Contes populaires de Basse-Bretagne/Les Trois Frères ou le Chat, le Coq et l’Échelle

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VI


LES TROIS FRÈRES


OU


LE CHAT, LE COQ ET L'ÉCHELLE
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IL y avait une fois trois frères, nommés : l’aîné, Yvon, le puîné, Goulven, et le cadet, Guyon. Leur mère était morte, et ils demandèrent à leur père de donner à chacun d’eux la part qui lui revenait dans sa succession, afin d’aller chercher fortune par le monde.

— Je le veux bien, dit le vieillard ; mais, vous savez que nous ne sommes pas riches : un chat, un coq et une échelle, voilà tout ce que j’ai à vous donner.

— Eh bien ! que l’on tire la courte-paille, répondirent les trois frères, pour voir le lot qui écherra à chacun.

L’on tira la courte-paille, et le chat échut à Yvon, le coq à Goulven, et l’échelle à Guyon.

Chacun prit son bien, et ils se disposèrent alors à partir. Leur père les accompagna jusqu’à un carrefour voisin, d’où partaient quatre chemins, en sens opposés, et là ils se firent leurs adieux, puis prirent chacun un chemin, après s’être donné rendez-vous, au même endroit, au bout d’un an et un jour. Le vieillard s’en retourna seul à la maison par le quatrième chemin.

Yvon, à qui était échu le chat, fut conduit par sa route au bord de la mer. Il suivit longtemps le rivage, sans rencontrer aucune habitation. Son compagnon et lui durent vivre, pendant plusieurs jours, de coquillages et principalement de moules et de patèles, que les chats aiment par-dessus tout[1]. Ils arrivèrent enfin à un moulin, non loin duquel se dressaient les murs et les tours d’un château, au haut de la falaise. Yvon entra dans le moulin, portant son chat sur son bras gauche. Il y vit quatre hommes, en bras de chemise, armés de bâtons et fort occupés à courir après des souris, qui trottaient de tous côtés, pour les empêcher de trouer les sacs et de manger la farine.

— Comme vous vous donnez du mal pour peu de chose ! leur dit-il.

— Comment, pour peu de chose ! Vous ne voyez donc pas que, si nous les laissions faire, ces maudites bêtes mangeraient et le blé et la farine, et nous réduiraient A mourir de faim ?

— Eh bien ! voici un petit animal (et il leur montrait son chat) qui, à lui seul, en moins d’une heure, ferait plus de besogne que vous quatre, en une année ; il vous aura bien vite délivrés de vos souris.

— Ce petit animal-là ? Vous plaisantez, sans doute ; il n’a pas l’air méchant du tout. Comment l’appelez-vous ? (En ce pays-là on n’avait jamais vu de chat.)

— Il se nomme Monseigneur le Chat. Voulez-vous le voir travailler ?

— Oui, voyons un peu ce qu’il sait faire,

Yvon lâcha son chat, qui avait faim. Les souris, qui n’avaient pas peur de lui, n’ayant jamais vu de chat, ne se hâtèrent pas de courir à leurs trous, et il en fit un massacre effrayant. Les quatre hommes le regardaient faire, tout étonnés, et, en moins d’une heure, toute l’aire du moulin fut jonchée de souris mortes. Il y en avait des monceaux de tous côtés. Les hommes aux bâtons et le meunier n’en revenaient pas de leur étonnement. Un d’eux courut au château et dit au seigneur :

— Hâtez-vous de venir au moulin, Monseigneur, vous y verrez ce que vous n'avez jamais vu de votre vie.

— Quoi donc ? demanda le seigneur.

— Il y est arrivé un homme, nous ne savons de quel pays, avec un petit animal, qui a l’air bien doux et qui, en un clin-d’œil, a tué toutes les souris contre lesquelles nous avions tant de mal à défendre votre blé et votre farine.

— Je voudrais bien que cela fût vrai ! s’écria le seigneur.

Et il courut au moulin, et, en voyant la besogne du Chat, il resta d’abord saisi d’admiration, la bouche et les yeux grands ouverts. Puis, apercevant sur le bras d’Yvon l’auteur de tout ce carnage, qui, repu et tranquille et les yeux à demi fermés, faisait ronron, comme un rouet que tourne la main d’une filandière, il demanda :

— Et c’est cet animal, à l’air si paisible et si doux, qui a travaillé si vaillamment ?

— Oui, Monseigneur, c’est bien lui, répondirent les quatre hommes armés de bâtons.

— Quel trésor qu’un pareil animal ! Ah ! si je pouvais l’avoir ! Voulez-vous me le vendre ? demanda-t-il à Yvon.

— Je le veux bien, répondit Yvon, en passant la main sur le dos de son chat.

— Combien en voulez-vous ?

— Six cents écus, avec logement pour moi-même et bonne pension dans votre château, car mon ami le Chat ne travaillerait pas bien si je ne restais pas avec lui.

— C’est entendu ; topez là.

Et ils se frappèrent dans la main.

Voilà donc Yvon installé dans le château, n’ayant rien à faire, tous les jours, que manger, boire, se promener et aller de temps en temps voir son Chat, au moulin. Il était devenu l’ami du seigneur, et aussi de la fille de celui-ci, car il était fort joli garçon. Ses rapports avec la demoiselle devinrent même fort intimes, et il obtenait d’elle tout ce qu’il voulait, de l’or et des diamants. Mais, un moment vint où il crut qu’il était prudent de fuir, et il disparut, une nuit, sans rien dire, emmenant avec lui le meilleur cheval de l’écurie du château, pour le porter, lui et tout ce qu’il enlevait au vieux seigneur.

Ne nous inquiétons plus de lui, puisque sa fortune est faite, et voyons, à présent, ce que sont devenus Goulven et son coq.

Après avoir marché longtemps, en poussant toujours plus loin, plus loin, Goulven finit par arriver dans un pays où il n’y avait pas de coqs. Un soir, vers le coucher du soleil, exténué de fatigue, il arriva devant un beau château, et frappa à la porte.

— Que voulez-vous ? lui demanda le portier.

— Être logés pour la nuit, s’il vous plaît, mon petit camarade et moi.

— Entrez, lui dit le portier, vous serez logés, car mon maître est charitable.

Il mangea, à la cuisine, avec les domestiques, puis il alla se coucher à l’écurie, avec les garçons d’écurie et les charretiers, emmenant avec lui son coq.

Dans ce pays-là, il fallait aller chercher le jour, tous les matins ; si bien que, du grenier où il était avec son coq, Goulven entendait la conversation des garçons d’écurie et des charretiers. Ils se disaient :

— Demain matin, nous aurons encore du mal à aller chercher le jour. Graissons bien l’essieu, pour que la charrette roule plus facilement, et qu’elle ne se brise pas encore, comme l’autre jour, car voilà bien des charrettes cassées déjà et bien des chevaux crevés, et le maître n’est pas content et dit que nous le ruinerons.

— Oui, graissons bien l’essieu, avant de nous coucher.

Goulven écoutait, tout étonné de ce qu’il entendait, et, comme le seigneur et les domestiques lui avaient dit, en examinant son coq, qu’ils n’avaient jamais vu d’oiseau pareil, il lui vint l’idée d’en tirer parti, et il cria aux garçons d’écurie et aux charretiers : — Ne vous donnez pas tant de mal et ne vous inquiétez de rien, mes amis, je me charge de votre besogne.

— Vous vous chargez, vous, d’aller tout seul chercher le jour de demain ?

— Oui, moi et mon compagnon.

— Mais, malheureux, si vous ne l’amenez pas, ou que vous arriviez seulement en retard, le maître vous fera pendre sur-le-champ.

— Laissez-nous faire, vous dis-je, et allez vous coucher tranquillement.

Là-dessus, les garçons d’écurie et les charretiers se couchèrent, sans graisser la charrette ni faire les préparatifs ordinaires.

Le coq chanta, sur le grenier, vers les trois heures du matin.

— Qu’est cela ? s’écrièrent les charretiers et les garçons d’écurie, réveillés par ce chant, qu’ils ne connaissaient pas.

— Ce n’est rien, répondit Goulven, ne vous dérangez pas ; mon camarade dit seulement qu’il va partir pour chercher le jour.

Et ils se rendormirent.

Vers les quatre heures, le coq chanta encore, et ils se réveillèrent de nouveau et crièrent :

— Qu’est-ce ? qu’est-ce encore ?

— C’est mon camarade qui vous annonce qu’il arrive avec le jour, répondit Goulven ; levez-vous et voyez !

Et ils se levèrent et virent qu’en effet le jour était venu, sans qu’ils eussent été le chercher, ce qui les étonna beaucoup. Ils s’empressèrent d’aller en avertir leur maître.

— Si vous saviez, Maître !...

— Quoi donc ? qu’est-il arrivé, pour que vous veniez m’éveiller, si tôt ?

— Vous savez, l’étranger que vous avez logé, cette nuit, avec son petit animal qu’il nomme Coq ?

— Eh bien ! qu’a-t-il fait ?

— Ce qu’il a fait ?... Eh bien ! ce petit animal, qui a l’air de rien du tout, est plus fort que tous vos chevaux ensemble, et pourrait vous épargner bien des frais et à nous bien du mal. Imaginez-vous qu’il nous a ramené le jour, ce matin, à lui tout seul, sans chevaux ni charrette, pendant que nous dormions tranquillement.

— Ce n’est pas possible, et vous vous moquez de moi !

— Rien n’est plus vrai pourtant, et il ne tient qu’à vous de vous en assurer, en gardant l’homme et son petit animal au château, et en veillant avec nous, la nuit prochaine.

— Eh bien ! dites-lui de rester, pour que je voie cela.

Et l’on dit à l’homme au Coq de rester, avec son animal.

Le soir venu, après souper, les domestiques, les garçons d’écurie et les charretiers allèrent se coucher, comme d’ordinaire, et Goulven monta encore sur son grenier, avec son Coq, après leur avoir dit qu’ils n’eussent à s’inquiéter de rien et qu’il se chargeait de ramener encore le jour, à son heure.

Vers les trois heures du matin, le seigneur, qui ne s’était pas couché, vint aussi à l’écurie, pour voir et entendre par lui-même comment les choses se passaient. Le Coq chanta, une première fois, sur le grenier.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le seigneur.

— C’est mon camarade qui part pour chercher le jour, répondit Goulven ; ne vous dérangez pas et attendez tranquillement ; il ne tardera pas à revenir.

A quatre heures, le Coq chanta de nouveau.

— Pourquoi le Coq a-t-il chanté ? demanda encore le seigneur.

— C’est qu’il vient d’arriver, nous ramenant le jour, répondit Goulven ; ouvrez la porte et sortez, et vous verrez.

Le seigneur sortit de l’écurie et vit que le jour était en effet venu, tout rose et tout joyeux (on était au mois de mai), sans que ses chevaux et sa charrette bien ferrée fussent allés le chercher. Il était émerveillé et n’en revenait pas de son étonnement. Il appela Goulven, et lui dit :

— Les charrettes qu’on me brise, les chevaux qu’on me crève à aller, chaque matin, chercher le jour, sont une ruine pour moi ; si tu veux me vendre ton petit animal, tu me rendras un grand service ; qu’en demandes-tu ?

— Mille écus, répondit Goulven, et rester avec lui au château, bien nourri, bien vêtu et n’ayant rien autre chose à faire que me promener où je voudrai.

— C’est entendu, dit le seigneur.

Et Goulven vécut alors au château, le plus heureux des hommes, n’ayant rien à faire, tous les jours, que manger, boire, dormir et se promener. Le Coq, de son côté, ne manquait jamais de ramener le jour, à son heure, et l’on était très satisfait de leurs services.

Goulven fit aussi la cour à la fille du seigneur, qui l’avait remarqué, parce qu’il était beau garçon, et ayant agi avec elle comme nous avons vu Yvon le faire plus haut, il s’enfuit aussi, quand il sentit que le moment en était venu, en emportant d’abord les mille écus qu’il avait eus du Coq, puis de beaux cadeaux, qu’il avait reçus de la demoiselle, et qu’il chargea sur le meilleur cheval de l’écurie du seigneur.

Sur les trois frères, en voilà donc deux qui se sont bien tirés d’affaire, l’un, avec son Chat, l’autre, avec son Coq. Voyons, à présent, ce qu’est devenu le troisième, Guyon, l'homme à l’Échelle.

Après avoir marché longtemps, allant toujours droit devant lui, et portant son Échelle sur l’épaule, étant arrivé bien loin de son pays, il se trouva un jour devant un beau château, environné de tous côtés de hautes murailles et de ronces et d’épines. A la fenêtre d’une tour, il remarqua une jeune dame, d’une beauté remarquable. Il s’arrêta à la regarder ; elle lui sourit et ils entrèrent bientôt en conversation. La dame lui apprit que son mari, le maître du château, était absent. C’était un vilain jaloux, qui la tenait captive, dans cette tour, avec une servante pour toute société, et ne lui permettait de recevoir personne. Elle s’ennuyait beaucoup, dans sa tour, et aurait bien voulu en sortir ; mais, le maître avait emporté les clefs et, jusqu’à son retour, il fallait rester sous le verrou. Il devait arriver, le lendemain matin.

— Je saurai bien aller jusqu’à vous, sans clefs, si vous le permettez, dit Guyon.

— Comment cela, à moins de vous changer en oiseau ? Dans ce château, il n’entre jamais d’autre homme que mon mari, et si quelqu’un parvenait à y entrer, du reste, il n’en sortirait pas en vie.

— Nous verrons bien cela, dit Guyon.

Et il appliqua son Échelle contre la tour. Hélas ! elle était trop courte. Mais, la dame et sa servante lui tendirent des rideaux, et il put ainsi arriver jusqu’à elles, à leur grande joie. Il y passa toute la nuit. Le lendemain matin, il partit, de bonne heure, par le même chemin par où il était venu. Comme il avait bien diverti la jeune dame et sa servante, à qui jamais pareille bonne fortune n’était arrivée, elles lui remplirent les poches d’or, de joyaux et de diamants, avant son départ.

Comme Guyon s’en allait tranquillement, emportant son Échelle sur l’épaule, il rencontra le seigneur, qui rentrait et qui lui dit, en passant :

— Vous paraissez bien chargé et bien fatigué, mon brave homme.

— Un peu, répondit-il ; et ils continuèrent leur route, chacun de son côté.

Dès que le seigneur fut rentré au château, sa femme, qui ne savait rien, et qui n’avait jamais vu de près d’autre homme que son mari, s’empressa de lui raconter tout. Et voilà le seigneur furieux.

— Comment a-t-il pu pénétrer dans la tour ?

— Avec un instrument qu’il appelle une Échelle.

— Et il a passé toute la nuit ici avec vous ?

— Oui, et il nous a bien amusées ; et, avant de partir, nous lui avons rempli les poches d’or, de joyaux et de diamants.

— Ah ! malheureuse, que me dites-vous là ? Donner encore mon or et mes diamants à celui qui m’a fait c... !

Et il était furieux, et trépignait et s’arrachait les cheveux.

— Je cours après lui, et si je l’attrape !...

— Ne lui faites de mal, je vous en prie, dit la femme, qui ne comprenait rien à cette fureur de son mari.

Celui-ci prit le meilleur cheval de son écurie, et le voilà lancé, à fond de train, à la poursuite de Guyon. Mais, Guyon, qui pensait bien qu’il serait poursuivi, regardait de temps en temps derrière lui, et, quand il l’aperçut, comme il se trouvait juste auprès d’une maison couverte d’ardoises, au bord de la route, il appliqua son échelle contre la maison, monta sur le toit et se mit à jeter à bas des ardoises, comme un couvreur qui répare un vieux toit. Arrivé devant la maison, le seigneur arrêta son cheval, et s’adressant à Yvon :

— Eh ! couvreur, vous n’avez pas vu passer par ici un homme qui portait une Échelle sur l’épaule ?

— Oui-dà ! Monseigneur, il est passé, il n’y a qu’un instant.

— Quelle direction a-t-il prise ?

— Il a continué tout droit par là ; tenez, je le vois encore d’ici ; montez un peu et vous le verrez aussi.

Et Guyon descendit, et le seigneur, quittant son cheval, monta sur le toit. Mais, sitôt qu’il y fut, Guyon enleva l’Échelle, monta avec elle sur le cheval et partit au grand galop, laissant le seigneur jurer et tempêter, sur le toit.

Au bout d’un an et un jour, juste, les trois frères, montés sur de beaux chevaux et habillés comme des seigneurs, se retrouvèrent au carrefour d’où ils étaient partis, et où leur père les attendait.

Ils avaient fait fortune, tous les trois, avec le Chat, le Coq et l’Échelle, et ils se marièrent richement et firent bâtir trois beaux châteaux, un pour chacun d’eux, — et un quatrième, plus beau que les autres, pour leur vieux père.


Conté par Marguerite Philippe. — Septembre 1873.


Il n’y a, à la rigueur, rien de bien merveilleux dans ce ce récit, et peut-être ai-je eu tort de le comprendre parmi mes contes, qui, généralement, ont un tout autre caractère et tiennent, par quelque côté, à la mythologie.




  1. D’après un dicton populaire, Ar c’hâz a rofe unan he zaoulagad evit kaout eur Vrinigenn, c’est-à-dire : Le chat donnerait un de ses yeux pour avoir une coquille de patèle.