Correspondance (Diderot)/56

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Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 26-29).


LVI

À LA PRINCESSE DASHKOFF[1]
Paris, le 3 avril 1771.
Madame,

Le ciel sait les reproches que vous devez m’avoir faits. Je vous entends d’ici vous écrier : « Non-seulement il avait promis de m’écrire, mais encore il paraissait jaloux de garder une place dans mon souvenir ; et voici trois mois passés sans qu’une seule ligne soit tombée de sa plume. » Et Mlle  Caminski aussi, qui peut-être aurait eu bonne envie de glisser un mot en ma faveur, n’était que les apparences sont si fort contre moi, n’aura-t-elle pas perdu de la bonne opinion qu’elle entretenait à l’égard de ma nation et mis à son compte une faute dont je suis seul coupable ? Si le philosophe Diderot est surpris en flagrant délit d’inconstance, de légèreté ; s’il prodigue les promesses et semble ne les faire que pour y manquer, quelle opinion, dira-t-elle, pourra-t-on se former des autres ? On peut remarquer que c’est là le sophisme particulier à tous ceux qui ont été déçus en amour ou en amitié. Si quelqu’un nous a trompés, il n’y a plus de fonds à faire sur les amis ; si quelqu’un a joué à notre égard un rôle de fausseté, adieu les amours. Eh bien, madame, en dépit de mon silence, je suis toujours le même ; toujours rempli de dévouement et de respect pour vous, mais toujours, hélas ! le plus occupé des hommes. J’en ai agi avec vous, princesse, exactement comme j’ai agi avec mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, que j’aime tous de tout mon cœur, et auxquels je n’ai jamais donné signe de vie, excepté dans les occasions où j’avais la bonne fortune de leur être de quelque utilité. Montrez-moi seulement, madame, en quoi je pourrai m’employer pour vous, et vous apprendrez alors de quelle scrupuleuse exactitude je suis capable.

Je dois cependant vous faire quelques excuses, en laissant à part les bons ou mauvais penchants de mon caractère. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous avons tous été malades, le père, la mère et l’enfant. Depuis deux mois passés nous plongeons chaque matin dans un bain chaud cet enfant pour lequel ma tendresse est sans bornes. J’ose vous parler de ces affections, à vous qui m’avez révélé par votre bonté que ce qui m’intéresse profondément ne vous est pas tout à fait indifférent.

M. Maurice vient de m’apprendre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je vous déclare sur l’honneur, princesse, qu’aucune lettre de vous ne m’est parvenue.

Si j’étais sûr que ce que je suis en train d’écrire ne dût pas tomber en d’autres mains que celles auxquelles je le destine, je pourrais vous dire qu’un avocat général a chassé les Jésuites de Bretagne. Ces hommes remuants et vindicatifs ont mis de leur côté le gouverneur de la province ; ce gouverneur est un grand homme violent, déterminé, despotique ; ce grand homme a jeté en prison l’avocat général. Le parlement de la province défend son magistrat, et voilà l’affaire portée devant le parlement de la capitale ; le parlement de la capitale appelle la vengeance sur le représentant de la cour, et la cour, avec une chaleur égale, défend son représentant. Tandis que se roule ce plaisant écheveau, le maître[2] prend pour son compte une maîtresse ; le premier ministre nomme un magistrat à la place de chancelier, immédiatement ce chancelier travaille à renverser le ministre, et il y réussit. Ledit chancelier prend en main la cause du représentant de la cour ; et comme il ne voit pas d’autre moyen de soustraire son protégé à la rigueur des lois que de renverser le parlement de la capitale, il soumet audit parlement un édit qu’il est sûr que celui-ci repoussera.

En effet, l’édit est rejeté, et le parlement de la capitale est dissous ; les charges des magistrats qui le composaient sont annulées ; et ce qui formait les attributions de ce parlement est maintenant divisé en un certain nombre de petites cours de judicature.

Cet événement a produit une grande émotion parmi tous les ordres de l’État. Les princes font des remontrances, les autres tribunaux des remontrances, toute la noblesse des remontrances ; on n’en finit plus avec les remontrances. Les têtes s’échauffent ; ce feu se répand par degrés, les principes de liberté et d’indépendance, autrefois cachés dans le cœur de quelques gens qui pensent, s’établissent à présent et sont ouvertement avoués.

Chaque siècle a son esprit qui le caractérise. L’esprit du nôtre semble être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque donner l’assaut à la barrière de la religion, cette barrière la plus formidable qui existe comme la plus respectée, il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront pas le moment d’après de les diriger contre la souveraineté de la terre. Le câble qui tient et comprime l’humanité est formé de deux cordes ; l’une ne peut céder sans que l’autre vienne à rompre.

Telle est notre position présente ; et qui peut dire où cela nous conduira ? Si la cour revient sur ses pas, ses adversaires apprendront à estimer leur force, et c’est ce qui ne pourrait arriver sans amener de graves conséquences. Nous touchons à une crise qui aboutira à l’esclavage ou à la liberté ; si c’est à l’esclavage, ce sera un esclavage semblable à celui qui existe au Maroc ou à Constantinople. Si tous les parlements sont dissous, et la France inondée de petits tribunaux composés de magistrats sans conscience comme sans autorité, et révocables au premier signe de leur maître, adieu tout privilège des états divers formant un principe correctif qui empêche la monarchie de dégénérer en despotisme. Si le mouvement qui aujourd’hui fait chanceler la constitution avait eu lieu avant l’expulsion des Jésuites, l’affaire pourrait être terminée ; tous les tribunaux eussent été remplis en un clin d’œil de leurs affiliés et adhérents, et nous serions tombés dans une espèce de théocratie ; d’où il suit qu’en moins d’un siècle nous eussions rétrogradé vers un état de barbarie la plus absolue. On ne permettrait plus d’écrire, nous n’oserions même plus penser ; bientôt il deviendrait impossible de lire ; car auteurs, livres et lecteurs seraient également proscrits.

Au-dessus de la portée de nos facultés de divination il existe certaines possibilités. C’est la circonstance même qui les développe. Pour ma part, je proteste que dans un autre temps je n’eusse jamais conçu les idées que je suis capable aujourd’hui de nourrir. Il est mille fois plus facile, j’en suis persuadé, pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation. Il semble en vérité que toute chose, le bien comme le mal, ait son temps de maturité. Quand le bien atteint son point de perfection, il commence à tourner au mal ; quand le mal est complet, il s’élève vers le bien. Mais au fait, princesse, je ne sais trop pourquoi je vous parle de sujets comme ceux-là que vous devez entendre discuter autour de vous avec plus de liberté et de force. Non, je n’ai jamais oublié la promesse que je vous ai faite. Je prie Mlle  Caminski d’agréer l’expression de mon respect. Celui que je vous offre, madame, est aussi sincère que profond.



  1. Publiée dans les Mémoires de la princesse, traduct. A. des Essarts, t. IV, avec deux autres lettres datées de Saint-Pétersbourg qu’on trouvera plus loin.
  2. Le Roi.