, et tous ceux qui entendaient le son de son instrument dansaient, bon gré, mal gré, jusqu’à ce qu’il cessât d’en jouer ; et quand il en jouait près d’un mort, ou dans les cimetières, les cadavres eux-mêmes se levaient et se mettaient à danser. Quand il eut dansé quelque temps, en compagnie de plusieurs autres, aux sons de ce merveilleux instrument, l’homme cessa de jouer, et alors il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à jouer du violon, de manière à ce que tous ceux qui entendront les sons de mon instrument se mettent aussi à danser, et que je puisse ressusciter les morts ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit l’homme au violon.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à jouer du violon, de manière à ce que tous ceux qui entendront les sons de ton instrument se mettent à danser, et que tu ressuscites aussi les morts.

Il donna ses deux cents écus à l’homme au violon, et celui-ci lui céda son violon, et lui apprit à en jouer, comme lui-même.

Le cinquième frère rencontra, dans un bois, un homme qui construisait des bâtiments qui allaient aussi bien par terre que par mer. Il resta longtemps à le considérer et à admirer son travail, puis il lui demanda :

— Veux-tu m’apprendre à construire aussi des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par mer ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le constructeur de bâtiments.

— Je te donnerai tout l’argent que j’ai.

— Mais, combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi tes deux cents écus, et je t’apprendrai à faire des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par eau.

Il donna ses deux cents écus au constructeur de bâtiments, et celui-ci le garda avec lui et lui apprit son métier.

Le sixième frère arriva dans une ville où il vit, sur une place publique, un vieillard qui avait sa tête dans un sac, et qui faisait profession de deviner des énigmes et toutes sortes de problèmes, de prédire l’avenir, de retrouver les objets perdus, enfin de répondre à toutes les questions qu’on lui adressait. Il admira sa science et désira prendre des leçons de lui. Il lui demanda donc :

— Veux-tu m’apprendre à être devineur et savant comme toi ?

— Oui, si tu me paies bien, répondit le vieillard.

— Je te donnerai tout ce que j’ai d’argent.

— Mais, combien as-tu d’argent ?

— Deux cents écus.

— C’est entendu ; donne-moi les deux cents écus, et je t’apprendrai mon métier.

Il donna ses deux cents écus au vieux savant, et celui-ci l’emmena à sa maison, lui mit ses livres entre les mains, lui révéla ses secrets et lui apprit à prédire l’avenir, à résoudre les problèmes, les énigmes et toutes les questions qui lui seraient posées, sur toutes sortes de sujets.

Au bout d’un an et un jour, les six frères se retrouvèrent sur la grande lande où ils s’étaient séparés et où ils s’étaient donné rendez-vous. Le grimpeur arriva le premier, puis successivement, le soudeur, le tireur, ie joueur de violon et le devineur, et ils s’embrassaient, à mesure qu’ils arrivaient, et étaient heureux de se revoir. Seul, le constructeur de bâtiments était en retard, et les cinq autres frères commençaient à craindre qu’il eût eu plus mauvaise chance qu’eux, qu’il fût peut-être mort, lorsqu’ils entendirent, tout à coup, un grand bruit et virent venir, à travers les champs, les bois, renversant tout sur son passage, un beau bâtiment, sur lequel ils reconnurent le retardataire.

— Le voici ! le voici ! s’écrièrent-ils. Quel beau bâtiment il amène ! et quel singulier bâtiment, qui va sur la terre, comme les autres sur l’eau !

Quand les six frères se retrouvèrent réunis, ils s’interrogèrent sur leurs voyages et sur les choses qu’ils avaient apprises. Chacun d’eux était content de son sort.

— Moi, dit l’aîné, j’ai appris à grimper, comme un chat, sur les arbres, les maisons, les murailles et les tours les plus élevées.

— Moi, dit le second, j’ai appris à souder toutes les choses cassées et rompues, et à les remettre dans leur premier état, de manière à tromper l’œil le plus exercé.

— Moi, dit le troisième, j’ai un arc et des flèches avec lesquels j’atteins tout ce que je vise ; tenez, voyez cette hirondelle qui passe.

Et il lança une flèche, et l’hirondelle tomba à ses pieds.

— Moi, dit le quatrième, j’ai là un violon comme vous n’en avez jamais vu. Lorsque j’en joue, tous ceux qui l’entendent sont forcés de danser, bon gré, mal gré ; les morts mêmes ressuscitent et se mettent en mouvement.

— Moi, dit le cinquième, j’ai appris à faire des bâtiments qui vont aussi bien par terre que par eau, comme vous le voyez.

Et il leur montrait le bâtiment sur lequel il était venu.

— Et moi, dit le sixième et dernier, j’ai étudié, pendant toute l’année, chez un vieux savant, un magicien, et j’ai appris à résoudre toutes les énigmes, tous les problèmes, à retrouver les objets perdus, à prédire l’avenir, et mille autres choses encore. D’après ce que je vois, mes frères, nous avons tous profité à voyager, et notre père, qui nous accusait toujours de paresse et d’ignorance, sera bien étonné, quand il verra tout ce que nous avons appris, en si peu de temps. Mais, avant de rentrer à la maison, je suis d’avis que nous devrions nous associer, pour mener à bonne fin quelque entreprise difficile, car je suis persuadé qu’en réunissant notre science et nos talents, il est peu de choses que nous ne puissions faire.

Les cinq autres frères approuvèrent l’avis du plus jeune, le devineur, et celui-ci reprit alors :

— Eh bien ! je vous propose d’entreprendre la délivrance de la Princesse aux Cheveux d’Or, qui est retenue captive par un serpent, un monstre hideux, dans son château d’or, suspendu par quatre chaînes d’or au-dessus d’une île, qui est au milieu de la mer.

— Allons délivrer la Princesse aux Cheveux d’Or ! crièrent les cinq frères sans hésiter.

— Pendant mon séjour chez le magicien, reprit le devineur, j’ai appris dans ses livres comme il faut s’y prendre, pour réussir dans une entreprise si difficile. Écoutez-moi donc bien et je vais indiquer à chacun de vous quel sera son rôle et ce qu’il devra faire. Notre frère le constructeur de bâtiments nous conduira dans l’île, au-dessus de laquelle est suspendu le château. Il y a là, entre les quatre chaînes d’or qui retiennent le château, une grande cloche, qui sonne d’elle-même, dès que quelqu’un débarque dans l’île. Quand le serpent entend sonner la cloche, il quitte son château et vient planer au-dessus de l’île (car il a des ailes), et s’il y aperçoit un être animé, homme ou bête, il lance contre lui des torrents de feu, et, en un instant, il le réduit en cendres. Notre premier soin, en débarquant dans l’île, sera donc de remplir la cloche d’étoupe, afin de l’empêcher de sonner. Notre frère le grimpeur montera alors jusqu’au château, le long d’une des chaînes d’or. Il y arrivera de nuit et pénétrera jusqu’à la princesse, par la fenêtre de sa chambre à coucher, qu’elle laisse ordinairement ouverte. Il la trouvera couchée sur un beau lit de soie et de dentelle, et il l’enlèvera lestement et nous l’amènera dans l’île. Si cette première partie de l’entreprise réussit, comme je l’espère, le plus difficile sera fait, et je dirai, en temps et lieu, à nos frères le tireur, le soudeur, le joueur de violon et le constructeur de bâtiments, ce qu’ils auront à faire, car nous aurons aussi besoin de leur secours.

Les six frères montèrent alors sur le bâtiment, qui partit aussitôt, naviguant tantôt sur terre, tantôt sur mer, et les conduisit, sans encombre, jusqu’à l’île. Ils débarquèrent, coururent aussitôt à la cloche et la remplirent d’étoupe, avant qu’elle eût sonné. Le grimpeur monta alors le long d’une des chaînes d’or, arriva jusqu’au château, pénétra jusqu’à la princesse, l’enleva et redescendit avec elle dans l’île. Tout cela fut fait rapidement et adroitement. La princesse était si belle, si belle, que les six frères restèrent quelque temps à la regarder, silencieux, la bouche ouverte, et immobiles comme des statues. Heureusement que le devineur, qui connaissait le péril de leur situation, cria bientôt :

— Allons, frères, remettons, vite, à la voile. Le serpent se réveillera avec le soleil, et quand il s’apercevra que la Princesse a quitté son château, il se mettra aussitôt à sa poursuite. En route donc, car nous avons déjà perdu un temps précieux.

Et l’on partit, sans autre délai.

Quand le soleil se leva, au matin, le serpent, qui ne se doutait de rien, se rendit, comme d’habitude, à la chambre de la Princesse. Quand il vit qu’elle avait disparu, il poussa un cri épouvantable et partit aussitôt à sa poursuite.

Cependant, nos navigateurs avançaient, poussés par un vent favorable. Le ciel était clair et le soleil montait, radieux, à l’horizon. Tout à coup le ciel s’obscurcit.

— C’est le serpent qui arrive ! s’écria le devineur.

Et, levant les yeux en l’air, ils}purent, en effet, apercevoir le monstre, qui s’avançait rapidement sur eux.

— A toi, tireur ! cria alors le devineur ; prends ton arc et tes flèches, et, quand le monstre sera au-dessus du bâtiment, tu apercevras dans son corps, à l’endroit du cœur, un petit point blanc et rond comme un bouton. Il faudra l’atteindre juste en cet endroit, ou nous sommes perdus !

— Sois tranquille, mon frère, répondit le tireur en ajustant une flèche à son arc.

Quand le serpent fut au-dessus du bâtiment, il visa ; la flèche partit et toucha droit au but, car le corps du monstre, privé de vie, tomba aussitôt sur le bâtiment, qui fut rompu et partagé en deux par cette masse énorme. La Princesse tomba dans l’eau et coula au fond.

— A ton tour de travailler, soudeur ! cria le devineur, qui plongeait en même temps sur la princesse.

Le soudeur fit son devoir, vite et bien, et le devineur retrouva aussi la Princesse, au fond de l’eau, avec beaucoup de peine, car la mer était très profonde, en cet endroit, et il la ramena sur le bâtiment. Mais, hélas ! ce n’était plus qu’un cadavre, elle avait cessé de vivre !

— Vite, à ton violon ! et travaille bien ! cria le devineur au joueur de violon.

Et celui-ci se mit à jouer de son instrument, en y mettant tout son savoir-faire, et ses cinq frères se mirent aussitôt à danser, et la Princesse aussi se mit bientôt en mouvement, et tourna et sauta et gambada avec eux.

Voilà donc l’entreprise heureusement terminée, et les six frères retournèrent alors chez leur père, triomphants et fiers d’une conquête aussi précieuse que la Princesse aux Cheveux d’Or.

Le vieillard fut heureux de les revoir tous en vie et en bonne santé, et de plus, ayant chacun un métier dont il pouvait vivre, et il ne les appela plus paresseux.

Les six frères étaient amoureux de la Princesse, et chacun d’eux prétendait avoir le plus de droits à obtenir sa main. Comme ils ne pouvaient s’entendre à ce sujet, ils convinrent de s’en rapporter au jugement de leur père. Chacun d’eux exposa donc ses raisons et ses prétendus droits au vieux seigneur, assis sur un fauteuil, comme un juge sur son tribunal, et ayant à côté de lui la Princesse.

L’aîné, le grimpeur, parla d’abord et dit :

— C’est moi, qui, au péril de ma vie, ai enlevé la Princesse du château où le monstre la retenait captive.

— C’est moi, dit le constructeur de bâtiments, qui ai construit le bâtiment qui vous a conduits à l’île et vous en a ensuite ramenés.

— Et c’est moi, dit le soudeur, qui ai soudé et refait le bâtiment, rompu et partagé en deux par la chute du monstre, et, sans moi, vous étiez tous perdus.

— Et qui est-ce qui a tué le monstre, si ce n’est moi ? dit le tireur.

— Et la Princesse, qui est-ce qui l’a ressuscitée ? N’est-ce pas moi ? dit le joueur de violon ; et, sans moi, nous n’aurions plus besoin de nous la disputer aujourd’hui, puisqu’elle était morte.

— Tout cela est bel et bien, dit à son tour le devineur ; mais, n’est-ce pas moi qui ai conseillé chacun de vous et lui ai dit ce qu’il avait à faire, et comment il devait s’y prendre ? N’est-ce pas encore moi qui ai retiré la Princesse du fond de la mer.

Le vieux seigneur était fort embarrassé et ne savait en faveur duquel de ses fils se prononcer, leur trouvant à tous des droits incontestables, si bien que l’on finit par décider, et c’était bien le plus sage, que ce serait la Princesse elle-même qui ferait son choix.

L’histoire ne dit pas auquel des six frères elle donna la préférence ; mais, moi, je croirais volontiers que ce fut au devineur, parce qu’il était le plus instruit, le plus jeune et surtout le plus joli garçon.


Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet
(Côtes-du-Nord).


Rapprochement : Les facétieuses Nuits de Straparole, VIIe nuit, fable V.